Category: Littérature

Journal onirique 25

Période : janvier-mars 2022.

*

En sortant de la fac, je marche vers la gare Montparnasse et passe devant des prosélytes bouddhistes. Ils sont vêtus de robes gris perle, ce qui, me semble-t-il, indique une secte bouddhiste chinoise ou japonaise. Ils se tiennent droits et immobiles, en rang comme à l’armée, devant un prédicateur qui leur tient un discours en allant et venant et qui, me voyant, cherche à s’approcher de moi dans l’intention de m’intéresser à leurs activités. Il a le type mongoloïde, contrairement aux autres, qui sont occidentaux. Tout en m’approchant, il poursuit sa prédication. Je fais un crochet très net pour montrer que je ne souhaite pas avoir affaire avec eux, et le prédicateur cesse de s’approcher. Les seules paroles que j’entends de son prêche sont, quand il est au plus près de moi : « Mon fils travaille chez SFR. » Je dis en mon for intérieur : « Prêche, brave homme. Ton fils travaille chez SFR et tes prêches sont un passe-temps de retraité content de soi, mais moi qui suis la voie de l’éthique, donc du spirituel, avec tout ce que cela suppose de détachement, renoncement et sacrifice, je passe mon chemin. »

Devant la gare, je passe ensuite entre deux rangées, à droite et à gauche, de prosélytes du sikhisme nirankari. Les Nirankaris sont une secte hétérodoxe du sikhisme qui continue d’avoir des gourous vivants tandis que pour les Sikhs orthodoxes il n’y a plus d’autre gourou sur cette terre que le Livre, le Guru Granth Sahib, que les gourous sikhs des temps passés ont transmis à la postérité. Les Nirankaris me font l’effet d’être relativement prosélytes, new age et tournés vers l’Occident, et la pensée de leurs gourous vivants est sans doute parfaitement insipide à moins d’être convaincu de leur mission surnaturelle. Les prosélytes devant qui je passe sont pour la plupart occidentaux ; ils attendent que quelqu’un s’approche de l’un d’eux pour lui porter la bonne parole. Ce sont surtout des femmes, dont certaines ont un sourire exalté déplaisant ; ce n’est pas un sourire forcé mais ce sourire caractéristique qui viendrait du contentement spirituel et que l’on ne peut s’empêcher de mépriser car il faut, pour connaître ce contentement, avoir raté sa vie au sens bourgeois ou tout simplement au sens de la nature humaine.

Dans la gare, après avoir croisé d’autres Sikhs, des immigrés cette fois, dont nombre de femmes avec leurs saris très colorés, je descends l’escalator vers les couloirs du métro. Passant devant une sandwicherie, je me laisse tenter par un sandwich au saucisson que je vois dans le présentoir. Au moment où je veux payer, le vendeur me dit qu’il doit s’absenter un instant ; il laisse un garçonnet blond garder la caisse pour lui. Comme je demande au garçon, en attendant le retour du vendeur seul capable d’opérer la caisse enregistreuse, s’il y a bien des cornichons dans le sandwich, celui-ci ne trouve rien de mieux pour s’en assurer que de croquer dedans, ce dont je suis consterné.

Pour passer le temps, je lui demande si le vendeur est allé faire de la monnaie. Il répond qu’il devait se rendre aux toilettes. « C’est bien naturel », dis-je, songeant que c’est là sans doute un problème d’organisation compliqué pour ces employés de sandwicherie, mais le garçon saisit la balle au bond pour parler de ce que l’on fait aux toilettes, et j’essaie de ne pas l’entendre afin qu’il ne me coupe point l’appétit.

*

Je travaille en Thaïlande pour une société de traduction, la société Saïbhoon (en long Saïbhoon Komsangsatt). Un jour, une collègue thaïe est retrouvée morte : assassinée. Dans un ascenseur noir d’un immeuble de bureaux aux murs noirs, un riche homme d’affaires thaï, pour la société duquel notre collègue travaillait au nom de la société Saïbhoon, me remet une lettre pour, me dit-il, présenter ses condoléances à la suite de ce décès tragique. En prenant connaissance de la lettre dans mon appartement, je remarque tout d’abord qu’elle est bardée d’avertissements légaux, comme un contrat ou de la littérature institutionnelle. Il est notamment rappelé que la connaissance de faits criminels sans signalement à la police est répréhensible et que par ailleurs le dévoilement d’informations confidentielles communiquées à titre privé est un délit. Ce genre de choses. Enfin, quand j’en viens au contenu de la lettre proprement dit, j’y trouve un aveu à peine voilé de l’assassinat, et le tout sonne comme une menace : cet homme m’informe que je suis sa prochaine victime.

*

Pour entrer par effraction dans une grande maison où se trouve un ennemi que nous devons affronter, nous n’avons d’autre choix, après délibération, que de confier le commandement de notre petite troupe à la seule femme parmi nous, en raison, nous convainc-t-elle, des « qualités domestiques » des femmes. Une fois à l’intérieur, elle conduit par les escaliers sur le toit de la maison car des enfants y jouent et l’un d’eux, trop petit pour comprendre ce qui se produit et donc alerter les autres, est en train de glisser sur la partie inclinée de la toiture. Notre cheffe le rattrape alors qu’il venait d’entamer une chute mortelle dans le vide. Nous la félicitons.

Cela se passait la nuit. L’aube point alors que nous sommes toujours sur la grande terrasse du toit. Comme je regardais les étoiles dans le ciel, avec l’aube je les vois disparaître ; à leur place se montrent, hauts dans le ciel, de nombreux vaisseaux spatiaux de différentes tailles et formes, que j’admire en disant à qui veut l’entendre que nous ne devrions plus guère tarder à entrer en contact avec des extraterrestres.

*

Dans la campagne où je vis dans ce rêve, le gouvernement annonce à la population, qui ne doit pas s’en inquiéter, des manœuvres de la flotte spatiale secrète. Quelques heures plus tard, nous voyons dans le ciel au-dessus des champs et des bois des aéronefs impressionnants aux dimensions colossales, certains aux formes aérodynamiques, d’autres sphériques et d’autres encore polyédriques. Nous comprenons que ces grandes manœuvres annoncent une guerre défensive contre des envahisseurs extraterrestres.

