Le chemin dans la brume : Poésie de Franz Karl Ginzkey

Franz Karl Ginzkey (1871-1963) est un poète autrichien. Il fut officier de l’armée austro-hongroise (la kaiserliche und königliche [k. u. k.] Heer, « l’armée impériale et royale », ainsi nommée en raison des deux couronnes que réunissait l’empire d’Autriche-Hongrie encore célèbre en France aujourd’hui grâce aux films d’Ernst Marischka sur l’impératrice Sissi).

Depuis 1965, l’un des poèmes de Ginzkey, O Heimat, dich zu lieben… (Ô pays, t’aimer…), est, sur une musique de Beethoven, l’hymne officiel du Land de Basse-Autriche.

Sa poésie, versifiée, est qualifiée de néoromantique. Il est également l’auteur de romans et de nouvelles. Son livre Hatschi Bratschis Luftballon (La montgolfière d’Hatschi Bratschi), de 1904, est un des grands succès de la littérature pour la jeunesse de langue allemande. Il s’agit d’ailleurs d’un conte en vers rimés, rareté digne d’être relevée : quelle autre œuvre pour la jeunesse, hormis les chansons, est-elle de nature à donner aux enfants le goût des vers et de la versification ? Ce livre est encore aujourd’hui réédité, non sous sa forme originale, cependant, mais avec des arrangements politiquement corrects : les sauvages rencontrés dans une île au cours du récit ne sont désormais plus des personnes de couleur mais des singes (il ne manque plus qu’à faire du Vendredi de Robinson Crusoé et de sa tribu anthropophage des singes également, ou des extraterrestres) et le terme « Ottomans » ou « Turcs » a été remplacé par je ne sais quelle expression vague. Le droit des éditeurs à publier un tel produit sous le nom de Ginzkey est parfaitement inconcevable : ils devraient être contraints de ne mentionner ce qu’ils publient là que comme étant « d’après F. K. Ginzkey », mais nous refermons ce débat pour le moment.

Les poèmes qui suivent sont tirés de l’édition de 1922, révisée, du recueil Befreite Stunde (L’heure libérée). Comme l’indique l’éditeur, des poèmes écrits pendant la guerre ont été retirés (la première édition date de 1917) et la seconde partie du volume est consacrée à des poèmes tirés de précédents recueils entre-temps épuisés. Dans notre sélection, ces poèmes plus anciens commencent avec le Chant de celui qui n’a pas eu de mère.

Portrait à la craie de Franz Karl Ginzkey par Anton Faistauer, 1922.

*

Chemin et Destination (Weg und Ziel)

Mon chemin ne conduit vers aucune destination,
car toute destination n’est qu’illusion et jeu.
Si je devais me confier au but,
je ne saurais pas regarder le chemin.

Le chemin est profondeur, est destin,
est moment accompli, parfait.
Les frivoles, la multitude
pâtissent à cause du but.

Précieux, fidèle chemin !
tu me conduis, franchissant rocs et ponts,
passant les bornes milliaires des années,
sans aucun but, dans l’émerveillement.

*

Le livre (Das Buch)

Mon âme reçoit une visite :
un beau livre plaisant.

Je l’apporte avec précaution sous la lampe,
car peut-être y a-t-il un homme à l’intérieur ?

Mais les hommes naissent de menues graines.
Peut-être est-ce alors seulement un homme de lettres.

Mais non, par Dieu, qui l’aurait dit,
c’est bien là un homme, qui pleure et rit.

Il passe ce moment avec moi,
plus vivant que s’il était présent.

Je découvre, apprends à connaître
les aspirations et les chagrins d’une âme.

(Ce n’est pas trop éloigné
des désirs et des peines de la mienne.)

Ainsi le chagrin se sent-il ému par le chagrin,
comme les vagues se heurtent aux vagues,

et, quand tombe la dernière barrière,
déferlent dans le fleuve du monde.

Avec la gratitude d’une âme comblée,
je conduis ce nouvel ami dans la bibliothèque.

C’est là que sont réunis mes amis.
Qui donc parle de solitude ?

*

Christ (Christus)

Comme est étrange ce qui m’arriva quand j’étais enfant :
bien que je ne comprisse rien de toi,
tu m’étais énigmatiquement proche
et me tendis la main.

À présent, alors qu’au plus intime m’a touché
la profonde force de ta sagesse,
depuis longtemps tu planes au loin comme une bonne étoile
au-dessus de mon paganisme.

Pour l’âme qui réfléchit à cela
petit à petit se fait jour une certitude :
seul te gagne complètement
celui qui t’a d’abord perdu.

*

L’âme se meurt (Die Seele stirbt)

Leur chasse les conduit toujours plus avant.
La fièvre de l’or est leur seule pensée.

Des millions d’hommes s’étouffent et crient :
C’est ici ! C’est là !

