L’éléphant qui s’échappa du cirque et autres poèmes de Cassiano Ricardo

Cassiano Ricardo (1895-1974) était, avec une œuvre presque exclusivement poétique, agrémentée de quelques essais, principalement d’histoire et de théorie de la littérature, membre de l’Académie brésilienne (qui, contrairement à ce que pourrait penser le public français, n’est pas une académie de carnaval). C’est un des grands poètes brésiliens du vingtième siècle.

Il fut un des principaux représentants du mouvement Verde-Amarelo (Vert-Jaune), créé en 1925, dont nous avons déjà dit un mot dans notre billet consacré au poète Eduardo Guimaraens (ici), lequel resta d’ailleurs étranger aux manifestes modernistes brésiliens, que ce soit celui de Verde-Amarelo ou celui de « l’anthropophagisme » d’Oswald de Andrade. Pour les deux manifestes en question, il s’agissait de « nationaliser » les lettres brésiliennes, mais les signataires du premier, dont Cassiano Ricardo, avec entre autres Menotti Del Picchia, reprochaient au mouvement d’Andrade d’être « afrancesado », sous influence française, c’est-à-dire dans une continuité d’influence avec le modernisme brésilien pré-nationalisé ou pré-verde-amarelisé (prononcer préverdamarelisé) et par conséquent non authentiquement national.

Précurseur en 1925, Cassiano Ricardo accompagna par la suite les évolutions de la poésie occidentale, en renouvelant son écriture en fonction des divers avatars de l’avant-garde, si bien que son œuvre présente à peu près toutes les facettes de la poésie au vingtième siècle, du parnassisme de ses débuts à la poésie concrète, ni bonne ni mauvaise, ni même traduisible, de ses derniers recueils.

Les traductions qui suivent ont été faites à partir de l’anthologie Os melhores poemas de Cassiano Ricardo (Les meilleurs poèmes de C. R.) publiée par Global Editora en 2003 (2e éd. 2008). Le premier poème ci-dessous, qui donne son titre au présent billet, est tiré d’un recueil du même nom, de 1950. Les autres sont classés par ordre chronologique de leur sortie en recueil.

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*

L’éléphant qui s’échappa du cirque
(O elefante que fugiu do circo, 1950)

.

L’éléphant qui s’échappa du cirque (O elefante que fugiu do circo)

« … si beau, étant tellement laid que c’en était plaisant à voir. » (Doc. cit. par Jorge de Lima, dans Anchieta)

I

Vieil éléphant, si couvert de parures
et d’affiquets, quel féroce déterminisme
a pris possession de ton corps, comme un démon,
que tu n’obéisses plus à personne
et déboules dans la rue 15
comme un fou, interrompant la circulation ?

Contrefait, la peau mal ajustée sur le corps,
comme un vêtement que personne ne porte,
en loque et démodé, les yeux encore bibliques
au vingtième siècle. Encore africain
dans la conception du mouvement propre
aux parades royales, avec une échelle
de soie verte grâce à laquelle les valets
montent sur ton dos – dos d’or et d’argent.
Combien de fois as-tu toléré le gouvernement
des histrions et des empereurs ?
Tu étais un cœur de colombe. Les oiseaux
pouvaient gazouiller sur ta trompe.
À toute heure, dès l’aurore.
Depuis lors, quelle surprise quand tu serres
dans ta trompe, à présent, les policiers.
Avec quelle rage, avec quel sans-gêne
tu écrases sous tes pattes, un à un,
l’un ou l’autre d’entre nous, pauvres lys.
Agitant les plis et les feuilles
de ta peau flasque, vieille cape noire
dans laquelle tu passais, libre, dans la forêt,
ou bien entre des déesses, dans les banquets assyriens.

Tu fus un des animaux préférés
de Noé, pour son arche. Ne te rappelles-tu pas ?
Peut-être la plus aimée des créatures
en raison de ce que tu as de magique, d’allégorique.
Il y a même quelque chose d’un monstrueux
jouet dans ta silhouette, ton être corpulent,
laid mais beau à regarder.

