Category: Français

Je n’ai pas voulu t’effrayer: Poème

À Philis

Non, je n’ai pas voulu t’effrayer, bel oiseau.
Quand vers la branche en fleurs au-dessus du ruisseau
Je tendis plein d’espoir la main, à quoi pensais-je ?
Pouvais-tu ne point voir dans cette main un piège,
Bel habitant de l’air et mon enchantement ?
Je crois que je voulais être branche un moment,
Être rameau fleuri bercé par ton plumage
Et les trilles accorts de ton joyeux ramage.
J’aurais voulu servir de base à ton envol ;
Retenu par destin à la force du sol,
Au moment où tu vas dans l’air, vive étincelle,
J’aurais senti voler mon âme sur ton aile.
Et j’ai tendu la main, et tu n’es pas venu
T’y poser car je tremble et mon cœur est à nu
Et les fleurs que je tiens par moi furent coupées
Et je presse en mes yeux des larmes échappées.

Poésie futuriste italienne 4

Suite de nos traductions de poésie futuriste italienne. Les poètes suivants, dont l’anthologie que j’ai utilisée (la même que pour les deux précédents billets) présente la poésie de tendance futuriste des années vingt aux années quarante, ont fait leur entrée dans la littérature un peu après ceux que nous avons déjà traduits et sont dans l’ensemble moins connus que la plupart de ceux-là. Parmi les noms connus, Mainardi et D’Albisola le sont davantage pour leur œuvre, respectivement, de peintre et de céramiste que de poètes.

Les poètes ici représentés sont :

–Emilio Mario Dolfi : Porte-à-porte (a) et (b) ;

–Giovanni Gerbino : deux poèmes ;

–Enzo Mainardi: Les molécules du son ; La femme magnétique ; Stupéfiants ;

–Oreste Marchesi : mon lit ; tes cheveux verts ;

–Pino Masnata : la métropole verte ; gravier ;

–Bruno Giordano Sanzin : Intermezzo ;

–Tullio D’Albisola : un poème ;

–Geppo Tedeschi : Charpentier ivre ;

–Gaetano Pattarozzi : Vol au-dessus de l’île San Pietro ;

–Piero Bellanova : Vol au-dessus de Venise.

*

Porte-à-porte (a) (Porta a porta [a]) par Emilio Mario Dolfi

Il ne brise plus de cœurs
aux valvules de plastique
le Cupidon des années soixante-dix
programme en cartes perforées

Un échange d’électrocardiogrammes
unit Juliette et Roméo
sépare Abélard et Héloïse.

Quatre capsules d’éphédrine
et l’amour de Tristan et Iseult
se dé-wagnérise.

Un bain moussant
parfume et déterge la luxure
hétérosexuelle
au niveau de l’inconscient.

Casanova
renonce aux conquêtes
pour faire de la publicité pour déodorants.

L’amour à l’état de projet
est un mécanisme structuré
par la division
de la luxure en cycles complets.

*

Porte-à-porte (b) (Porta a porta [b]) par Emilio Mario Dolfi

Secrètement indécis
drogués de nostalgie
psychonautes maladroits
poursuivons la corruption.
La sagesse est un trésor
caché par des gnomes inconnus
en des méandres
que la meilleure des sondes
ne peut atteindre.
Le module adapté pour plonger
n’a pas été découvert
car il est plus inutile encore que le module lunaire.
Une inconsciente émulation
pousse
à des tentatives de record théologique
des corps que les stades applaudissent
dans leurs exploits dominicaux
plus importants que les rites ecclésiastiques.
La liturgie du chantage
la vocation au naufrage
conduit à une blasphématoire ligne d’arrivée.

*

Par Giovanni Gerbino

Les femmes sont toutes dans la rue
ce soir,
et vont et viennent
infatigablement,
comme les fourmis.
Mais dans la marée haute
de papillons
flottent
les pavots si roses
avec les appareils
téléphoniques
dans les yeux.
Et ce sont des sourires !
Ce soir,
je veux me réjouir moi aussi :
un sou d’amour,
pharmacien.

*

Par Giovanni Gerbino

Ce soir j’ai envie de me pendre
avec la ceinture du pantalon
à un lampadaire électrique
de place moderne ;
parce qu’elle elle ne me regarde pas
cette demi-colombe
cette demi-hirondelle
aux yeux électriques
ouverts en fente.
Et parce que les gens sont tristes
abandonnés sur les bancs
comme s’ils attendaient
le passage
d’un cortège funèbre.
Même les enfants
ne savent plus crier
pour rompre cette atmosphère
de funérailles !

*

Les molécules du son (Le molecole del suono) par Enzo Mainardi


Quand se réveillent les clochers
et que le bronze en petits copeaux vibrants
s’échappe dans l’air,
métallisant le clair de lune :

Sur l’aile flasque des chauves-souris en vol
les copeaux de son
des cloches qui meurent en tremblant
s’argentent de musique lunaire.


