Aux Enfers et autres poèmes de Cruz e Sousa

Le poète afro-brésilien João da Cruz e Sousa (1861-1898) naquit au Brésil de parents esclaves et lui-même de cette condition. Son maître, officier de l’armée brésilienne, affranchit tous ses esclaves en 1865 au moment de partir pour la guerre de la Triple-Alliance du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay contre le Paraguay (1864-1870). (Cette guerre laissa le Paraguay entièrement dévasté, le pays ayant perdu entre la moitié et les deux tiers de sa population. Selon l’historiographie, les atrocités furent particulièrement nombreuses quand le commandement militaire de la Triple-Alliance passa en 1869 au comte d’Eu, petit-fils de Louis-Philippe Ier – roi de France de 1830 à 1848 – et gendre de l’empereur Pierre II du Brésil.)

Le jeune João, affranchi en même temps que ses parents, fut élevé par son ancien maître et l’épouse de celui-ci, couple sans enfants, comme leur propre fils. L’esclavage fut aboli au Brésil en 1888.

En tant que poète, Cruz e Sousa est considéré comme l’introducteur du symbolisme au Brésil. Le sociologue et critique français Roger Bastide le considère comme l’un des trois meilleurs représentants du symbolisme dans le monde, aux côtés du Français Mallarmé et de l’Allemand Stefan Georg. Cruz e Sousa est mort de tuberculose à trente-six ans.

Les traductions du présent billet sont tirées de l’anthologie Melhores poemas de 1997 consacrée à Cruz e Sousa, publiée par la maison d’édition Global Editora.

Nous appelons l’attention des amateurs de Baudelaire sur le poème en prose « Aux Enfers » qui donne son titre au billet ; c’est un vibrant hommage au poète des Fleurs du Mal, qualifié, entre autres figurations dont celle-ci n’est pas la moins originale, de « prophète musulman ». Il est également question de sa « saudade de Bédouin » ; à ce sujet, faisons remarquer que, s’il est toujours possible de traduire le mot portugais saudade par nostalgie, il est tout de même préférable, dans un texte d’apologie, de conserver le terme original, connu en français pour désigner un trait profond de l’âme lusophone, car c’est une manière pour le poète d’encenser l’adamastorique Baudelaire d’une résine nationale.

Portrait posthume de Cruz e Sousa par Willy Alfredo Zumblick, 1960. Exposé au Museu Histόrico de Santa Catarina à Florianόpolis, dans le Palais Cruz e Sousa.

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Boucliers
(Broquéis, 1893)

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Antiphone (Antífona)

Ô formes albes, blanches, Formes claires
de lunaisons, de neiges, de brumes !…
Ô Formes vagues, fluides, cristallines…
Encens des thuribuliers des autels…

Formes de l’Amour, à la pureté d’étoile,
de Vierges et de Saintes vaporeuses…
Éclats errants, moites fraîcheurs
et dolences de lys et de roses…

Indéfinissables musiques suprêmes,
harmonies de la Couleur et du Parfum…
Heures du Crépuscule, tremblantes, extrêmes,
Requiem du Soleil récapitulant la Douleur de la Lumière.

Visions, psaumes et cantiques sereins,
sourdines d’orgues flébiles, sanglotants…
Sommeils de venins voluptueux
subtils et suaves, morbides, rayonnants…

Infinis esprits épars,
ineffables, édéniques, aériens,
fécondez le Mystère de ces vers
avec la flamme idéale de tous les mystères.

Que les diaphanéités les plus bleues du Rêve
resplendissent, s’élèvent dans la Strophe
et que les émotions, toutes les chastetés
de l’âme du Vers, dans les vers chantent.

Que le pollen d’or des astres les plus fins
enflamme et féconde la rime ardente et claire…
Que la perfection des albâtres brille
sonorement, lumineusement.

Forces originelles, essence, grâce
de chairs de femme, délicatesses…
Tout cet effluve qui sur des vagues passe
de l’Éther aux auréaux et roses courants…

Cristaux dilués aux clartés béatifiques,
Désirs, vibrations, aspirations, enthousiasmes,
victoires fauves, âcres triomphes,
les plus étranges frissonnements…

Fleurs noires de l’ennui et fleurs vagues
d’amours vaines, tantaliennes, douloureuses…
Rougeoiements profonds de vieilles plaies
en sang, ouvertes, coulant à flots…

Tout ! vivant, nerveux, chaud et fort,
que tout, dans les chimériques tourbillons du Rêve,
passe en chantant devant le profil effrayant
et le tumulte cabalistique de la Mort…

*

Nonne (Monja)

Ô Lune, Lune triste, amarescente,
fantôme de blancheurs vaporeuses,
ta nivéenne lumière macérée
fane et glace les roses.

Sur les plaines fleuries et ondoyantes
dont les ramures brillent, phosphorées,
des ombres angéliques, enneigées passent,
Lune, Nonne à la cellule constellée.

Des philtres endormis offrent aux étangs immobiles,
à la mer, à la campagne les rêves les plus secrets,
planant dans les airs, noctambuliques…

Alors, ô Nonne blanche des espaces,
on dirait que tu m’ouvre tes bras,
froide, à genoux, tremblante, et priant…

*

Fiancée de l’Agonie (Noiva da Agonia)

Tremblante et seule, sortant d’un mausolée,
apparition des solitudes désolées,
ton visage a les tons froids et meurtris
de qui marche en dormant parmi les sépultures…

La tête haute dans la lumière, que ceignent
des cheveux aux reflets irisés,
entre des auréoles de clartés argentées,
tu évoques un clair de lune pâlissant…

Tu n’es point, cependant, la Mort effrayante et horrible,
lugubre, sinistre, glacée, terrible,
qui gouverne les avalanches de l’Illusion…

Mais, ah ! tu es la Fiancée triste de l’Agonie,
dont les longs bras livides se sont ouverts
afin de m’étreindre pour l’éternité !

*

Fleur de la mer (Flor do mar)

Tu viens de l’origine de la mer, tu es née de la secrète,
de l’étrange mer écumeuse et froide
qui jette des nasses de rêves sur le vaisseau
et le laisse osciller sur les vagues, inquiet.

De la mer tu possèdes l’affection fascinatrice,
les latences nerveuses et la sombre
et torve apparence effrayante et sauvage
de la houle à l’aspect lugubre de tempête.

Dans un profond idéal de pourpres et de roses,
tu sors des eaux mucilagineuses
comme une lune des brouillards…

Tu as dans ta chair l’efflorescence des vignes,
et des aurores, de vierges musiques marines,
d’âcres arômes d’algues et de sargasses…

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Acrobate de la douleur (Acrobata da dor)

Esclaffe-toi, ris, d’un rire d’orage,
comme un gugusse dégingandé,
nerveux ; ris d’un rire absurde, enflé
d’ironie et de douleur violentes.

