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Poésie d’Aiban Wagua : Traductions 2

Les habitués de ce blog sont familiers avec le poète Aiban Wagua de Guna Yala, au Panama, depuis mes traductions en français de quelques-uns de ses poèmes (ici).

Pour cette première série de traductions, j’ai utilisé une anthologie couvrant sa production poétique jusqu’en 1992. Afin de donner une idée de ses travaux plus récents, je recours à présent au recueil de ses œuvres poétiques complètes, Gabsus: Voces ondas para mi tierra. Poemas 1970-2020, qu’il a mis en ligne en 2020 sur son site www.aibanwagua.org.

De ces œuvres complètes j’ai traduit des poèmes des recueils Gunayala sangre intensa de 2020 et Morginnid de 2002, qui sont ses deux plus récents recueils en langue espagnole.

J’ai laissé les mots guna tels quels dans les traductions en renvoyant le lecteur à la fin de chaque poème pour leur sens, tel qu’il est donné dans le glossaire ajouté par Aiban à la fin de Gabsus (je traduis ses définitions).

Le site d’Aiban comporte également plusieurs de ses œuvres en prose en accès libre, telles que le dictionnaire guna-espagnol qu’il a publié avec Reuter Orán B. en 2009, Gayamar sabga: diccionario escolar gunagaya-español.

Aiban Wagua (Source)

*

Gunayala sangre intensa (2020)

.

Aux guerriers de 1925 (A los guerreros de 1925)

Ne les cherche pas, frère, dans les tombes
où l’on sème les morts…
Même s’ils te disent que c’est là qu’on les enterra !
Ne les cherche pas dans les parcs,
même s’ils te disent que c’est là qu’on les a plantés,
faits de chaux et de ciment,
raides et couverts d’oiseaux…

Ne les cherche pas, frère, dans les vieilles chroniques,
parce qu’elles te diront qu’ils n’ont fait qu’obéir
à un gringo fou1, aventurier traqueur d’albinos.
Cherche-les parmi ceux qui marchent déterminés
murmurant le nabgeinar, sans vendre leurs terres !

Cherche dans les cœurs nouveaux
qui habillent la terre
déposant sillon après sillon le grain de maïs
et attendent la pluie proche et lointaine…

Cherche-les là où personne ne cherche plus :
quand la mer fait silence,
quand la lune frappe durement,
quand la vie te place entre l’argent facile
et le sang des anciens odorant et souffrant.

Demande-leur, alors, de s’emparer de ton âme,
de mettre le feu à ta colère,
parce que notre mère gît dans son sang
et que nous devons poursuivre notre rude tâche.

Alors, tu cesseras de les chercher
et marcheras à leurs côtés,
insurgés, jouant délectablement du gangi et du gogge rituels ;
silencieux comme les héros en marche,
alertes, attentifs comme les sentinelles ;
souriants et intègres comme doivent être
ceux qui forment l’avenir, l’utopie et la tendresse.

nabgeinar : « chant curatif exécuté par un spécialiste contre les effets du venin après une morsure de serpent, ou pour créer un lien d’amitié avec l’animal. »

gangi : « flûte de Pan traditionnelle guna. »

gogge : (autre instrument traditionnel)

1 un gringo fou : Allusion à l’Américain (des Étas-Unis : gringo) Richard Oglesby Marsh, qui développa une théorie personnelle sur les « Indiens blancs » de Guna Yala, suscitée par le fort taux d’albinisme parmi les Gunas, et participa à la Révolution de 1925. C’est du même personnage qu’il s’agit au poème suivant.

*

C’était un gringo ? (¿Fue un gringo?)

Quand j’étais enfant, on me racontait qu’un mergi
électrisa nos grands-parents
et leur donna des havresacs et des fusils,
qu’il les fustigeait comme des chiens pour qu’ils s’enrôlent.

On me racontait que rien ne touchait nos grands-parents,
ni la mort ni les crachats ni les pillages
ni le carcan de leurs filles violées…
Rien !

