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Rimbaud négrier

Rimbaud négrier,
ou Pour la séparation de la culture et de l’État

Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. (Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, 2001)

À la suite de mon essai Réexamen de la relation entre Verlaine et Rimbaud (ici), dans lequel je rappelle – et étaye – l’hypothèse d’une conversion de Rimbaud à l’islam, des amis ont appelé mon attention sur différents éléments que je n’ai pas discutés dans ledit essai, en particulier concernant la « seconde vie » de Rimbaud comme négociant en Afrique. En examinant ces matériaux, qui cherchent à nier le fait que Rimbaud fût impliqué dans le trafic d’esclaves, j’ai acquis la conviction que Rimbaud fut impliqué dans le trafic d’esclaves.

Ma connaissance très partielle de la documentation de l’affaire, à savoir seulement de ce qui vient d’être porté à mon attention, ne m’empêche pas de publier le présent essai car je suis assuré de trouver la confirmation de mon point de vue argumenté en lisant à l’avenir davantage de sources connues. En effet, ce que l’on m’a donné à connaître de ces sources est si peu de nature à écarter l’hypothèse d’un Rimbaud négrier que je sais par avance qu’elles sont dans l’ensemble peu catégoriques et au mieux sujettes à interprétation (en l’absence de nouvelles découvertes).

On comprend donc que c’est par ironie que j’ai placé la citation du biographe de Rimbaud, le médecin Jean-Jacques Lefrère (1954-2015), en exergue de cet essai : le problème n’est réglé que pour ceux que dérange la vérité d’un Rimbaud négrier. Son expression trahit d’ailleurs le véritable état d’esprit de l’auteur : il s’agit d’un problème à régler, au mieux des intérêts considérés, plutôt qu’à trancher, au service de la vérité.

Musée Rimbaud à Harar (Source : compte Twitter de l’ambassade d’Éthiopie en France, Espagne, Portugal et Vatican)

I
Allah kerim

Avant d’aller plus avant, un petit complément au précédent billet. Un ami m’a présenté une interprétation possible des derniers mots de Rimbaud sur son lit de mort – à savoir, selon son biographe et beau-frère, le poète Paterne Berrichon, « Allah kerim ! » (voyez le Réexamen) – par une réminiscence dans le moment où Rimbaud mourant voyait défiler sa vie. Il aurait pu avoir été marqué par un épisode de tumulte à Harar au cours duquel une population affamée assiégea la factorerie française Bardey aux cris de « Allah kerim ! »

Ce serait la première fois que j’entends dire que les dernières paroles d’un mourant sont dues à une hallucination, comme si Rimbaud se voyait en mendiant désespéré à l’assaut de la factorerie. Mais peut-être que la fièvre des suites de l’amputation aidant… Or, comme il n’a pas crié « Arrête, pauvre Lelian, tu me fais mal ! », on peut subodorer qu’il n’y a pas eu d’acte homosexuel, n’est-ce pas ? À part ça, il faut admettre, si l’on admet cette version, que c’est un cri typique de musulman qui rend l’âme.

Or pourquoi Paterne Berrichon, son beau-frère, marié à la très croyante Isabelle Rimbaud, aurait-il inventé une chose pareille, comme s’il voulait promouvoir l’islam. Est-ce crédible ? Faut-il croire qu’Isabelle Rimbaud et lui interprétaient ce cri comme celui d’un chrétien en arabe, car les Arabes chrétiens appellent également Dieu Allah ? Mais les chrétiens ont-ils eux-mêmes cette formule « Allah kerim » ? Il est permis d’en douter. Et si c’était le cas, pourquoi Rimbaud exprimerait-il en arabe son retour à la foi de ses pères ? Cela n’aurait aucun sens. Je persiste et signe : c’est un cri typique de musulman qui rend l’âme.

II
Documentation

i

Parmi les sources alléguant le trafic d’esclaves de Rimbaud, on peut passer rapidement sur la presse de l’époque, par exemple L’Écho de Paris, qui en 1891 qualifiait Rimbaud de « négrier de l’Ouganda ». Dans le même journal, le journaliste Edmond Lepelletier l’appela un « pourvoyeur de nègres ». On souligne en général dans ce dernier témoignage l’animosité du journaliste ami de Verlaine envers Rimbaud, contre lequel il avait pris parti dans un livre sur son ami Verlaine, et l’on voit donc dans son article sur le négrier une diffamation pour raisons personnelles, mais ce n’est d’aucune portée dans la discussion puisque Lepelletier n’a pas concocté lui-même cette histoire de traite d’esclaves, qu’au pire il a enrobée dans un langage venimeux.

ii

De bien plus de poids sont les affirmations de la critique irlandaise Enid Starkie dans son Rimbaud en Abyssinie (1931, en français) et Rimbaud in Abyssinia (1937). À l’appui de l’affirmation selon laquelle Rimbaud se livrait au trafic d’esclaves, Enid Starkie se réfère à des sources diplomatiques étrangères, à savoir le gouverneur anglais et le consul italien d’Aden.

Sur la foi du biographe Jean-Jacques Lefrère, un ami m’écrit que « par la suite, il a été unanimement admis que les documents sur lesquels Enid Starkie appuyait son argumentation étaient présentés de manière tendancieuse ».

iii

Dans la documentation dont je dispose, Jean-Jacques Lefrère est le principal pourvoyeur de la supposée démystification. Voici, avant de les discuter, quelques citations de sa biographie de Rimbaud de près de 1.500 pages dans la seconde édition (1.250 pages dans la première).

« Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. » (C’est la citation que nous avons placée en exergue du présent essai.)