Pendant ce temps, dans chaque poitrine
sonne une petite cloche, entendue de personne.

La cloche est un avertissement, elle dit :
L’âme se meurt ! L’âme se meurt !

Mais nul ne perçoit le tintement.
Leur folie les rend complètement sourds.

*

Jeune fille mourante (Sterbendes Mädchen)

Un nuage vole dans le ciel
au-dessus des monts et des plaines.
La lumière du soir est comme
une opale étincelante.
La jeune fille dodeline de la tête
tandis que s’éloigne le nuage.
En un merveilleux voyage
son âme le suit.

Elle sent un mouvement de berceau,
regarde autour d’elle comme en rêve,
voit à ses pieds
les paysages et la mer.
Dans son bateau argenté
à la fuite rapide,
avec la nostalgie de son pays elle se hâte,
immobile dans la lumière rouge du crépuscule.

Reviendra-t-elle,
celle que nous avons tant aimée ?
Qui entreprend ce voyage
ne veut point de retour.
C’est à Celui qui tient tous les fils
de la conduire
hors de nos ténèbres,
où le veut Sa volonté.

*

Un olivier au lac de Garde (Ölbaum am Gardasee)

Dans les célébrations du jour finissant
l’olivier porte un habit lilas.
Le soleil le lui a taillé
dans les parfums de rose et la neige.
En bruissant il remercie dame Soleil
avant qu’elle s’en aille, loin dans le lac.

De cet arbre, mon cœur, apprends
à être heureux dans la lumière et l’espace.
Car il a bu le soleil
jusqu’à la fin de son temps,
à présent absorbé dans la gratitude,
il enlève son habit de gala.

*

Résurrection (Auferstehung)

Jamais le printemps n’a tant saisi mon cœur
qu’en ce jour, quand sous la glace a résonné
en cadences à la voix argentée
la chanson joyeuse de l’eau.

Et tandis qu’avec des bruits de craquement l’écorce rompait,
là-dessous le printemps criait d’une voix claire,
et la glace se mit à nager en suivant l’eau,
chantant d’une voix claire aussi.

Ô glace qui disparais en chantant !
Comme est grande, ô printemps, ta force !
Ô parole profonde, qui renaît
et proclame : Tout est accompli !

*

Solitude d’hiver (Winterliche Einsamkeit)

Dans l’agitation confuse des flocons
de cette grise journée d’hiver,
je regarde avec les yeux de l’amour,
appuyé sur mon bâton de marche.
Si c’étaient des âmes
qui volètent de-ci de-là,
s’engendrent haut dans l’air gris
et puis frissonnent dans leurs tombes ?

Parmi ces millions de particules,
mes yeux en choisirent une,
et déjà je l’appelle mienne,
suivant sa trace frissonnante.
Mais, dans cette agitation confuse,
en dansant elle se perd,
et la nostalgie de mon amour
ne voit plus qu’un océan de flocons.

*

Chansons de la vie conjugale (Ehelieder)

I

Il n’a pas connu les femmes,
celui qui n’en a vu que les danses légères
et les guirlandes de fleurs
qu’elles répandent d’une main pleine de grâce.

Un jeu charmant peut certes
unir des cœurs dans la joie,
mais dans les heures douloureuses
le désir ne voit pas grand-chose à son goût.

Seule la peine unit les âmes.
C’est elle qui les liera
de façon qu’ils surmontent facilement l’opprobre
qui s’appelle la vie de tous les jours.

II

L’homme dont une femme devient la maison,
celui-là connaît maintes merveilles,
comme un pèlerin, qui après des années
est de retour car il ne s’est point perdu.

Et tout comme ne connaît la maison
que celui qui en a la fidèle nostalgie,
l’amour se renouvellera sans cesse,
à chaque moment qui les sépare.

C’est donc une heureuse nouvelle
que se donnent toujours ces deux-là,
et c’est qu’ils surmonteront facilement l’opprobre
qui s’appelle la vie de tous les jours.

III

Pardonner vaut mieux qu’exiger.
Et cela ne doit point nous affliger,
car s’exercer au pardon
c’est devenir mûr enfin pour l’amour.

Quand l’amour aspire à la durée,
il devient un doux jardin,
avec maintes fleurs
dont prendra soin une main attentive.

C’est quand l’amour parvient là
qu’il trouve la bonté sans difficultés
et surmonte avec confiance l’opprobre
qui s’appelle la vie de tous les jours.

*

Le chemin dans la brume (Weg im Nebel)

Plongé dans la sphère énorme
je vais, grelottant.
Au cœur de l’immense pellicule,
enveloppé de brume glacée.

Où je vais je ne saurais dire,
car le monde passe à mes côtés
sans que j’en reconnaisse rien,
sans savoir s’il monte ou descend.

Un étroit chemin au milieu du brouillard,
visible seulement par petits bouts devant et derrière,
va sous mes pas,
aveugle, comme absorbé en lui-même.

