Tagged: autoréférence

Philo 36 : Il n’y a pas d’anthropologie possible du Dasein

FR-EN-IT

« Nous avons besoin de concepts pour décrire le monde, mais nous avons besoin de redoubler ces concepts lorsque nous nous pensons décrivant le monde. Et ainsi de suite dans une régression infinie. » Nous pensons le monde et nous nous pensons décrivant le monde : en quoi cela déclenche-t-il une régression ?

Nous aurions : le monde (1), penser le monde (2), se penser pensant le monde (3), penser cela (4). Ensuite, on peut se penser pensant cela [se penser pensant (4)] (5), penser cela (6), se penser pensant cela (7), penser cela (8), se penser pensant cela (9), etc. Ce n’est pas une régression à l’infini mais une oscillation ; je pense et me pense pensant, voilà tout. La difficulté ne paraît pas être sous la forme d’une régression à l’infini. Est-ce le modèle « spéculaire » de la conscience qui appelle cette formalisation, avec l’idée que penser est un miroir et se penser un autre miroir, deux miroirs en regard l’un de l’autre créant une mise en abyme ? Un exemple de régression à l’infini clairement défini sous cette forme est le « mode » sceptique exposé par Sextus Empiricus : une proposition doit se prouver, ce qui requiert une autre proposition qui doit être à son tour prouvée, etc.

(ii)

Le problème est celui de l’inclusion. Ce problème vient des logiciens et de la pensée mathématique, et sa transposition au monde de l’expérience n’est pas légitime : aucune connaissance empirique, c’est-à-dire hors des objets a priori de la connaissance, n’est concevable sans cette inclusion du sujet dans le monde. Ce qui est nécessaire, ne pouvant être autrement, n’est pas un problème. Par exemple, le « je mens » n’est pas « autoréférentiel » dans le monde vécu : l’autoréférence n’existe que dans une logique formelle a priori ; dans le monde vécu, je peux dire « je pense » sans que ce soit un paradoxe, car cela signifie seulement que « je viens à l’instant de mentir » ou que, m’arrêtant dans un long exposé fantaisiste, j’avoue à mes interlocuteurs que cet exposé est un pur produit de mon imagination. Il n’y a donc pas lieu de parler d’esquive quand le problème est ignoré en philosophie, car la philosophie est autre chose que la logique formelle, comme c’est autre chose que les mathématiques pures, comme c’est autre chose que n’importe quelle discipline spécialisée, la cryogénie, la thermodynamique ou la charronnerie. Les problèmes spécialisés de ces domaines n’emportent guère de conséquences en philosophie, et c’est pourquoi Kant, qui a décrit dans sa troisième décennie d’existence la formation des nébuleuses de façon toujours correcte aujourd’hui (le modèle dit de Kant-Laplace, quand on veut bien ne pas omettre le nom de Kant) a ensuite entièrement laissé de côté les questions spécialisées de science positive (au grand étonnement de Carnap). Prétendre introduire l’autoréférence dans le Lebenswelt est un procédé sophistique.

Glose sur « je mens ». – Ce n’est, nous l’avons dit, que dans la méthode apriorique de la logique formelle pure que cette phrase peut être autoréférentielle, que l’on présente la chose « En disant que je mens, je mens » ou comme on voudra (pour que l’autoréférence soit bel et bien établie, il faut que la proposition soit d’une lourdeur considérable). Ceci est possible car la logique fonctionne comme les mathématiques à partir de définitions a priori : « Soit la proposition ‘en disant que je mens, je mens’… » : ici la proposition est autoréférente par définition, c’est-à-dire que l’autoréférence est posée, à partir des seules caractéristiques formelles de l’énoncé. Mais quand on prétend, sous le même énoncé, trouver encore l’autoréférence dans des exemples tirés de l’expérience, réelle ou imaginaire, on se fourvoie. C’est ce que nous avons montré en discutant et critiquant la parabole proposée par Ferdinand Gonseth (Philo 6 : Des « forces nouvelles » pour la logique…). Le raisonnement qui s’appuie sur des observations ne s’appuie pas sur des définitions. Quand on observe quelque chose, on n’observe pas une définition ; une définition ne vient qu’au terme des observations. Et les définitions d’observation, que l’on emploie pour les objets de notre expérience, ne sont pas des définitions a priori et ne peuvent servir de point de départ au raisonnement de la même manière : elles ne servent qu’à permettre d’autres observations et non pas à résoudre formellement un problème dans un accord absolu.

Glose sur « Ce qui est nécessaire, ne pouvant pas être autrement, n’est pas un problème. » – On me répliquera qu’en mathématiques tout est nécessaire et que l’on y résout pourtant des problèmes. Il y a deux types de problèmes, les problèmes aprioriques –ceux des mathématiques dans l’intuition pure, ceux de la logique dans l’entendement pur, ceux de la métaphysique dans la raison pure– et les problèmes de la phénoménalité. Les premiers sont dans le domaine de ce qui ne peut être autrement (les lois a priori), les seconds sont dans un domaine dont une partie ne peut être autrement (lois naturelles) et l’autre peut être autrement (libre arbitre). Dans les problèmes de physique et des autres sciences, les problèmes portent sur la partie de la phénoménalité qui ne peut être autrement. À présent, si l’on veut traiter l’inclusion elle-même en problème, quel pourrait bien être ce problème ? Je ne peux ni prendre le monde-en-tant-que-totalité comme un objet de la nature à l’instar des autres objets ni exercer ma liberté pour être hors du monde. C’est en ce sens que l’inclusion étant nécessaire, elle n’est pas un problème dont la solution serait à chercher. L’inclusion n’est pas un objet soumis aux lois mais est elle-même une loi, elle est le domaine même de la phénoménalité qui ne peut être autrement, à savoir que je suis un sujet dans le monde.