Du rire atroce, sanguinolent
agite les grelots, et, convulsé,
saute, bouffon, saute, clown, secoué
par des râles de lente agonie…

Ils te bissent : jamais un bis ne se refuse !
Allons ! tends tes muscles, tends-les
dans ces macabres pirouettes d’albinos…

Et même si tu t’écroules au sol, frémissant,
étouffé par ton sang jaillissant et chaud,
ris ! cœur, le plus triste des paillasses.

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Majesté déchue (Majestade caída)

Ce dieu cornu funambulesque
autour duquel rugissent les Puissances,
par son rire ingénu de bouffon de carnaval,
rappelle le tonnerre retentissant, tétrique.

Le picaresque mime de l’ironie
ouvre la bouche et montre des dents jaunes,
de vertes gencives d’acide boue saumâtre,
et semble être un Satyre dantesque.

Mais personne ne relève les colères horribles,
les mépris, les sarcasmes impassibles
de cette étrange et farouche Majesté.

De l’effrayant dieu sinistre, atroce, funeste,
sénile qui, riant, pleure désormais
les Fiançailles en fleur de la Jeunesse !

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Phares
(Farόis, 1900)

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La fleur du Diable (A flor do Diabo)

Blanche et bourgeonnante comme un jasmin du Cap,
merveilleuse, un jour ressurgit
la Création fatale du Diable fauve,
l’élue du péché et de l’Harmonie.

Elle avait par-dessus tout un air funeste,
elle si radieuse, fabuleuse.
La légèreté de ses gestes
rappelait un serpent en colère.

Blanche, sortant des flammes rouges
de l’Enfer inquisitorial, languide et corrompu,
elle semblait être, fleur d’insigne renommée,
la Voie lactée sur un océan de sang.

Ce fut dans un moment de nostalgie et d’ennui,
d’ennui profond et de singulière nostalgie,
que le Diable, dont les fautes étaient sans remède,
afin de former cette éminente majesté

façonna de la poussière chaude
des infinies plages de sable du Désir
cette languissante sirène des sirènes,
réveillée par la chaleur d’un baiser.

Sur des balcons oniriques ses palais
avaient des luxes étincelants et élégants.
D’éloquence plus solennelle que les Horaces,
elle vivait la vie des parfaits sorciers.

Sommeil et paresse, encore paresse et sommeil,
luxures de nabab et encore luxures,
moelleux sofas d’abandon languissant
entre d’étranges et pourpres floraisons.

Parfois, au clair de lune, dans les fleuves morts,
parmi la confuse ondulation des lacs algides
flottaient des diables aux cornes courbées,
aux silhouettes macabres et fugaces.

La lune imprimait des sensations inquiètes
aux avernaux paysages tout autour,
et quelques démons aux profils d’ascète
dormaient au clair de lune, d’un sommeil tiède…

Ce fut en des heures de rumination, heures éthérées
de secrète et triste magie, quand
sur les lacs léthifères, sidéraux
flotte le cadavre de la lune…

Ce fut pendant une de ces nuits taciturnes
que le vieux Diable, savant entre tous,
ses pouvoirs réveillés dans leurs cavernes,
son auguste rire flamboyant aux lèvres,

forma la fleur des exquis enchantements
et des essences extraordinaires et fines,
y semant des infinis oscillants
de vanités et grâces féminines.

Puis il lui donna la quintessence des arômes,
de sonores harpes d’âme, des extravagances,
une pureté nubile d’hostie, les seins,
toute la mélancolie des lointains…

Pour une plus grande perfection, une plus vive,
plus douce beauté et plus originale caresse,
il lui donna des nuances d’oiseau farouche
et une secrète auréole de méchanceté.

Mais aujourd’hui le Diable, sénile, fossile,
désillusionné par sa Création,
perdue l’ancienne ingénuité docile,
pleure des larmes nocturnes de Vaincu.

Comme du fond de vitraux, de fresques
de chapelles gothiques abandonnées,
il pleure et rêve à des mondes pittoresques,
dans la nostalgie des Contrées Rêvées.

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Cheveux (Cabelos)

Cheveux ! Que de sensations en les voyant !
cheveux noirs, d’une obscure splendeur,
où circule le fluide vague et triste
des brumeux et longs cauchemars…

Rêves, mystères, désirs, jalousies,
tout ce qui rappelle les méandres d’un fleuve
passe dans la nuit chaude, dans l’été
de nuit tropicale de tes cheveux ;

passe à travers tes cheveux chauds,
à travers la flamme des baisers incléments,
des dolences fatales, de la nostalgie…

Noire auréole, majestueuse, ondoyante,
âme des ténèbres, dense et parfumée,
languide Nuit de la mélancolie !

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Derniers sonnets
(Últimos sonetos, posthume)

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Vin noir (Vinho negro)

Le vin noir de l’immortel péché
a empoisonné nos veines humaines
comme les fascinations de sombres sirènes
d’un enfer sinistre et parfumé.

Le sang chante, le soleil émerveillé
de notre corps, en vagues nombreuses, pleines,
comme s’il voulait briser ces chaînes
dans lesquelles la chair le retient prisonnier.

Et le sang appelle le vin noir et chaud
du péché mortel, impénitent,
le vin noir du péché fiévreux.

Et tout par ce vin devient meilleur,
acquiert autre grâce, forme et proportion,
une beauté grave de secrète splendeur.

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Condamnation fatale (Condenação fatal)

Ô monde, l’exil des exils,
monceau de fèces putréfié,
où l’être le plus noble et scrupuleux
doit circuler dans les conciles des êtres vils ;

Où en pâles idylles d’âmes
le parfum languide le plus ingrat
meurtrit tout et est triste comme le toucher
d’un aveugle levant en vain les cils.

Monde de peste, de furie sanglante
et de lépreuses fleurs de luxure,
de fleurs noires, infernales, effrayantes ;

Oh ! comme sont laides, sinistrement,
tes apparences de bête sauvage, tes mouvements
panthérins, ô Monde, qui ne rêves pas !

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Ainsi soit-il ! (Assim seja!)

Ferme les yeux et meurs calmement !
Meurs dans la sérénité du Devoir accompli !
Que ton Sentir latent n’exhale point
le plus léger, ni le moindre soupir.

Meurs avec ton âme loyale, clairvoyante
errant dans le Verger fleuri de la foi
et ta Pensée tendue vers les cieux
comme un glaive splendide et réfulgent.

Va, ouvrant tabernacle après tabernacle,
dans le temple imaginaire de ton Rêve,
à l’heure glaciale de la noire Mort immense…

Meurs en gardant ton Devoir ! Avec la haute confiance
de qui triomphe et sait qu’il repose
dans le dédain de toute Récompense !

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Le dernier livre
(O livro derradeiro, posthume)

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L’église (A ermida)

Où le calme et la paix existent,
sur la colline que recouvre un verger,
cette église, comme elle est pauvre,
cette église, comme elle est triste.