« Le monopole de ce trafic dans cette région était tenu par la famille des Abou Bekr, qui en tirait l’essentiel de ses revenus. Si Rimbaud approuvait la passivité des autorités françaises, c’était que l’interdiction de la traite eût entraîné par contrecoup, de la part des Abou Bekr, l’immobilisation des caravanes pour l’intérieur. En décembre 1885, une telle situation eût été désastreuse pour ses affaires. »

« Si Ménélik interdisait officiellement leur vente dans son royaume, il fermait les yeux sur leur achat. Tout en feignant de proscrire la traite, il laissait aussi passer les convois des Abou Bekr, qui, dans le cas contraire, eussent empêché le départ des livraisons d’armes au Choa. Comme de telles caravanes ne pouvaient partir de Zeilah, localité tenue par les Anglais, c’eût été une catastrophe pour Ménélik, qui se préparait à une guerre avec son empereur. »

« Plusieurs Européens vivant en Abyssinie possédaient des esclaves sans soulever l’indignation de leurs compatriotes. Labatut, Savouré, Borelli, lorsqu’ils résidaient dans le Choa, en avaient à leur service dans leurs habitations. »

 « Tous les Européens qui avaient vécu en Abyssinie devaient plus tard dénoncer l’absurdité de la légende d’un Rimbaud négrier : une telle activité était totalement impossible pour un Frangui. Rimbaud et Labatut brandissaient déjà cet argument dans leur lettre du 15 avril 1886 au ministre français des Affaires étrangères : ‘l’exportation des esclaves […] [[coupure par Lefrère lui-même]] existe entre l’Abyssinie et la côte, depuis la plus haute antiquité, dans des proportions invariables. Mais nos affaires sont tout à fait indépendantes des trafics obscurs des Bédouins. Personne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave, à la côte ni dans l’intérieur.’ Rien d’inexact dans cette affirmation. Il était pourtant arrivé à des Européens d’associer leur caravane à celle de convoyeurs d’esclaves. »

Tous les Européens dénonçaient l’absurdité d’un Frangui, un Européen, trafiquant d’esclaves, mais c’était pourtant arrivé ! Je souligne ce point d’emblée car Lefrère passe la contradiction sous silence, alors que ce témoignage ne vaut rien. Car associer une caravane à celle d’un convoyeur d’esclaves, c’est former une association commerciale et être partie à ce titre : voyez plus loin la question du commerce caravanier.

« En décembre 1885, de Tadjourah où il préparait sa caravane d’armes, Rimbaud signalait à sa famille que la localité vivait surtout du commerce des esclaves : ‘D’ici partent les caravanes des Européens pour le Choa, très peu de chose, et on ne passe qu’avec de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces côtes étant devenus ennemis des Européens depuis que l’Amiral anglais Hewett a fait signer à l’empereur Jean [Johannès] [[précision de Lefrère]] du Tigré un traité abolissant la traite des esclaves. Cependant sous le protectorat français on ne cherche pas à gêner la traite, et cela vaut mieux. N’allez pas croire que je sois devenu marchand d’esclaves.’ »

« Faut-il s’étonner que, dans sa correspondance, Rimbaud – acheteur mais non vendeur d’esclaves – n’ait pas la moindre parole d’indignation pour le sort des Noirs enlevés et amenés en Arabie ? »

Poser la question, c’est y répondre, et le lecteur aura déjà compris en quel sens, dans l’étrange état d’esprit de Jean-Jacques Lefrère.

III
Discussion

i

Les dénégations de Rimbaud à sa mère, dans la lettre de décembre 1885, ne sont pas d’un grand poids. Mort en 1891, il a pu se mettre à cette activité après la rédaction de cette lettre, mais surtout il a pu mentir plutôt que d’avouer quelque chose qui serait passé pour un crime et un péché. C’est pour une semblable raison que je doute de la version devenue officielle car je ne vois que trop l’intérêt à balayer la poussière sous le tapis s’agissant d’une figure tellement officialisée et parée de tous les hommages étatiques des Assis. C’est celui qui dit « tendancieux » qui l’est, si vous voulez mon avis. Car si cette version devait être maintenue, l’establishment politico-médiatique ne pourrait tout simplement plus continuer de rendre ce culte hypocrite au poète, l’éducation nationale devrait renoncer à imprimer des affiches avec son portrait, un Ballamou ne pourrait plus en parler la larme à l’œil, car il y aurait toujours des gens pour dire : « Ah oui, le marchand d’esclaves ! » et cela en couvrirait beaucoup de honte.

On relèvera, dans cette même lettre de Rimbaud, la politique accommodante du protectorat français. Je trouve hautement significatif que des Français possédassent des esclaves en Abyssinie à l’époque alors que l’esclavage était interdit chez nous depuis 1848. Un maître d’esclaves n’est moralement guère différent d’un trafiquant, car sans le maître il n’y aurait pas de trafiquant. Vous trouverez peu de gens aujourd’hui pour dire que cette politique accommodante n’était pas écœurante. Et quand on pense que c’est Mussolini qui abolit l’esclavage en Éthiopie, en prenant ce prétexte comme justification morale de sa conquête, on se dit qu’un pays comme la France qui laissait ses ressortissants posséder des esclaves là-bas était bien mal placé, moralement parlant, pour s’élever contre une telle croisade, car cette opposition ne pouvait guère avoir en la circonstance le moindre fondement moral. Autrement dit, si Rimbaud était lui-même maître d’esclaves, cette vérité elle-même n’aurait aucune chance de prospérer : ce serait, comme l’autre, de la poussière à mettre sous le tapis par le révisionnisme d’État.