Le gringo ému sur cette terre étrangère
vitupérait contre nos grands-parents pour qu’ils se soulèvent,
et… – disait-on – il était le seul à crier…

La colère s’emparait de mon corps d’enfant,
l’impuissance rugissait en mon for intérieur.
Alors…
la chemise rouge et le visage peint d’achiote,
la selinna du mois de l’iguane,
les armes de balsa dans les ruelles du village2,
protestèrent violemment contre cette histoire aux relents yankees !

Ensuite je compris
que
le Panama était malade d’une peur intense
et que cette histoire fangeuse lui convenait :
parce que, pour les Wagas,
les Indiens ne se rebellent pas,
rien ne touche les sauvages,
ils dorment et attendent… attendent seulement.
L’histoire qui nous a libérés :
Non, ce n’est pas ça !!

La chronique qui doit nous provoquer
jusqu’au-delà des limites guna :
ce n’est pas ça !
L’héritage de nos grands-parents,
le plomb pour protéger notre mère offensée :
ce n’est pas ça !
Le chant de guerre des anciens,
raides devant une police trois fois plus armée :
ce n’est pas ça !

Souviens-toi, frère,
que le cri des anciens
est plus décisif et ample
que le sourire des gouvernements.
Les interprètes de la liberté
nous appellent de chaque plage de Gunayala :
La dague de la patrie ne doit pas rester dans une ceinture étrangère !
Mets-la à ta ceinture
et empoigne-la l’heure venue !

waga : « étranger, non indigène. »

mergi : « gringo, yankee. »

selinna : « cérémonie organisée à l’occasion d’une victoire ou à la fin d’une récolte. On y danse et boit du jus fermenté de canne ou de banane (inna). »

2 armes de balsa : Chaque année à Guna Yala, la Révolution de 1925 est commémorée par le peuple. Les événements font l’objet de reconstitutions qu’Aiban Wagua ici décrit : les insurgés portent des chemises rouges et ont le visage peint d’achiote (ou rocou), les acteurs ont des fusils en balsa.

*

Ils versèrent le sang et payèrent de leur sang (Sangre vertieron, con sangre pagaron)

Certains sentiront l’odeur du sang dans mes vers,
d’autres, l’air chaud du soir qui ne veut mourir,
et quelques-uns, la fumée tendre de la pipe de la grand-mère…

Le gémissement sans pitié de la jeune femme en sang ;
la colère du grand-père qui abandonnait ses meilleurs chinchards
à des bandits armés ;
fermes accablées de peur ;
nos grands-mères forcées de danser avec l’occupant ;
bouches pleines de sable et le soleil qui brûle ;
des vieillards qui se traînent sanglants au sol.
Pourquoi ?
Parce que la police nous voulait ainsi… Ainsi et pas autrement !

Le pillage brutal parmi les tombeaux ;
les incendies, et les attaques contre des enfants ;
urnes outragées et vieillards humiliés ;
ricanements de larrons et violeurs,
hémorragie sans fin ;
les filles mordant la boue sous les coups de fouet.
Pourquoi ?
Parce que les Wagas nous aimaient ainsi… souffrants et paniqués,
soumis et à leurs pieds.
Le pouvoir des armes
et la couardise de ceux qui n’opposent aucune résistance !
Le sang guna coulait parmi les cacaoyers,
se répandait dans la mer et sur les plages,
le fleuve le huma et trembla,
les collines s’effrayèrent,
parce que le sang veut du sang.

Colman et Nele, le coup de fouet
les fit fureur et frénésie,
leurs corps ne contenaient déjà plus tant de rage…
Grands-pères, massifs d’igwawala,
sonores comme la mer,
ferme contenance, suant du sang,
bissac au flanc et voix de tonnerre,
jaguars et rocs humains
depuis qu’ils choisirent l’odeur de la liberté.