Ma muse, sans parler, entend,
devant la noble apparence du midi,
le vague, étrange et murmurant brimbalement
de cette église qui résiste au tonnerre,

aux sombres éclats de rire funèbres
des rudes hivers, des bourrasques de vent,
de la tempête désolatrice et colossale.

De cette triste église blanchie
qui me semble être la vie elle-même,
abandonnée aux peines et illusions du sort.

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Rêve éternel (Eterno sonho)

Quelle est donc cette femme ?
Je ne comprendrai pas.

Félix Arvers

Ndt. Le poème fait fond sur le célèbre sonnet de Félix Arvers que dans le milieu poétique on connaît sous le nom de « sonnet d’Arvers » (car c’est le seul poème de lui qui soit passé à la postérité). La citation, en français dans le texte original de Cruz e Sousa, est inexacte, le vers dans l’original d’Arvers, le dernier du sonnet, se lisant : « ‘Quelle est donc cette femme ?’ et ne comprendra pas. » Dans la mesure où Cruz e Sousa commence son poème comme une adaptation en portugais du sonnet d’Arvers avant de bifurquer en conclusion, sans crier gare, vers une thématique raciale absente du poème original, il n’est sans doute pas exclu que la citation soit déformée à dessein. « Je ne comprendrai pas » pourrait alors exprimer la réaction de l’homme noir à la réponse de la femme blanche du sonnet de Cruz e Sousa. Tout cela reste conjectural. – Entre parenthèses, Cruz e Sousa était marié à une femme noire.

Peut-être que, lisant mes vers,
elle ne comprendra pas quel amour y palpite
ni quelle nostalgie tragique, infinie
dans cet amour vit toujours.

Peut-être ne percevra-t-elle point
la passion qui me bouleverse
comme une âme dolente, affligée
qu’un sentiment consume.

Ou peut-être qu’en me lisant, avec pitié
et souriant, elle dira, non sans quelque amitié,
bonne, affectueuse et franche :

– Ah ! je sais bien ce qu’est ton sentiment attristé…
Et si dans mon âme sa pareille n’existe pas,
c’est que tu es de cette couleur et que je suis blanche !

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Palais Cruz e Sousa, à Florianόpolis,
nommé d’après le poète en 1979.

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Évocations
(Evocações, 1897-1898)

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Douleur noire (Dor negra)

Et comme les éternels Déserts de sable sentirent la faim
et la soif de flageller et dévorer de leurs mille bouches brûlantes
toutes les races de la Malédiction et de l’Oubli infini,
ils se souvinrent symboliquement de l’Afrique !

Sanguinolente et noire, de laves et de ténèbres, de tortures et de larmes, comme l’étendard mythique des Enfers, sous le signe du blason de feu et sous le signe du vautour de fer, quelle est cette existence que les pierres rejettent et pour laquelle les étoiles elles-mêmes pleurent en vain depuis des millénaires ?

Car les étoiles et les pierres, horriblement muettes, impassibles, sont sans doute devenues, pendant des milliers d’années, sensibles à ta Douleur inconcevable, Douleur qui pour être tant de Douleur a perdu la vue, l’entendement et l’être, a certainement reçu une autre sensation inconnue de la Douleur, comme un aveugle de naissance qui, dans un tel abîme de cécité, voit dans la Douleur une autre compréhension de la Douleur, voit, palpe, tâte un autre monde, d’une autre Douleur nouvelle, plus originale.

Ce qui chante le Requiem éternel et sanglote et hurle, crie et jette des éclats de rire bouffons et mortels dans ton sang, calice sinistre des calvaires de ton corps, c’est la Misère humaine, te couvrant de chaînes et appliquant le fer rouge sur ton ventre, t’écrasant avec le dur cothurne égoïste des Civilisations, au nom, faux et masqué, d’une ridicule et délabrée liberté, et appliquant le fer rouge sur ta bouche et le fer rouge sur tes yeux et dansant et sautant macabrement sur l’argile boueuse des cimetières de ton Rêve.

Trois fois ensevelie, trois fois enterrée : dans l’espèce, dans la barbarie et dans le désert, dévorée par l’incendie solaire comme par une ardente lèpre tombée des étoiles, tu es l’âme noire des gémissements suprêmes, le nirvana noir, le fleuve large et effrayant de tous les silences désespérés, le fantôme gigantesque et nocturne de la Désolation, la monstrueuse cordillère des soupirs, momie des mortes momies, cristallisation de sphinx, enchaînée à la Race et au Monde pour souffrir sans pitié l’agonie d’une Douleur surhumaine, si vénéneuse et formidable qu’elle suffirait à noircir le soleil, fondu convulsivement et spasmodiquement avec la lune dans le terrible appariement des éclipses de la Mort, à l’heure où les étranges coursiers de la Destruction, de la Dévastation dans l’Infini galopent, galopent, colossaux, colossaux, colossaux…

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Aux Enfers (No Inferno)

L’Imagination plongeant dans les écarlates Royaumes féeriques et cabalistiques de Satan, où Voltaire fait sans doute briller son intense ironie comme un tropical et sanguin cactus ouvert, un jour je rencontrai Baudelaire, profond et livide, d’une claire, éblouissante beauté, laissant flotter sur ses nobles épaules les vagues fastueuses de sa chevelure ardemment noire, que l’on eût crue être une vivante passion qui flamboyait.

Cette tête triomphale, majestueuse, vertigée par des caprices d’omnipotence, entourée par une auréole spirituelle et dressée dans une attitude d’envol vers les incoercibles régions de l’Inconnu, révélait pourtant une immense désolation, un térébrant aspect d’angoisse psychique évoquant les vagues infinis mystiques, les suprêmes tristesses décadentes des crépuscules opulents et contemplatifs…

Comme si la céleste immaculation, la candeur élyséenne d’un Saint et l’extravagante, absurde et inquisitoriale intuition d’un Démon dormaient longuement ensemble des sommeils magiques dans cette tête éminente.

Le visage blanc et languissant, rasé de près comme celui d’un Grec, détachait son calme sur la voluptueuse nuit de jais irroré, en vivant relief, puissant et spirituel entre les cheveux longs.

Dans les yeux dominateurs et interrogatifs pleins d’un ténébreux éclat magnétique planait une soif inextinguible, une expression miraculeuse, un inquiétant sentiment de Nomadisme éternel…

La bouche, lascive et violente, rebelle, entrouverte en spasme rêveur et halluciné, avait une rude expression dantesque de révolte et symbolisait le mouvement d’aspirer, avidement et impatiemment, d’intenses désirs épars et insatiables.

Il me semblait découvrir chez lui de grandes serres implacables et de grandes ailes de génie archangéliques le couvrant entièrement, ailes de condor, dans un grand manteau souverain.

Il était dans l’extraordinaire, luxuriant et luxurieux parc des Ombres de l’Enfer.