La nuit, entendant du bruit au dehors, je sors et perçois au loin des explosions dans le noir : la guerre a commencé. Une énorme boule de lumière tombe du ciel, dont la trajectoire indique qu’elle vient droit sur nous. Nous allons être rayés de la carte, me dis-je. Or la boule explose en hauteur, formant un disque de lumière dans la nuit. Il en sort un guerrier extraterrestre qui atterrit sur ses pieds non loin de l’endroit où je me trouve. N’ayant pas le temps de courir me cacher, je me recroqueville au sol contre le panneau publicitaire d’un arrêt de bus. Ou bien l’extraterrestre me verra, pensé-je, et me tuera sans attendre ou bien il ne me verra pas et passera son chemin, ce que je ne vais pas tarder à savoir. Or l’extraterrestre reste immobile. En jetant un coup d’œil dans le reflet du panneau, je crois voir qu’il m’observe : il m’a donc vu mais ne me tue pas tout de suite. Finalement, il appelle tous les gens plus ou moins cachés comme moi dans les parages et nous demande, en langue humaine, de lui donner nos noms afin que nous fassions connaissance. Cela détend l’atmosphère. L’extraterrestre est une femme corpulente en armure. Mes amis ont tous des prénoms anglo-saxons monosyllabiques, Mitch, Ann…, et je suis le seul à donner un nom dissyllabique, ce dont je suis contrit. Si l’extraterrestre a compris que j’étais un étranger parmi les autres, elle n’en laisse cependant rien paraître.

Deux d’entre nous veulent aller libérer une de nos amies, une délinquante juvénile mentalement attardée, qui se trouve au poste de police et je les accompagne avec d’autres pour faire diversion. Au poste, un vieux coroner noir nous interpelle et demande qui d’entre nous porte des anneaux aux doigts, car en examinant le cadavre d’une personne assassinée il a découvert un anneau suspect. Alors que je suis le seul à ne porter aucun anneau, c’est de ma main que le coroner s’empare, cherchant sans ménagement à me passer l’anneau à un doigt puis à l’autre, ce qui me blesse les doigts car l’anneau n’est pas du tout à la taille. Je lui fais remarquer qu’il a choisi comme par hasard le seul à ne pas porter d’anneau.

Sur ce, la fille est libérée. Il fait jour. Elle lance un marteau derrière elle dans une dune de sable gris sombre. C’est un jeu local, comme nous l’expliquons à des touristes qui s’étonnent de ce geste. Je ramasse le marteau, avec lequel, couché, je me mets à frapper dans le sable, dont les éboulements me distraient. Un des coups de marteau porte sur un objet enfoui. La dune se situe au sommet d’une falaise à pic sur la mer. Le coup de marteau ouvre une trappe dans l’objet, ce mouvement repoussant le sable du côté de la mer. L’objet inconnu, dont nous observons l’intérieur par la trappe ouverte, semble être de technologie extraterrestre. Alors que nous cherchons à le désensabler, nous provoquons sa chute dans la mer, où nous allons le repêcher. Si l’eau n’a pas endommagé son mécanisme, nous espérons pouvoir nous en servir contre ses propriétaires, à savoir les extraterrestres, pour prendre notre part dans la guerre interplanétaire.

*

Le salon de thé de la reine maléfique

C’est un jeu vidéo d’un genre nouveau. On me dit pour commencer que je vais jouer au niveau nommé le salon de thé de la reine maléfique. Aussitôt je me retrouve, en personne, dans un salon de thé désert. Le sol est en parquet. Au fond de la pièce se trouve un présentoir avec des pâtisseries derrière lequel des serveuses attendent. En m’approchant, je vois que je peux orienter une mire sur les objets et les gens, comme dans un jeu vidéo, mais il ne serait pas pertinent de tirer dès maintenant et je fais disparaître la mire.

Je suis devant le présentoir et l’une des serveuses, une femme d’âge mûr, me demande ce que je désire. Je ne sais quoi répondre, ni même quoi faire, déconcerté par ce gameplay. Alors la serveuse prend l’initiative de me servir, sur une petite assiette, un cookie violet, spécialité de la maison. En attendant de voir si ce que je dois faire va finir par m’apparaître, je mange le cookie, à même le présentoir. Derrière les serveuses se trouvent des cuisines ou du moins une arrière-salle, à l’intérieur de laquelle je vois des hommes. Pendant que je prends le temps de manger mon cookie, il se produit un va-et-vient entre l’arrière-salle et l’aire de travail derrière le présentoir, mais toujours aucun client. Le personnel et moi nous observons du coin de l’œil, tout le monde attendant, je suppose, la fusillade que j’ai retardée et dont je ne sais toujours pas ce qui doit la déclencher. En même temps, un autre genre de réflexion s’empare de moi : c’est que ces acteurs payés n’ont pas une vie enviable, répétant la même comédie tous les jours.

Je marche ensuite dans la rue avec l’actrice d’âge mûr. On dirait que nous avons quitté le jeu. Je lui parle cependant du prix du cookie et des autres produits du salon de thé, que je trouve beaucoup trop chers. Elle répond que le salon se trouve sur la ligne 13 et que les gens susceptibles de le fréquenter ont donc les moyens. Après avoir dit que j’habite moi-même à l’un des bouts de la ligne 13, je m’insurge contre ce raisonnement trop répandu : le prix d’un produit ne devrait pas dépendre de la profondeur des poches des clients mais de sa qualité, or le cookie auquel j’ai goûté n’était pas, même violet, extraordinaire quant au goût. Je crains cependant de la froisser en parlant de la sorte et n’insiste pas. Je ne sais pourquoi je marche avec cette femme qui, vers la fin de sa vie active, n’est qu’une actrice sous-payée dans un jeu médiocre.

Je dois tout de même lui payer les 15 euros demandés pour le cookie et fouille dans mon porte-monnaie plein de pièces. Quand j’ai la somme en main, je lui fais tendre la sienne pour qu’elle la reçoive, et, comme il fallait s’y attendre, des pièces tombent au sol, trois très exactement, que nous ramassons.

Nous continuons de marcher et parvenons à sa voiture, garée dans la rue. Elle a tout de même une voiture, me dis-je, alors que je n’en ai pas moi-même. C’est une voiture très vétuste. Une amie l’attend, avec son chien, qui me fait fête pendant que l’actrice manœuvre pour sortir du stationnement. C’est alors que l’actrice me dit qu’elle ne peut prendre tout le monde dans la voiture, qui ne supporterait pas une telle charge ; son amie et le chien montent et je reste seul.

