Aux Enfers et autres poèmes de Cruz e Sousa

Le poète afro-brésilien João da Cruz e Sousa (1861-1898) naquit au Brésil de parents esclaves et lui-même de cette condition. Son maître, officier de l’armée brésilienne, affranchit tous ses esclaves en 1865 au moment de partir pour la guerre de la Triple-Alliance du Brésil, de l’Argentine et de l’Uruguay contre le Paraguay (1864-1870). (Cette guerre laissa le Paraguay entièrement dévasté, le pays ayant perdu entre la moitié et les deux tiers de sa population. Selon l’historiographie, les atrocités furent particulièrement nombreuses quand le commandement militaire de la Triple-Alliance passa en 1869 au comte d’Eu, petit-fils de Louis-Philippe Ier – roi de France de 1830 à 1848 – et gendre de l’empereur Pierre II du Brésil.)

Le jeune João, affranchi en même temps que ses parents, fut élevé par son ancien maître et l’épouse de celui-ci, couple sans enfants, comme leur propre fils. L’esclavage fut aboli au Brésil en 1888.

En tant que poète, Cruz e Sousa est considéré comme l’introducteur du symbolisme au Brésil. Le sociologue et critique français Roger Bastide le considère comme l’un des trois meilleurs représentants du symbolisme dans le monde, aux côtés du Français Mallarmé et de l’Allemand Stefan Georg. Cruz e Sousa est mort de tuberculose à trente-six ans.

Les traductions du présent billet sont tirées de l’anthologie Melhores poemas de 1997 consacrée à Cruz e Sousa, publiée par la maison d’édition Global Editora.

Nous appelons l’attention des amateurs de Baudelaire sur le poème en prose « Aux Enfers » qui donne son titre au billet ; c’est un vibrant hommage au poète des Fleurs du Mal, qualifié, entre autres figurations dont celle-ci n’est pas la moins originale, de « prophète musulman ». Il est également question de sa « saudade de Bédouin » ; à ce sujet, faisons remarquer que, s’il est toujours possible de traduire le mot portugais saudade par nostalgie, il est tout de même préférable, dans un texte d’apologie, de conserver le terme original, connu en français pour désigner un trait profond de l’âme lusophone, car c’est une manière pour le poète d’encenser l’adamastorique Baudelaire d’une résine nationale.

Portrait posthume de Cruz e Sousa par Willy Alfredo Zumblick, 1960. Exposé au Museu Histόrico de Santa Catarina à Florianόpolis, dans le Palais Cruz e Sousa.

*

Boucliers
(Broquéis, 1893)

.

Antiphone (Antífona)

Ô formes albes, blanches, Formes claires
de lunaisons, de neiges, de brumes !…
Ô Formes vagues, fluides, cristallines…
Encens des thuribuliers des autels…

Formes de l’Amour, à la pureté d’étoile,
de Vierges et de Saintes vaporeuses…
Éclats errants, moites fraîcheurs
et dolences de lys et de roses…

Indéfinissables musiques suprêmes,
harmonies de la Couleur et du Parfum…
Heures du Crépuscule, tremblantes, extrêmes,
Requiem du Soleil récapitulant la Douleur de la Lumière.

Visions, psaumes et cantiques sereins,
sourdines d’orgues flébiles, sanglotants…
Sommeils de venins voluptueux
subtils et suaves, morbides, rayonnants…

Infinis esprits épars,
ineffables, édéniques, aériens,
fécondez le Mystère de ces vers
avec la flamme idéale de tous les mystères.

Que les diaphanéités les plus bleues du Rêve
resplendissent, s’élèvent dans la Strophe
et que les émotions, toutes les chastetés
de l’âme du Vers, dans les vers chantent.

Que le pollen d’or des astres les plus fins
enflamme et féconde la rime ardente et claire…
Que la perfection des albâtres brille
sonorement, lumineusement.