Dans l’air, avec une odeur résineuse, âcre de soufre s’évaporait une bleuâtre ténuité de brume qui faisait un moment penser au Chaos primordial où, lentement, graduellement, se créèrent les couleurs et les formes…

Comme si une fluide et fine harmonie de vagues violons flottait occultement en rythmes diaboliques…

Des arbres élancés, très hauts, dans des promenades interminables et sombres paraissant des nécropoles, présentaient des troncs étranges aux apparences singulières, aux conformations inimaginables d’énormes torses humains, laissant pendre de fantastiques branches de cheveux défaits, ébouriffés, comme en une stertoreuse agonie et convulsion.

Sur ces longues promenades exotiques du parc fabuleux, des dieux hirsutes aux pattes caprines et à la tête pelue et cornue riaient d’un rire âpre et jubilatoire, dans une danse macabre de gnomes cabriolant bizarrement.

De temps en temps, ses ailes fulgurantes, versicolores et puissantes bruissaient et jetaient des éclairs.

Baudelaire cependant, somptueux et constellé firmament de l’âme réfléchi dans des lacs glauques et tièdes où de fécondes et exquises végétations émergent comme somnambuliquement et nébuleusement, restait muet, immobile, par son profil délicatement ciselé et fin rappelant la silhouette austère et hautaine, la parfaite grâce ailée d’un dieu de cristal et de bronze, – tranquillement debout, comme sur un pavois royal, dans la position élevée de qui va marcher sur les routes insignes des Desseins inouïs…

Connaissant les élans, les hallucinations de son audace, ses indomptables esthétismes, les tumultes idiosyncratiques de sa Fantaisie, je m’étais imaginé que je le trouverais emporté sans frein vers les convulsifs Infinis de l’Art par de puissants, noirs et insoumis destriers.

Mais son attitude sereine, concentrée, isolée de tout témoignait de la méditation absorbante, fondamentale qui l’enfermait dans le Mystère transcendant.

Alors je lui murmurai, presque en secret :

– Charles, mon beau Charles voluptueux et mélancolique, mon Charles nonchalant†, brumeux verseau de spleen, prophète musulman de l’Ennui, ô Baudelaire désolé, nostalgique et délicat ! Où donc est cette rare, scrupuleuse psychose de son, de couleur, d’arôme, de sensibilité, la fièvre sauvage de ces féroces et démoniaques cataclysmes mentaux, cette infinie et inexorable Névrose, cette souffrance spirituelle qui t’énervait et te dilacérait ? Où est-elle ? Les trésors d’or et de diamants, les pierreries et marqueteries du Gange, les pourpres et les étoiles des firmaments indiens que tu possédais en nabab, à présent où sont-ils ?

Ah ! si tu savais dans quels transports délicieux et terribles en même temps, ineffables, j’éprouve chacune de tes complexes, indéfinissables musiques ; les asiatiques et béatifiques arômes d’opium et de nard ; toute la myrrhe arabique, tout l’encens liturgique et narcotisant, tout l’or de trésor royal de tes Rêves magiques, magnificents et insatisfaits ; toute ta molle morbidité, les douces paresses aristocratiques et édéniques d’Archange déchu, ridé par l’antiquité de la Douleur, mais inaccessible et puissant, plongé dans le profond chaos de la Pensée et dont l’Omniscience et l’Omnipotence divines font jaillir encore, précellemment, tous les Dogmes, tous les Châtiments et Pardons.

Oh ! quelles durables et acides saveurs je goûte dans le mauvais-œil féminin de tes volubilités mentales de bandoulier…

Cette âme aux Signes funestes, comme formée à l’intérieur de l’étourdissant et maraboutique soleil africain, avec toutes les exhalaisons flammivomes, toutes les barbaries des forêts, tout le vide inquiétant, désolant, inénarrable des déserts, s’assouplit, se vibratilise, acquiert des suavités paradisiaques de lys sidéraux, de ciel spiritualisé par les rouges cierges mortuaires des crépuscules…

La soif hallucinante me harcèle ; je suis tenaillé par le désir irrépressible de boire, d’engloutir, gorgée après gorgée, avidement, le trouble Vin extravagant de larmes et de sang, baignant de la sueur de l’agonie toutes les olympiennes et monstrueuses floraisons de ton Orgueil.

Ah ! si tu savais comme je sens et perçois intensément toutes tes aspirations lacérées, torturées, toutes tes absolues tristesses dormantes et majestueuses, ton grand et long sanglot, l’effondrement vertigineux de tes nuits lugubres, les fascinantes ondes fébriles et ambrosiaques de ton insane volupté, les élégances et miraculeuses apparences de ta Rébellion sacrée ; la fulminante ironie endolorie et gémissante qui évoque des mélancolies de glas térébrants de Requiem æternam roulant à travers un jour de soleil et d’azur, vibrant dans une tour blanche au bord de la Mer… Comme j’écoute religieusement, avec profonde onction, tes Prières larmoyantes, tes oraisons convulsées d’Amour ! Comme sont captivants, tentateurs et enivrants les parfumés falernes de ta sensibilité, les oubliés Royaumes embrumés et exotiques où ta Saudade évocatoire et clamoreuse imploramment et contemplativement chante, ondule et frémit avec lasciveté et nonchalance† ! Ta Saudade inviolable et millénaire, antique Reine détrônée, aventureuse et fameuse, errant dans les brumeux et vagues infinis du Passé comme à travers les lunes amarescentes et taciturnes du temps ! Ta lancinante Saudade de Bédouin, perdue, traversant des contrées endormies depuis des éons, isolées, lointaines, dans les brouillards de la Chimère, où tes désirs agités et mélancoliques tumultuent dans une fièvre de mondes multiformes de germes en frissonnements sempiternels ; où sybaritiquement tes caresses nerveuses et félines dorment au soleil et se prélassent avec sensualité dans l’excitation vitale frénétique de se perpétuer avec les arômes chauds, les parfums forts qui, capiteux et aphrodisiaques, provoquent, attaquent, titillent et blessent d’extrême sensibilité tes narines frémissantes et caprines !

Ah ! comme je vois et sens suprêmement toute cette splendeur funambulesque et toutes ces magnificences sinistres de ton Pandémonium et de ton Te Deum !

Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Auguste et ténébreux Vaincu ! Inoubliable Hidalgo de tant de rêves et impérissables élixirs ! Souverain Exilé de l’Orient et du Léthé ! Trois fois avec douleur appelé par les fanfares pleurantes et nostalgiques de mon Évocation ! À présent que tu es libre, purifié par la Mort des argiles pécheresses, je vois toujours ton Esprit errer, comme une véhémente sensation lumineuse, dans l’Alléluia réfulgent des Astres, dans la pompe et les flammes du Septentrion, peut-être rêvant encore, dans les extases passionnées du Rêve…

Et la singulière figure de Baudelaire, haute, blanche, fécondée dans les effloraisons vierges de l’Originalité, restait silencieuse, impassible, douloureusement perdue, éternisée dans les suprêmes Abstractions…

Et tandis qu’il s’immergeait ainsi dans l’Intangible céruléen, de vieux dieux caprins, de lubriques Diables tératologiques et putrescents, inarperçus de cette éminente silhouette satanique, pensive et sombre, dansaient, sautaient, croassant infernalement et formant dans l’air ardent, en vertiges de diabolisme, les plus curieux et symboliques hiéroglyphes avec la souplesse et la dislocation acrobatiques et magiques de leurs hirsutes corps élastiques…

Mais au milieu du parc mystérieux s’élevait un arbre étrange, plus haut et prodigieux que les autres, dont les fruits étaient des étoiles et dont les grandes et solitaires fleurs de sang, grandes fleurs acides et effrayantes, fleurs du Mal, ivres d’arômes tièdes et amers, de douleurs tristes et bouddhiques, d’intoxications, de dangereuses sécrétions, d’émanations fatales et fugitives, de fluides de mancenilles vénéneuses, laissaient couler languissamment de leurs pétales une huile flamboyante.

Et cette huile lumineuse et secrète, ruisselant abondamment dans ce merveilleux jardin des Enfers, formait les fleuves phosphorescents de l’Imagination où les âmes des Méditatifs et des Rêveurs, tantalisées d’ennui, ondulaient et voguaient insatiablement…

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En français dans le texte.

Métapataphysique : La poésie d’Augusto Meyer

Un autre poète académicien du Brésil est le « gaucho » Augusto Meyer (1902-1970). « Gaucho » désigne au Brésil les habitants et la culture de l’État le plus méridional du pays, le Rio Grande do Sul. Cet État et les deux autres États du Sud du Brésil que sont le Paraná et Santa Catarina sont marqués par une significative immigration allemande à partir du dix-neuvième siècle : c’est dans ces États que se concentra la plus grande partie des colons venus d’Allemagne, à l’instar de la famille du poète. (Meyer – « métayer » – est un des noms allemands les plus répandus : dans son roman Siegfried et le Limousin, Jean Giraudoux écrit que « le premier Américain qui fit un prisonnier en 1917 s’appelait Meyer, et son prisonnier aussi ». Mais il s’agit probablement d’une boutade.)

Après avoir commencé sa carrière littéraire au Rio Grande do Sul, Augusto Meyer fut appelé en 1937 à Rio de Janeiro pour diriger l’Institut national du livre (Instituto Nacional do Livro, INL), l’institution en charge de la politique du Brésil en matière de livres et de bibliothèques. Cela se passait pendant la dictature de Getúlio Vargas. D’autres intellectuels de renom, à l’instar du célèbre auteur de Macunaíma, Mário de Andrade, remplirent des fonctions officielles à cette époque, Augusto Meyer n’est pas un cas exceptionnel. Il dirigea l’INL jusqu’en 1956 et fut élu à l’Académie en 1960.

En tant que critique, il s’est particulièrement illustré par des travaux sur Machado de Assis, la culture gaucho ainsi que la littérature française.

Sa prose poétique, qui occupe la plus grande partie du présent billet, nous rappelle certaines œuvres que nous avons déjà traduites de prose poétique du futurisme italien (ici). Le titre du billet, « Métapataphysique », est celui d’un des textes en prose ; c’est un hommage à la pataphysique d’Alfred Jarry.

Pour les présentes traductions, nous nous sommes servi de l’anthologie Melhores poemas consacrée à Augusto Meyer et parue en 2002 chez Global Editora, maison d’édition dont nous saluons à nouveau le travail d’anthologisation des poètes brésiliens.

Portrait d’Augusto Meyer
par Cândido Portinari, 1937

*

Cœur vert
(Coração verde, 1926)

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Poète (Poeta)

Laisse couler toute cette pure rosée
sur tes épaules douloureuses.

Vois comme la terre est douce :
même dans les branches les plus rudes,
regarde, il y a des caresses amicales.

Tout a plus de cœur, car tu as plus de cœur.

Rosée… Rosée… Il semble
que dans ta vie quelque chose mûrit.

Laisse choir, laisse rouler ton poème
comme un fruit mûr sur le sol.

*

Ombre verte (Sombra verde)

Sur l’herbe couverte de rosée, odorante…

Douceur des pâquerettes,
épine des petites roses,
cricris subtils dans ce monde immense,
si menu…

Volupté de goûter ces sensations,
de sentir près de moi le cœur de la terre
dans son travail millénaire et silencieux,
comme si j’étais, longuement, une racine profonde…

Mère verte…

Je me suis couché dans son giron,
où sont poisons et parfums.

Et toute l’odeur de ses feuillages,
toute la sève de ses fruits,
fraîcheur d’eaux claires et de feuilles vertes,
baignent comme un baume mes paupières fermées.

*

Ironie sentimentale (Ironia sentimental)

Coassement des crapauds, quand la nuit est calme,
sans jardins symbolistes, sans fontaines chantantes,
ni roses mystiques dans l’ombre, ni douleur en vers…

Coassement des crapauds, longuement,
quand le ciel palpite dans le cadre de la fenêtre,
en un doux mystère, un mystère infini,
et quand dans chaque étoile est une lèvre, une lèvre pure qui tremble,

et un secret dans la lumière qui palpite, palpite…

*

Giraluz, 1928

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Chanson de la minute puérile (Canção do minuto pueril)

Un nuage passa.
Toute la maison plonge
dans le halo noir de l’ombre,
dans la pénombre de l’autre monde.
Illunée, la fenêtre du salon…

Il pleut de la cendre.

Et le tapis agonise
dans la pénombre du monde.

Personne ne parle.
Le vase brille sur la table
ainsi qu’une partie du miroir.
J’ai peur…

Il pleut l’ombre du monde
sur le nid de l’ombre.

Ô la chanson des vergers !
Donne-moi le soleil !
Donne-moi l’enfance perdue
comme un rayon de soleil !

*

Littérature et poésie
(Literatura e poesia, 1931)

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Métapataphysique (Metapatafísica)

Lucidité du matin quand les idées volent avec des ailes de lumière et ne se posent pas : toute idée qui se pose est morte. Au moment de fermer ses ailes, mon ombre descendra sur moi. Toute idée dont je m’empare est une poignée de cendre.

Et le joli mot s’est fané sur le papier ; que voulait-il dire ?

Quand je m’arrête, j’agonise. Mon destin est de marcher. Joie ! Les chemins n’ont aucun destin, ils portent la joie de marcher.

Si je dis je dis, je dis que je ne dis pas je dis, je dis que je dis : je dirais.

Qu’en serait-il de moi si je trouvais le chemin ? Les docteurs subtils traçaient des itinéraires. Mais ils arrivaient toujours sur un nouveau chemin. Alors ils conseillèrent aux gens d’utiliser des œillères comme les bêtes de trait, car les œillères apprennent à ne pas voir les raccourcis. Mais ce n’est pas pour autant qu’on a détruit les raccourcis.