Comme j’ai son adresse, je vais y jeter un œil. C’est un immeuble miteux. Dans le hall, le concierge est aux prises avec des habitants du quartier qui veulent régler son compte à l’un des locataires, qu’ils accusent de pédophilie. Sans me mêler à cette histoire, je monte à l’étage où se trouve l’appartement. C’est la porte au fond d’un couloir étroit, tellement étroit qu’en revenant sur mes pas je constate que c’est à peine si je peux avancer. Je me demande bien comment on peut vivre dans un taudis avec des couloirs si resserrés, surtout l’actrice, plus corpulente que moi.

*

Dans le train, mon voisin de siège, un étranger, devient visiblement nerveux quand les employés de la compagnie annoncent le contrôle des billets dans le wagon. Le passager devant nous lui passe discrètement un faux billet. Mon voisin m’explique alors qu’il est kurde et je comprends qu’il se fait facilement des amis chez nous, étant d’un peuple ennemi de plusieurs États que nous avons nous-mêmes pour ennemis, l’Iran, l’Irak, la Turquie. Il me vante les qualités spéciales des Kurdes, acquises au cours de siècles de vie au milieu de populations hostiles. Ces qualités lui permettent en tout cas de voyager sans payer. D’autres passagers se mêlent à la conversation, en particulier une femme qui n’a pas de mots assez durs contre l’Iran.

Or je suis un espion pour l’Iran et c’est ma destination, où je me rends, la nuit, sur un chantier d’assemblage de missiles nucléaires. On y travaille de nuit pour plus de discrétion. Je suis conduit vers un général à qui je remets des documents importants.

Puis je retourne en France, où je peux m’adonner à l’oisiveté le temps que l’on me confie une nouvelle mission. Pendant ces longues plages de loisir, je suis un tueur en série. Alors que le soir tombe, caché dans un parc par la végétation, j’observe une femme lire près de sa fenêtre, qui donne sur le parc. J’attends qu’elle quitte sa place pour pouvoir entrer par la fenêtre. Cette attente, ces prémisses de l’acte me sont très plaisantes. Finalement, elle quitte la fenêtre et la voie est libre. Mais je me réveille.

*

Il est impossible de parvenir à l’équilibre économique dans une économie ubérisée, à cause des livraisons.

*

Nous descendons dans des cavernes qui sont en fait les décombres d’un ensemble d’immeubles, à la suite d’un tremblement de terre. Nous sommes l’équipe de sauvetage. Cela fait deux semaines que la catastrophe s’est produite et nous ne croyons plus guère trouver de vivants. Cependant, quand je frappe sur une paroi, on répond par de faibles coups de l’autre côté : quelqu’un est en vie et je crois que c’est une femme que j’ai naguère aimée. Il faut creuser la paroi pour l’atteindre mais, compte tenu de la dureté des matériaux, cela va prendre du temps, un temps qui risque d’être trop long pour que nous puissions la sauver. D’autre part, il y a toujours le risque d’une coulée de boue, dans laquelle, vu son état physique, elle ne pourra pas éviter la noyade.

*

On utilise des chimpanzés, ou plutôt des bonobos, c’est-à-dire des chimpanzés nains, en uniforme dans les aéroports pour aider les gens à déplacer leurs bagages. Ils transportent les valises d’un point à l’autre tandis que les usagers peuvent flâner. Cela m’attriste car je me demande ce que ces bonobos peuvent comprendre à tout cela, et surtout je crains qu’on ne les maltraite, leurs employeurs, le personnel de l’aéroport, les usagers, tant ils sont innocents.

*

Expatrié dans un pays d’Afrique noire, je suis provisoirement accueilli avec N., également expatrié, dans la maison de son père, qui vit dans le pays depuis plusieurs années. Le lendemain de notre arrivée, nous sommes conduits en ville par le chauffeur du père. Les maisons que je vois le long de la route, étalées sur une colline boisée, sont magnifiques. Au moment où j’exprime mon admiration, la voiture passe cependant devant quelques maisons étranges – luxueuses mais d’une architecture grotesque. Aussi, N., qui n’avait pas jusque-là prêté attention aux maisons, me raille. Je lui dis de regarder plus attentivement sur la colline, celle-ci constituant sûrement le quartier chic de la ville, où vit d’ailleurs son père.

Quand le chauffeur nous dépose, je souhaite me promener seul. Je ne cesse alors d’être importuné par des natifs, qui veulent tous s’attacher à moi, évidemment pour l’argent qu’ils me supposent en raison de ma race. L’un de ces importuns va même jusqu’à m’enserrer –plutôt que serrer– dans ses bras pour que je ne le quitte plus. Conscient de la force musculaire de mon agresseur, je ne souhaite pas me débattre car cela lui donnerait une idée précise de sa supériorité physique ; je cherche plutôt à le contraindre à me lâcher par des menaces verbales et cela réussit.

Je retourne au plus vite au club des Français, avec lesquels je vais devoir rester pour éviter de revivre ce que je viens de subir. Cette cohabitation forcée ne m’enchante guère, ces gens étant incultes et cyniques. Un jour, A., lui-même expatrié, me dit, quand j’arrive au club : « Les dames sont là », et m’introduit dans un salon où, avec quelques autres Français déjà présents, se trouve un groupe de prostituées blanches. L’idée de me commettre avec ces gens vulgaires me répugne mais je ne souhaite pas non plus faire de vagues, par amitié pour A. mais aussi pour ne pas m’attirer l’hostilité de ceux avec qui je suis contraint de vivre. Pendant que je réfléchis au moyen de sortir de là, j’observe les prostituées. À l’exception d’une ou deux, déjà choisies, ce sont des femmes vieillies et quasiment défigurées par la drogue. Dire que je ne souhaite pas rester car aucune de ces femmes n’est à mon goût ne serait cependant pas accepté comme une raison valable.