Forces originelles, essence, grâce
de chairs de femme, délicatesses…
Tout cet effluve qui sur des vagues passe
de l’Éther aux auréaux et roses courants…

Cristaux dilués aux clartés béatifiques,
Désirs, vibrations, aspirations, enthousiasmes,
victoires fauves, âcres triomphes,
les plus étranges frissonnements…

Fleurs noires de l’ennui et fleurs vagues
d’amours vaines, tantaliennes, douloureuses…
Rougeoiements profonds de vieilles plaies
en sang, ouvertes, coulant à flots…

Tout ! vivant, nerveux, chaud et fort,
que tout, dans les chimériques tourbillons du Rêve,
passe en chantant devant le profil effrayant
et le tumulte cabalistique de la Mort…

*

Nonne (Monja)

Ô Lune, Lune triste, amarescente,
fantôme de blancheurs vaporeuses,
ta nivéenne lumière macérée
fane et glace les roses.

Sur les plaines fleuries et ondoyantes
dont les ramures brillent, phosphorées,
des ombres angéliques, enneigées passent,
Lune, Nonne à la cellule constellée.

Des philtres endormis offrent aux étangs immobiles,
à la mer, à la campagne les rêves les plus secrets,
planant dans les airs, noctambuliques…

Alors, ô Nonne blanche des espaces,
on dirait que tu m’ouvre tes bras,
froide, à genoux, tremblante, et priant…

*

Fiancée de l’Agonie (Noiva da Agonia)

Tremblante et seule, sortant d’un mausolée,
apparition des solitudes désolées,
ton visage a les tons froids et meurtris
de qui marche en dormant parmi les sépultures…

La tête haute dans la lumière, que ceignent
des cheveux aux reflets irisés,
entre des auréoles de clartés argentées,
tu évoques un clair de lune pâlissant…

Tu n’es point, cependant, la Mort effrayante et horrible,
lugubre, sinistre, glacée, terrible,
qui gouverne les avalanches de l’Illusion…

Mais, ah ! tu es la Fiancée triste de l’Agonie,
dont les longs bras livides se sont ouverts
afin de m’étreindre pour l’éternité !

*

Fleur de la mer (Flor do mar)

Tu viens de l’origine de la mer, tu es née de la secrète,
de l’étrange mer écumeuse et froide
qui jette des nasses de rêves sur le vaisseau
et le laisse osciller sur les vagues, inquiet.

De la mer tu possèdes l’affection fascinatrice,
les latences nerveuses et la sombre
et torve apparence effrayante et sauvage
de la houle à l’aspect lugubre de tempête.

Dans un profond idéal de pourpres et de roses,
tu sors des eaux mucilagineuses
comme une lune des brouillards…

Tu as dans ta chair l’efflorescence des vignes,
et des aurores, de vierges musiques marines,
d’âcres arômes d’algues et de sargasses…

*

Acrobate de la douleur (Acrobata da dor)

Esclaffe-toi, ris, d’un rire d’orage,
comme un gugusse dégingandé,
nerveux ; ris d’un rire absurde, enflé
d’ironie et de douleur violentes.

Du rire atroce, sanguinolent
agite les grelots, et, convulsé,
saute, bouffon, saute, clown, secoué
par des râles de lente agonie…

Ils te bissent : jamais un bis ne se refuse !
Allons ! tends tes muscles, tends-les
dans ces macabres pirouettes d’albinos…

Et même si tu t’écroules au sol, frémissant,
étouffé par ton sang jaillissant et chaud,
ris ! cœur, le plus triste des paillasses.

*

Majesté déchue (Majestade caída)

Ce dieu cornu funambulesque
autour duquel rugissent les Puissances,
par son rire ingénu de bouffon de carnaval,
rappelle le tonnerre retentissant, tétrique.

Le picaresque mime de l’ironie
ouvre la bouche et montre des dents jaunes,
de vertes gencives d’acide boue saumâtre,
et semble être un Satyre dantesque.

Mais personne ne relève les colères horribles,
les mépris, les sarcasmes impassibles
de cette étrange et farouche Majesté.

De l’effrayant dieu sinistre, atroce, funeste,
sénile qui, riant, pleure désormais
les Fiançailles en fleur de la Jeunesse !

*

Phares
(Farόis, 1900)

.

La fleur du Diable (A flor do Diabo)

Blanche et bourgeonnante comme un jasmin du Cap,
merveilleuse, un jour ressurgit
la Création fatale du Diable fauve,
l’élue du péché et de l’Harmonie.