Quand les heures sonnent
je détourne les yeux de la terre moribonde
et les tourne là-bas
vers les peupliers scintillants
de miettes de lune :

Où les cloches, dissoutes dans l’air,
agonisent en vibrant contre l’argent des peupliers
qui n’est plus miettes de lune
mais miettes de son.


Il neige
et l’heure de bronze tremble dans le silence
sous le ciel de coton tuant la lune :

Le cœur frissonne de froid
car dans le sang les molécules de son
trempées dans l’heure de glace
ont déposé vibrant
le tremblement de la neige.


Sur le velouté silence
de la terre blanche de céruse,
retentit la sirène, la neige qui papillonne
peint un ciel neuf et blanc :

Les flocons fondants dans l’onde sonore
qui tournant et vibrant s’agrandit en tremblant,
font indécis un vol horizontal.

Ce sont des flocons de neige sonore.

Mais ensuite, la sirène mourant,
le cercle des ondes sonores
s’agrandit, s’abaisse, se perd au loin
et les flocons, abandonnés, tombent pesants
tandis que croît le velouté silence
de la terre blanche de céruse.

*

La femme magnétique (La donna magnetica) par Enzo Mainardi

Ma bien-aimée
est de brillant velours.

Pour la peindre je renverse Baudelaire,
je pense à une chatte noire
au pelage électrique
qui se glisse sur le toit doré
d’une pagode indienne, pour dominer,
répandant sur des molécules de nuits d’argent
sa luxure tropicale.

Comment la peindre ?

Une serre de lampes électriques
chauffée d’éblouissants parfums ?
L’azur qui libère
noie le chant de la lune !

L’eau, où tombe son regard,
tremble dans une molle symphonie de couleurs.
Autour d’elle tout
est une vertigineuse succession
de sens et de désirs mêlés.

*

Stupéfiants (Stupefacenti) par Enzo Mainardi

Il y a du poison,
c’est ta voix de désir qui le sécrète,
tépide comme un répons graduel
de sens épuisants qui tournent sans cesse
pour se féconder
en restant immaculés.

Les perles tombent dans le verre à boire
avec un tintement d’indéfinissables couleurs
d’iris malades, mourant de langueur,
dans un tableau plastique qui se meut liquéfié
dans le glissement de reflets de lumières
émanant des parfums transparents
voilés de narcotiques puissants.

*

mon lit (il mio letto) par Oreste Marchesi

et je voudrais bien voir si vous arriveriez encore
à troubler mon sommeil
femmes ingrates

je veux être seul

mes douillets matelas
seront les crêtes aiguës
des arbres les plus hauts et les plus gigantesques

avec les branches je me ferai un tapis

avec le ciel une couverture bleue
immense

immense comme l’amour
dont j’ai souhaité vous faire présent
… mais dont vous n’avez pas voulu
dans cette noyade

allez allez à la mer

les poissons ont la peau visqueuse
comme votre amour

*

tes cheveux verts (i tuoi capelli verdi) par Oreste Marchesi

je veux rafraîchir
mes mains brûlantes

merci titanesque demoiselle

mais je plongerai aussi
dans ta chevelure de plumes
tout mon corps

la terre sera ton crâne
et l’herbe fraîche sera
ma boisson consolatrice
parfumée de soleil

*

la métropole verte (la metropoli verde) par Pino Masnata

dans la ville siffle la sirène

tout répond à son propre appel de sirène électrique
le roulement le service une cheminée d’usine haute dans le ciel

jeter bois-espoir et charbon-travail mais tout devient fumée

les stalactites marmoréennes de la cathédrale suintent pleurs et prières dans les abîmes du ciel

maisons bureaux rues chantiers agité insomniaque

travailler huit heures pour ne pas mourir et pour à la tombée du jour pouvoir sans chapeau sans gilet aller avec sa petite amie sur le porte-bagages de la motocyclette voler une heure d’amour

dans la bouche les brûlures des vins frelatés et le baiser n’a plus de saveur

dans les doigts le crépitement des journaux et les nouvelles ne sont pas intéressantes

dans le nez l’odeur forte de la benzine et toutes les fleurs ont été astiquées par la domestique imbécile

dans les oreilles le vacarme de la ville et le ressac s’éboule avec le grondement des trams qui courent l’un après l’autre au loin

l’âne est un très mauvais haut-parleur

dans les yeux la poussière de l’asphalte et la campagne est une immense métropole verte

désormais notre âme est chromée

*

gravier (ghiaia) par Pino Masnata

je suis tu es il est le gravier

quand je reposais au fond du fleuve bleu je regardais les rayons de soleil se nickeler sur l’eau

j’étendais nonchalamment sur mon corps nu un réseau d’argent lumineux et je ne servais à rien

à présent la machine m’a pris, chargé sur les chariots, amoncelé au bords des fossés, pelleté sur la route, comprimé

tran tran tran tran

demain des hommes outillés de pompes et de barils me couvriront de noir noir noir jusqu’à ce que je disparaisse pour pouvoir servir

*

Intermezzo par Bruno G. Sanzin

Les antennes positives transmettent :
K-407
–Je crois en l’infini, parce qu’en lui se reflète l’insatiabilité de l’aspiration active.