II

J’étais accoutumé de te voir calme.
Courte queue, oreilles fabuleuses.
Des oreilles que, cousues, on pourrait donner
pour qu’il s’en fasse des ailes à un archange
noir. Rassemblé sur tes pattes, comme
sur quatre corolles de caoutchouc.
Solitaire, ou en troupeaux, agile
contre la persécution des chasseurs.
Éléphant né dans l’origine
de la grande nuit, où les arbres ont
les cheveux aspergés d’étoiles…

J’étais accoutumé de te voir, mais
dans la bacchanale des maharadjas, paré
de selles luxueuses, ou déguisé
en cartes à jouer, pour divertir dans les fêtes foraines.
Ou sur le feston des sonnets de marbre.
Ou en bas-relief. Ou sculpté
sur le piédestal des rois et des héros ;
et en effigie sur les médailles des Césars.
Ou dans les billes blanches qu’ils arrachent
à tes défenses (de quel éléphant absurde
et mystérieux peuvent bien être les trois lunes,
les trois lunes obéissant à toutes
mes intentions (sous-intentions)
de précision, sur le rectangle vert ?1)

Je suis surpris de te voir à présent égaré
dans la confusion grisâtre de la rue, où
tu provoques la panique, le désordre.
Désobéissant aux feux tricolores.
Comme si tu avais fabuleusement
sauté, la trompe en l’air, de l’illustration
ou du déluge, au milieu des automobiles,
et justement à une heure de pointe.
Détachant les nœuds bleus
de ruban avec lesquels l’homme a décoré
ta férocité, jetant
au sol les grelots qui tintinnabulaient
joyeusement à tes chevilles ; secouant
les carreaux et les piques de ton manteau
de tissu estampé de couleurs vives.

Sur ton corps, où demeure la plus nocturne
des nuits – une nuit cubique – il y a une Lune
chinoise, celle du commerce d’ivoire.
Il y a des centaines de lunes, attachées les unes
aux autres comme dans un collier,
ta calme longévité taciturne.
Je n’aurais jamais cru qu’il y eût dans ton corps
une telle insoumission apocalyptique.

III

Car n’as-tu pas vu que cette époque
n’est pas assez lyrique
pour te comprendre ? qu’elle n’est pas la tienne,
cette époque des choses minuscules ?
La petite mais incommensurable époque
des investigations les plus minutieuses ?
Époque où tous font une seule
et même chose : tout accepter, sauf
un éléphant ? N’as-tu pas compris
que, dans l’ordre légal, où il est seulement question
d’écritures au bureau de l’état civil
ou de jouer avec des titres en Bourse,
il n’y a pas de place pour un éléphant ?
Qu’y a-t-il de plus impertinent, en réalité,
qu’un éléphant bloquant la rue ?
en cette époque où nous ne faisons que
circuler, rien d’autre que circuler ?
Même si c’était le fait d’un ange, ce serait déjà
une subversion de l’ordre, quelque chose d’insolite,
au milieu de la hâte caractéristique des affaires
et de l’heure fixée, de l’urgence.
Même si, parfois, la mère de l’or2
descendait sur la voie aérienne, au milieu du jour,
ce serait « un acte incompatible
(comme on dit en langage policier)
avec l’ordre public », avec la circulation,
avec les mille et unes obligations qui tissent
d’or ou de vile boue notre vie
civile – alors que dira-t-on d’un éléphant ?
Ce serait, oui, la subversion de la méthode ;
ou du rythme paisible et harmonieux
qui n’est pas celui de ce poème, certes
(chi poria mai pur con parole sciolte
dicer a pieno…?
3), écrit en vers presque blancs,
pour lequel, devant ta trompe en fleur,
j’ai jeté par terre les fleurs que je portais
pour un sonnet, une ode, une élégie.

On ne donne pas une rose en paiement
d’une dette. Jamais une attente
n’est débitrice, au contraire elle est créancière.
Il y a des attentes qui attendent, et des attentes
qui n’attendent pas, sinon par politesse,
jusqu’à telle heure, à la porte de telle banque.
Il y a des attentes terribles qui n’arrêtent pas
et exigent qu’on les accompagne prestement
dans toutes les démarches qu’elles effectuent,
même si les os et les muscles nous font souffrir
de tant marcher, à l’heure où le monde
se fait petit, bien trop petit
pour que puissent y trouver place nos divergences
et exigences, et encore moins un éléphant.