Le sang coula à Dubbile,
le sang coula à Uggubseni :
Les guerriers, fleuves de sang,
les grands-mères avec gourdins et machettes
défendaient la vie
et la dignité de la patrie :
ils versèrent le sang et ont bu leur propre sang !
On ne joue pas avec l’honneur des enfants de la plaine,
que cela leur serve de leçon, – criaient les combattants –.
Ibeler s’insurgea depuis le billibagge
pour embrasser ses enfants, poings de pierre :
parce que notre mère, jamais, jamais, jamais ne doit mourir !

igwawala : « amandier sauvage. »

Ibeler : « personnage central de la cosmogonie guna, symbolisant la libération de la terre mère, le bien. »

billibagge : « quatrième niveau de la connaissance et expérience dans la culture guna. »

*

Olodebiliginya

Note du traducteur. Ce titre ainsi que celui du poème suivant sont des noms de leaders de la Révolution guna de 1925.

Il n’y a pas de voix plus obstinée que
le chant de liberté des anciens,
qui se cramponnent à la terre vivante
et font de leurs fusils
des poèmes et du baume pour leur peuple.

Il n’y a pas de chemin plus sûr que
le chemin où va le soldat
qui se traîne sanglant, refusant de mourir :
Olodebiliginya, mur et graine
de milliers de voix combattantes,
Olodebiliginya, champ compact
de villages immunisés contre l’agonie :
la main ouverte pour caresser la terre,
le poing fermé pour la protéger,
peu importe la haine, le sang, embruns et lunes…
Père et grand-père
de l’histoire qui ne se met pas à genoux !

Rouge de fureur pour la terre sa sœur,
pure justice, arme qui veille :
Descends, aujourd’hui, Olodebiliginya, et
serre fort la main des nouveaux guerriers !
taille-les un à un à ton image et courage !

Olodebiliginya (1892-1970) avec le dulebander, drapeau guna adopté officiellement en 1925 avec le symbole guna traditionnel en forme de croix gammée (Source : InShOt)

*

Olonibiginya

Rebelle et insurgé, poudrière en pleine mer,
pirogue cabossée et le fusil qui te rend digne.
Il n’y a pas de roses ni de tulipes ni d’œillets
pour ta geste de pierre et de sang,
et la colère brûle ton âme :
Noble était ton père, qui ne t’a pas appris
à lécher les bottes !

Tu ne pleures pas, car les larmes irritent
Quand la patrie blessée claudique.
Tu cries à la mer des couplets de guerre,
une pagaie est ton camarade et ton témoin,
et tu dois parvenir à l’île Agligandi.
Peu importe que te frappent les vagues,
ou que te blesse la nuit fermée,
ou que la lune te présage mort et tortures.

Olonibiginya, père intégral,
qui foules le drapeau
quand il se fait filicide
et crache sur ses propres enfants.
Grand-père de Gardi Sugdub :
Dis présent, ce jour, et transmets ton ardeur
car ta terre est de nouveau agressée !
Viens, grand-père, viens
et enrôle-nous dans ton armée
pour que personne ne reçoive
ta récolte, sans travail !

*

Morginnid (2002)

Morginnid, le titre du recueil, est le mot guna désignant la chemise rouge des insurgés de 1925, comme représentée (et nommée) dans la peinture murale ci-dessous (où l’on retrouve également le dulebander, le drapeau guna).

Source: panamafantastico.com

Appauvris (Empobrecidos)

Je voudrais, un jour,
porter le sac graisseux
où le pauvre
ramasse les ordures de la ville.

Je voudrais humer, sans froncer les sourcils,
l’abandon
qui accable des enfants sans lit
ni carton mou
pour protéger leur enfance.

Je voudrais devenir, un jour,
un tronc opportun
contre lequel mon frère puisse se reposer
et aiguiser sa machette,
et boire sa propre eau
à la tombée de la nuit, avant de se perdre
dans la brume, persécuté et las.

Enfants dénués d’espièglerie,
aux durs visages, condamnés
à obéir par la seule peur ;
candidats gratuits à la prison,
aux coups de matraque de la police,
exclus de l’opulence,
brisés dans les flaques ;
enfants interdits d’école,
corrompus, odeur de marijuana,
la froide obscurité de ce qu’ils appellent leur chez soi,
mère saoule, coups de bâton et coups de poing,
contusions, cauchemar et terreur.