Ensuite, la volition a ses problèmes qui tous relèvent de la phénoménalité pouvant être autrement, à savoir que je ne peux être mû par un vouloir que si ce mouvement est possible. C’est ce que j’appelle mon libre arbitre. À cet égard aussi, celui de la volition, l’inclusion dans le monde ne se laisse pas appréhender comme problème, puisque ce serait vouloir un mouvement impossible. Autrement dit, la phrase « Ce qui est nécessaire… » est inconditionnellement vraie des problèmes de la volition : cette dernière se forme en résolution uniquement vis-à-vis de ce qui peut être autrement. Mais si l’on admet que dans la phénoménalité tous les problèmes sont de volition, et que l’on étudie les lois naturelles non pour les changer mais pour changer les phénomènes qui leur obéissent, alors la phrase est vraie inconditionnellement de l’ensemble des problèmes de la phénoménalité.

*

« En fait, le monde qu’il pense est le monde dont il crée le sens en lui-même. » Ceci est un truisme, car penser (le monde ou autre chose) n’est certainement pas autre chose que créer du sens en soi-même. La précision censée donner de l’épaisseur à ce truisme est la suivante : « Le monde qu’il pense est le monde dont il crée le sens en lui-même, non pas en sa personne physique, ni même en sa conscience psychologique mais en un pur mode d’ordre logique. » Qu’on puisse créer du sens en soi-même entendu comme personne physique se laisse écarter sans davantage de considération, sauf à dire que la personne physique change en fonction de ce que la personne pense (ce qui, cependant, n’est pas faux à tout point de vue : le corps étant selon les stoïciens le signe de l’âme, on déchiffre l’âme par les mouvements du corps, du visage, etc.) ; que ce sens, donc, soit créé en soi-même, non comme conscience psychologique mais comme pur mode logique, est faux a priori puisque le sujet est, envers le monde, non dans une pure relation logique mais dans un rapport de vouloir engageant la conscience psychologique, les appétences et autres.

« Comme aurait pu l’écrire Descartes ‘tout ce que je pense, c’est ce que je suis’. » Descartes aurait sans doute pu l’écrire après avoir écrit « Je pense, donc je suis », mais il ne l’a pas fait, peut-être parce que quand je pense une chimère, je n’en suis pas une pour autant.

« Il n’y a donc pas d’autre regard qui puisse regarder penser le sujet, si ce n’est le sujet lui-même car la pensée n’est pas une chose qui a un état présent et qui change mais c’est un devenir qui n’existe que comme devenir. » Le lien de cause à effet n’est guère évident, ni la définition donnée de la pensée. Sur ce dernier point, d’abord, quelque chose qui devient et quelque chose « qui a un état présent et qui change » paraissent se ressembler beaucoup, voire être la même chose par définition, sauf à comprendre, et l’on n’a pas vraiment le choix, qu’il n’y a pas d’état présent dans le devenir, c’est-à-dire pas de présent, mais nous ne voyons pas non plus pourquoi l’on devrait se passer de cette notion, le présent. Pour ce qui a trait, ensuite, à la causalité, dire que la proposition « la pensée est un pur devenir » doive avoir pour conséquence que seul le sujet peut se voir lui-même penser (cette conséquente semblant, du reste, vraie en soi) est douteux, car les sphères des concepts de devenir et d’intersubjectivité n’ont pas de relations immédiates bien établies entre elles, du moins qui me viennent immédiatement à l’esprit. De quelle manière, si la pensée était au contraire « un état présent et qui change », un autre regard pourrait-il regarder penser le sujet ?

*

Je lis qu’on a pu « reprocher » à Husserl un « supposé idéalisme mais… » ; il conviendrait tout de même d’expliquer pourquoi la qualification d’idéalisme devrait être acceptée comme un reproche.

C’est Husserl lui-même qui se défend d’être idéaliste.

–Le reproche n’est donc pas tant que Husserl soit idéaliste mais qu’il prétende ne pas l’être alors qu’il le serait, un reproche bien plus décisif que le premier puisque, dans celui-là, il n’est pas permis de dire que le sujet soit tranché de manière définitive autrement que par dogmatisme, tandis qu’un reproche d’incohérence peut être incontestable.

Un reproche semblable pourrait être que « la question de l’apprentissage est importante dans la pensée de Husserl, mais peu mise en valeur », car c’est une forme d’inconséquence, donc d’incohérence, que de peu mettre en valeur une question importante. En effet, si la question est importante, elle doit être mise en valeur, et pas seulement un peu. Si elle n’est que peu mise en valeur, c’est qu’elle n’a pas une grande importance. Par conséquent, ou bien la remarque est juste et alors Husserl est inconséquent (et c’est sans doute grave pour la valeur de cette pensée), ou bien la question de l’apprentissage chez Husserl n’est guère importante puisqu’elle est peu mise en valeur, ou bien elle est importante et bien mise en valeur et c’est l’auteur de cette réflexion qui n’a pas bien vu cela.

*

Il n’y a pas d’anthropologie possible du Dasein

Il est certain que Heidegger n’a pas pensé une anthropologie, et pour cause : Heidegger rejette l’approche anthropologique comme une construction secondaire, et fourvoyée par rapport à l’ontologie, donc aveugle à la question de l’être. Il ne peut y avoir une anthropologie du Dasein. Faire un tel reproche à Heidegger n’a guère de sens.