La France faisait sans doute bien, comme Rimbaud le pensait, de ne pas interférer avec la traite parmi les populations locales du protectorat, mais je suis choqué qu’elle ait permis à ses ressortissants de s’insérer dans ce système ou d’y rester, comme maîtres d’esclaves, car en le leur interdisant comme à tout Français sur le sol national elle n’aurait pas interféré avec les coutumes locales tout en étant cohérente avec elle-même et sa loi. Cette politique est donc coupable sur ce point et la Troisième République doit être vitupérée pour cette tolérance infâme.

Les extraits tirés de Lefrère montrent clairement que, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, la question n’est pas du tout réglée et que tous les doutes sont permis. En effet, Lefrère prend pour parole d’évangile le témoignage des « Européens qui avaient vécu en Abyssinie ». C’est comme si l’on demandait aux pieds-noirs d’écrire l’histoire de la guerre d’Algérie ! Et ce témoignage vaut en effet son pesant d’or comme monument de mauvaise foi, ou comment se donner de la respectabilité tout en étalant un racisme à peine voilé : « les trafics obscurs des Bédouins », pas de ça chez nous, monsieur !  (Malheureusement pour Rimbaud, son nom est associé à cette lettre.) Il faut bien mal connaître la littérature européenne pour prendre ce numéro de notables indignés pour argent comptant : ces protectorats grouillaient de picaros qui auraient vendu leur mère pour une affaire, d’aventuriers cherchant une fortune rapide, des Monfreid trafiquants de drogue (cf. Trilogie du haschich, La croisière du haschich…) et… des Rimbaud trafiquants d’esclaves, même s’il a pu s’agir de simple convoyage. Sans doute suffisait-il d’organiser une caravane pour que des esclaves s’y trouvent forcément. C’est le principe de la caravane : le marchand qui l’organise ne transporte pas que sa propre marchandise mais aussi celle d’associés. Ce numéro de notable indigné, chez Rimbaud (mais il a dû se contenter de signer un texte de ce Labatut), laisse rêveur.

Or « tous les Européens », dit Lefrère, dénonçaient la légende d’un Frangui négrier ; cependant la « légende » elle-même s’appuyait sur des sources diplomatiques occidentales ! Exploitées tendancieusement, dit-on, mais comment peut-on se tromper à ce point ? Comment une exploitation tendancieuse de documents diplomatiques, qui sont des sources d’information pour le gouvernement et sont donc en général d’une parfaite clarté, peut-elle faire d’un honnête marchand un négrier ? Ce fait en lui-même paraît extraordinaire. Lefrère affirme que lesdits consulats étaient informés par leurs « services spéciaux », et en parlant de ces services, ainsi nommés entre parenthèses par lui-même, de la façon suivante : « Ainsi ont toujours fonctionné les ‘services spéciaux’ », il laisse entendre que ces services sont peu scrupuleux, un sous-entendu sans fondement.

Je pense plutôt que les sources diplomatiques en question doivent bien décrire une participation de Rimbaud au trafic d’esclaves, en quelque sorte par la force des choses, à savoir, comme je l’ai dit plus haut, qu’à moins de mesures administratives fortes, comme dans les protectorats britanniques voisins, un marchand dans ces régions était forcément plus ou moins mêlé au trafic d’esclaves, mais la véritable situation à cet égard est toujours un peu occulte, un voile tend à la couvrir : que l’on songe à l’universalité du langage crypté qui sert à désigner les esclaves jusques et y compris dans la comptabilité commerciale, « l’ébène » pour les noirs, « les cochons de lait » pour les coolies chinois…

Lefrère le reconnaît lui-même qu’«[i]l était pourtant arrivé à des Européens d’associer leur caravane à celle de convoyeurs d’esclaves ». Le « pourtant » semble indiquer ici que cette affirmation contredit le témoignage des Européens en Abyssinie. Or Lefrère ne remet nullement en cause ce témoignage, qui lui sert au contraire à démystifier la légende, et il ne devrait donc pas garder ce « pourtant » : selon lui, visiblement, que des Européens aient associé leurs caravanes à celles de convoyeurs d’esclaves n’en fait pas pour autant des convoyeurs d’esclaves eux-mêmes. Or il se trompe en cela car l’associé est une partie prenante de l’association. C’est exactement ce que j’ai décrit sous le nom de « force des choses » : ces marchands étaient en quelque sorte des négriers passifs, si l’on veut, mais néanmoins des négriers, car il aurait fallu une ferme politique de prohibition, comme chez les Anglais, pour qu’ils ne le fussent point.

Sans doute la principale raison de la politique accommodante de la Troisième République est que la métropole ne voulait pas s’aliéner ses marchands. Rimbaud l’a souligné, l’interférence de la métropole aurait ruiné son commerce. Mais quand les biographes citent son éclectique marchandise, dont les casseroles, il paraît évident qu’il faut voir cet inventaire moins comme successif que comme simultané, chacune ou la plupart de ses caravanes comportaient à la fois des armes, du moka, des casseroles… Des esclaves. Ses marchandises mais aussi celles d’associés. Et le marchand occidental devait à peu près forcément avoir des associés locaux. L’interférence aurait ruiné tout le commerce des marchands français, sauf à adopter, autrement, des formes de ségrégation stricte, d’apartheid, ce que les Anglais faisaient par ailleurs dans leurs protectorats et colonies mais pas nous, Français, dans les nôtres.