Elle avait par-dessus tout un air funeste,
elle si radieuse, fabuleuse.
La légèreté de ses gestes
rappelait un serpent en colère.

Blanche, sortant des flammes rouges
de l’Enfer inquisitorial, languide et corrompu,
elle semblait être, fleur d’insigne renommée,
la Voie lactée sur un océan de sang.

Ce fut dans un moment de nostalgie et d’ennui,
d’ennui profond et de singulière nostalgie,
que le Diable, dont les fautes étaient sans remède,
afin de former cette éminente majesté

façonna de la poussière chaude
des infinies plages de sable du Désir
cette languissante sirène des sirènes,
réveillée par la chaleur d’un baiser.

Sur des balcons oniriques ses palais
avaient des luxes étincelants et élégants.
D’éloquence plus solennelle que les Horaces,
elle vivait la vie des parfaits sorciers.

Sommeil et paresse, encore paresse et sommeil,
luxures de nabab et encore luxures,
moelleux sofas d’abandon languissant
entre d’étranges et pourpres floraisons.

Parfois, au clair de lune, dans les fleuves morts,
parmi la confuse ondulation des lacs algides
flottaient des diables aux cornes courbées,
aux silhouettes macabres et fugaces.

La lune imprimait des sensations inquiètes
aux avernaux paysages tout autour,
et quelques démons aux profils d’ascète
dormaient au clair de lune, d’un sommeil tiède…

Ce fut en des heures de rumination, heures éthérées
de secrète et triste magie, quand
sur les lacs léthifères, sidéraux
flotte le cadavre de la lune…

Ce fut pendant une de ces nuits taciturnes
que le vieux Diable, savant entre tous,
ses pouvoirs réveillés dans leurs cavernes,
son auguste rire flamboyant aux lèvres,

forma la fleur des exquis enchantements
et des essences extraordinaires et fines,
y semant des infinis oscillants
de vanités et grâces féminines.

Puis il lui donna la quintessence des arômes,
de sonores harpes d’âme, des extravagances,
une pureté nubile d’hostie, les seins,
toute la mélancolie des lointains…

Pour une plus grande perfection, une plus vive,
plus douce beauté et plus originale caresse,
il lui donna des nuances d’oiseau farouche
et une secrète auréole de méchanceté.

Mais aujourd’hui le Diable, sénile, fossile,
désillusionné par sa Création,
perdue l’ancienne ingénuité docile,
pleure des larmes nocturnes de Vaincu.

Comme du fond de vitraux, de fresques
de chapelles gothiques abandonnées,
il pleure et rêve à des mondes pittoresques,
dans la nostalgie des Contrées Rêvées.

*

Cheveux (Cabelos)

Cheveux ! Que de sensations en les voyant !
cheveux noirs, d’une obscure splendeur,
où circule le fluide vague et triste
des brumeux et longs cauchemars…

Rêves, mystères, désirs, jalousies,
tout ce qui rappelle les méandres d’un fleuve
passe dans la nuit chaude, dans l’été
de nuit tropicale de tes cheveux ;

passe à travers tes cheveux chauds,
à travers la flamme des baisers incléments,
des dolences fatales, de la nostalgie…

Noire auréole, majestueuse, ondoyante,
âme des ténèbres, dense et parfumée,
languide Nuit de la mélancolie !

*

Derniers sonnets
(Últimos sonetos, posthume)

.

Vin noir (Vinho negro)

Le vin noir de l’immortel péché
a empoisonné nos veines humaines
comme les fascinations de sombres sirènes
d’un enfer sinistre et parfumé.

Le sang chante, le soleil émerveillé
de notre corps, en vagues nombreuses, pleines,
comme s’il voulait briser ces chaînes
dans lesquelles la chair le retient prisonnier.

Et le sang appelle le vin noir et chaud
du péché mortel, impénitent,
le vin noir du péché fiévreux.

Et tout par ce vin devient meilleur,
acquiert autre grâce, forme et proportion,
une beauté grave de secrète splendeur.

*

Condamnation fatale (Condenação fatal)

Ô monde, l’exil des exils,
monceau de fèces putréfié,
où l’être le plus noble et scrupuleux
doit circuler dans les conciles des êtres vils ;

Où en pâles idylles d’âmes
le parfum languide le plus ingrat
meurtrit tout et est triste comme le toucher
d’un aveugle levant en vain les cils.