IV

Ah, si je pouvais traverser la foule
et approcher tout près de tes oreilles,
je te raconterais mon secret
à l’oreille, délicatement,
en t’offrant des roses rouges :
es-tu fâché ? sois raisonnable, écoute.
Calme-toi, ô mon frère, ne te souviens-tu pas
du temps où tu jouais avec les enfants
au cirque ? l’un d’eux – ton meilleur ami,
moi – surnommé « l’Incorrigible ».
Écoute, les autorités sont déjà en train
de parler à la radio, et déploient des machines
lacrymogènes, des clairons, des tambours –
elles vont t’envoyer – mort ou vif,
au dépôt – ne le vois-tu pas ?
où il n’y aura pas d’espace pour ton corps.
Excellent, excessif, désoccupé,
tu ne trouveras de place nulle part, vivant.
Tu es de trop, comme une charge, et tu mourras
pour tomber par terre, car la terre a de la place
pour tout ce qui est de trop et doit finir.
Quand tu pourrais être la grâce, c’est logique,
d’un jardin, non pas zoologique mais logique.

Monstre d’innocence, ne soupçonnes-tu pas
que tu as eu tort de t’échapper de ton cirque ?
Ne soupçonnes-tu pas que ta place n’est pas
dans la forêt d’Afrique, ni dans la rue 15 ?
ni au dépôt où tu seras jeté parce que tu es
excessif, du seul fait d’être en vie ?

Il y a des vitrines brisées dans les quincailleries
et les magasins de porcelaine. Les fleuristeries
ont été envahies, et maintenant
les hommes d’affaires craignent
que d’autres éléphants ne viennent.
Les banques tirent leurs rideaux métalliques.
Un peloton de la police spéciale
se prépare à te donner la chasse en pleine rue,
dans la forêt des hommes, et tu charges encore ?
Tu continues de charger dans la rue 15 ?
monolinéairement et irréversiblement,
interrompant la circulation, les promenades ?
Serais-tu le monstre de la désespérance,
de l’Apocalypse, du jugement dernier ?
Le monstre que les prophètes annonçaient ?
Un signe devait apparaître…

Ta place, éléphant, n’est plus
dans la forêt d’Afrique, ni dans la rue 15.
Elle est au cirque, où tu vis actuellement.
Au cirque d’où, bernant le gardien,
tu t’es échappé ; elle est au cirque
où demeure l’ultime vestige
du monde magique, où tu es quelque chose
de tragicomique, de merveilleux,
parmi ceux qui ont besoin de la joie.
Ceux qui cherchent des choses différentes
de celles qui ont rempli d’ennui les fleurs elles-mêmes.
Quelque chose qui leur semble fabuleux.
Pas ce pour quoi, au détriment d’être vu,
l’œil s’est prostitué d’avoir tant regardé ;
mais quelque chose au-dessus de son horizon
présent et qui – bien que très laid –
sois, comme toi, beau à regarder.

Retourne au cirque, éléphant ; aie pitié
du peu d’enfance qui nous reste,
sur cette planète, sale fin de terre.
Retourne au cirque, éléphant… Sois obéissant
comme la force qui croit en elle-même ; et laisse-moi,
laisse-moi par conséquent rattacher
sur ta trompe, bleus, les nœuds
de ruban, et, fauves, aux chevilles,
les grelots d’or, tintinnabulant d’or.
Mais, surtout, voici le grand secret
que je voulais te dire au creux de l’oreille.

Il est l’heure de tous mourir ; tous.
Le déluge arrive, et le cirque est l’arche
de Noé, ancrée dans l’asphalte
pour sauver les enfants seulement
et la poignée de ceux à qui Dieu
a fait la grâce de leur ressembler…

1 sur le rectangle vert : le passage est une allusion au billard français ou carambole, à trois billes. Les billes de billard étaient en effet en ivoire. (Un si grand nombre d’objets étaient faits en ivoire, lequel entrait aussi dans la composition de substances industrielles, que c’est un miracle si l’espèce des éléphants a survécu.)