Examinons plus attentivement quelques affirmations de Lefrère sur ces questions.

ii

« Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. »

Très étrange formulation. « Le problème est aujourd’hui réglé », à savoir Rimbaud n’a pas été négrier. Qui donc a réglé le problème ? Lefrère pond une biographie de près de 1.500 pages après avoir été pêché toutes sortes de documents inconnus mais il écrit comme s’il n’apportait rien de nouveau sur le sujet et que le problème avait déjà été réglé avant qu’il découvre ces documents et prenne la plume pour les présenter. Le problème a donc été réglé avant que tous les documents soient connus, et dès lors on peut supposer qu’on l’a réglé dans le sens que l’on voulait.

Lefrère confirme la démystification, il ne prétend pas régler lui-même le problème, car s’il le prétendait il aurait écrit de la manière suivante : « Je règle enfin le problème avec mes recherches ici documentées, ce qui me permet de mettre un terme à la réputation de trafiquant d’esclaves entachant la mémoire de Rimbaud et prévalant jusqu’à ce jour. » Mais non, la mauvaise réputation de Rimbaud a « longtemps » entaché la mémoire du poète, et ce forcément avant que quelqu’un d’autre que Lefrère ne rétablisse la vérité puisqu’au moment où Lefrère écrit, cette mauvaise réputation serait déjà en partie oubliée vu que l’on pourrait –certes tout de même difficilement – la passer sous silence. Qui donc a rétabli la vérité ? Une chose est sûre, ce n’est pas l’Irlandaise Enid Starkie.

La rédaction de Lefrère est au fond tellement grotesque qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il cherche à introduire sa propre conception en contrebande dans l’état des connaissances sur la question.

iii

« Labatut, Savouré, Borelli, lorsqu’ils résidaient dans le Choa, en avaient [des esclaves] à leur service dans leurs habitations. »

Le même négociant français Pierre Labatut écrit avec Rimbaud une lettre où l’on peut lire que leurs « affaires sont tout à fait indépendantes des trafics obscurs des Bédouins » et que « [p]ersonne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave ». Cela fait partie des témoignages qui permettent à Lefrère de conclure que ni Rimbaud ni aucun autre Occidental ne pratiquaient le trafic d’esclaves.

Or Lefrère aurait-il pu retenir ce témoignage s’il avait observé l’absurdité d’une telle affirmation sous la plume d’une personne, Labatut, ayant des esclaves à son service ? À qui Labatut achetait-il ses esclaves ? Si c’est, même indirectement, à des Bédouins, il avait des liens avec les « trafics obscurs » de ces derniers, quoi qu’il en ait dit. Et si c’est à des Occidentaux, ne serait-ce que par exemple dans la mesure où les esclaves auraient été vendus avec la maison achetée par Labatut et à laquelle ils étaient attachés en vertu d’un droit commercial local esclavagiste, alors des Occidentaux se livraient au trafic d’esclaves puisque même dans le cas envisagé, la moins compromettante des hypothèses, ils vendaient une maison avec des esclaves plutôt que d’affranchir ceux-ci.

Autrement dit, Lefrère n’est nullement fondé à ponctuer la citation de cette lettre par les mots : « Rien d’inexact dans cette affirmation ». Au contraire, c’est un mensonge flagrant de la part de Labatut (et de Rimbaud), et Lefrère aurait dû le savoir puisque c’est lui-même qui nous apprend que Labatut était maître d’esclaves. On ne peut prêter foi à l’affirmation que les affaires de Labatut n’avaient rien à voir avec les « trafics obscurs des Bédouins » (sauf, évidemment, à ne considérer que celles de ces affaires où les esclaves n’entrent pas en ligne de compte !) et en même temps qu’aucun Européen ne se livrait au trafic d’esclaves† (en dehors du fait déjà souligné que les Européens ne peuvent pas « tous » avoir dénoncé la « légende » puisqu’elle est justement née dans des milieux européens, à savoir anglais et italiens). Lefrère n’a pas été capable de comprendre les implications de la condition de maître d’esclaves, le fait qu’elles démentent formellement l’affirmation relative aux affaires de Labatut. C’est assez dire le faible discernement de Lefrère dans toutes ces questions et donc l’absence de valeur de ses conclusions.

†Labatut et Rimbaud écrivent : « Personne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave, à la côte ni dans l’intérieur. » Pour certains casuistes, même si des Européens vendaient ou achetaient des esclaves au vu et au su des auteurs de cette phrase, elle ne serait pas encore un mensonge car le fait sur lequel elle porte, dans la forme, est que « personne n’oserait avancer » une telle chose, ce qui peut être vrai même si ce trafic était courant parmi les Européens. Cela voudrait alors simplement dire que la chose était passée sous silence. Or, quoi qu’en pensent les casuistes, ça n’en reste pas moins un mensonge car le contexte rend suffisamment clair que ce que Labatut et Rimbaud entendent communiquer est que ce trafic n’existe pas chez les Européens (l’information principale est contenue dans la proposition subordonnée), et si la forme crée une ambiguïté, celle-ci est imputable soit à une volonté de pouvoir nier le cas échéant, par un moyen grossier, avoir menti, soit à une maladresse d’expression qui rend quelque chose de parfaitement clair légèrement confus. En l’occurrence, la proposition principale n’est qu’une figure de rhétorique n’ayant d’autre but que de rendre l’hypothèse contraire moins défendable encore : « Le fait est si vrai que personne n’oserait avancer le contraire. »

iv

Enfin, Lefrère nous informe que les Français de ces parages possédaient des esclaves et j’ai dit ce qu’il fallait penser de la différence, moralement parlant, entre un maître d’esclaves et un trafiquant d’esclaves, à savoir qu’elle est nulle. Dès lors qu’il est avéré que Rimbaud fut lui-même maître d’esclaves ou chercha à l’être, la supposée démystification de la légende de Rimbaud négrier n’est pas de nature à soulager les Assis dans leur compulsion à encenser le poète.