Enfants pauvres :
c’est seulement quand leurs larmes et leur pain insuffisant
se changeront en lumière et chaleur du foyer,
soupe et école,
que fleurira la liberté pour ma patrie,
seulement quand leurs bouches exsangues
se feront rires et chansons
que naîtra la paix sur cette terre blessée ;
seulement quand leurs yeux aigres
se feront nuages
augures de la bonne pluie
que je pourrai chanter ma dignité.
À cause de la faim qu’ils portent sur le dos
la patrie se meurt ;
à cause de leurs nuits de fatigue,
sans baisers ni caresses,
je suis condamné à devenir une bête
et du fumier, froid et néant.

*

Patrie (Patria)

Il est tout autant la patrie,
l’enfant non désiré,
ventre enflé, morve abondante,
que l’autre,
né dans la meilleure clinique de la ville,
avec une voiture particulière pour le conduire à l’école,
et des bonnes attentives au moindre de ses vagissements.

Elles sont patrie les terres du grand propriétaire,
avec des centaines de vaches laitières,
où personne n’entre en espadrilles
ni avec besace de rotin,
tout autant que cette terre du pauvre dénué de tout,
terre acide qui n’a que prostration
et misère pour celui qui la travaille.

Elle fleure la patrie, la femme
qui vend ses seins
sur les marchés et pleure son enfant
abandonné dans une poubelle,
autant que cette autre,
qui dort caressant
de la peluche française
après avoir siroté
une délicieuse coupe de champagne,
le visage clair, crème importée.

Il est patrie le Canal libéré
et patrie le sang des martyrs,
autant que le village natal
où ne vient jamais aucun médecin
et où les gens meurent de diarrhée,
rougeole et tuberculose,
pendant que les médicaments pourrissent
dans les dépôts de la ville,
il n’y a pas d’argent,
parce que ceux qui ont beaucoup veulent toujours plus.

Elle est patrie la terre natale envahie,
sa sourde lutte pour l’autonomie
jamais comprise,
autant que le drapeau de tissu
qui ondule au-dessus du Canal.

Tu vaux autant, toi, pour la patrie,
frère dule,
qui te lèves tôt pour manger le pain cuit au four
avec ton propre bois,
et jures de libérer ton peuple,
que celui qui ne dort pas
car il veut acheter la Présidence
bien qu’il n’ait pas assez de cervelle pour cette charge.

Patrie, patrie, marâtre patrie !

dule : « personne, individu ; terme qu’emploient les Gunas pour se désigner eux-mêmes. »

*

Demande d’abord pourquoi (Pregunta primero por qué)

Quand tu te heurtes
à un frère comblé par la faim,
à pied, le sac plein
d’heures travaillées de l’aube au crépuscule,
les mains vides de riz et haricots,
ne lui dis pas d’aller travailler,
car il a déjà bien assez travaillé… mais
demande-toi plutôt pourquoi,
pourquoi, pourquoi ?

Un enfant épuisé de boue et d’immondices
croisera ton chemin
et peut-être même qu’il te dépouillera,
ne le maudis pas, ne le fuis pas,
essaie de te calmer, et dis en ton for intérieur
pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Une femme, encore une enfant,
maquillage bon marché,
les lèvres cassées de baiser des chairs étrangères,
te dira que cinq dollars suffisent
pour une étreinte délicieuse.
Ne fais pas le père-la-morale,
ne te crois pas meilleur que les autres.
Dans ton silence aiguillonné,
demande-toi pourquoi,
pourquoi, pourquoi ?

Un jour où tu ne t’y attendras pas,
on te dira qu’un bébé
avec le cordon ombilical sanglant
a été jeté dans une citerne,
cri d’alarme citoyenne, scandale à haute tension,
mais toi, ne t’épouvante pas,
demande calmement à ton cœur
pourquoi, pourquoi, pourquoi ?