2 la mère de l’or : A mãe de ouro. Légende du Brésil, selon laquelle une boule de feu, qui peut prendre l’apparence d’une femme, indique les gisements d’or.

3 Citation à peu près correcte de L’Enfer de Dante, XXVIII.

*

Allons à la chasse aux perroquets
(Vamos caçar papagaios, 1926)

.

Le chant de la juriti (O canto da juriti)

Ndt. La juriti est une espèce de colombe du Brésil.

Je marchais sur le chemin
en plein sertao, la plantation de café était loin…
C’est alors que j’entendis son chant,
qui me parut comme les sanglots sans fin de la distance…
Le désir de tout ce qui est haut comme les palmiers.
La mélancolie de tout ce qui est long comme les rivières…
Les lamentations de tout ce qui est rouge comme le soir…
Les larmes de tout ce qui pleure d’être loin… si loin.

*

Ainsi soit-il, alligator (Deixa estar, jacaré)

Alligator du lac
tu n’as jamais été triste.
Tu as tout ce que tu veux.
Tu as une bonne eau, tu es le maître du lac.
Tu vas voir au cinéma la lune prendre un bain
quand la lune ressemble, si nue,
à un corps blanc de femme.

Tu as grandi mais les lézards et les geckos verdâtres n’ont pas grandi…

Ils sont devenus des animaux de jardin.

Tu es le seul, alligator,
à avoir grandi comme ça !

Mais écoute une chose :
quand le bonheur est si fou
qu’il dépasse les bornes,
il faut se méfier.

Ainsi soit-il, alligator…
Le lac doit s’assécher.

*

La panthère noire (A onça-preta)

Ô ma nuit sauvage,
au pelage barbare et doux !

Ô ma panthère noire
qui vas à travers les trous des frondaisons
boire l’eau du fleuve Cassununga
où le vent maugrée.

Ô ma panthère noire
toute mouchetée de lucioles !

Quand tu te montres dans la forêt
pour aller boire l’eau du fleuve,
tous les arbres tremblent de peur…
Tous les hommes tremblent de froid.

Ô ma nuit sauvage
toute mouchetée de lucioles !

*

Un jour après l’autre
(Um dia depois do outro, 1947)

.

L’ange cireur de chaussures (O anjo engraxate)

Comment savais-tu,
ô ange de la rue,
que j’ai des pieds
de crocodile ?

Comment savais-tu,
ô ange de la rue,
que mes chaussures
vivaient autrefois dans les lacs ?
et que j’ai besoin aujourd’hui
d’être illustre ?

Comment savais-tu,
ô ange de la rue,
que je veux avoir
(pour que personne,
aujourd’hui, ne m’éclipse)
des pieds d’argile
resplendissants
comme ceux des anges
de l’Apocalypse ?

II

J’ai péché avec l’âme,
j’ai péché en pensée,
j’ai péché avec le corps.
C’est seulement avec les pieds que je n’ai pas péché.

Je vis les pieds sur terre
et la tête dans le ciel.
(Dans le ciel ou dans la lune ?)
Aujourd’hui encore j’ai senti
un certain goût de ciel,
comme si j’avais embrassé
une sainte, dans la rue.

J’ai des pieds innocents
mais dans ma tête
vivent mes péchés
bleus et dorés.

Il n’y a pas de mal
à avoir des pieds innocents.
Le Christ n’a-t-il pas lavé
les pieds de ses apôtres ?

Je vis les pieds sur terre
et la tête dans le ciel.
Mais ce n’est pas mon chapeau
que je suspends derrière la porte
dans la nuit de la grande
innocence.

Ce sont mes chaussures.

(Réflexions que je fis, debout, pécheur tranquille, arrêté à un coin de rue, tandis que le petit cireur de chaussures ambulant, un garçonnet italien aux yeux bleus, cirait mes chaussures en crocodile.)