Depuis que mon regard a appris à voir, j’ai perdu le préjugé des routes royales. Elles conduisent au repos mou, à la paix dominicale, et je n’aime pas la paix dominicale.

Toute certitude fait grossir. Et un voyageur ne doit pas grossir.

Je t’apprendrai à ne pas croire ; tu comprendras alors pourquoi la joie existe en ce monde, pourquoi les eaux courent, pourquoi les hommes meurent et les feuilles tombent.

Pense aux vies qui vont naître.

Pense au chant des souffrances à venir.

Où serons-nous tous les deux dans cent ans ?

Les coqs chanteront : vive le soleil !

*

Antonello

Ndt. Antonello était le nom d’un café à Porto Alegre (Rio Grande do Sul) fréquenté par Augusto Meyer et d’autres écrivains et artistes.

Les dés roulent. Confusion de voix mêlée aux trémolos du ténor dans le tourne-disque. De la cigarette monte le ruban bleu de la pensée.

Les dés roulent mêlés sur la table. Pour quoi ? Le hasard est un trio des Parques. Des Allemands sanguins à l’âme d’hydromel boivent et reboivent trois cents barils. Glouglou des gorgées blondes dans le gosier. Le gringo dévore une pile de sandwichs, mâchant les tranches roses de salami avec des mandibules d’acier. Pour quoi ? Après la faim vient la faim. La serveuse sans mystère dit : pas avec moi… La pluie tombe dehors, les doigts de l’eau lavent la vitre et le reflet des lampes. La nicotine et l’odeur des imperméables se mêlent à la chaleur digestive des corps. Mon chapeau fait une triste mine de portemanteau : il me regarde depuis le mur comme un rêve égorgé.

Que de voyages j’ai faits dans ce coin, ici dans ce bar ! Mes compagnons pensent que je suis là et discutent avec mon apparence. Mais je me suis perdu dans les miroirs et ne me suis jamais retrouvé. Je laisse dans le monde des phénomènes, oui, mon corps vide comme un pardessus qui se plie et pend méticuleusement. Je trouve ça très drôle quand quelqu’un demande à ma simple apparence : comment vas-tu ? Car je ne suis là pour personne, je suis toujours ailleurs…

Il y eut des moments où j’étais pleinement un ange, et eux ne voyaient pas la clarté qui m’entourait tout entier, ils traversaient ma lumière comme la terre traverse la queue d’une comète : sans le savoir.

Les dés roulent. La pluie bat contre la fenêtre, imitant l’assonance d’un poème plein de murmures timides, poème que je n’ai pas lu depuis longtemps et ne veux relire – car je suis beaucoup plus intéressant.

Ce bar est un monde. Des imbéciles gravitent autour des tables. Comme tout est étrange dans les visages banals ! L’ange Azraël va et vient entre les groupes avec une épée noire et personne ne voit comme est fin le fil qui nous attache aux amours, aux affaires, aux vices de chaque jour. Les hommes souffrent d’une cataracte opportune. Le disque tourne, les dés roulent, les bouches boivent. Seu Nunes coupe des tranches de jambon cru. Ça c’est Paris1. When day is done. Il peste.

Ma pensée ouistiti fait des grimaces :

Eh, ouistiti !
qu’est-ce que tu viens faire ici ?
– Je saute par ci,
je saute par là.

1 En français dans le texte. Titre d’une chanson interprétée par divers artistes français, à l’instar de Maurice Chevalier et Mistinguett.

*

L’autre (O outro)

L’homme opaque marche dans l’ombre. La rue humide reflète le sommeil des lampadaires, et à chaque pas un reflet s’enfuit sur la chaussée mouillée, un autre reflet arrive, monotonement. Comme les amours qui meurent et se répètent, comme les idées, comme tout. Des maisons verrouillées de banlieue sont les témoins muets de ce moment, des chats souples dans l’obscurité, aux pattes de velours, l’ouverture fraîche d’un jardin saturé de pluie printanière ouvre son tendre giron, l’haleine de la sève dans la nuit. L’homme passe.

Au pied des foyers de lumière, l’ombre de l’homme s’étend, longue, interminable, avec de fantastiques jambes de bois, jusqu’à toucher l’autre côté de la chaussée et grimper au mur. Mais il ne voit pas le délire de sa propre ombre, il voit seulement les autres ombres attardées dans sa mémoire…

Mille et un visages du passé arrivent sur la pointe des pieds et se penchent sur son épaule avec la malice du mystère. Ils apportent un avis de décès, un « salut ! » indéchiffrable. Et ils pèsent tant que, pour alléger ce fardeau, l’homme soupire, comme un malade qui change de position dans son lit pour déplacer le poids de la fièvre.

Des nuages de poix pesaient si bas que la silhouette se fit bossue. Les pas éveillaient des pas sur la chaussée. La pluie devint plus drue, longue respiration rafraîchissante. Plic-ploc et froissis de l’imperméable. Puis, la clé dans la porte, la montée de l’escalier obscur, en catimini comme un voleur.

L’index sur l’interrupteur fit la lumière. Son paletot enlevé, défaisant son nœud de cravate, il alla jusqu’au miroir.

De l’autre côté, dans le lac encadré, le même Autre, qui était et n’était pas lui…

*

Ne fais pas ça (Não faça isso)

C’était peut-être le poids de ces nuages bas qui écrasait l’air tiède. Ou le poids de la vie ? Il sentait dans sa tête couverte de sueur un paquet de plomb. Il avançait sans savoir comment.

Les rues nocturnes titubaient à chaque pas. Torpeur : les fenêtres curieuses, épiant cet homme dans la nuit, devaient avoir l’air d’une pupille ironique et attentive. Elles imitaient son attitude ridicule. Douloureux sentiment d’abandon : il était, à cette minute, le seul homme qui ne… Bêtises ! Tout était comme avant. Il rentrerait chez lui, et, après une veille inquiète, le plongeon dans le sommeil, tout simplement. Ah, c’est vrai, qu’il n’oublie pas de prendre un comprimé…

Qu’était ceci ? La porte de la maison. Clé. Deux tours. Entrer. Il monta dans le noir, palpant le mur. Il devait être humide, ce mur. Une masse veloutée lui frôlant les jambes : le chat de la pension.

Il entra dans sa chambre et alluma. Le miroir était en face de la porte et, en allumant, son image, dans la clarté soudaine, lui parut plus réelle que son propre corps.

Il approcha, regarda. L’autre regardait, pâle, pâle, regardait dans l’infini des pupilles réfléchies. Était-ce lui ? En y pensant, quelle chose étrange que ce dédoublement sans fin, ce dialogue d’un homme avec son ombre. Sur la surface lisse, l’image vivait : grands yeux fixes, la tête pesant sur le visage fin.