Et si quelqu’un demandait
quel est le sens de mon voyage,
je lui dirais de moi la même chose :
je marche vers moi-même.

Car cette marche prisonnière de la brume
m’apparaît à présent comme un symbole :
chacun est à soi-même sur cette terre
le but de sa terrestre errance.

*

Chant de celui qui n’a pas eu de mère (Lied des Mutterlosen)

Ô celui qui n’aime point l’azur du ciel
supporte sans difficulté le crêpe des nuages.
Et celui qui ne sait pas ce qu’il possédait
ignore aussi ce qu’il a perdu.
Je n’ai pas connu ma mère, elle est morte
alors que j’avais à peine quatre mois.
On planta sur sa tombe un arbrisseau,
devenu un grand arbre entre-temps.

C’est là que depuis longtemps elle dort.
Sur sa sépulture une pierre tombale
me dit : celle qui repose ici
est ta défunte mère.
Ô si j’avais pu m’affliger
au bord de ce tombeau.
Mais mon cœur ne peut pleurer
un être qu’il n’a jamais connu.

Aussi souvent que sa bouche pâle
ait touché mes jeunes lèvres,
aussi souvent que pour moi de ses yeux
ait tombé la bénédiction d’une larme,
aussi souvent qu’elle ait incliné ma jeune tête
contre son visage fiévreux,
aucune larme ne coule pour elle car,
hélas, je ne l’ai pas connue.

Tout comme demande l’aveugle de naissance :
Dites-moi comment est l’éclat du soleil,
mon cœur aveugle de naissance demande :
Qu’est-ce que l’amour maternel ?
Un pressentiment en moi répond
que c’est un bonheur sans nom,
le plus grand qui soit, que j’ai perdu
et qui ne reviendra jamais.

Mais quand, après les fatigues de la journée,
mon âme lasse va se coucher,
une femme pâle aux cheveux blonds
se tient la nuit près de mon lit.
Elle me regarde comme un personnage de conte
et contemple le fond de mon cœur.
Elle me fait signe tristement de la main.
Serait-ce ma défunte mère ?

*

Comment cela se fit (Wie es kam)

Il frappait à la porte des cœurs,
entendait qu’on disait : Entrez !
demandait alors un peu de pain.
On lui donnait une pierre.

C’est ainsi qu’il reçut pierre après pierre.
Il les ramena chez lui
et bâtit un mur
autour de son propre cœur.

*

À la tranquillité (An die Stille)

Comme tu me manques,
grande, sérieuse tranquillité,
quand je pressens en moi ton existence
et que ma volonté va s’endormir.

Ton royaume n’est pas de ce monde,
pourtant il m’a souvent été donné
que tu m’accompagnes
de ta paix sublime.

Tu es si grande ! Qu’est-ce qui t’égale ?
Ah, tout croît et se traîne
péniblement vers la perfection.
Toi seule es parfaite depuis toujours.

Tu es si sainte ! L’âme est constamment
saisie de crainte,
quand elle marche à travers tes solitudes,
pleine d’appréhension et de nostalgie pour son foyer.

Tu es si sérieuse ! Dans les lieux les plus calmes
tu t’offres en signe de bienvenue.
Là, aucun souffle, aucun soupir ne frémit,
tu viens du royaume des morts.

Comme tu es vraie ! Au royaume de Dieu,
quand ma volonté s’endormira,
qu’est-ce qui est à soi-même éternellement fidèle
comme toi, grande, auguste tranquillité ?

*

La violette (Das Veilchen)

Les jeunes filles sont au monde
ce qu’aux prés sont les fleurs.
Envole-toi, mon cœur, envole-toi,
cueille-t’en un bouquet.

Et mon cœur s’envola
pour cueillir un bouquet.
Comme est ce vaste monde
abondamment paré de fleurs !

Les roses, rouges de feu,
les lys, fervents et bons,
les primevères, belles comme un mois de mai !
Mon cœur volait, volait.

Sur une paisible prairie,
une violette dans la rosée.
Je ne sais comment cela se fit,
mon cœur n’en cueillit point d’autres.

*

Calme d’hiver (Winterstille)

Doucement, doucement tombe la neige.
Le monde est endormi.
Aussi loin que l’on regarde
s’étend une tente blanche.

Doucement, doucement tombe la neige.
Ô comme sont calmes la forêt et les champs !
Seule l’âme sent, quand elle rêve,
le souffle de la nature.

Doucement, doucement tombe la neige.
Parmi les milliers de flocons flotte
une invisible main
tissant un linceul.

Doucement, doucement tombe la neige.
Tu peux entendre le bruit
que fait une larme qui tombe
ou le cœur qui se brise.

*

Hatschi Bratschis Luftballon, édition de 1933, Salzbourg, couverture et illustrations par Ernst von Dombrowski.

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