*

Sonate pathétique (Sonata patética)

I  

Le visage de mon portrait,
jeune, par ma mère
placé sur le mur
de cette chambre où j’habite,
fait face au visage du miroir.

Celui du miroir ne paraît pas
être le même que celui du portrait.
Si triste : différent.
On dirait plutôt un parent
altéré par de nombreux chagrins
mais encore en vie, revenu
d’un voyage de trente ans.

Comment ai-je pu tant mourir,
changer de couleur, et de costume,
sans un cri, sans un soupir,
entre un miroir et un portrait ?
Demandant seulement à mon père.

Sur le moment je n’ai rien senti…
À présent je ne me résigne pas
à la rude métamorphose
qui m’a laissé sa marque.
Qui m’a tiré sans bruit
et placé nu devant le miroir
piaillant comme un oisillon.
Comme si la vie n’était déjà pas
si maigre, si avare.
Quelle fée exigeante, mauvaise
a demandé mon visage au tétrarque ?

Les gens seulement riant.

Je ris, déçu
de voir qu’il ne sert plus à rien
de pleurer puisque tout est fini.

Et je vais du miroir au portrait
(les cheveux séparés par une raie)
et du portrait au miroir
(éclat de miroir brisé)
pour savoir auquel des deux je ressemble.
Dehors dansent les arbres
dans le crépuscule rouge…

II

Le temps, vautour aux longues pattes,
jouait du violon
en suçant mon sang
par une nuit de sérénade.

Il a bu dans mes yeux.
M’a déplumé. Arraché
les plumes de mon corps et de mes ailes.
Il vole avec mes plumes.
Et tourne maintenant mon visage
du côté du soleil couchant.

À chaque pas que je fais,
aujourd’hui, entre le miroir et le portrait,
je me divise moi-même.
Quand un pied va vers le futur,
l’autre est déjà dans l’oubli.
Et, sans ressentir quoi que ce soit
(car je m’agenouille rarement)
je marche, divisé,
moitié ange, moitié bête,
entre les deux : portrait et miroir.

Je marche, partagé,
entre le poète du portrait
et le philosophe du miroir.
Entre mon visage absent déjà
et ce moi, présent par le corps.

Sur le moment je n’ai rien senti.
Ce n’est rien… ce n’est rien…
C’est après que j’ai senti le ravage.
Le temps a passé, d’un seul coup,
m’a plumé, et avec mes plumes
il s’est fait ses ailes.
Quand j’ai entendu son pas dur
– car il marchait vers l’avenir
avec le talon tourné vers l’est –
il allait déjà vers le soleil couchant
où il enterrera mon visage.
Je vois tout dans le miroir.
Il pleut des braises ! il pleut des braises !

Les gens seulement riant
du spectacle fini.
Dehors les arbres dansent
dans le crépuscule rouge…

III

« Ce qui m’étonne, toutefois,
dans ce grand soir écarlate,
ce n’est pas d’avoir été
lapidé en silence
par un ennemi secret
qui habite sûrement avec moi
sans que je l’aie jamais découvert.
Ce n’est pas la gifle
que le temps, au ralenti,
m’a donnée, je n’ai rien senti.
Ce n’est pas le tremblement de terre
qui est passé sur mon sol de chair et d’os
inaperçu du sismographe,
je n’ai rien senti.
Ce qui m’étonne, encore maintenant,
ce n’est pas la distance qui va
de mon visage du miroir
à mon visage du portrait.
C’est le temps, le temps qui moud,
dans le ciel, les étoiles elles-mêmes
comme une farine d’or ;
c’est le temps, le temps qui ronge
jusqu’au visage des portraits ;
c’est le temps qui nous détruit
complètement, tout-tout-tout,
sans m’avoir le moindrement fait mal.
C’est cela, à présent, qui me fait mal.
Cette insulte que je revis.
Comment ai-je pu tant mourir,
tant, sans avoir eu mal ? »

(Trouvant drôle seulement
ce qui est triste, bien triste.)
Et je vais du miroir au portrait
et du portrait au miroir :
« Comment se fait-il qu’une gifle
ne m’ait pas fait mal, cruellement, immensément,
au moment de faire mal ?
Pour que je puisse réagir
sur le moment, à hauteur de l’offense ?
Car je n’ai pas senti cette gifle…
C’est cela qui, maintenant, me fait mal. »