*

Avec S. et E. je me rends à une réunion de service sollicitée par le Directeur. Nous sommes en retard et restons debout près de la porte, avec d’autres. Le Directeur est assis à son énorme bureau. Devant lui, comme une classe d’écoliers vis-à-vis du maître, des collègues sont assis sur les quelques chaises, d’autres debout ici et là comme nous autres. Le Directeur parle dans le plus grand silence, dit des choses à la fois plates et menaçantes. Embarrassé par le fait que je le serre de trop près, S. nous quitte brusquement pour trouver une autre place dans la salle. Je reste donc avec E. mais me rends compte qu’il est sur un tabouret en train de remplacer un rideau dans sa tringle à la fenêtre et qu’il ne fait donc pas partie de la réunion.

*

Je lui ai fait lire le cahier de mes œuvres inédites mais elle l’a posé, ouvert, sur le rebord du balcon et puis s’en est allée. Je vois le cahier depuis le salon, par la fenêtre ouverte. Le moindre coup de vent peut l’envoyer dans la rue, le faire disparaître à tout jamais, trempé dans le ruisseau, piétiné par les passants indifférents. Et je ne peux m’approcher car je sais que, près du vide, je serai pris de vertige –je l’éprouve rien que d’y penser– et risque de tomber du balcon –une chute mortelle– avec le cahier dans la main.

*

J’ai rédigé une lettre d’adhésion à mon syndicat pour mon ami D. et elle a été acceptée. Immédiatement après cela, dans un de ses tracts le syndicat a cité un écrit de D. : « Comme le dit D. G… » J’invite D. au restaurant d’entreprise. Alors que nous faisons la queue, il me parle de la lettre, me reprochant à mots couverts d’avoir écrit une ou deux fois le pronom « nous » ou « notre », ce qui peut laisser comprendre aux responsables du syndicat qu’il n’est pas le seul ni même le véritable auteur de la lettre. Cela me fait réfléchir : en supposant que le syndicat ait vu ma plume dans la lettre signée D., se pourrait-il qu’ils aient cité ses écrits en croyant qu’ils sont de ma plume (sachant que j’apporte de temps à autre des conseils d’écriture à D.) tout en n’ayant pas à me citer nommément ?

Au moment de payer, je me rends compte que j’ai oublié les tickets repas et par conséquent, bien que je l’aie invité, D. doit payer son plateau, à savoir la coquette somme de 29,90 euros, tout comme moi.

Une fois à table, je lui réponds au sujet de la lettre que, dans certaines occasions formelles, un « nous » doit être lu comme un « je » et que c’est bien le sens de ce « nous » dans la lettre.

*

Interrogé comme suspect par la police, je perds mon sang-froid et l’interrogatoire dégénère, le ton montant de part et d’autre. Quand ils me laissent partir, non sans m’avoir auparavant menacé de me placer en garde à vue pour outrage, je me dis que je suis cuit, qu’ils vont trouver le moyen de m’inculper en pures représailles.

Je me rends au gymnase. À peine suis-je arrivé qu’un mouvement de foule se produit parmi les gens présents car on annonce qu’un juge vient d’entrer, et dans la société que décrit ce rêve les gens ont peur de la magistrature même quand ils n’ont rien à se reprocher. Le bruit se répand que ce juge est venu chercher « Florent Boucharel ». Je vais donc à sa rencontre et il me tend un papier indiquant mon placement en détention provisoire, non pour les faits graves qui m’ont valu d’être entendu par la police mais pour avoir haussé le ton lors de l’interrogatoire et tenu des propos « indécents ». « Vous allez m’enfermer pour indécence ? », dis-je, mi-incrédule, mi-sardonique, dégoûté mais en même temps soulagé par ces chefs d’inculpation relativement bénins. Sans relever les implications outrageantes de ma question, le juge répond oui d’un air calme et me demande de le suivre.

Je suis conduit dans un autre gymnase, dans lequel se trouvent des cages. On me dit d’entrer dans l’une d’elles, où m’attend une fonctionnaire assise à son bureau. Aussitôt que je suis à l’intérieur, un appareil est projeté contre moi, me plaquant le corps contre les barreaux de la cage tout en m’introduisant deux tubes dans les narines et me pressant contre les yeux ces instruments dont se servent les ophtalmologistes pour faire des fonds de l’œil. L’interrogatoire peut commencer.

*

Une communauté de hippies cherche à s’agrandir. Ils veulent plus de terres car ils se sentent encore trop prêts, avec le terrain qu’ils possèdent actuellement, de la société qu’ils ont voulu quitter.

*

J’accomplis un pèlerinage qui se tient régulièrement en Afrique noire sous la forme d’un biathlon. Dans la première partie, le groupe de pèlerins nage en groupe sur une certaine distance. Comme nous nageons les uns contre les autres, j’ai toujours peur d’envoyer mon pied dans la figure du pèlerin qui me suit et me retourne sans arrêt. Dans la seconde partie, il faut monter les escaliers d’une tour jusqu’au sommet. On voit donc que le pèlerinage est méritoire. Devant moi dans l’escalier se trouve une Africaine dont le physique me charme. Je passe une main sous sa robe et lui caresses les jambes. Comme elle se laisse faire, je la conduis, au quarante-neuvième étage, dans un appartement que j’espère vide. Mais le propriétaire, un vieillard de race blanche, nous surprend et je lui raconte alors que nous sommes des pèlerins égarés. Tandis qu’il nous reconduit à l’escalier, je lui demande si le sommet est encore loin : plus que deux étages.

*

Dans le train en Suède, parmi les instructions aux passagers écrites au-dessus des sièges sur la cloison du compartiment, je vois, sans les comprendre car dans ce rêve je ne parle pas le suédois, les mots : « Sücker le bigger », ce que je trouve très amusant. Quand le train arrive à destination, la jeune femme derrière moi me demande si je viens pour les Jeux olympiques – car il se tient des Jeux en ce moment dans le pays. (Comme elle me parle en suédois, je ne la comprends pas mais j’ai tout de même reconnu le mot « olympique » et peux en déduire le sens de sa question.) Ne résistant pas à une bonne plaisanterie, je lui réponds : « Nej (non) : Sücker le bigger. »

*

La déchirure par Jean-Paul Moya

Rimbaud négrier

Rimbaud négrier,
ou Pour la séparation de la culture et de l’État

Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. (Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, 2001)

À la suite de mon essai Réexamen de la relation entre Verlaine et Rimbaud (ici), dans lequel je rappelle – et étaye – l’hypothèse d’une conversion de Rimbaud à l’islam, des amis ont appelé mon attention sur différents éléments que je n’ai pas discutés dans ledit essai, en particulier concernant la « seconde vie » de Rimbaud comme négociant en Afrique. En examinant ces matériaux, qui cherchent à nier le fait que Rimbaud fût impliqué dans le trafic d’esclaves, j’ai acquis la conviction que Rimbaud fut impliqué dans le trafic d’esclaves.