Un matin,
les honnêtes gens se souviendront
que le pauvre a besoin de manger,
d’une maison, d’une école, d’un hôpital ;
et les gens se mettront d’accord
pour mendier en faveur de l’homme en haillons,
qu’eux-mêmes ont exclu.
Et tu verras alors
les riches se remonter les manches,
l’argent, les chèques et les pleurnicheries…
pour nourrir le pauvre
et lui mettre des souliers ;
tout cela te paraîtra bon,
énorme solidarité
de riches en concurrence,
tout ça pour le dépossédé ;
alors dans ton silence, demande-toi :
pourquoi ? et pourquoi y a-t-il des pauvres,
et qui les appauvrit ?
Comment faisons-nous pour ne pas revendiquer
pour eux qu’ils soient vraiment hommes
et non des exclus, des personnes de seconde classe ?
pourquoi, pourquoi… pourquoi ?

Fais, alors, avec tes pourquoi
une immense alternative de vie,
acte pur et pouvoir de changement.
Parce que nous devons faire violence
au cours assassin de la société.
Ainsi, ton pourquoi vaudra autant
que la tristesse de se savoir entretenu.

*

Panama

Champagne importé pour la haute société !
rhum de canne, tord-boyaux et cumbia à foison
pour ceux en bas des escaliers !
Enfin, Panama,
ton Canal rentre à la maison
avec son équipage de gringos sur le dos !
À présent, Panama, avec le gaillard à la maison
tu as droit à de nouvelles noces,
grande fille !
Laisse la bassine d’eau,
les gringos sont partis,
et tu es, aujourd’hui, l’histoire :
que la gravent au burin tes enfants
et les enfants de tes enfants.

Les oiseaux de proie te sapent la taille,
Panama, et tes propres enfants,
témoins de tes veilles cruelles,
sont toujours exclus et sans toit.
Des bandits te vident les seins
jusqu’à ce que ton ventre soit moulu,
et ils crient à tes pauvres,
éternels gardes-chasse,
qu’il est l’heure de se sacrifier
pour le profit des riches,
et d’apporter plus d’eau au Canal,
même si leur manque le maïs et le riz
et la soupe, parce que le pain viendra demain
en abondance.
Ainsi s’est moqué
de tant de gens l’Oncle Sam,
le pain est resté dans la huche des banquiers
où il n’est point mangé,
il n’est jamais arrivé au pauvre métis, à l’Indien ni au Noir !

Panama toujours fermée
et interdite aux pauvres,
généreuse pour la table où la nourriture ne manque pas.
Ton Canal demeure entre un petit nombre de mains,
et des milliers de tes Noirs, Indiens et paysans
feront les sentinelles
pour qu’une poignée de gens continuent
d’agrandir leurs propriétés.

Panama, Panama,
que tu sais mal
aimer chacun de tes enfants !
Mère putain !

*

Peuple (Pueblo)

Injurié, vilipendé, dénigré,
condamné, harcelé et supplié en mille poses
et autant d’autres oublis.

Vox populi, vox Dei !
gesticulent les prophètes à pancartes,
babioles, promesses brûlées,
peaux de banane piétinées,
poulets à moitié pourris,
têtes de poissons frits.

Le peuple veut,
le peuple demande,
le peuple est intelligent s’il m’aime,
et plus encore s’il n’aime que moi,
proclament les camelots et vendeurs de tortillas
qui jouent aux politiciens.

Le peuple a faim,
le peuple veut du travail,
le peuple est malade et dégoûté
de la cherté de la vie,
disent en chœur les ménagères,
les femmes de Colón,
les métisses de l’intérieur du pays.

Où es-tu, peuple ?
Les voleurs de bétail t’enrôlent dans leurs rangs
et les chiots aboient contre toi.

Peuple Camarade,
le visage trempé à force de travail,
construisant des prisons,
élevant des murs,
perforant l’asphalte,
cuisinant dans les cuisines d’autrui,
démolissant des enceintes,
lavant le linge des riches,
mal nourri,
incrédule et fatigué de crier.
Camarade maudit !
stoïque comme personne,
crie ta parole d’acier comme une raclée
et que tous t’écoutent :
Quel honneur et quelle souffrance d’être le peuple !