« Quel anesthésiant céleste
a bien pu employer le vil vautour
qui a subverti, en trente ans,
toute ma géographie ?
Il a mangé des roses, laissé des œillets
au sol avec tant de dégoût
que c’est aujourd’hui la carte de mon visage4 ?
Et tout tellement sans bruit,
tout tellement sans m’avoir fait mal
que je n’ai pas senti le coup de bec ?
C’est ce fait-là que je revis.
Cela qui maintenant me fait mal. »

« Comment guérir de telles blessures
rétroactivement,
à la machine à coudre,
si les pierres qu’une main occulte
m’a jetées étaient muettes ?
Si je n’ai pas senti le jet de pierres ?
C’est cela qui me fait mal. »
Et je vais du miroir au portrait
et du portrait au miroir :
« Je veux trouver l’agresseur,
mais comment ? Il est caché
dans le court espace
entre un miroir et un portrait.
À qui, alors, demander conseil ?
Il est divisé
entre les deux : portrait et miroir.
Je veux le chasser mais ne le peux pas.
Sa bouche est celle d’un moment
caché sous ses ailes
mais il a une grande figure,
n’entre pas dans une photographie.
Il a deux visages, de même taille,
l’un de nuit, l’autre de jour. »
(Et je vais du miroir au portrait
et du portrait au miroir.)

« Une petite chose de rien du tout
au milieu des secousses
écorchure sur le doigt
piqûre de piranha bleu
morsure de moustique
chute pendant la promenade
simple égratignure
au moment d’ouvrir la fenêtre,
m’oblige à faire piètre figure.
Comment, donc, pourrais-je
accepter (moi, l’agressé)
une douleur qui ne m’a pas fait mal
au moment de faire mal ?
Ce n’est pas juste, ce n’est pas honnête.
C’est contre ça que je proteste.
Tout est perdu, y compris
ma vocation de héros :
c’est ça qui me fait mal ! »
Et je ris sans le vouloir.

Car il ne me reste
(du fait de n’avoir rien senti),
à l’heure de l’avis de décès,
qu’à rire de ce qui est triste
et… regarder ma montre.

4 Jeu de mots intraduisible. En portugais, cravos peut désigner (1) des œillets et (2) des points noirs sur le visage. Le vautour du temps, en ne mangeant pas les « œillets », a laissé des « points noirs ».

*

La face perdue
(A face perdida, 1950)

.

Ndt. En portugais, « perdre la face » (perder a face) a le même sens qu’en français.

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Testament (Testamento)

Je laisse mes yeux à l’aveugle
qui vit dans cette rue.
Je laisse mon espérance
au premier suicidé.
Je laisse à la police mes empreintes,
à Dieu mon dernier écho.
Je laisse mon feu-follet
au plus triste voyageur
qui se perdra sans lanterne
dans une nuit de pluie.
Je laisse ma sueur au fisc
qui m’a couvert d’impôts ;
et le tibia de ma jambe gauche
à un joueur de flûte
pour, avec son gazouillis,
charmer la femme et le cobra.
Aux belles choses de ce monde
je laisse l’œil céruléen et doux
avec lequel, sur les photos,
je les regarderai toujours…
Aux nocturnes assistants
de la dernière heure – à ceux qui restent,
le sourire intérieur et sage
qui ne m’est jamais venu sur les lèvres.

*

Le gratte-ciel de verre
(O arranha-céu de vidro, 1954)

.

Le gratte-ciel de verre (O arranha-céu de vidro)

L’eau du Déluge

Impossible de décrire la tempête
sur la ville, sur le gratte-ciel de verre.

L’heure de la panique.

Une scintillation crue et les fils de l’éclairage public et de la circulation
syncope des mots.

Les rues sont des fleuves, les maisons des pauvres
nagent comme des poissons dans les marais, rose d’eau
tombée du ciel en pétales de feu.

(Les journaux, naturellement, publieront demain la photographie du passant que le torrent a fait disparaître dans une bouche d’égout.)