Il est vrai que Lefrère parle des Européens ayant vécu en Abyssinie tandis que les sources de Starkie sont des consulats européens au Yémen. Mais s’il faut avoir vécu en Abyssinie pour connaître la situation locale, pourquoi ces consulats se sont-ils cru autorisés à parler de cette situation en connaisseurs ? Et si ces consulats pouvaient être bien informés, comme ils le pensaient (ce que nous admettrons si nous sommes dépourvus de parti pris sur la compétence des « services spéciaux »), le témoignage des Européens d’Abyssinie, fût-il unanime, est contredit par d’autres sources européennes fiables. Il faudrait donc expliquer les motifs pouvant pousser une critique et philologue comme Enid Starkie à délibérément altérer le sens des documents. En l’occurrence, il ne semble que trop évident que la critique française se vautre dans un vil chauvinisme, écartant des sources étrangères sous des prétextes futiles dans le but de sauver la réputation d’un poète national. Enid Starkie peut être regardée à cet égard comme un critique bien plus neutre.

De fait, la discussion du sujet par Lefrère est une pure diversion sur fond de chicane. Dépenser tant d’énergie à montrer que Rimbaud n’a jamais vendu un esclave pour reconnaître sans difficulté qu’il en achetait (ou souhaitait en acheter) est dérisoire. Rimbaud était négociant dans ces régions et à la recherche d’esclaves pour le servir dans ses activités commerciales. « Je vous confirme très sérieusement ma demande d’un très bon mulet et de deux garçons esclaves. » Cette phrase est tirée d’une lettre de Rimbaud du 20 décembre 1889, citée par Lefrère, qui ajoute : « Que Rimbaud – parce qu’il pouvait manquer de domestiques ou de porteurs – ait souhaiter acheter deux esclaves à Ilg est un fait. » Certes, manquer de domestiques ou de porteurs est un motif extrêmement légitime pour vouloir se procurer des esclaves… Si l’idée d’un Rimbaud vendant des esclaves est insupportable à Lefrère, celle qu’il en achète n’entache selon lui aucunement la réputation du poète ! Car, si je comprends bien, ce dernier point est excusable en raison des mœurs locales de l’époque. Or, non seulement le fait d’être négrier pourrait lui aussi s’excuser par les mœurs des temps et des lieux, mais les mœurs en question, comme Lefrère le reconnaît lui-même, sont celles des seuls Français dans ces protectorats et non, par exemple, celles de leurs voisins anglais, si bien que ces mœurs sont en réalité liées à la politique spécifique de la Troisième République française, politique que j’ai qualifiée d’infâme, et n’avaient déjà rien que de très relatif pour elles dans un milieu occidental.

L’État ne peut commémorer à grands flonflons un Rimbaud négrier ou maître d’esclaves, il devrait donc s’abstenir de ce genre de manifestations pitoyables plutôt que de balayer la poussière sous le tapis et d’inciter, même passivement, du simple fait de la non-séparation de la culture et de l’État, des chercheurs avides de reconnaissance officielle à balayer.

Poésie de Beaton Galafa, du Malawi

Beaton Galafa est un jeune poète du Malawi, résidant à Blantyre. Après avoir publié dans diverses revues et anthologies, il vient de sortir cette année son premier recueil, This Body is an Empty Vessel (Ce corps est un vaisseau vide), aux éditions Mwanaka Media and Publishing, au Zimbabwe.

Beaton est un poète de langue anglaise et chichewa (ou chewa, langue officielle du Malawi avec l’anglais). Son recueil est en anglais. Après des études au Malawi ainsi qu’en Chine, où il a passé deux ans, il vient de décrocher un poste de maître de conférences à l’Université du Malawi. Beaton parle également français.

Beaton et moi sommes entrés en contact lorsqu’il publia sur son site en ligne, Nthanda Review, un compte rendu de traductions de poésie du Malawi parues sur mon blog (ici). Certaines de ces traductions ont été reprises dans le n° 277 de la revue Florilège de décembre 2019, à la rubrique « Poètes sans frontières », et cette publication a fait l’objet d’un article du Daily Times, au Malawi, que j’ai reproduit ici.

This Body is an Empty Vessel, préfacé par Mankhokwe Namusanya, est un recueil de 53 poèmes, dont j’ai traduit ici un choix de 21, avec l’aimable permission de Mwanaka Media and Publishing, que je remercie.

Marqué par la mort récente du père de Beaton, ce recueil est l’expression d’une voix originale et mûre, d’une poésie abondante en formules « justes dans l’absurde », pour reprendre une définition de l’art poétique par Pierre Reverdy (qui trouve cette justesse dans l’absurde chez les plus anciens poètes et les plus classiques, démontrant, s’il en était besoin, l’ineptie des écoles qui sont dans le dénigrement du passé, comme elles peuvent être aussi dans le dénigrement de la parole étrangère, les écoles du « nous maintenant »). Cette définition, ou cette manière d’approche, plutôt, revient à dire qu’est poétique ce qui est juste dans le domaine propre de la poésie. Autant la volonté de remodeler la logique a quelque chose de dérisoire quand elle est exprimée par de supposés graves philosophes, autant on ne saurait concevoir de poésie sans cet « absurde » qui cherche la beauté au-delà des choses : au-delà des choses parce que nous ne parlons pas de poésie descriptive, de la beauté des choses, mais de poésie ayant affaire à la beauté de la vérité. La poésie ne dit pas ce qu’est la vérité mais elle la montre, parce qu’il faut ressentir la vérité, le sens de la vie, et que nous avons un ressenti au-delà des choses qui nous entourent, ne serait-ce que dans le jeu gratuit du langage (ce que je ne crois néanmoins pas, contrairement à d’autres, qu’est la poésie). Cette beauté du vrai, c’est le travail du poète, et la poésie de Beaton Galafa est saillante.