Ma connaissance très partielle de la documentation de l’affaire, à savoir seulement de ce qui vient d’être porté à mon attention, ne m’empêche pas de publier le présent essai car je suis assuré de trouver la confirmation de mon point de vue argumenté en lisant à l’avenir davantage de sources connues. En effet, ce que l’on m’a donné à connaître de ces sources est si peu de nature à écarter l’hypothèse d’un Rimbaud négrier que je sais par avance qu’elles sont dans l’ensemble peu catégoriques et au mieux sujettes à interprétation (en l’absence de nouvelles découvertes).

On comprend donc que c’est par ironie que j’ai placé la citation du biographe de Rimbaud, le médecin Jean-Jacques Lefrère (1954-2015), en exergue de cet essai : le problème n’est réglé que pour ceux que dérange la vérité d’un Rimbaud négrier. Son expression trahit d’ailleurs le véritable état d’esprit de l’auteur : il s’agit d’un problème à régler, au mieux des intérêts considérés, plutôt qu’à trancher, au service de la vérité.

Musée Rimbaud à Harar (Source : compte Twitter de l’ambassade d’Éthiopie en France, Espagne, Portugal et Vatican)

I
Allah kerim

Avant d’aller plus avant, un petit complément au précédent billet. Un ami m’a présenté une interprétation possible des derniers mots de Rimbaud sur son lit de mort – à savoir, selon son biographe et beau-frère, le poète Paterne Berrichon, « Allah kerim ! » (voyez le Réexamen) – par une réminiscence dans le moment où Rimbaud mourant voyait défiler sa vie. Il aurait pu avoir été marqué par un épisode de tumulte à Harar au cours duquel une population affamée assiégea la factorerie française Bardey aux cris de « Allah kerim ! »

Ce serait la première fois que j’entends dire que les dernières paroles d’un mourant sont dues à une hallucination, comme si Rimbaud se voyait en mendiant désespéré à l’assaut de la factorerie. Mais peut-être que la fièvre des suites de l’amputation aidant… Or, comme il n’a pas crié « Arrête, pauvre Lelian, tu me fais mal ! », on peut subodorer qu’il n’y a pas eu d’acte homosexuel, n’est-ce pas ? À part ça, il faut admettre, si l’on admet cette version, que c’est un cri typique de musulman qui rend l’âme.

Or pourquoi Paterne Berrichon, son beau-frère, marié à la très croyante Isabelle Rimbaud, aurait-il inventé une chose pareille, comme s’il voulait promouvoir l’islam. Est-ce crédible ? Faut-il croire qu’Isabelle Rimbaud et lui interprétaient ce cri comme celui d’un chrétien en arabe, car les Arabes chrétiens appellent également Dieu Allah ? Mais les chrétiens ont-ils eux-mêmes cette formule « Allah kerim » ? Il est permis d’en douter. Et si c’était le cas, pourquoi Rimbaud exprimerait-il en arabe son retour à la foi de ses pères ? Cela n’aurait aucun sens. Je persiste et signe : c’est un cri typique de musulman qui rend l’âme.

II
Documentation

i

Parmi les sources alléguant le trafic d’esclaves de Rimbaud, on peut passer rapidement sur la presse de l’époque, par exemple L’Écho de Paris, qui en 1891 qualifiait Rimbaud de « négrier de l’Ouganda ». Dans le même journal, le journaliste Edmond Lepelletier l’appela un « pourvoyeur de nègres ». On souligne en général dans ce dernier témoignage l’animosité du journaliste ami de Verlaine envers Rimbaud, contre lequel il avait pris parti dans un livre sur son ami Verlaine, et l’on voit donc dans son article sur le négrier une diffamation pour raisons personnelles, mais ce n’est d’aucune portée dans la discussion puisque Lepelletier n’a pas concocté lui-même cette histoire de traite d’esclaves, qu’au pire il a enrobée dans un langage venimeux.

ii

De bien plus de poids sont les affirmations de la critique irlandaise Enid Starkie dans son Rimbaud en Abyssinie (1931, en français) et Rimbaud in Abyssinia (1937). À l’appui de l’affirmation selon laquelle Rimbaud se livrait au trafic d’esclaves, Enid Starkie se réfère à des sources diplomatiques étrangères, à savoir le gouverneur anglais et le consul italien d’Aden.

Sur la foi du biographe Jean-Jacques Lefrère, un ami m’écrit que « par la suite, il a été unanimement admis que les documents sur lesquels Enid Starkie appuyait son argumentation étaient présentés de manière tendancieuse ».

iii

Dans la documentation dont je dispose, Jean-Jacques Lefrère est le principal pourvoyeur de la supposée démystification. Voici, avant de les discuter, quelques citations de sa biographie de Rimbaud de près de 1.500 pages dans la seconde édition (1.250 pages dans la première).

« Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. » (C’est la citation que nous avons placée en exergue du présent essai.)

« Le monopole de ce trafic dans cette région était tenu par la famille des Abou Bekr, qui en tirait l’essentiel de ses revenus. Si Rimbaud approuvait la passivité des autorités françaises, c’était que l’interdiction de la traite eût entraîné par contrecoup, de la part des Abou Bekr, l’immobilisation des caravanes pour l’intérieur. En décembre 1885, une telle situation eût été désastreuse pour ses affaires. »

« Si Ménélik interdisait officiellement leur vente dans son royaume, il fermait les yeux sur leur achat. Tout en feignant de proscrire la traite, il laissait aussi passer les convois des Abou Bekr, qui, dans le cas contraire, eussent empêché le départ des livraisons d’armes au Choa. Comme de telles caravanes ne pouvaient partir de Zeilah, localité tenue par les Anglais, c’eût été une catastrophe pour Ménélik, qui se préparait à une guerre avec son empereur. »

« Plusieurs Européens vivant en Abyssinie possédaient des esclaves sans soulever l’indignation de leurs compatriotes. Labatut, Savouré, Borelli, lorsqu’ils résidaient dans le Choa, en avaient à leur service dans leurs habitations. »