Monde de peste, de furie sanglante
et de lépreuses fleurs de luxure,
de fleurs noires, infernales, effrayantes ;

Oh ! comme sont laides, sinistrement,
tes apparences de bête sauvage, tes mouvements
panthérins, ô Monde, qui ne rêves pas !

*

Ainsi soit-il ! (Assim seja!)

Ferme les yeux et meurs calmement !
Meurs dans la sérénité du Devoir accompli !
Que ton Sentir latent n’exhale point
le plus léger, ni le moindre soupir.

Meurs avec ton âme loyale, clairvoyante
errant dans le Verger fleuri de la foi
et ta Pensée tendue vers les cieux
comme un glaive splendide et réfulgent.

Va, ouvrant tabernacle après tabernacle,
dans le temple imaginaire de ton Rêve,
à l’heure glaciale de la noire Mort immense…

Meurs en gardant ton Devoir ! Avec la haute confiance
de qui triomphe et sait qu’il repose
dans le dédain de toute Récompense !

*

Le dernier livre
(O livro derradeiro, posthume)

.

L’église (A ermida)

Où le calme et la paix existent,
sur la colline que recouvre un verger,
cette église, comme elle est pauvre,
cette église, comme elle est triste.

Ma muse, sans parler, entend,
devant la noble apparence du midi,
le vague, étrange et murmurant brimbalement
de cette église qui résiste au tonnerre,

aux sombres éclats de rire funèbres
des rudes hivers, des bourrasques de vent,
de la tempête désolatrice et colossale.

De cette triste église blanchie
qui me semble être la vie elle-même,
abandonnée aux peines et illusions du sort.

*

Rêve éternel (Eterno sonho)

Quelle est donc cette femme ?
Je ne comprendrai pas.

Félix Arvers

Ndt. Le poème fait fond sur le célèbre sonnet de Félix Arvers que dans le milieu poétique on connaît sous le nom de « sonnet d’Arvers » (car c’est le seul poème de lui qui soit passé à la postérité). La citation, en français dans le texte original de Cruz e Sousa, est inexacte, le vers dans l’original d’Arvers, le dernier du sonnet, se lisant : « ‘Quelle est donc cette femme ?’ et ne comprendra pas. » Dans la mesure où Cruz e Sousa commence son poème comme une adaptation en portugais du sonnet d’Arvers avant de bifurquer en conclusion, sans crier gare, vers une thématique raciale absente du poème original, il n’est sans doute pas exclu que la citation soit déformée à dessein. « Je ne comprendrai pas » pourrait alors exprimer la réaction de l’homme noir à la réponse de la femme blanche du sonnet de Cruz e Sousa. Tout cela reste conjectural. – Entre parenthèses, Cruz e Sousa était marié à une femme noire.

Peut-être que, lisant mes vers,
elle ne comprendra pas quel amour y palpite
ni quelle nostalgie tragique, infinie
dans cet amour vit toujours.

Peut-être ne percevra-t-elle point
la passion qui me bouleverse
comme une âme dolente, affligée
qu’un sentiment consume.

Ou peut-être qu’en me lisant, avec pitié
et souriant, elle dira, non sans quelque amitié,
bonne, affectueuse et franche :

– Ah ! je sais bien ce qu’est ton sentiment attristé…
Et si dans mon âme sa pareille n’existe pas,
c’est que tu es de cette couleur et que je suis blanche !

*

Palais Cruz e Sousa, à Florianόpolis,
nommé d’après le poète en 1979.

*

Évocations
(Evocações, 1897-1898)

.

Douleur noire (Dor negra)

Et comme les éternels Déserts de sable sentirent la faim
et la soif de flageller et dévorer de leurs mille bouches brûlantes
toutes les races de la Malédiction et de l’Oubli infini,
ils se souvinrent symboliquement de l’Afrique !

Sanguinolente et noire, de laves et de ténèbres, de tortures et de larmes, comme l’étendard mythique des Enfers, sous le signe du blason de feu et sous le signe du vautour de fer, quelle est cette existence que les pierres rejettent et pour laquelle les étoiles elles-mêmes pleurent en vain depuis des millénaires ?