Poèmes des ateliers populaires de poésie du Nicaragua sandiniste

Nous avons précédemment traduit (ici) des poèmes des ateliers de poésie organisés par Ernesto Cardenal et Mayra Jiménez à Solentiname, au Nicaragua, avant le triomphe de la Révolution sandiniste de 1979. Nous annoncions alors de futures traductions des ateliers populaires de poésie (talleres populares de poesía) après la Révolution. C’est l’objet de la présente publication.

Les poèmes qui suivent sont tirés de la revue du ministère de la culture, alors dirigé par Ernesto Cardenal, Poesía libre, à savoir de ses numéros 1, de juillet 1981, 3, de décembre 1981, et 8, de juillet 1982.

La revue, entièrement consacrée à la poésie, peut être divisée en deux parties : l’une présente des poèmes des ateliers de poésie organisés dans l’ensemble du pays et l’autre des poètes connus et moins connus du Nicaragua et du monde entier. Le n° 1 consacre ainsi, entres autres, quelques pages à la « poésie palestinienne de combat » (poesía palestina de combate), avec des poèmes de Taoufik Ziyad (orthographié Tawfik az-Zayad) et Samih Al Qassim, le n° 3 présente des haïkus japonais et le n° 8 donne la part belle à des poètes révolutionnaires du Honduras.

La poésie des ateliers est une poésie populaire en vers libres. Elle est assez souvent narrative. Ce point appelle une remarque : en espagnol le passé simple n’est pas comme en français cantonné à la langue écrite, littéraire, de sorte que ces poèmes au passé simple restent, dans leur langue originale, proches de la langue populaire, n’ont pas un effet littéraire comme le passé simple en français, si bien qu’une traduction française devrait, pour éviter une distorsion stylistique rendant ces textes plus « précieux » (dans le sens de la préciosité littéraire) qu’ils ne sont en réalité, transposer le passé simple en passé composé, mais cela rendrait parfois la narration assez lourde ; j’ai donc jonglé entre l’un et l’autre temps pour essayer de parvenir au meilleur compromis. – Je ne sais pas ce que donneraient des ateliers de poésie chez nous ; je doute que le passé simple soit fréquent dans ce qui sortirait.

*

José Luis Chévez Savogal

D’abord nous avons été amis,
puis camarades
quand nous nous rencontrions lors des occupations d’églises,
de lycées
(tu portais ta chemisette n° 22)
dans les manifestations
contre le capitalisme,
et c’est pourquoi
tu rejoignis la lutte clandestine.
Nous nous rencontrions dans les rues
pour peindre des slogans sur les murs, faire des meetings, à Chinandega.
Tu travaillais toujours sous ton pseudonyme Carlos.
Tu disparus.
Le 30 mai 1978 la garde nationale te captura.
Aujourd’hui, alors que nous sommes libres, je te cherche
parmi les équipes de charpentiers
qui reconstruisent le Nicaragua.
Mais je ne te trouve pas.

Karla Chévez,
Atelier de poésie de la police d’État

*

Claudia

Je ne viens pas à ta cantine seulement pour acheter
mais pour voir ton sourire Claudia
et tes gestes derrière le comptoir
où je t’ai vue pour la première fois
(en ce lieu où ta sœur m’a dit
que tu avais dix-sept ans et étais déjà milicienne).
Et j’ai pensé t’écrire un poème
que j’écris sans autre lumière que le clair de lune
tandis que je regarde Managua
                                                  au loin
et le lac est toute cette distance.
Claudia, ton amitié me manque
et ton sourire, et t’écouter, amie milicienne.
Je suis amoureux de toi
                                     disent
ceux qui nous connaissent.