*

Le bannissement des poètes ? Ça fait quand même des millions de gens à bannir…

*

Le capitalisme, c’est beau comme du communisme. « Nous changeons de modèle. En étant provocant, je dirais que nous rejoignons presque celui de l’Allemagne de l’Est communiste. À l’époque, les familles allaient à l’épicerie sans savoir ce qu’ils (sic) allaient y trouver et s’adaptaient au jour le jour. Nous revenons [avons-nous donc été l’Allemagne de l’Est ?] à ce type de quotidien. » (P. Duchemin, sociologue de la consommation, interview dans Le Parisien du 9 décembre 2022)

*

EN

The BDS movement is facing challenges of a singular nature in US and Europe. Although both the US Supreme Court (NAACP v Clairborne Hardware, 1982) and the European Court of Human Rights (Baldassi and others v France, 2020) have struck down statutory repression of boycott and, specifically in the case of the Baldassi decision, repression of Israel boycott, legislatures and governments are deliberately ignoring the judicial branch of power. In US, several state legislatures have passed anti-BDS laws that presently must be struck down one after the other in courts, in a long, tedious ongoing process that leaves the deterrent effects of the statutes largely untouched in the meantime. In France, although the country was condemned by the ECHR for its repression of BDS militancy, the government has refused to acknowledge the decision as far as its national legal order is concerned and it maintains the texts that repress BDS militancy; therefore, the legal deterrence against Israel boycott remains largely unscathed there too: only people with the wherewithal to face a long trial, possibly up to the ECHR, will dare advocate BDS, as the repressive texts remain in place. This blatant disregard for a judicial decision shows that France does not shrink from ignoring the rule of law about which it is so fond of giving lessons to other countries.

However, Baldassi and others, from Baldassi and others v France, have been cleared of charges and paid damages by the French state, and as a result all other BDS militants whom the French state wants to harass will be granted the same by the ECHR, no matter what the French government and French courts say. Moreover, if there is such a thing as the rule of law in this country, French courts will judge the same as the ECHR, no matter what the government says. If there is, again, such a thing as the rule of law.

By reaffirming the texts repressing Israel boycott after the Baldassi decision making it illegal for national states to repress Israel boycott in all countries of the Council of Europe, the French government has committed a true – in French – forfaiture, a dereliction a constitutional duty. However, “France” has no part in this dereliction of duty: the act is merely the government’s. Courts are expected to abide by the rule of law and Baldassi is the law of member states of the Council of Europe. BDS is a protected right in all these countries, including France.

*

Freedom of speech without possibility of reach

“Freedom of speech is not freedom of reach.” With this slogan the new ownership and direction of a famous social platform tries to justify their keeping censoring constitutionally protected speech (namely, hate speech) while blaming the previous owners and management’s suppression of speech on the platform. Given that the rationale for freedom of speech is, in the words of the U.S. Supreme Court, “the free flow of ideas,” freedom of speech without possibility of reach is certainly not worth the trouble of a constitutional amendment, and not even worth the ink with which the First Amendment was written. This rhyming is a pathetic gimmick from a cheap advertising agency.

*

“China to invade Taiwan by year-end? Taipei says ‘quite sure’ of Chinese military aggression.” (Hindustan Times, YouTube, Dec 12, 2022)

Would Western countries make a casus belli of a Chinese attack on Taiwan? To begin with, the military industries of these countries rely on rare-earth metals extracted in China. Taiwan’s increased concern is understandable: its Western supports are half-paralyzed by their own sanctions against Russia and besides they could hardly supply both Taiwan and Ukraine at the same time at the levels Ukraine is currently afforded.

Make no mistake, we are not doing espionage, not disclosing classified files: all this is public information. An article in The Conversation from June 24, 2019 (here: French language) explains that China is imposing extraction quotas on rare-earth elements and tungsten out of an “environmental concern,” then the paper goes on explaining how microelectronics engineers and technology management in general overlooked the supply dimension of components, and now the problem is how to (a) diversify supplies (but is this possible? “Rare” in rare earth means you don’t find it everywhere) and (b) find substitutes to these critical raw materials (how long will it take?). You don’t need to read between the lines to understand what it is about. China is the leading exporter of rare-earth elements.

*

IT

“Prima alla Scala, l’arrivo di Meloni insieme al compagno: i saluti ai fotografi.” (La Repubblica, YouTube, 8/12/22)

“Dio, patria e famiglia”, dicono, ma si parla dal suo “compagno”, non marito. Dio, patria e compagnanza!

Dio, patria e famiglia. Come, famiglia, con donne così che non possono essere mogli? La compagna con il compagno, dove sta la famiglia qui? – Basta un “compagno”, la famiglia è per gente di niente, eh.

Meloni insieme al compagno = famiglia come nel Dio patria e famiglia. – Dio patria e famiglia, ma Giorgia Washingtoni ha cose più importanti da fare che fare famiglia. Basta un compagno.

“Sono una donna, sono una madre, sono italiana, sono cristiana.” Ma non è moglie. Dio, patria e famiglia senza moglie.

Le kantisme devant le scientisme

Ces puérilités étonnent les ignorants. (Alain, Propos du 13 juin 1923, Les valeurs Einstein cotées en Bourse ; le Propos dans son intégralité, ainsi qu’un autre également sur la théorie de la relativité, sont annexés à la fin de ce billet)

*

Le titre du présent essai, qui fait suite aux trois précédentes entrées de ce blog, qu’il ne sera pas inutile d’avoir lu préalablement, est Le kantisme devant le scientisme et non Le kantisme contre la science. Le kantisme est depuis des décennies, sinon des lustres, l’objet d’attaques de la part du scientisme, c’est-à-dire d’un dogmatisme en provenance des milieux scientifiques, qui, parce qu’ils s’appuient dans leurs travaux sur l’évidence mathématique, ignorent la limitation propre à leur champ de connaissance et qui se trouve être dans l’objet même de leur recherche, à savoir l’expérience sensible. Devant les difficultés de leur domaine, ces scientifiques n’hésitent pas, pour fournir au public une expression satisfaisante des équations mathématiques qu’ils utilisent ou créent, c’est-à-dire pour interpréter les résultats de ces équations, à jeter par-dessus bord les règles élémentaires de la logique et plus généralement de l’épistémologie. Aussi, la philosophie kantienne qui, sans conteste, a donné de ces règles une expression particulièrement solide et convaincante, la philosophie transcendantale de Kant, dis-je, est la cible privilégiée de ceux pour qui l’affranchissement vis-à-vis de ces catégories semble nécessité par leurs recherches et l’avancement de leur science particulière. En dépit de ces attaques scientistes, alors que les théories scientifiques continueront les unes après les autres de s’écrouler au cours de l’inévitable progrès des connaissances empiriques, quelle que soit leur utilité pour le développement matériel de la civilisation, la philosophie transcendantale demeure, inchangée pour l’essentiel. Le présent essai vise à donner quelques exemples des incohérences et des erreurs du scientisme à la lumière de la philosophie transcendantale, de façon à montrer par la même occasion la solidité de cette dernière.