M-139
–J’aime l’infini, précisément parce que le désir ne peut être comblé par aucune possession.

X-523
–L’infini est l’atmosphère idéaliste du devenir, qui lui inspire la tension anxieuse et bénéfique vers un crescendo positif sans interruption.

R-112
–L’intelligence est un fragment d’infini qui séduit le déterminé, l’amplifiant au-delà de la limite qui le contient.

A-93
– … susciter la curiosité sur le papier de verre de l’inconnu même, où il faut être prompt à absorber le nouveau à la vitesse de la lampe à magnésium.

Y-602
– … ne pas seulement découvrir mais aussi créer le nouveau, en construisant des pyramides d’idées inversées, pour symboliser : stabilité, avec la base carrée, et tension ascensionnelle, avec le sommet aigu regardant vers le haut.

––––––––

KK-LL
–vitesses pointues d’intelligence

C-815
–trajectoires hiéroglyphiques
MM-402
–allervenir
allervenir

S-188
–indécisionSTOPçasuffit !

C-815
–gouvernail   se redresser     démarrage      se dissiper

––––––––

M-624
–mécanismes mouvementperpétuel chargés volonté volonté volontévolontévolontévolontévolonté

––––––––

AB-1
–K-407 et Y-602 affûtent leurs intelligences avec d’audacieuses évolutions géométriques. K-407 exprime un discours parfait, subtil, tournant sur lui-même de la façon la plus cinglante et sifflant les données exactes de sa vitesse périphérique. Figure immatérielle avide de tourner. Y-602 répond avec un triangle isocèle au sommet très aigu, lequel équilibre son ossature intuitive jusqu’à pointer, décidé, directement au centre du disque pour servir de support. Équilibre. Lentement le disque s’incline, tourne et s’incline, tourne et s’incline. Le sommet du triangle est contraint de glisser vers la périphérie, tandis que le disque tournant se redresse en hurlant toujours plus du fait de la vitesse due au mouvement excentrique. Le pivot effleure la limite périphérique. Moment. Action centrifuge. Fuite-éclair tangentielle du disque, victorieux sur la liaison triangulaire.

F-296
–Bientôt fusent des droites piquantes de H-41, pour affronter le fugace dans les profondeurs démesurées de l’espace.

AB-1
–Voilà M-129 qui manifeste la force explosive d’une sphère parfaite, flottant, pacifique, avec une lente tendance ascensionnelle. V-812 juge orgueil vide cette manifestation démonstrative. Il libère pour cette raison de nombreux points douteux, qui sautent sur la sphère, pesant sur celle-ci jusqu’à la faire retomber, jusqu’à la faire réabsorber par ce qui l’avait exprimée.

F-296
–À présent F-123 et N-231 se défient par questions et réponses. Ils apprêtent simultanément de tortueux problèmes. L’épreuve se décide en accrochant les points d’interrogation les uns aux autres et en tirant. Le premier qui cède a perdu.

––––––––

Ces géométries potentielles abstraites, qui tendent à une vie active, ont finalement attiré l’attention des indolentes stations négatives, lesquelles d’autre part – comme d’habitude embrumées dans les miasmes somnifères qui donnent raison à leur existence passive – ont léché superficiellement, et mal, et n’ont pas atteint en profondeur le sens des manifestations développées ; de sorte qu’il en sort une imitation grotesque qui avilirait tout esprit. Voilà donc :

–Calculons :

5 + 1 = 6
2 x 3 = 6

(surprise) Tiens ! Comme c’est étrange ! Comment se fait-il que le résultat pour les deux soit 6 ????

*

Par Tullio d’Albisola

La graine noire

EN DÉBUT DE SOIRÉE

Je suis un gros camion
–avec une remorque d’illusions–
chargé d’espérances
qui vais à 60
vers un garage fermé.

Phosphorescents d’amour
mes yeux-phares
déchirent
l’obscurité suave de la route.

(Pour parvenir jusqu’à toi,
j’ouvre grand ma réserve
de jeunesse,
Nelly !)