Lentement, l’expression s’altéra. Un frémissement ironique parcourut les lèvres, dans le regard passa un rien de folie, dans la main crispée quelque chose brilla…

Le coup de feu partit de l’image dans le miroir. L’ombre avait tué l’homme.

*

Poème (Poema)

La première porte céda finalement sous mes coups : c’était un bar. Des milliers de lumières se réfléchissaient dans des milliers de bouteilles. Au plafond, l’histoire de tous les vices. Enseveli dans des abîmes de coussins, on faisait ses adieux à la vie tandis que des houris triées sur le volet servaient des poisons. De temps en temps une pluie de pétales, et la magie du parfum aidait à la beuverie subtile. Je reconnus des gens qui m’étaient familiers dans la vie réelle, et qui paraissaient des habitués du lieu.

Et je dis : je renonce !

La porte suivante me révéla un jardin merveilleux, où le soleil illuminait la corolle unique et pure d’une rose.

– Cette rose, dit le Génie, est ton enfance.

Je m’approchai, aspirai l’âme de la rose, mais une bestiole était cachée dans son sein en chou pommé, et atchoum ! à tes souhaits, j’expirai.

La troisième porte s’ouvrit lugubrement : il faisait noir. Nous entrâmes. L’obscurité remplit mes pupilles vides, j’eus peur. Seule la main d’Arhat me retenait à moi-même. Obscur comme avant le soleil. Enfin, loin dans le fond apparut une lueur bleue. Nous marchâmes, marchâmes, la lueur grandissant, grandissant. – jusqu’à ce que parvienne à mon oreille une étrange, une profonde mélodie… De près, cette vision : l’abat-jour turquoise rendait plus livide la tête ridée où les sourcils traçaient deux accents circonflexes, des cordes la main maigre arrachait le chant suprême.

– C’est le violoncelle du Diable, expliqua le Génie.

Et j’ai dit :

– Non, gobelin, ne m’explique pas…

La dernière porte s’ouvrit sur la Galerie des Miroirs. Plafond, murs, sol, tout était miroir. Mon image était si multipliée que j’en perdis le compte. J’étais moi mais mille moi et derrière ceux-là mille encore. Je fus épouvanté à l’idée d’avoir à supporter la compagnie suspecte de tant de moi, quand un seul, franchement, me suffit… Arhat ouvrit la bouche pour détruire le mystère des images mais fut pris d’une crise de hoquet : hic ! hic ! hic ! et je profitai de la confusion pour me déguiser en garçon distrait et sortir par l’escalier dérobé, à l’arrière – jusqu’à ce que je tombe en moi.

*

Autoportrait (Auto-retrato)

Visage à la lumière avec deux yeux alertes
corps et fantôme, le miroir est ton royaume, roi.
Narcisse sourit à l’ombre des moments,
ombre, qu’est-ce qui me regarde comme ça ? Je ne sais pas.

Ici le poète s’arrête et, comme le peintre qui examine la toile depuis une certaine distance en fermant un œil et en inclinant la tête de côté pour trouver l’angle de vision parfait, voit que l’autoportrait est peut-être très ressemblant mais que ce n’est pas pour autant qu’il connaît mieux le modèle. Où est l’original ? Je ne sais pas. Pourtant, c’est la seule retouche juste, ce saillant je ne sais pas tombant à la fin du dernier vers, comme le haussement d’épaules d’une personne reproduisant la geste de l’ignorance.

Cela vaut-il la peine de continuer, alors ? Oui, parce qu’au milieu de ce jeu absurde il se peut que quelque négligence illumine cette figure et que le halo inespéré paraisse. En creusant, qui sait, l’or brillera peut-être ? Le voyant est perdu dans son aveuglement, parfois oui, parfois non.

Autoportrait, que de fois j’ai recommencé ton ébauche entêtée, comme quelqu’un qui dessine sa propre ombre sur le sable ! Tu me surprends dans la tache d’humidité sur le mur, dans le nuage passager, sur la page vide. Tu étais dans le premier livre que j’ai lu, caché derrière les mots, et tu m’appelais par mon nom du fond du puits inversé, d’une voix caverneuse qui n’était déjà plus ma voix. Parfois, tu paraissais sur la vitre illuminée contre la nuit, mais, quand je regardais de plus près, la forme chaude de cette image s’effaçait dans l’ombre.

Soleil dans les cheveux, tête haute
et la ligne sensible de la bouche…

Seulement le masque, ami, le jeu de la lumière ourdissant l’apparence. Là-bas, au fond, frémit la clarté :

Regard profond dans mon regard – est-ce moi ?
Regard vide, plein d’ombre,
regard de qui s’est regardé trop longtemps et s’est perdu.

Sans fin l’effort du peintre. Ouvrier fidèle penché sur l’incertitude inévitable, peins et retouche, efface et recommence. Les yeux dans les yeux, l’image inhumaine sourit.

Tu vieilliras à la recherche de l’évidence masquée. Les veilles attentives et la nuit puissante. Au fond de la toile, il y a toujours un triangle bleu, la feuille verte et une fleur qui va parler. Tandis que la vie t’appelle, Ève mordillant un brin d’herbe, tu continues de creuser le sol du souterrain multiplié en galeries ouvrant de nouvelles galeries. Au loin brille la lueur, mais elle ne supporte pas le regard qui s’approche. Il m’arrive parfois de penser qu’elle se trouve au centre de mes pupilles comme le disque négatif que laisse la fulguration du soleil.

Alors :

Efface ta forme dans le sable,
ferme ces yeux traîtres
et retourne à l’ombre originelle.

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Encore de la métapataphysique (Mais metapatafísica)

La tête fut créée pour les maux de tête, disait un philosophe constipé. Mais c’est là une opinion personnelle (avec la licence du pléonasme) et je pense quant à moi que la tête a été créée pour ne pas avoir d’opinion, car la vie est si grande et si belle qu’elle accepte et contredit toute opinion. Au même moment, avant que quelqu’un me contredise, je me sens obligé d’ajouter deux qualificatifs : mesquine et laide.

Magali, cela m’a rendu triste de t’entendre dire que tu croyais à ceci et cela : croire veut dire – vouloir que les choses soient comme nous le voulons. Derrière la croyance est l’égoïsme, une idole ventrue adorant son propre nombril. Derrière l’incrédulité se cache toujours un peut-être.

Gratte un peu la foi, tu verras l’estomac. Force le scepticisme, l’oraison paraît. Ainsi, tout est si mêlé que la difficulté est de trouver un falsetto dans l’harmonie complexe. La dissonance sert l’assonance. À y regarder de près, comme les contraires se ressemblent ! La connaissance s’acquiert en mettant noir sur blanc.