i

Dans LXIV, nous avons écrit que « les jugements synthétiques a priori sont possibles parce que le matérialisme est faux ». Cette affirmation peut sembler historiquement paradoxale. Il est à première vue étonnant que le monde ait eu besoin du kantisme pour réfuter le matérialisme alors que le kantisme est né dans une période, certes de Lumières, mais aussi de foi, où la religion d’État continuait d’exercer une fonction de censure, cette censure portant en particulier sur l’athéisme, c’est-à-dire le matérialisme. Or le criticisme kantien n’est pas une argumentation dans le sens de la religion d’État contre l’athéisme ; au contraire il inclut dans sa critique les dogmes irrationnels de la religion d’État, ainsi que la notion même de religion d’État. Par conséquent, l’affirmation que le criticisme est une réfutation du matérialisme donne à comprendre que le dogmatisme théiste contre lequel il s’exerce est lui-même un matérialisme plutôt qu’un idéalisme.

Il convient à ce sujet de citer une pensée de Schopenhauer relative à la portée de l’œuvre de Kant : « Le grand point de vue idéaliste qui règne dans toute l’Asie non convertie à l’islamisme et en domine la religion même [Schopenhauer a en vue l’hindouisme et le bouddhisme], c’était à Kant qu’il était réservé de le faire triompher en Europe et dans la philosophie. » (Critique de la philosophie kantienne) On voit donc que, pour Schopenhauer, en Europe l’idéalisme ne précède pas la philosophie kantienne. Du point de vue de l’idéalisme représenté tant par Kant que par Schopenhauer, et qu’il convient d’appeler l’idéalisme transcendantal, idéalisme qui admet l’existence d’une chose en soi inconnaissable en dehors de l’expérience sensible, les autres formes d’idéalisme ne se distinguent pas du matérialisme au plan épistémologique. Aussi, quand nous disons que les jugements synthétiques a priori sont possibles parce que le matérialisme est faux, il faut comprendre qu’est également vraie la proposition selon laquelle ces jugements sont possibles parce que l’idéalisme (non transcendantal) est faux. La démonstration est la suivante.

Dans le matérialisme, toute notre connaissance est tirée de la matière, c’est-à-dire de l’expérience sensible, et notre cognition est un simple miroir de la réalité (notre connaissance des objets de l’expérience est « correcte », selon le terme d’Engels). Par conséquent, des jugements apodictiques, présentant un caractère d’universalité et de nécessité absolues, ne pourraient nous venir que de l’expérience comme le reste de notre connaissance. Or nous ne pouvons tirer aucune connaissance apodictique de l’expérience sensible (voyez la démonstration de ce point au ii). Puisque nous avons des connaissances apodictiques, telles que les axiomes de la géométrie (jugements synthétiques a priori), le matérialisme est faux.

De même, dans l’idéalisme toute notre connaissance est tirée des idées liées à nos sensations, et notre cognition est le simple miroir de ces idées. Par conséquent, des connaissances apodictiques ne pourraient nous venir que de l’expérience sensible qui nous est donnée en tant qu’idée, même si cette expérience sensible n’est pas objectivement matérielle. Or nous ne pouvons tirer aucune connaissance apodictique de l’expérience sensible. Puisque nous avons des connaissances apodictiques, l’idéalisme est faux.

Ainsi, Lénine a tort d’affirmer que toute philosophie se distingue selon qu’elle est matérialiste ou idéaliste, car le matérialisme et l’idéalisme ne se distinguent pas au plan de épistémologique : dans un cas comme dans l’autre, les propositions synthétiques a priori sont paradoxales et inexpliquées. C’est seulement la philosophie transcendantale qui fournit l’explication de ces propositions, à savoir qu’elles existent comme régulatrices de notre expérience, laquelle est limitée aux phénomènes ainsi régulés et non à la chose en soi traduite dans les phénomènes et qui reste, en soi, inconnaissable.

ii

Il convient à présent de démontrer, comme annoncé, que l’expérience sensible ne peut apporter aucune connaissance apodictique.

Le concept d’une chose de l’expérience est ou bien un agrégat de caractères (Merkmale) coordonnés ou bien une série de caractères subordonnés. Le nombre de caractères coordonnés possibles est infini. Le nombre de caractères subordonnés possibles est limité a parte ante, car la série s’arrête à certains concepts inanalysables, mais infini a parte post. Avec la synthèse de nouveaux caractères coordonnés s’accroît la distinction (Deutlichkeit) extensive, avec celle de nouveaux caractères subordonnés s’accroît la distinction intensive du concept. (Logique de Kant)

Ainsi, la synthèse du concept d’un objet tiré de l’expérience est infinie. Pour tout objet je peux découvrir de nouveaux caractères, de nouvelles propriétés, rendre son concept plus distinct qu’il ne l’est actuellement dans ma représentation. C’est l’objectif même des sciences empiriques. La connaissance que j’acquiers d’un objet de l’expérience n’est donc jamais que relative. De ce que l’expérience peut toujours permettre de découvrir de nouveaux caractères d’un concept, il résulte que les concepts empiriques ne peuvent pas être définis.

Ces sciences empiriques, en outre, se fondent sur des hypothèses. Les hypothèses ne peuvent, pas plus que les concepts des objets sensibles, donner lieu à une connaissance apodictique car il faudrait pour cela que toutes les conséquences possibles d’une hypothèse soient vraies. Or toutes les connaissances possibles ne peuvent être connues : « Nous ne pouvons jamais déterminer toutes les conséquences possibles » & « Des hypothèses restent toujours des hypothèses » (Kant, op. cité). Nous acquérons simplement « un analogue de la certitude » quand toutes les conséquences jusque-là rencontrées se laissent expliquer à partir du principe, mais c’est une certitude obtenue par induction et non une certitude apodictique.