This Body is an Empty Vessel de Beaton Galafa. Couverture par Denyse Agahozo. Le quatrième de couverture est également illustré : l’homme est plus avant dans le tunnel et il ne reste que son ombre, ce qui fait qu’en tournant le livre sur lui-même on regarde un dessin animé…

*

Dans un rêve (Inside a Dream)

Je suis de l’eau
répandue
d’un vase vide
sans fleurs,
serpentant à l’intérieur
de mes veines et dissimulée
en sang. Je vais sur
le chemin d’un ver
en direction de quelque lieu en
moi mort et pourri. Sa
forte puanteur stérilise
mes pensées tandis que j’essaie
de m’échapper de cages
dans des rêves tristes
de mon père et moi en
imaginaires conversations,
parfois dans des paysages de collines
près de bureaux ministériels,
d’autres fois à l’intérieur
de salles de conférence
où il me regarde
modeler trois chaises avec
de l’argile pour les placer dans un splendide
musée.

*

Arc-en-ciel (Rainbow)

Ces couleurs
aveuglent tes yeux.
Entre les deux
un brouillard te laisse
attendre que les étoiles et la lune
fusent du ciel et se répandent
dans la lumière des lampadaires à Lilongwe,
ce lieu où la poussière et la puanteur
de la ville s’écoulent dans
tes poumons. Certaines nuits de solitude
tu es pris dans des égouts
où tu te décomposes pour un nouveau départ
sous la terre et ils te retrouvent
triste et pourri le lendemain
matin. Le pire c’est quand
trois garçons te sortent les yeux
des orbites tandis que tu flottes sous
des ordures dérivant vers le sud avec
ton âme vide jusqu’au lac.

*

Corps vides (Empty Bodies)

Le son sifflant
de ma voix
enregistrée à partir
d’un téléphone gris argenté
sous oxygène
bloque le bruit d’un prédicateur
tandis que sa salive
et la sueur d’enfants
courant dans les rues
tombent sur le sol, attendant
que les pluies s’écoulent réunies
en rivières mourantes
jusqu’où l’humanité
au ventre vide
pisse son chagrin
sans savoir
ce qu’il y a à déballer
de corps vides qui
parfois ne contiennent
même pas
d’âmes sans domicile.

*

Oubliés (Forgotten)

le bout de mes doigts se rebelle
et court après le papier
l’un après l’autre
ils réduisent en lambeaux
de modernes livres d’histoire
saturés
d’hystérie révolutionnaire
comme si nous n’avions jamais dansé
avant que les chiens
aboient
et nous déchirent en petits morceaux
l’un après l’autre
engloutis par la terre
ou par des murs de prison
jusqu’à l’os.

*

Mère (Mother)

est le son
des oiseaux
avec des murmures de vent
couverts par des pleurs d’anges
et des berceuses de démons
gelés debout,
enfermé dans une maison mourante
qui ne vécut jamais vraiment.
si je n’étais pas ces débris
de métal à la recherche de
mendiants pour me ramasser et caresser,
ma mère
traversant une rivière à la nage
et trempée d’or
de la tête aux pieds,
nous dînerions
avec des rois et des reines,
nos tables rangées sous
la membrane des poches de tes yeux.

*

En mer (At Sea)

Sens le cœur de mon âme
et dis-moi
si l’on dirait aussi
la texture de ta paume, ou
les chemins perdus qui se croisent
au milieu,
flottant comme ton
esprit sur une mer démontée.
mon père vagabonde dans le vent
il cherche où dans les eaux
nous pourrions nager ensemble,
la tempête nous ballotant de-ci de-là,
un tir à la corde entre de nombreuses paires :
feu et eau, vie et mort, paix et
guerre.
ma mère pense qu’il n’est rien
que l’on puisse faire pour fondre l’iceberg
et laisser nos corps usés
dériver à l’autre bout de la mer.
la lune n’est pas d’accord,
elle portera nos ombres
vers l’avenir.
en échange nous laverons sa surface
à grandes eaux pour effacer la crasse et le sang
dans les empreintes de Neil Armstrong.

*

Ex nihilo (Out of Nothing)

entre
la douche et
une tasse de café
il y a un homme qui pense
que cet univers
s’est lui-même jeté hors
du néant.
quand rôdent les fantômes
dans son jardin
il se tapit dans
le seul coin sombre
méticuleusement aspergé d’insecticide
et d’une petite dose
d’eau bénite
volée aux glandes sudoripares
de la terre
au petit matin et à minuit.
il réinvente
sa forme
dépouillée de chair – cette
terre même
jaillie du néant –
tournant et tournant
seul dans du bois
pourri tandis que des voix
qui naguère disaient
l’aimer disparaissent
dans une nuit silencieuse.

*

Dieu (God)

un homme pense :
ce corps mien fut arraché
à des pages d’histoire.
ces mêmes histoires
de purges et de croyants
rampant dans des égouts
déchirent mon cœur en
petits morceaux que je répands
sur terre et mer
pour découvrir la vérité
enroulée dans
des papyrus ou cachée
dans des traits gravés sur
des arbres ou des rochers jusqu’à
ce que je rencontre ton père qui
me bande les yeux avec un brouillard
et demande comment je peux penser
que l’homme-singe
ait pu produire par son péché le chocolat noir
et que Dieu roula nos os
dedans avec une marque
sur notre front
pour que nos chasseurs
ne nous ratent pas
même dans les salons obscurs
de nos maisons silencieuses
quand des ivrognes lançaient
des cris de détresse dans les rues
d’Amérique.
nous n’aurions pas dû laisser
le choix au créateur.
nous aussi
en avion en bateau
nous prêcherions le salut
tandis que notre police bâillonne
son propre peuple et
lui tire dans le dos.