 « Tous les Européens qui avaient vécu en Abyssinie devaient plus tard dénoncer l’absurdité de la légende d’un Rimbaud négrier : une telle activité était totalement impossible pour un Frangui. Rimbaud et Labatut brandissaient déjà cet argument dans leur lettre du 15 avril 1886 au ministre français des Affaires étrangères : ‘l’exportation des esclaves […] [[coupure par Lefrère lui-même]] existe entre l’Abyssinie et la côte, depuis la plus haute antiquité, dans des proportions invariables. Mais nos affaires sont tout à fait indépendantes des trafics obscurs des Bédouins. Personne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave, à la côte ni dans l’intérieur.’ Rien d’inexact dans cette affirmation. Il était pourtant arrivé à des Européens d’associer leur caravane à celle de convoyeurs d’esclaves. »

Tous les Européens dénonçaient l’absurdité d’un Frangui, un Européen, trafiquant d’esclaves, mais c’était pourtant arrivé ! Je souligne ce point d’emblée car Lefrère passe la contradiction sous silence, alors que ce témoignage ne vaut rien. Car associer une caravane à celle d’un convoyeur d’esclaves, c’est former une association commerciale et être partie à ce titre : voyez plus loin la question du commerce caravanier.

« En décembre 1885, de Tadjourah où il préparait sa caravane d’armes, Rimbaud signalait à sa famille que la localité vivait surtout du commerce des esclaves : ‘D’ici partent les caravanes des Européens pour le Choa, très peu de chose, et on ne passe qu’avec de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces côtes étant devenus ennemis des Européens depuis que l’Amiral anglais Hewett a fait signer à l’empereur Jean [Johannès] [[précision de Lefrère]] du Tigré un traité abolissant la traite des esclaves. Cependant sous le protectorat français on ne cherche pas à gêner la traite, et cela vaut mieux. N’allez pas croire que je sois devenu marchand d’esclaves.’ »

« Faut-il s’étonner que, dans sa correspondance, Rimbaud – acheteur mais non vendeur d’esclaves – n’ait pas la moindre parole d’indignation pour le sort des Noirs enlevés et amenés en Arabie ? »

Poser la question, c’est y répondre, et le lecteur aura déjà compris en quel sens, dans l’étrange état d’esprit de Jean-Jacques Lefrère.

III
Discussion

i

Les dénégations de Rimbaud à sa mère, dans la lettre de décembre 1885, ne sont pas d’un grand poids. Mort en 1891, il a pu se mettre à cette activité après la rédaction de cette lettre, mais surtout il a pu mentir plutôt que d’avouer quelque chose qui serait passé pour un crime et un péché. C’est pour une semblable raison que je doute de la version devenue officielle car je ne vois que trop l’intérêt à balayer la poussière sous le tapis s’agissant d’une figure tellement officialisée et parée de tous les hommages étatiques des Assis. C’est celui qui dit « tendancieux » qui l’est, si vous voulez mon avis. Car si cette version devait être maintenue, l’establishment politico-médiatique ne pourrait tout simplement plus continuer de rendre ce culte hypocrite au poète, l’éducation nationale devrait renoncer à imprimer des affiches avec son portrait, un Ballamou ne pourrait plus en parler la larme à l’œil, car il y aurait toujours des gens pour dire : « Ah oui, le marchand d’esclaves ! » et cela en couvrirait beaucoup de honte.

On relèvera, dans cette même lettre de Rimbaud, la politique accommodante du protectorat français. Je trouve hautement significatif que des Français possédassent des esclaves en Abyssinie à l’époque alors que l’esclavage était interdit chez nous depuis 1848. Un maître d’esclaves n’est moralement guère différent d’un trafiquant, car sans le maître il n’y aurait pas de trafiquant. Vous trouverez peu de gens aujourd’hui pour dire que cette politique accommodante n’était pas écœurante. Et quand on pense que c’est Mussolini qui abolit l’esclavage en Éthiopie, en prenant ce prétexte comme justification morale de sa conquête, on se dit qu’un pays comme la France qui laissait ses ressortissants posséder des esclaves là-bas était bien mal placé, moralement parlant, pour s’élever contre une telle croisade, car cette opposition ne pouvait guère avoir en la circonstance le moindre fondement moral. Autrement dit, si Rimbaud était lui-même maître d’esclaves, cette vérité elle-même n’aurait aucune chance de prospérer : ce serait, comme l’autre, de la poussière à mettre sous le tapis par le révisionnisme d’État.

La France faisait sans doute bien, comme Rimbaud le pensait, de ne pas interférer avec la traite parmi les populations locales du protectorat, mais je suis choqué qu’elle ait permis à ses ressortissants de s’insérer dans ce système ou d’y rester, comme maîtres d’esclaves, car en le leur interdisant comme à tout Français sur le sol national elle n’aurait pas interféré avec les coutumes locales tout en étant cohérente avec elle-même et sa loi. Cette politique est donc coupable sur ce point et la Troisième République doit être vitupérée pour cette tolérance infâme.

Les extraits tirés de Lefrère montrent clairement que, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, la question n’est pas du tout réglée et que tous les doutes sont permis. En effet, Lefrère prend pour parole d’évangile le témoignage des « Européens qui avaient vécu en Abyssinie ». C’est comme si l’on demandait aux pieds-noirs d’écrire l’histoire de la guerre d’Algérie ! Et ce témoignage vaut en effet son pesant d’or comme monument de mauvaise foi, ou comment se donner de la respectabilité tout en étalant un racisme à peine voilé : « les trafics obscurs des Bédouins », pas de ça chez nous, monsieur !  (Malheureusement pour Rimbaud, son nom est associé à cette lettre.) Il faut bien mal connaître la littérature européenne pour prendre ce numéro de notables indignés pour argent comptant : ces protectorats grouillaient de picaros qui auraient vendu leur mère pour une affaire, d’aventuriers cherchant une fortune rapide, des Monfreid trafiquants de drogue (cf. Trilogie du haschich, La croisière du haschich…) et… des Rimbaud trafiquants d’esclaves, même s’il a pu s’agir de simple convoyage. Sans doute suffisait-il d’organiser une caravane pour que des esclaves s’y trouvent forcément. C’est le principe de la caravane : le marchand qui l’organise ne transporte pas que sa propre marchandise mais aussi celle d’associés. Ce numéro de notable indigné, chez Rimbaud (mais il a dû se contenter de signer un texte de ce Labatut), laisse rêveur.