Ces propriétés des hypothèses et des concepts tirés de l’expérience expliquent les progrès constants des sciences empiriques et l’impossibilité de parvenir par leur moyen à une connaissance absolue même de leur propre domaine, celui de l’expérience sensible (c’est-à-dire sans même parler de la chose en soi).

La nature cumulative – par distinction extensive et intensive croissante des concepts et certitude croissante tirée des conséquences possibles connues – des sciences empiriques suffit à déterminer le caractère relatif et non apodictique des connaissances qu’il est possible d’en tirer. La connaissance apodictique ne se trouve que dans les mathématiques, où elle est fournie par les jugements synthétiques a priori (axiomes et postulats), dans la métaphysique, où elle est fournie par les catégories de l’entendement, qui déterminent les critères formels de la vérité (principe de contradiction et d’identité, principe de raison suffisante, principe du tiers exclu), et dans la morale, où elle est fournie par l’impératif catégorique (la loi morale).

iii

L’évidence mathématique résulte, d’une part, du recours à l’intuition et, d’autre part, de la formation arbitraire des concepts qui en rend possible la définition, contrairement à la synthèse empirique. Mais le recours à l’évidence mathématique par les sciences empiriques n’est nullement de nature à pallier les propriétés des objets de l’expérience précédemment décrites qui en rendent les résultats nécessairement provisoires.

Par ailleurs, les résultats de ces sciences sont soumis aux critères de la vérité tels qu’ils nous sont donnés par l’intuition et par l’entendement, les deux participant à la définition d’un concept de l’expérience possible, l’intuition par la géométrie et la mathématique, l’entendement par la logique. (C’est là, me semble-t-il, le point de vue kantien, sur lequel je reviendrai dans un autre essai.)

La logique « sert non pas, assurément, à l’extension mais bien à l’appréciation critique (Beurteilung) et à la rectification (Berichtigung) de notre connaissance » (Kant, op. cité). Aussi, on ne voit pas bien quelle justification le scientisme peut présenter quand il demande, de façon plus ou moins voilée, qu’on l’affranchisse, dans l’interprétation des résultats scientifiques, des règles de la logique. Car les succès pratiques de tels résultats ne sont pas déterminants dans la défense de la théorie dans la mesure où celle-ci s’appuie toujours plus ou moins sur des hypothèses ad hoc destinées à « sauver les phénomènes » (expression qui s’emploie depuis l’époque du ptolémaïsme), quand elle ne contredit pas d’autres théories rencontrant elles-mêmes des succès pratiques indéniables, et ne peuvent donc légitimer à eux seuls le moindre affranchissement des règles logiques.

iv

Il est sans doute venu à l’esprit de certains représentants du scientisme de s’appuyer sur la « crise des fondements » des mathématiques (1931) pour en tirer la conclusion que la logique n’était pas un canon immuable de la connaissance (je tire cette conclusion de l’expression des scientifiques eux-mêmes car il faut bien trouver une raison qui paraisse valable à leur tentative d’affranchissement). Il convient de voir que dans ce cadre les mathématiques sont apparentées à la logique, comme chez Bertrand Russell (« All mathematics is symbolic logic »), tandis que pour Kant l’évidence mathématique relève de part en part de l’intuition. (Je dois réserver ma position sur cette question et la présenterai dans un essai ultérieur ; si le point de vue kantien est bien que toute la mathématique relève de l’intuition, à savoir, en gros, la géométrie par le biais de l’espace et la numération par le biais du temps, j’ai dans mes précédents essais adopté une position différente de ce point de vue en plaçant la numération dans le domaine purement logique.) Il est étonnant que l’on puisse se prévaloir d’une crise des fondements logiques tout en inférant de l’évidence mathématique une supériorité des sciences empiriques sur la philosophie, alors que l’on assimile en même temps les mathématiques à la logique. Mais passons.

La crise des fondements est liée au théorème d’incomplétude de Gödel, qui repose sur le phénomène de l’autoréférence, dont il faut donc dire un mot. L’énoncé G ainsi formulé « G n’est pas démontrable » est une proposition autoréférente, tout comme « Cette phrase a cinq mots » (exemples tirés de l’Invitation à la philosophie des sciences, 1992, de Bruno Jarrosson). Est donc autoréférente la proposition qui se prend elle-même pour objet. L’autoréférence conduit selon Gödel à des propositions vraies indémontrables, que d’autres appellent indécidables.

L’autoréférence caractérise de fait une proposition sans objet, car l’objet d’une proposition est entendu comme ce sur quoi porte une proposition ex post. Selon la loi de causalité rien n’est cause de soi-même (dans l’expérience régie par cette loi). Or une autoréférence est une cause de soi-même (en dehors de toute expérience). Autrement dit, une proposition autoréférente n’est pas une proposition valable dans l’expérience, c’est une pure opération logique fondée sur la mise entre parenthèses de certains autres principes logiques (la loi de causalité) nécessaires dans l’exercice d’une pensée orientée vers la connaissance d’objets. L’expérience n’appelle aucune proposition autoréférente, elle n’appartient pas à l’expérience possible.

Il est évident que si, dans notre expérience, quelqu’un dit « Je mens », on ne peut l’entendre au sens de l’autoréférence : la proposition se rapporte soit à une autre proposition soit à une tendance morale reconnue de bonne foi soit à autre chose. Un Français qui dirait « Les Français sont menteurs », ce ne serait pas non plus de l’autoréférence, car il faut tenir compte de l’intention contenue dans la proposition, par exemple un parti-pris chez cette personne d’ignorer, soit au moment de l’énoncé seulement soit de manière générale, sa francité ou bien, à nouveau, l’aveu d’une simple tendance. Et les exemples pris par B. Jarrosson dans le sous-chapitre intitulé « L’autoréférence dans la vie », ne relèvent pas de l’autoréférence. Par exemple, présenter la question « Faut-il respecter la liberté des ennemis de la liberté pour la défendre ? » comme un « problème autoréférent » (p. 53) n’a pas de sens : Quelle est la proposition autoréférente dans ce problème ? « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » (Saint-Just) ? En quoi est-ce autoréférent ? Le problème est d’ordre pratique. Jarrosson explique qu’en laissant la liberté aux ennemis de la liberté les démocraties ont été renversées par le totalitarisme tandis que si elles avaient refusé la liberté à de tels mouvements elles seraient devenues d’elles-mêmes totalitaires ; c’est ça qui ressemblerait à de l’autoréférence, mais ce n’est pas du tout un problème logique.