*

Vaisseau vide (Empty Vessel)

ni âme ni chair
juste un creux
ponctué d’os brisés,
la moelle pompée
par des esprits orphelins
errant dans des rues
de terre nue.
c’est un vaisseau : sirènes
et coups de fusil rongent mes nerfs,
minuit je vois un homme et une femme
se disputer le vide.
dans quelque direction que le vent souffle
je vais. je suis une carcasse avec
un nom et une famille dont je dois faire le deuil
quand ce qui reste de ma souche
se dissout dans un volcan, perdu
dans d’équatoriales forêts
où je suis étendu côte à côte avec
la chair et les os de saisons sans âge
de souffrance et malheur.

*

Jambe cassée (Broken Leg)

Ma vie
est une jambe cassée
qui me regarde essayer
de sauter des étages supérieurs
d’une maison en flammes.
je réserve cette douleur pour la fin.
je serai assis sur les cabinets
pensant être accroupi
dans des latrines, priant pour que
tandis que j’évacue peine et chagrin
le vent n’emporte pas
le toit ou ne me jette
nager avec les asticots,
respirer la puanteur de
cette fosse commune. vider
sa vessie après une nuit
à avaler du poison est
libérateur. tu marches sur la pointe des pieds
jusqu’à la fenêtre
afin de saluer le soleil
qui se lève pour un nouveau
jour misérable dans la vie
d’un fantôme.

*

Emporté par le vent (Blown Away)

au moindre souffle de vent
je sens les brûlures de mon corps
la peau s’effrite et sa poussière
vole
en particules tombant
sur la surface sèche des feuilles
d’un proche maquis.
si je dois partir, je m’élèverai
en fumée et suivrai les rayons
de lumière jusqu’au centre
du soleil. avec de longues avenues
remplies de vide
en moi, je ne peux ni me dissoudre
ni brûler. j’apporterai
mon tas de cendre avec moi
là où mon père et moi pourrons mettre à profit
un peu de boue et d’eau pour insuffler
la vie dans une nouvelle effigie
du créateur.

*

Je méprise vos héros (I Despise Your Heroes)

Ce pays va exploser.
Je suis assis là allongeant le cou
vers l’avenir
Je veux exploser avec lui.
Où il ira, j’irai.
J’écoute attentivement le vent
qui siffle en passant
après de longs jours ensoleillés.
Il n’apporte aucune nouvelle
mais exporte nos calamités
vers la mer où des pirates
s’en emparent et déchirent en petits morceaux
des papiers où sont debout
nos champs incendiés
et ce qui reste de nous
est l’histoire d’un petit enfant aux
jambes cassées ayant besoin de béquilles
et une larme dans l’œil
du compatissant qui vote des lois
en de lointains pays.
Vos héros s’accrochent à des cerfs-volants et volent
de-ci de-là, montent sur des estrades
pour faire du lobbying dans des salles vides
et s’égosillent
à parler des incendies qu’ils déclenchent
tandis qu’ils se battent avec les grands titres
de projets pour lesquels on reçoit des balles
et rase des maisons.
Toutes les nuits mon âme s’échappe
et regarde depuis la lune
le cycle recommencer
dans des courants chauds pendant que les hyènes
chassent les chiens loin dans la nuit
vidant les rues pour une meute
de loups et Dieu merci
il n’y avait pas d’églises pour enseigner
à vivre dans la raison
d’autrui.
Et je reste assis comme ça
tout la nuit attendant d’exploser
– comme tout le monde.

*

Employé de morgue (Morgue Attendant)

notez le moment,
après quelques heures nous voudrons
emporter ce corps.
qu’était-il pour vous ?
est. il est. ce qui reste
après que la terre nous a volés
la nuit dernière. d’abord sa voix
ensuite son corps frêle
en sueur quand la mort aspirait
le restant de chaleur
laissant la main de ma mère
posée calme sur son front
se glacer de douleur pendant que j’essayais
d’être courageux, la tristesse
me dévorait le cœur
morceau après morceau au souvenir
de mon incapacité à me battre
pour lui quand le monstre
ouvrit sa gueule. Tous nous le vîmes
ramper dans le salon
de notre maison qu’il appelait un musée
jusqu’à hier quand mon père
décida de recevoir ses ordres directement
de notre créateur.

*

En danger de néant (Peril of Emptiness)

Je passe mon temps
devant une table imaginaire
à réunir des mots échappés
dans des couteaux et des flèches
pour trancher dans le mutisme
de ces nuits candides
où assis nous festoyons
d’imaginations et hallucinations
de droiture.
Peut-être que si nous étions honnêtes
avec les lettres,
si nous leur avions expliqué
le danger
du néant
dans les cages de nos cerveaux,
elles seraient restées
sans difficulté
sachant que l’encre
disparaît
quand
imbibée
d’eau.
de cette manière nos souvenirs auraient adhéré
au gris de murs de prison pour toujours.

*

Soleil dans le désert (Sun in the Desert)

je veux sortir de chez moi,
sentir la douceur du vent qui souffle
son air frais dans mes poumons
et rire du soleil qui pend
là-bas, tremblant. mais
l’obscurité m’effraie. je reconsidère
l’idée de plumer
cette dinde un matin d’hiver.
la nuit a emporté mon père
en nous invitant par traîtrise à dormir ou
fermer les yeux. j’ai toujours eu peur
que mes os fondent ou que ma peau
brûle en sortant par un jour ensoleillé.
combien de soleils a le désert
pour que tous ceux qui percent
son cœur se changent en sable avant
que les mers et les océans aient la moindre
chance de recevoir leur livre de chair ?