Tout cela est bien connu, Magali, pourtant les hommes continuent d’éructer des opinions. Et un autre fait plus curieux encore : même les opinions ont leur utilité, elles servent à savoir de quel côté souffle le vent. Dis-moi quel vent souffle et je te dirai qui tu es…

*

Psitt (Psiu)

La vue claire voit dans toutes choses une correspondance profonde.

Mon univers : formes, couleurs, vue. Dans toute vue, aussi simple soit-elle, existe un principe de vision. Voir c’est intégrer la forme pour percevoir l’essence. Un paysage avec sa diversité reflétée dans la rétine cherche en nous l’unité. Arbre, colline, maison, nuage, ciel. De temps en temps un oiseau passe, signe rapide qu’il convient de déchiffrer. Mais tout cela est seulement la matière que j’emploie pour construire le monde.

Mon univers ! Mes yeux se réveillaient matinaux et lavés par la rosée de la vie. Lyncée ouvre les fenêtres de la tour et le matin entre dans ses pupilles affamées de lumière. Je devais prononcer ton nom dans mon cœur clair comme un lac où l’évidence bleue de la lumière contemple le ciel. Je devais prier ton nom sans penser qu’il y a d’autres paroles, anciennes ou nouvelles, dans ma dévotion. Car je ne suis pas un poète, je suis l’homme. Je viens de la chair et retourne à la terre.

Matin, quand pourrai-je enfin disparaître dans le royaume de ton silence, me dissoudre dans ton harmonie comme ce nuage qui vient de passer et dont personne ne sait où il est ? Silencieuse est la beauté, et nous parlons tant… Il y a un moment où toute parole semble mensongère : c’est quand la beauté de la vie s’entremontre, minute fuyant la vue.

C’est pourquoi je préfère rester dans le paysage comme un lac passif. Aucune pierre ne rayera d’ondulations mon miroir : je suis une pupille innocente et profonde. Je reflète la pureté naturelle des choses sans le moindre tremblement. Je suis la rose au soleil et l’humble jardin au pied du mur. Je suis la trame argentée de la toile d’araignée baignée de rosée.

Ma flûte s’appelle silence. Et j’entends dans le mensonge de la bouche le ban du psitt.

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Feuilles arrachées
(Folhas arrancadas, 1940-1944)

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Place du Paradis (Praça do Paraíso)

Cela s’est passé place du Paradis, un jour.

Le rire était dans l’air, hirondelle. Entre les plates-bandes vertes, des vagabonds tétaient la béatitude du septième sommeil, à l’ombre maternelle des gendarmes. Il y avait une charrette à bras pour le divertissement des prophètes repentis. Et une énorme affiche interdisait de sortir.

La table était mise, le vin servi. Les fenêtres de l’hôpital, épiant entre les arbres, reflétaient le soleil des autres soirées, toutes les mêmes, et un cri très aigu monta au ciel comme un cerf-volant depuis la colline.

Les illusions du bon temps se regardaient sur la rive du lac, sans troubler le miroir calme du sang de leurs blessures. On quittait son nom à l’entrée et les pieds ne laissaient aucune trace dans le sable.

C’est là que j’enterrai le secret des heures qui reviennent, pour un pauvre de cette place, avec la couleur, le son, le goût, le mystère et la torture de l’évocation.

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Le message perdu (A mensagem perdida)

Une page fut arrachée au livre du temps mais, voilà, elle était irremplaçable, capitale ! En vain cherchai-je à quatre pattes, comme un bibliophile, grognant et flairant sous les meubles. Ô tranches implacables des livres !

Une mite en rêve me visita ; du haut du tome épais elle vomit la page dévorée, du ton cynique d’un speaker de radio. Mon ouïe fonctionnait comme un disque et chaque mot était une fulgurance indélébile, une vérité capitale ! J’applaudissais tant et plus, avec la peur de fondre en larmes. La page perdue et à jamais retrouvée, le message télégraphique de l’Éternel à soi-même, était simple comme un sujet de journal. Ô sublime reportage, pensais-je, quand je retournerai dans ma peau, je raconterai tout dans les moindres détails.

Mais retour vers la vallée du lit – le bombardier larguait une à une les grandes roses effeuillées –, le fil de l’évidence se rompit et les mots roulèrent au sol comme perles d’un collier…

Depuis lors, j’ai compulsé les gros tomes vermoulus, parcourant leurs index avec une patience de maniaque. Qui sait… entre deux pages, sur le papier sale et rongé, brillera peut-être un jour le mot que j’attends depuis tant d’années, depuis mes livres cartonnés à l’école.

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Cauchemar du pédant (Pesadelo do pedante)

L’ironie des livres… Épars sur la table ou rangés dans la bibliothèque, ils se créaient des yeux sur le dos pour épier mon visage de chasseur sans chasse. Chasseurs, sachez chasser2. Ils me regardaient, et je voyais à travers les couvertures l’expression particulière de l’auteur, une clarté, une flamme qui était à l’intérieur, des feux de toutes les couleurs, palpitant. Ces feux étaient les âmes reliées. Je possédais dans mon cabinet, sans le savoir, un dépôt d’explosifs. Je pris inconsciemment l’attitude du monsieur dangereux qui stocke des pétards avant de faire son lit sur eux et de fumer sa pipe.

Ce fut une soudaine illumination de nouvelles galeries intérieures, minées, avec la mèche attendant le briquet.

Mais les livres, pendant ce soliloque, transformaient leurs pages en ailes et volaient jusqu’au plafond, retombant sur moi. De façon que, si je n’étais pas mort en me réveillant, c’est seulement grâce à la belle indifférence des fées. Écrasé par la dure montagne en prose et en vers, je me souvins de moi-même, constatai brutalement mon existence et pris la résolution d’agir.

À coups de poing et de pied, j’ouvris une brèche dans les gravats littéraires. Les auteurs consacrés roulaient le long de mes flancs indépendants, roulaient comme des torrents de chaux écaillée et tombaient en poussière sur le sol. Toute la science de l’homme fut réduite en miettes de biscuit, parce que j’avais découvert cette chose si simple : que j’étais moi, c’est-à-dire que j’étais un monde particulier avec mes cataclysmes, mon centre de gravité, les marées de mon caprice cosmique. La vie que les livres prétendaient posséder dépendait de moi, ils étaient ma création de chaque instant car ils vivaient du sang bu dans mes veines ouvertes.

Soudain je sentis ma pensée se consumer dans sa dernière goutte… Et la terre des livres se conjoignit pour ensevelir mes restes vides. Avec bonté, mes amis d’enfance me faisaient signe du haut du remblai avec des rubriques nécrologiques consolatrices, en gras et majuscules. Que la terre lui soit douce, dit une voix.

J’eus encore le temps de demander ma crémation, par un reste de voix. Mais des trompettes claironnaient. Et de moi sortait à présent un grand soupir de soulagement : sur les lignes claires des stores, rayées d’une amoureuse clarté, j’épelai l’indéchiffrable…

2 En français dans le texte. Du fourchelangue bien connu.