Jarrosson affirme en outre : « On serait tenté d’abandonner le principe du tiers exclu … car il semble bien que les propositions indémontrables ne font pas toutes appel à l’autoréférence ». Il eût été bienvenu qu’il cite un exemple de proposition indémontrable ne faisant pas appel à l’autoréférence, pour que le lecteur puisse juger si cela permet de tirer la conclusion (encore que Jarrosson la tire très timidement) que le principe du tiers exclu doive être abandonné. On ne voit d’ailleurs pas non plus en quoi une proposition indémontrable pourrait servir à cela, et Aristote, le premier à avoir traité en détail du principe du tiers exclu, a longuement traité dans ses Seconds Analytiques des principes premiers indémontrables également : « Toute science n’est pas démonstrative, mais celle des propositions immédiates est au contraire indépendante de la démonstration. Que ce soit là une nécessité, c’est évident : s’il faut en effet connaître les prémisses antérieures d’où la démonstration est tirée, et si la régression doit s’arrêter au moment où l’on atteint les vérités immédiates, ces vérités sont nécessairement indémontrables. »

v

La « confirmation » de la théorie de la relativité générale par la détection, lors de l’éclipse du 29 mai 1919, de la déviation, à proximité du soleil, de la lumière d’une étoile, est une belle démonstration des lois de la balistique, où un projectile subit une légère déviation à proximité d’un corps massif.

vi

En se passant de l’éther, la théorie de la relativité retire ses propriétés d’onde à la lumière puisqu’une onde est « la vibration d’un milieu » et que ce milieu était l’éther. La lumière est, dans la théorie de la relativité, énergie et masse. Quid des interférences des fentes de Young, expérience qui « permet, dans un cas particulier, d’obtenir l’obscurité en un point éclairé par deux sources lumineuses, ce qui est explicable en théorie ondulatoire, mais pas en théorie corpusculaire » (Jarrosson, op. cité, 87) ?

vii

Je viens d’avoir la preuve d’une simultanéité absolue en physique (LXV-xiii explique que la relativité restreinte a contraint la physique à renoncer à toute simultanéité absolue). Cette preuve est le corpuscule qui passe par les deux fentes de Young simultanément.

« Si l’on réduit l’intensité de l’émission lumineuse jusqu’à ce que l’on observe le départ des particules une à une, le cumul dans le temps des impacts des corpuscules forme quand même le diagramme d’interférence de la figure 7-1b. C’est dire que ces corpuscules, que l’on observe comme tels, ne sont pas passés par l’une ou l’autre des deux fentes, mais par les deux simultanément. » (Jarrosson, op. cité, 118)

Puisque la simultanéité se déduit de la formation du diagramme d’interférence, et non d’une mesure quelconque, on peut bien parler de simultanéité absolue. Des observateurs dans différents référentiels verront tous le diagramme se former et devront donc en tirer la même conclusion de simultanéité.

viii

La relativité restreinte, on l’a dit (LXV), c’est qu’il faut tenir compte de la vitesse de la lumière. La mécanique quantique, c’est qu’il tenir compte des photons :

« L’ensemble du système d’observation qui capte les photons émis réduit son paquet d’ondes et décide de la vie ou de la mort du chat [dans le paradoxe du chat de Schrödinger]. » (Jarrosson, op. cité, 126-7) Sans système d’observation, le chat, bien sûr, serait à la fois mort et vivant.

Si, par analogie avec ce paradoxe, ce sont les photons qui rendent impossible d’écarter l’incertitude de Heisenberg dans les mesures de la mécanique quantique, cette incertitude n’a rien de théorique (c’est-à-dire, elle n’est pas plus théorique que les limitations des instruments de mesure et d’observation jusqu’alors) car, de même que le diagramme d’interférence des fentes de Young « sauve » la simultanéité absolue (en physique) par une observation indirecte, rien n’empêche d’imaginer une observation indirecte des trajectoires et positions des particules.

ix

« Dans ce milieu dynamique que l’on appelle le vide quantique, il existe un espace et un temps. Ce qu’il serait absurde de supposer dans le néant. » (Jarrosson, op. cité, 112)

Or le vide est le concept d’un espace sans matière et non celui d’un espace sans espace ! Réfuter l’existence d’un espace sans espace serait de valeur épistémologique archinulle, tout comme l’est la distinction entre vide et néant puisqu’elle oppose un concept, le vide (même s’il n’appartient pas à notre expérience possible), à un non-concept. Or, selon les mécaniciens quantiques, ce non-concept est même censé exister réellement, puisque notre univers s’étendrait non dans le vide mais dans le néant.

Ce n’est pas tant supposer un espace dans le néant que supposer un néant sans espace qui est absurde. L’espace et le temps sont les formes a priori de notre intuition. Rien de ce que nous pensons ne peut exister en dehors de ces deux formes ; seule la chose en soi inconnaissable échappe à ces formes, et c’est parce qu’elle échappe à ces formes qu’elle reste inconnaissable. Quand nous faisons abstraction de l’espace et du temps, ce n’est pas le néant que nous avons devant nous mais la chose en soi, dont nous ne pouvons rien dire puisque, précisément, de tout ce dont nous pouvons dire quelque chose nous n’avons connaissance que dans les formes de l’espace et du temps.