Car les étoiles et les pierres, horriblement muettes, impassibles, sont sans doute devenues, pendant des milliers d’années, sensibles à ta Douleur inconcevable, Douleur qui pour être tant de Douleur a perdu la vue, l’entendement et l’être, a certainement reçu une autre sensation inconnue de la Douleur, comme un aveugle de naissance qui, dans un tel abîme de cécité, voit dans la Douleur une autre compréhension de la Douleur, voit, palpe, tâte un autre monde, d’une autre Douleur nouvelle, plus originale.

Ce qui chante le Requiem éternel et sanglote et hurle, crie et jette des éclats de rire bouffons et mortels dans ton sang, calice sinistre des calvaires de ton corps, c’est la Misère humaine, te couvrant de chaînes et appliquant le fer rouge sur ton ventre, t’écrasant avec le dur cothurne égoïste des Civilisations, au nom, faux et masqué, d’une ridicule et délabrée liberté, et appliquant le fer rouge sur ta bouche et le fer rouge sur tes yeux et dansant et sautant macabrement sur l’argile boueuse des cimetières de ton Rêve.

Trois fois ensevelie, trois fois enterrée : dans l’espèce, dans la barbarie et dans le désert, dévorée par l’incendie solaire comme par une ardente lèpre tombée des étoiles, tu es l’âme noire des gémissements suprêmes, le nirvana noir, le fleuve large et effrayant de tous les silences désespérés, le fantôme gigantesque et nocturne de la Désolation, la monstrueuse cordillère des soupirs, momie des mortes momies, cristallisation de sphinx, enchaînée à la Race et au Monde pour souffrir sans pitié l’agonie d’une Douleur surhumaine, si vénéneuse et formidable qu’elle suffirait à noircir le soleil, fondu convulsivement et spasmodiquement avec la lune dans le terrible appariement des éclipses de la Mort, à l’heure où les étranges coursiers de la Destruction, de la Dévastation dans l’Infini galopent, galopent, colossaux, colossaux, colossaux…

*

Aux Enfers (No Inferno)

L’Imagination plongeant dans les écarlates Royaumes féeriques et cabalistiques de Satan, où Voltaire fait sans doute briller son intense ironie comme un tropical et sanguin cactus ouvert, un jour je rencontrai Baudelaire, profond et livide, d’une claire, éblouissante beauté, laissant flotter sur ses nobles épaules les vagues fastueuses de sa chevelure ardemment noire, que l’on eût crue être une vivante passion qui flamboyait.

Cette tête triomphale, majestueuse, vertigée par des caprices d’omnipotence, entourée par une auréole spirituelle et dressée dans une attitude d’envol vers les incoercibles régions de l’Inconnu, révélait pourtant une immense désolation, un térébrant aspect d’angoisse psychique évoquant les vagues infinis mystiques, les suprêmes tristesses décadentes des crépuscules opulents et contemplatifs…

Comme si la céleste immaculation, la candeur élyséenne d’un Saint et l’extravagante, absurde et inquisitoriale intuition d’un Démon dormaient longuement ensemble des sommeils magiques dans cette tête éminente.

Le visage blanc et languissant, rasé de près comme celui d’un Grec, détachait son calme sur la voluptueuse nuit de jais irroré, en vivant relief, puissant et spirituel entre les cheveux longs.

Dans les yeux dominateurs et interrogatifs pleins d’un ténébreux éclat magnétique planait une soif inextinguible, une expression miraculeuse, un inquiétant sentiment de Nomadisme éternel…

La bouche, lascive et violente, rebelle, entrouverte en spasme rêveur et halluciné, avait une rude expression dantesque de révolte et symbolisait le mouvement d’aspirer, avidement et impatiemment, d’intenses désirs épars et insatiables.

Il me semblait découvrir chez lui de grandes serres implacables et de grandes ailes de génie archangéliques le couvrant entièrement, ailes de condor, dans un grand manteau souverain.

Il était dans l’extraordinaire, luxuriant et luxurieux parc des Ombres de l’Enfer.