Or « tous les Européens », dit Lefrère, dénonçaient la légende d’un Frangui négrier ; cependant la « légende » elle-même s’appuyait sur des sources diplomatiques occidentales ! Exploitées tendancieusement, dit-on, mais comment peut-on se tromper à ce point ? Comment une exploitation tendancieuse de documents diplomatiques, qui sont des sources d’information pour le gouvernement et sont donc en général d’une parfaite clarté, peut-elle faire d’un honnête marchand un négrier ? Ce fait en lui-même paraît extraordinaire. Lefrère affirme que lesdits consulats étaient informés par leurs « services spéciaux », et en parlant de ces services, ainsi nommés entre parenthèses par lui-même, de la façon suivante : « Ainsi ont toujours fonctionné les ‘services spéciaux’ », il laisse entendre que ces services sont peu scrupuleux, un sous-entendu sans fondement.

Je pense plutôt que les sources diplomatiques en question doivent bien décrire une participation de Rimbaud au trafic d’esclaves, en quelque sorte par la force des choses, à savoir, comme je l’ai dit plus haut, qu’à moins de mesures administratives fortes, comme dans les protectorats britanniques voisins, un marchand dans ces régions était forcément plus ou moins mêlé au trafic d’esclaves, mais la véritable situation à cet égard est toujours un peu occulte, un voile tend à la couvrir : que l’on songe à l’universalité du langage crypté qui sert à désigner les esclaves jusques et y compris dans la comptabilité commerciale, « l’ébène » pour les noirs, « les cochons de lait » pour les coolies chinois…

Lefrère le reconnaît lui-même qu’«[i]l était pourtant arrivé à des Européens d’associer leur caravane à celle de convoyeurs d’esclaves ». Le « pourtant » semble indiquer ici que cette affirmation contredit le témoignage des Européens en Abyssinie. Or Lefrère ne remet nullement en cause ce témoignage, qui lui sert au contraire à démystifier la légende, et il ne devrait donc pas garder ce « pourtant » : selon lui, visiblement, que des Européens aient associé leurs caravanes à celles de convoyeurs d’esclaves n’en fait pas pour autant des convoyeurs d’esclaves eux-mêmes. Or il se trompe en cela car l’associé est une partie prenante de l’association. C’est exactement ce que j’ai décrit sous le nom de « force des choses » : ces marchands étaient en quelque sorte des négriers passifs, si l’on veut, mais néanmoins des négriers, car il aurait fallu une ferme politique de prohibition, comme chez les Anglais, pour qu’ils ne le fussent point.

Sans doute la principale raison de la politique accommodante de la Troisième République est que la métropole ne voulait pas s’aliéner ses marchands. Rimbaud l’a souligné, l’interférence de la métropole aurait ruiné son commerce. Mais quand les biographes citent son éclectique marchandise, dont les casseroles, il paraît évident qu’il faut voir cet inventaire moins comme successif que comme simultané, chacune ou la plupart de ses caravanes comportaient à la fois des armes, du moka, des casseroles… Des esclaves. Ses marchandises mais aussi celles d’associés. Et le marchand occidental devait à peu près forcément avoir des associés locaux. L’interférence aurait ruiné tout le commerce des marchands français, sauf à adopter, autrement, des formes de ségrégation stricte, d’apartheid, ce que les Anglais faisaient par ailleurs dans leurs protectorats et colonies mais pas nous, Français, dans les nôtres.

Examinons plus attentivement quelques affirmations de Lefrère sur ces questions.

ii

« Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. »

Très étrange formulation. « Le problème est aujourd’hui réglé », à savoir Rimbaud n’a pas été négrier. Qui donc a réglé le problème ? Lefrère pond une biographie de près de 1.500 pages après avoir été pêché toutes sortes de documents inconnus mais il écrit comme s’il n’apportait rien de nouveau sur le sujet et que le problème avait déjà été réglé avant qu’il découvre ces documents et prenne la plume pour les présenter. Le problème a donc été réglé avant que tous les documents soient connus, et dès lors on peut supposer qu’on l’a réglé dans le sens que l’on voulait.

Lefrère confirme la démystification, il ne prétend pas régler lui-même le problème, car s’il le prétendait il aurait écrit de la manière suivante : « Je règle enfin le problème avec mes recherches ici documentées, ce qui me permet de mettre un terme à la réputation de trafiquant d’esclaves entachant la mémoire de Rimbaud et prévalant jusqu’à ce jour. » Mais non, la mauvaise réputation de Rimbaud a « longtemps » entaché la mémoire du poète, et ce forcément avant que quelqu’un d’autre que Lefrère ne rétablisse la vérité puisqu’au moment où Lefrère écrit, cette mauvaise réputation serait déjà en partie oubliée vu que l’on pourrait –certes tout de même difficilement – la passer sous silence. Qui donc a rétabli la vérité ? Une chose est sûre, ce n’est pas l’Irlandaise Enid Starkie.

La rédaction de Lefrère est au fond tellement grotesque qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il cherche à introduire sa propre conception en contrebande dans l’état des connaissances sur la question.

iii

« Labatut, Savouré, Borelli, lorsqu’ils résidaient dans le Choa, en avaient [des esclaves] à leur service dans leurs habitations. »

Le même négociant français Pierre Labatut écrit avec Rimbaud une lettre où l’on peut lire que leurs « affaires sont tout à fait indépendantes des trafics obscurs des Bédouins » et que « [p]ersonne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave ». Cela fait partie des témoignages qui permettent à Lefrère de conclure que ni Rimbaud ni aucun autre Occidental ne pratiquaient le trafic d’esclaves.

Or Lefrère aurait-il pu retenir ce témoignage s’il avait observé l’absurdité d’une telle affirmation sous la plume d’une personne, Labatut, ayant des esclaves à son service ? À qui Labatut achetait-il ses esclaves ? Si c’est, même indirectement, à des Bédouins, il avait des liens avec les « trafics obscurs » de ces derniers, quoi qu’il en ait dit. Et si c’est à des Occidentaux, ne serait-ce que par exemple dans la mesure où les esclaves auraient été vendus avec la maison achetée par Labatut et à laquelle ils étaient attachés en vertu d’un droit commercial local esclavagiste, alors des Occidentaux se livraient au trafic d’esclaves puisque même dans le cas envisagé, la moins compromettante des hypothèses, ils vendaient une maison avec des esclaves plutôt que d’affranchir ceux-ci.