(Si l’espace s’étendait dans le néant, il faudrait penser que c’est là quelque chose que l’on peut observer d’une manière ou d’une autre. Autant je ne peux, malgré ma bonne volonté, penser aucun obstacle a priori à l’observation du mouvement et de la position d’une particule en même temps – malgré l’inégalité de Heisenberg dp.dq > h/2π –, autant je sais a priori que l’espace s’étendant dans le non-espace n’est pas du registre de l’expérience possible.)

Les propriétés de l’espace et du temps ne sont pas construites par synthèse empirique comme les objets de l’expérience et ne sont donc pas des objets tels que l’on puisse dire que l’observation et l’expérimentation doivent déterminer par exemple quelle géométrie, euclidienne ou non euclidienne, s’applique à l’espace. L’espace a trois dimensions et le temps a une dimension et une directionnalité, ce ne sont pas là des propositions d’expérience, que l’observation pourrait infirmer ou confirmer. Si c’était le cas, un savant pourrait dire, par exemple, que l’espace n’a pas trois dimensions mais, d’après ses observations, 3,000001 dimensions ; et dix ans plus tard, un autre savant ajouterait que l’espace a plus exactement 3,00000099 dimensions, et ainsi de suite, le concept d’espace se précisant à mesure que la recherche avance. J’ai par ailleurs déjà dit dans un autre essai ce qu’il convenait de penser des dimensions surnuméraires de l’espace.

x

Selon l’interprétation de Copenhague, on ne peut connaître le monde en soi (Jarrosson, op. cité, 143). C’est donc du kantisme ? En réalité, l’inégalité de Heisenberg, résultat d’une science empirique, ne porte que sur le monde des phénomènes, et le principe d’incertitude n’est qu’une illustration du fait décrit en ii : « Les concepts empiriques ne peuvent pas être définis. »

L’objection à l’interprétation de Copenhague relative aux « variables cachées » (l’argument dit EPR d’Einstein et al., 1935) est elle-même évidente car elle n’est qu’une formulation différente de cet autre principe décrit en ii : « L’expérience peut toujours permettre de découvrir de nouveaux caractères d’un concept. » Ces variables cachées ne sont en rien différentes de la « cause cachée » dans la discussion de Grete Hermann avec Heisenberg et Weizsäcker en 1931 ou 1932 (voyez LXVI). Ces variables ou causes cachées résultent de la loi de causalité elle-même, à savoir que rien n’est cause de soi-même, et que dès lors que l’on constate qu’un électron a telle trajectoire, la question « pourquoi a-t-il cette trajectoire ? » appelle une réponse, que l’expérience fournira nécessairement, et peu importe le temps que cela prendra. La réponse « cette trajectoire n’a pas de cause » n’est autre que l’expression séculaire du dogmatisme, en même temps qu’une infraction au canon de la logique. (Heisenberg précise cependant qu’il exprime là sa conviction, c’est-à-dire une conviction avec la part de subjectivité qu’une telle admission invite à reconnaître.)

xi

L’impossibilité de définir un concept empirique (ii & x) fait que la technologie est un bluff. La technologie ne nous assure qu’un contrôle incertain de la nature car, à tout projet technologique, s’attache une indistinction infinie des objets empiriques du projet. L’omission délibérée qu’un battement d’ailes de papillon, pour reprendre une image célèbre, dans telle aire du projet à tel moment peut, par réaction en chaîne, entraîner la destruction complète de l’infrastructure, est la condition nécessaire à la réalisation de ce projet (« il n’y a pas de risque zéro »). Or la spécialisation et la concentration croissantes rendent des portions toujours plus larges de la population mondiale dépendantes de tels projets (énergétiques, etc.). Ce n’est pas là un raisonnement « collapsiste », où l’analyse des tendances est censée dégager une forte probabilité de catastrophe systémique ; c’est, indépendamment des tendances autres que celle de l’intégration technologique croissante de la population mondiale, le constat que, cette intégration étant déterminée par une technologie dont le fondement épistémologique est caractérisé par l’indistinction foncière des concepts, elle fait dépendre de manière croissante la sûreté de l’humanité d’une connaissance par nature incertaine. Le criticisme nous invite donc à modérer, puisque aussi bien nous n’avons pas d’autres ressources épistémologiques pour organiser notre existence matérielle, nos connaissances a priori n’étant pas directement opératoires en ces domaines, cette intégration et concentration.

*

Annexes

Je joins à cet essai deux Propos du philosophe Alain (Émile Chartier) concernant un certain scientisme de la théorie de la relativité. Ils sont déjà parus sur ce blog en complément (Commentaires) à Thoughts III: Kantism & Astronomy (4 Fragments) (x).

1

Thalès, compagnon muet (Propos du 31 octobre 1921)

Quand un de nos agités me tire par la manche pour me faire connaître que toute la physique est maintenant changée, je pense d’abord à délivrer ma manche. S’il me tient ferme, alors je me mets tristement à réfléchir sur ces faibles propositions que l’on peut lire partout, et dans lesquelles je cherche vainement l’apparence d’une erreur. L’un me dit que la longueur d’un corps en mouvement dépend de la vitesse. J’ai depuis longtemps l’idée qu’un torpilleur lancé à toute vapeur se trouve un peu raccourci, comme s’il heurtait du nez un corps dur. Et l’on m’a conté que les tôles d’un torpilleur rapide s’étaient trouvées comme plissées après les essais ; chose prévisible. « En réalité, dit un autre, il s’agit d’un raccourcissement apparent, qui vient de ce que nos mesures sont changées par la vitesse. » Tout à fait autre chose alors ; mais je n’ignore point non plus que les mesures sont changées par le mouvement ; si je marche en sens contraire, un train mettra moins de temps à passer devant moi. « Justement nous y voilà, dit un troisième ; le temps dépend des vitesses ; ainsi ce qui est long pour l’un est réellement court pour l’autre. Et comme tout au monde est en mouvement, il n’y a donc point de durée de quoi que ce soit qui puisse être dite véritable. » Eh bien, pourquoi ne dit-il pas aussi qu’il est impossible à la rigueur de régler une montre sur une autre ? Par exemple, on règle un pendule de Paris sur un pendule de New-York, par la télégraphie sans fil ; mais si vite que courent les ondes, je n’entends toujours pas le « Top » au moment même où il est envoyé. Et que sais-je de la vitesse de ces ondes elles-mêmes, si ce n’est par d’autres mesures ? Alors le quatrième : « Nous mesurons la vitesse de la lumière, et toujours par le moyen de quelque mouvement que nous supposons uniforme ; cela même, l’uniformité, est relatif à la rotation de la terre, que nous supposons se faire toujours en un même temps. Cercle vicieux évidemment ; l’horloge témoigne que la terre tourne avec une vitesse constante ; mais la rotation de la terre, comptée par les étoiles, prouve que l’horloge marche bien. Le temps absolu nous échappe. »