PLUS TARD

Le vent, ce soir,
gonfle les nuages et les salit
(ils ont une couleur
sidérurgique
et des formes grasses,
obscènes,
monstrueuses de baraques de foire).
Je lève la branche d’olivier bénite
que tu m’as donnée
et ils fuient
comme des diables
vers les Giovi1.

Difficilement lisible
comme une radiographie,
à présent
je te vois toi seule
dans le réservoir vide
–profond comme une cathédrale gothique–
de mon âme ;
et tu m’es plus chère
qu’une fresque du Giotto
et tu me sembles plus irréelle et divine
qu’une peinture religieuse de Fillia2,
Nelly !

La pulpe juteuse

SURPRISE

Près de l’arche de la voie ferrée
avec l’arrière-plan Butterfly3
le direct
des 10 et 40
m’a attaqué
bruyamment,
me mitraillant sur la bouche
30 grands baisers
horizontaux en or,
au goût rapide.

Oh… comme ça… demain,
furieusement
comme le direct,
Nelly !

(Je sens cette fuite d’acier
et ta fougue
dans ce dernier café.)

.

1 Les Giovi (verso i Giovi) : toponyme pouvant renvoyer à divers lieux que ni le poème ni l’anthologie ne permet de déterminer.

2 Fillia : nom d’artiste de Luigi Colombo, peintre futuriste.

3 Butterfly (il fondale Butterfly) : la caractérisation de cet arrière-plan renvoie sans doute à une forme ou une autre de style ou de technique artistique, mais, quant à savoir de quoi il s’agit au juste, ce n’est malheureusement pas dans mon bagage culturel et ne se laisse pas non plus aisément déterminer par une recherche en ligne. Spontanément, cela évoque en moi l’Art nouveau.

*

Charpentier ivre (Falegname ubriaco) par Geppo Tedeschi

Hier soir
j’ai vu là-bas
sous une arcade bleue
de ciel
le vieux charpentier
qui s’étant enivré
avec le moût
d’un coucher de soleil
d’août
voulait liquéfier
en hâte
sa colle
avec le feu d’un ver luisant
Et puis en repassant
je l’ai revu
en train de clouer distraitement
des bouts de nuit
et de lune couchante

*

Vol au-dessus de l’île San Pietro (Volare sull’isola di San Pietro) par Gaetano Pattarozzi

Ndt. L’île San Pietro est, en Sardaigne, une des deux îles de l’archipel des Sulcis.

Dans la vasque de porcelaine
les petites mains de l’aube
savonnent l’île San Pietro
rinçant rochers et crevasses
des ténèbres de la nuit

Les chevaux affamés du trimoteur
rêvent aux verts faisceaux
des algues
fauchés dans les grottes marines
par les coutelas du soleil

Mais les antennes des bateaux
prient les bras en l’air

Ne troublez pas
l’arôme de la mer
avec des pesanteurs d’huile
et l’irisation de l’essence

Dans les hauteurs ondoient
de fabuleuses forêts de diamants
sur les îles de nacre
des nuages
dans les sables desquels
brillent
comme des yeux de chat
les paillettes d’or
du matin

Tandis que depuis les quais de corail
de l’horizon
grossissent des voiles violettes
ruisselant du moût des crépuscules
et que le soleil comme un écu tombe
dans la tirelire des montagnes

*

Vol au-dessus de Venise (Volare su Venezia) par Piero Bellanova

La lagune nous offre
un couchant tremblé
aux ténues opalescences de perle

Un or de mosaïques
coule du soleil
en flot unique
comme une crosse de patriarche
sur cette cathédrale brillante
tapissée d’azur liquide

Parfums de madones
et nuages infinis de voiles
tendres de première communion

Je sens dans la langueur de la lagune
un battement de cils bruns
qui baisent tes yeux
amoureux

Des caresses de gondoles
chargées de rêves
s’enroulent autour de ton cou
avec des médaillons de lune
et des écumes de dentelle

VIENS

Sur l’aile d’argent
je veux t’offrir Venise
de 3.000 mètres de haut

Petite perle
avec de minces veines de turquoise

À présent c’est un joyau
ciselé en filigranes vert pâle
de petites pierres taillées

Mets-le dans tes cheveux noirs
que baise mon regard
et que l’hélice pétrit
avec des vapeurs de soleil

VIENS

Nos cœurs proches
ont de longues ailes
dont l’ombre
donne des frissons
à l’eau caressée

Et moi avec les lèvres
humides de tous tes baisers rêvés
j’effleure le creux de tes mains
qui ont un parfum
d’étoiles et de forêts lunaires

*

Affiche pour la société Watt Radio de Turin (ca. 1933) par le peintre bulgare Nikolay Diulgheroff, établi en Italie et qui appartenait au mouvement futuriste italien. Comme quelques autres artistes du mouvement, en particulier Fortunato Depero, Diulgheroff a travaillé pour l’industrie et la publicité.