Autrement dit, Lefrère n’est nullement fondé à ponctuer la citation de cette lettre par les mots : « Rien d’inexact dans cette affirmation ». Au contraire, c’est un mensonge flagrant de la part de Labatut (et de Rimbaud), et Lefrère aurait dû le savoir puisque c’est lui-même qui nous apprend que Labatut était maître d’esclaves. On ne peut prêter foi à l’affirmation que les affaires de Labatut n’avaient rien à voir avec les « trafics obscurs des Bédouins » (sauf, évidemment, à ne considérer que celles de ces affaires où les esclaves n’entrent pas en ligne de compte !) et en même temps qu’aucun Européen ne se livrait au trafic d’esclaves† (en dehors du fait déjà souligné que les Européens ne peuvent pas « tous » avoir dénoncé la « légende » puisqu’elle est justement née dans des milieux européens, à savoir anglais et italiens). Lefrère n’a pas été capable de comprendre les implications de la condition de maître d’esclaves, le fait qu’elles démentent formellement l’affirmation relative aux affaires de Labatut. C’est assez dire le faible discernement de Lefrère dans toutes ces questions et donc l’absence de valeur de ses conclusions.

†Labatut et Rimbaud écrivent : « Personne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave, à la côte ni dans l’intérieur. » Pour certains casuistes, même si des Européens vendaient ou achetaient des esclaves au vu et au su des auteurs de cette phrase, elle ne serait pas encore un mensonge car le fait sur lequel elle porte, dans la forme, est que « personne n’oserait avancer » une telle chose, ce qui peut être vrai même si ce trafic était courant parmi les Européens. Cela voudrait alors simplement dire que la chose était passée sous silence. Or, quoi qu’en pensent les casuistes, ça n’en reste pas moins un mensonge car le contexte rend suffisamment clair que ce que Labatut et Rimbaud entendent communiquer est que ce trafic n’existe pas chez les Européens (l’information principale est contenue dans la proposition subordonnée), et si la forme crée une ambiguïté, celle-ci est imputable soit à une volonté de pouvoir nier le cas échéant, par un moyen grossier, avoir menti, soit à une maladresse d’expression qui rend quelque chose de parfaitement clair légèrement confus. En l’occurrence, la proposition principale n’est qu’une figure de rhétorique n’ayant d’autre but que de rendre l’hypothèse contraire moins défendable encore : « Le fait est si vrai que personne n’oserait avancer le contraire. »

iv

Enfin, Lefrère nous informe que les Français de ces parages possédaient des esclaves et j’ai dit ce qu’il fallait penser de la différence, moralement parlant, entre un maître d’esclaves et un trafiquant d’esclaves, à savoir qu’elle est nulle. Dès lors qu’il est avéré que Rimbaud fut lui-même maître d’esclaves ou chercha à l’être, la supposée démystification de la légende de Rimbaud négrier n’est pas de nature à soulager les Assis dans leur compulsion à encenser le poète.

Il est vrai que Lefrère parle des Européens ayant vécu en Abyssinie tandis que les sources de Starkie sont des consulats européens au Yémen. Mais s’il faut avoir vécu en Abyssinie pour connaître la situation locale, pourquoi ces consulats se sont-ils cru autorisés à parler de cette situation en connaisseurs ? Et si ces consulats pouvaient être bien informés, comme ils le pensaient (ce que nous admettrons si nous sommes dépourvus de parti pris sur la compétence des « services spéciaux »), le témoignage des Européens d’Abyssinie, fût-il unanime, est contredit par d’autres sources européennes fiables. Il faudrait donc expliquer les motifs pouvant pousser une critique et philologue comme Enid Starkie à délibérément altérer le sens des documents. En l’occurrence, il ne semble que trop évident que la critique française se vautre dans un vil chauvinisme, écartant des sources étrangères sous des prétextes futiles dans le but de sauver la réputation d’un poète national. Enid Starkie peut être regardée à cet égard comme un critique bien plus neutre.

De fait, la discussion du sujet par Lefrère est une pure diversion sur fond de chicane. Dépenser tant d’énergie à montrer que Rimbaud n’a jamais vendu un esclave pour reconnaître sans difficulté qu’il en achetait (ou souhaitait en acheter) est dérisoire. Rimbaud était négociant dans ces régions et à la recherche d’esclaves pour le servir dans ses activités commerciales. « Je vous confirme très sérieusement ma demande d’un très bon mulet et de deux garçons esclaves. » Cette phrase est tirée d’une lettre de Rimbaud du 20 décembre 1889, citée par Lefrère, qui ajoute : « Que Rimbaud – parce qu’il pouvait manquer de domestiques ou de porteurs – ait souhaiter acheter deux esclaves à Ilg est un fait. » Certes, manquer de domestiques ou de porteurs est un motif extrêmement légitime pour vouloir se procurer des esclaves… Si l’idée d’un Rimbaud vendant des esclaves est insupportable à Lefrère, celle qu’il en achète n’entache selon lui aucunement la réputation du poète ! Car, si je comprends bien, ce dernier point est excusable en raison des mœurs locales de l’époque. Or, non seulement le fait d’être négrier pourrait lui aussi s’excuser par les mœurs des temps et des lieux, mais les mœurs en question, comme Lefrère le reconnaît lui-même, sont celles des seuls Français dans ces protectorats et non, par exemple, celles de leurs voisins anglais, si bien que ces mœurs sont en réalité liées à la politique spécifique de la Troisième République française, politique que j’ai qualifiée d’infâme, et n’avaient déjà rien que de très relatif pour elles dans un milieu occidental.

L’État ne peut commémorer à grands flonflons un Rimbaud négrier ou maître d’esclaves, il devrait donc s’abstenir de ce genre de manifestations pitoyables plutôt que de balayer la poussière sous le tapis et d’inciter, même passivement, du simple fait de la non-séparation de la culture et de l’État, des chercheurs avides de reconnaissance officielle à balayer.