Sur quoi, je voudrais répondre que le mouvement absolu nous échappe aussi. Descartes a déjà dit là-dessus le principal ; et quand on dit qu’une chose tourne ou se meut, il faut toujours dire par rapport à quoi ; le passager qui se meut par rapport au navire, peut être immobile à ce moment-là par rapport au rocher. J’avoue qu’il est toujours utile de réfléchir là-dessus ; mais que l’idée soit neuve, je le nie. C’est comme le grand et le petit, qui dépendent du point de comparaison. Platon s’amusait déjà à dire que Socrate, comparé à un homme plus petit que lui et à un homme plus grand, devenait ainsi plus grand et plus petit sans avoir changé de grandeur. Or ici le cinquième, qui est philosophe de son métier, me dit : « Vous battez la campagne, au lieu d’étudier les théories elles-mêmes. Vous n’oseriez pas dire que l’espace où nous vivons est absolument sans courbure. Comment affirmeriez-vous que le temps dans lequel nous vivons a une vitesse constante, ou seulement une vitesse qui soit la même partout ? » Dans la bouche de ce mal instruit apparaît enfin une faute connue et bien ancienne, qui est de prendre la figure pour l’espace et le mouvement pour le temps. Car c’est une figure qui est droite ou courbe, et non pas l’espace ; et c’est un mouvement qui est vite ou lent, et non pas le temps. Mais la discussion n’instruit pas. Je m’enfuis jusqu’à Thalès, compagnon muet.

2

Les valeurs Einstein cotées en Bourse (Propos du 13 juin 1923) par Alain

Le vieux Salamalec remonta du royaume des Ombres, à la faveur de la nuit, et se plaça près de la tête de son fils, professeur et académicien, qui pour lors rêvait aux anges. Il lui parla à l’oreille et lui dit : « Mon fils, ne placez pas tout votre argent sur Einstein. Je n’entends pas mon argent, qui est en bonnes valeurs, je le sais ; j’entends votre argent à vous qui est de gloire et qui orne votre nom. Vendez à de bonnes conditions tout le papier Einstein ; vous le pouvez encore ; et sachez que c’est votre père lui-même qui vous le conseille. »

Le dormeur là-dessus s’agitait. « Comment ? disait-il ; aucune valeur fut-elle jamais mieux garantie ? À peine deux physiciens sur mille, gens de métier, il est vrai, dont l’un dit que c’est absurde, et dont l’autre dit que ce n’est rien. Au reste de quoi se mêle aujourd’hui mon père vénérable ? Et que sait-il de ces choses ? Ce rêve est ridicule. Éveillons-nous. »

« Mon fils, dit le père, non, ne vous éveillez pas encore ; restez encore parmi les Ombres. Car je ne vous parle pas sans raison. Il n’y aurait point de faillites sans la confiance de beaucoup. Mais ignorant ces autres valeurs, dont je vois que vous avez bourré votre portefeuille, j’ai interrogé là-dessus des Ombres considérables. Du célèbre Blaise Pascal, fort renfermé et froid, je n’ai pu tirer que des paroles énigmatiques : « Un aveugle de naissance, qui rêverait toutes les nuits qu’il voit ; c’est par les doigts qu’il en faut juger. » Ce sont ses propres paroles. Mais M. Durand, qui enseigna la logique, me fit plus large part de ses pensées. « Je ne m’étends point, a-t-il dit, sur les jeux de l’algèbre, qui ne rendent jamais que ce qu’on leur donne, ni sur les expériences, qui peuvent toujours s’expliquer par plus d’une supposition, et ne prouvent donc jamais la vérité de pas une. Toutefois les conclusions me suffisent, d’après lesquelles l’univers serait fini, tout mouvement revenant sur lui-même selon une loi de courbure, et après des millions ou des milliards d’années. Ici sont enfermées toutes les confusions possibles concernant, soit la forme et la matière, soit le contenant et le contenu ; sans compter l’absolu partout, sous l’annonce de la relativité généralisée. Car qu’est-ce, je vous le demande, que le courbe, sans le rapport au droit ? Et qu’est-ce que cette courbure bordée de néant ? Nous voilà revenus à la sphère de Parménide. Mais j’attends qu’un de ces matins cet auteur propose comme possible une marche rétrograde du temps ; car je ne vois rien, dans ses principes, qui y fasse obstacle. Ainsi je reviendrai sur la terre, et à l’école, et je mourrai le jour de ma naissance. Ces puérilités étonnent les ignorants ; seulement à nos yeux elles sont usées. » Ainsi parla cette Ombre à l’ombre de votre père. Vendez mon fils, vendez la valeur Einstein. »

Le dormeur cependant cherchait le monde ; ses bras tentaient de saisir l’Ombre messagère ; trois fois il crut la saisir ; mais comment aurait-il saisi ce rayon de lumière matinale qui jouait sur ses doigts ? Ainsi le songe impalpable jetait partout quelque lumière en ses pensées. Il s’éveillait deux fois. Il parlait maintenant à son propre esprit. Cependant la nature plus forte, par le chocolat et les pantoufles de vert brodées, l’eut bientôt rejeté dans le songe académique.