Mais l’arc-en-ciel apparaît, grande fleur céleste,
tournesol fantastique sur le gratte-ciel de verre.

Arc-en-ciel échappé de la fable et de la Bible.

L’arche5 d’alliance, le signal de l’armistice
conclu entre Dieu et ses créatures.

Arc dans le ciel, et iris dans nos yeux
pour nous rappeler que nous sommes encore des naufragés.

Dans le ciel l’arc de triomphe, dans notre iris
l’eau du Déluge
qui coule de nos yeux, encore aujourd’hui.

Fête nautique

Ou pourquoi la tempête, aujourd’hui,
a perdu le prestige de la colère.
Ou pourquoi une étincelle électrique,
inattendue, n’est pas plus lugubre
qu’une chaise électrique, à l’heure prévue.
Ô belle barbare devenue sainte,
ô saint frère du loup.

Ou pourquoi les grandes colères
de la nature seront toujours petites
devant la tempête
que les laboratoires d’étincelle anticéleste
fabriquent en silence.

La tempête sur le gratte-ciel de verre
est un seul mot, sphérique.

Qu’auront de plus mille et une nuits
que le gratte-ciel de verre
étincelant – que chaque éclair
transforme en rosace d’or ?
On dirait qu’il y a dedans
une fête nautique.

5 L’arche : en portugais, l’arche d’alliance est arco de aliança, une expression recourant au même terme (homonymique) arco que dans « arc-en-ciel » (arco-íris). Le poète continue ensuite les jeux de mots avec l’iris de l’arco-íris.

*

Le matin difficile
(A difícil manhã, 1960)

Trophée (Troféu)

Le masque dont je me suis servi, en plâtre
– le masque pour gagner ma vie –,
est à présent abandonné parmi des babioles sans usage,
dans un coin du mur.

Le masque de la faim, celui de la soif. Masque
qui rit à l’extérieur et pleure à l’intérieur.
À présent inutile comme un oiseau mort.
Métaphore faciale, sans plus de sens.
Sans muscles, faute d’oxygène.
Réduit à la condition de simple objet
ambigu.

Mais le monde n’est-il pas une façon de donner d’autres noms aux choses ?
Un catalogue de figures et de prix ?
Masque qui pourra servir, encore, à la noire Innocence
à garder dedans sa pelote (bleue) de laine,
son bouquet d’œillets des morts, ses
lunettes.

Ou, jeté dans un coin – comme celui-là –
il pourra être le subterfuge, peut-être, d’une araignée rouge,
ou d’un rat argenté.
De ceux qu’on trouve, toujours, dans une maison pauvre.
Et qui entreront et sortiront par l’œil qui fut un œil.

Ou – qui sait ? – il sera, même, un vase
pour le liquide doré, en jet vivant,
qu’un gamin des rues versera là
(en sifflant).

*

La méduse de feu (A medusa de fogo)

À Cândido Mota Filho

Le simple bruit sourd
de mon cœur qui bat
peut te réveiller.
Même le duvet de la lune
qui tombe sur l’épaule nue
des arbres, si légèrement,
peut te réveiller.

La simple chute de la goutte
d’eau sur la feuille,
car elle est froide comme la neige,
peut te réveiller.
Simplement parce que la rose rappelle
un cri rouge,
je l’ôte de devant le miroir
car – sa couleur étant si vive –
elle peut te réveiller.

Et quand naît le matin,
je le chausse de pantoufles de laine,
parce qu’avec ses oiseaux
il peut te réveiller.
Même mon plus grand silence,
qui marche muet sur la pointe des pieds,
pour muet qu’il soit,
ne te réveillera-t-il pas ?

Ô méduse de feu,
reste endormie.
Avec ton feu roux et le mien,
quelle monstrueuse blessure.
Comme une date oubliée.
Comme une araignée cachée
dans un angle du mur.
Comme une aigue-marine
morte pour cause de soif.

Et je serai si bref
qu’un jour j’arrêterai
même, aussi, de respirer,
pour ne pas te réveiller.
Ô méduse de feu,
endormie sous la neige !

One comment

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