Dans l’air, avec une odeur résineuse, âcre de soufre s’évaporait une bleuâtre ténuité de brume qui faisait un moment penser au Chaos primordial où, lentement, graduellement, se créèrent les couleurs et les formes…

Comme si une fluide et fine harmonie de vagues violons flottait occultement en rythmes diaboliques…

Des arbres élancés, très hauts, dans des promenades interminables et sombres paraissant des nécropoles, présentaient des troncs étranges aux apparences singulières, aux conformations inimaginables d’énormes torses humains, laissant pendre de fantastiques branches de cheveux défaits, ébouriffés, comme en une stertoreuse agonie et convulsion.

Sur ces longues promenades exotiques du parc fabuleux, des dieux hirsutes aux pattes caprines et à la tête pelue et cornue riaient d’un rire âpre et jubilatoire, dans une danse macabre de gnomes cabriolant bizarrement.

De temps en temps, ses ailes fulgurantes, versicolores et puissantes bruissaient et jetaient des éclairs.

Baudelaire cependant, somptueux et constellé firmament de l’âme réfléchi dans des lacs glauques et tièdes où de fécondes et exquises végétations émergent comme somnambuliquement et nébuleusement, restait muet, immobile, par son profil délicatement ciselé et fin rappelant la silhouette austère et hautaine, la parfaite grâce ailée d’un dieu de cristal et de bronze, – tranquillement debout, comme sur un pavois royal, dans la position élevée de qui va marcher sur les routes insignes des Desseins inouïs…

Connaissant les élans, les hallucinations de son audace, ses indomptables esthétismes, les tumultes idiosyncratiques de sa Fantaisie, je m’étais imaginé que je le trouverais emporté sans frein vers les convulsifs Infinis de l’Art par de puissants, noirs et insoumis destriers.

Mais son attitude sereine, concentrée, isolée de tout témoignait de la méditation absorbante, fondamentale qui l’enfermait dans le Mystère transcendant.

Alors je lui murmurai, presque en secret :

– Charles, mon beau Charles voluptueux et mélancolique, mon Charles nonchalant†, brumeux verseau de spleen, prophète musulman de l’Ennui, ô Baudelaire désolé, nostalgique et délicat ! Où donc est cette rare, scrupuleuse psychose de son, de couleur, d’arôme, de sensibilité, la fièvre sauvage de ces féroces et démoniaques cataclysmes mentaux, cette infinie et inexorable Névrose, cette souffrance spirituelle qui t’énervait et te dilacérait ? Où est-elle ? Les trésors d’or et de diamants, les pierreries et marqueteries du Gange, les pourpres et les étoiles des firmaments indiens que tu possédais en nabab, à présent où sont-ils ?

Ah ! si tu savais dans quels transports délicieux et terribles en même temps, ineffables, j’éprouve chacune de tes complexes, indéfinissables musiques ; les asiatiques et béatifiques arômes d’opium et de nard ; toute la myrrhe arabique, tout l’encens liturgique et narcotisant, tout l’or de trésor royal de tes Rêves magiques, magnificents et insatisfaits ; toute ta molle morbidité, les douces paresses aristocratiques et édéniques d’Archange déchu, ridé par l’antiquité de la Douleur, mais inaccessible et puissant, plongé dans le profond chaos de la Pensée et dont l’Omniscience et l’Omnipotence divines font jaillir encore, précellemment, tous les Dogmes, tous les Châtiments et Pardons.

Oh ! quelles durables et acides saveurs je goûte dans le mauvais-œil féminin de tes volubilités mentales de bandoulier…

Cette âme aux Signes funestes, comme formée à l’intérieur de l’étourdissant et maraboutique soleil africain, avec toutes les exhalaisons flammivomes, toutes les barbaries des forêts, tout le vide inquiétant, désolant, inénarrable des déserts, s’assouplit, se vibratilise, acquiert des suavités paradisiaques de lys sidéraux, de ciel spiritualisé par les rouges cierges mortuaires des crépuscules…

La soif hallucinante me harcèle ; je suis tenaillé par le désir irrépressible de boire, d’engloutir, gorgée après gorgée, avidement, le trouble Vin extravagant de larmes et de sang, baignant de la sueur de l’agonie toutes les olympiennes et monstrueuses floraisons de ton Orgueil.