*

Prodigue (Prodigal)

La mort
par
ulcères
ou
la mort
par
pneumonie. Je choisis de courir jusqu’à la montagne
où personne ne trouvera un corps dont arracher les poumons
et jeter les pansements dans l’acide ou duquel incinérer l’estomac
quand le stress et le poivre m’enchaînent à des murs fatals.
Je vagabonderai librement dans les airs loin du paradis
et loin des affres de l’homme et de son étrange pandémie.
Je veux réécrire l’histoire de l’homme quand la maladie sera terminée
Je veux que le prochain homme noir s’assoie au bord du lac Malawi
et se souvienne d’un passé qu’il ne vivra qu’à travers les malheurs
qui nous sont advenus quand nous ne regardions pas, quand chauve-souris et labos
partirent en guerre pour savoir qui devait régner – l’Ouest ou l’Est.

*

Femme (Woman)

À présent que tu es là,
tous les chemins mènent à toi,
comme un million de statues d’or
debout contre des murs et assises
sur le sol de temples de montagne,
une mère avec un nimbe du jaune
du soleil peint autour de la tête
et portant un bébé dans son giron,
une image de vide rôdant
dans nos têtes,
et un modèle des mots
dans lesquels ils nous rangèrent
lorsqu’ils passèrent des décrets contre les vagabonds.
tu enserres mon âme dans
les fils huileux du noir de tes tresses.
nous devons créer notre propre monde et
permettre à ton ventre d’enfanter des dieux noirs
pour libérer nos ancêtres des chaînes
de l’esclavage avec lesquelles ils bâillonnent nos gènes
la terre avec l’âge s’éloignant de nos récits

*

Vide (Void)

Dans cette chanson
j’entends des choses.
ma mère partagea
son cœur entre nous,
la poussière du corps de mon père
a rempli le puits insatiable.
nous écouterons les vents
hurlant au sujet de créatures
avec des oiseaux perchés
les uns sur les autres pour former des cornes.
quel courage, mon père rampe le long de monstres
et ma mère chante des berceuses pour piéger les nuits
dans nos yeux.
je refuse de me cacher dans les rêves,
tout seul dans le noir,
je ne sais comment le néant
a pu ramer des confins de la terre
pour réclamer la moitié de ma vie chaque fois
que l’homme dans mes rêves essaie de s’échapper
dans l’abysse de bonheur que je suis.
ce monde n’est pas l’ombre
qu’il voit dans les chutes d’eau sous l’illusion
du clair de lune.

*

Des héros (Heroes)

J’ai arrêté de compter.
jours, mois, années…
cela importe à ceux
dont les paumes restent parfumées
de lait et de miel
dans les si nombreuses lunes
que la nuit tu congèles
avec une âme en lambeaux
se demandant comment
le cœur peut rester enveloppé
de bandages toutes les saisons
de sa vie.
Tu ne peux arrêter
de compter tes doigts
cassés. Que te rappelles-tu
de tes père et mère
la nuit où ils apprirent
que tu allais muer.
Arrête maintenant.
comment pouvaient-ils même vivre
et aimer dans le tumulte des
dunes de sable et des tempêtes du désert
quand tout ce qu’ils avaient
c’est l’un l’autre.
Si je devais vivre à nouveau,
prêtez-moi l’œil de l’aigle
de mes premiers pleurs
jusqu’au jour où ma mère m’empêchera
de courir à la rivière
pour parler en secret aux dieux
encore une fois alors que je dois
l’aider à tenir fermement
l’âme de mon père
essayant de déchirer
le cœur de ma mère
en morceaux.

*

Supercherie (Deception)

J’en ai fini avec le bruit des
fenêtres brisées
des verres éparpillés perçant les plaies
De la solitude
Arrachées de ma chair
Par des soldats déserteurs
Perdus dans une inextinguible soif de pouvoir
Et de vengeance.
Je sens les pneus et la chair brûlés
Sur la route et l’aine du bandit
Des jurés tournant et retournant des papiers
Pointant la direction dans laquelle le vent doit souffler
En même temps que le sang et la jubilation
D’un incendie déchaîné
Des voitures se renversent sur nos cercueils
Nous connectant à notre paupérisme
Dans cette longue marche vers la supercherie.

*

Éclipse de lune (Lunar Eclipse)

aux pires jours de la lune
j’appartiens à sa face la plus brillante
enroulée dans la nuit
qu’elle ne montre jamais à la terre.
cette terre infectée de maladies.
aux heures les plus sombres,
je m’assois sur les confins
et regarde l’humanité tandis que son âme
enfermée dans la poussière et la toux s’accroche
à des fils d’espoir sur les rayons de lune
qui réverbèrent contre les lacs et les rivières.
tout ce à quoi nous avons donné le jour va vers sa mort.
la tristesse et la joie sont les étoiles
qui éclairent les cieux
où tu flottes quand tu restes étendu
par terre te souvenant
que tu étais en guerre contre les dieux
et que la science disait
que tu hallucinais encore tout simplement.
aux plus mauvais jours de la lune
mon âme languit dans la solitude
mais je ne désespère pas
car en écoutant la nuit démarcher l’espoir
en la civilisation quand l’aube prend la relève
j’entends les pluies d’été murmurer
au loin – affluant
pour laver les rues
de leur obscurité
et
fatalité.