Ah ! si tu savais comme je sens et perçois intensément toutes tes aspirations lacérées, torturées, toutes tes absolues tristesses dormantes et majestueuses, ton grand et long sanglot, l’effondrement vertigineux de tes nuits lugubres, les fascinantes ondes fébriles et ambrosiaques de ton insane volupté, les élégances et miraculeuses apparences de ta Rébellion sacrée ; la fulminante ironie endolorie et gémissante qui évoque des mélancolies de glas térébrants de Requiem æternam roulant à travers un jour de soleil et d’azur, vibrant dans une tour blanche au bord de la Mer… Comme j’écoute religieusement, avec profonde onction, tes Prières larmoyantes, tes oraisons convulsées d’Amour ! Comme sont captivants, tentateurs et enivrants les parfumés falernes de ta sensibilité, les oubliés Royaumes embrumés et exotiques où ta Saudade évocatoire et clamoreuse imploramment et contemplativement chante, ondule et frémit avec lasciveté et nonchalance† ! Ta Saudade inviolable et millénaire, antique Reine détrônée, aventureuse et fameuse, errant dans les brumeux et vagues infinis du Passé comme à travers les lunes amarescentes et taciturnes du temps ! Ta lancinante Saudade de Bédouin, perdue, traversant des contrées endormies depuis des éons, isolées, lointaines, dans les brouillards de la Chimère, où tes désirs agités et mélancoliques tumultuent dans une fièvre de mondes multiformes de germes en frissonnements sempiternels ; où sybaritiquement tes caresses nerveuses et félines dorment au soleil et se prélassent avec sensualité dans l’excitation vitale frénétique de se perpétuer avec les arômes chauds, les parfums forts qui, capiteux et aphrodisiaques, provoquent, attaquent, titillent et blessent d’extrême sensibilité tes narines frémissantes et caprines !

Ah ! comme je vois et sens suprêmement toute cette splendeur funambulesque et toutes ces magnificences sinistres de ton Pandémonium et de ton Te Deum !

Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Ô Baudelaire ! Auguste et ténébreux Vaincu ! Inoubliable Hidalgo de tant de rêves et impérissables élixirs ! Souverain Exilé de l’Orient et du Léthé ! Trois fois avec douleur appelé par les fanfares pleurantes et nostalgiques de mon Évocation ! À présent que tu es libre, purifié par la Mort des argiles pécheresses, je vois toujours ton Esprit errer, comme une véhémente sensation lumineuse, dans l’Alléluia réfulgent des Astres, dans la pompe et les flammes du Septentrion, peut-être rêvant encore, dans les extases passionnées du Rêve…

Et la singulière figure de Baudelaire, haute, blanche, fécondée dans les effloraisons vierges de l’Originalité, restait silencieuse, impassible, douloureusement perdue, éternisée dans les suprêmes Abstractions…

Et tandis qu’il s’immergeait ainsi dans l’Intangible céruléen, de vieux dieux caprins, de lubriques Diables tératologiques et putrescents, inarperçus de cette éminente silhouette satanique, pensive et sombre, dansaient, sautaient, croassant infernalement et formant dans l’air ardent, en vertiges de diabolisme, les plus curieux et symboliques hiéroglyphes avec la souplesse et la dislocation acrobatiques et magiques de leurs hirsutes corps élastiques…

Mais au milieu du parc mystérieux s’élevait un arbre étrange, plus haut et prodigieux que les autres, dont les fruits étaient des étoiles et dont les grandes et solitaires fleurs de sang, grandes fleurs acides et effrayantes, fleurs du Mal, ivres d’arômes tièdes et amers, de douleurs tristes et bouddhiques, d’intoxications, de dangereuses sécrétions, d’émanations fatales et fugitives, de fluides de mancenilles vénéneuses, laissaient couler languissamment de leurs pétales une huile flamboyante.

Et cette huile lumineuse et secrète, ruisselant abondamment dans ce merveilleux jardin des Enfers, formait les fleuves phosphorescents de l’Imagination où les âmes des Méditatifs et des Rêveurs, tantalisées d’ennui, ondulaient et voguaient insatiablement…

.

En français dans le texte.

Un commentaire ? C'est ici !

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.