Salvador Velásquez
Atelier de poésie du Bataillon d’ingénierie militaire

*

Route 88 (Ruta 88)

À La Havane
attendant le bus de la route 88
je regardais, devant l’arrêt, le Capitole
(réplique de celui des États-Unis)
dont la Révolution cubaine fit une Académie des sciences.
Main dans la main des pionniers1 traversaient l’avenue
pour se rendre au Musée Felipe Poey.
En même temps que passaient ces enfants socialistes
j’observais
dans l’entrée latérale du théâtre
une pianiste brune à son piano
et je suis resté à regarder cette camarade cubaine
Quand elle eut terminé
le bus était parti sans moi

Luis Carcache
Atelier de poésie de Ciudad Darío

1 Pionniers : Les pionniers sont les membres de l’organisation de jeunesse cubaine Organización de Pioneros José Martí.

*

Poèmes à Claudia (Poemas a Claudia)

Je t’aimais
mais nous nous sommes quittés.
Tu m’aimais aussi, Claudia
et j’étais heureux.
Je t’aimais
et tu as été heureuse avec moi.
Un jour si tu reviens Claudia
je ne te repousserai pas.
J’ai cru que tu m’avais trahi
mais j’ai su que tu étais partie pour apprendre aux enfants à lire.
Tu l’as fait pour la Révolution.
– Je sais que nous nous aimons. –

Miguel Quijano Macanche
Atelier de poésie de Niquinohomo

*

Mateo

Le poète Roberto Salinas nous parle de Mateo,
internationaliste qui combattit au Nicaragua.
Mateo sur une photo du Nuevo Diario
actionnant une calibre cinquante
pour combattre avec son peuple.
Des milliers de Salvadoriens
quittent le lycée, les universités
les usines et les ateliers
pour se joindre à la lutte
et les paysans combattent, et sèment dans les zones libérées ;
soldats qui désertent
veuves des hommes assassinés
par les paramilitaires de l’ORDEN2
orphelins de parents tués par la Main blanche3.
C’est le souvenir d’Óscar Arnulfo Romero4
quand il guidait son peuple dans ses homélies
c’est Juan Chacón soulevant
les masses dans les rues.
C’est le peuple qui ne se soumet pas
aux soldats entraînés par le Commandement Sud des États-Unis
ni à ceux qui apprirent à tuer à West Point.
Ce sont les combattants du Front Farabundo Martí
dans leurs tranchées
luttant pour que bientôt
des maisons décentes remplacent les taudis ;
pour construire des cliniques, des dispensaires, des hôpitaux :
pour que naissent ceux qui ne naissent pas
à cause de la malnutrition de leurs mères.
                                                Vrai réforme agraire.
                                                La terre à ceux qui la travaillent.
La production pour tous.
Des écoles,
les étudiants apprenant à lire aux paysans
aux ouvriers et tous ensemble avançant dans la Révolution.

Gonzalo Martínez
[L’atelier n’est pas indiqué]

2 ORDEN : « Ordre », Organisation démocratique nationaliste : paramilitaire. On peut lire mes traductions de poésie révolutionnaire du Salvador ici.

3 Main blanche : La Mano blanca, organisation paramilitaire d’origine guatémaltèque (voyez mes traductions de poésie révolutionnaire du Guatemala x).

4 Oscar Romero : « L’archevêque des pauvres », archevêque du Salvador, assassiné en pleine messe en 1980.

*

19 Juillet (19 de Julio)

Note du traducteur. La Révolution sandiniste triompha le 19 juillet 1979.

Sur cette Place de la Révolution
Nous célébrons le premier anniversaire de la victoire.
– Les gens à pied dans tout Managua
portent des pancartes et des drapeaux.
Les caravanes de véhicules
entrant dans la capitale
amènent tout le peuple du Nicaragua. –
Nous crions des slogans
pour animer la foule.
Émus par la présence de Fidel Castro,
Maurice Bishop et George Price5
nous montrons que nous sommes organisés et forts.
Peu importe de parcourir des kilomètres
avec la menace de pluie.
Nous avançons. Personne ne recule, tous déterminés,
sous le soleil, malgré la soif
par la volonté d’être présents
d’imiter et honorer ceux qui sont morts pour la cause.

Eliseo Jerez Guadamuz,
Atelier de poésie Colonie 14 Septembre, Managua

5 Bishop, Price : Maurice Bishop dirigea le gouvernement révolutionnaire de la Grenade de mars 1979 à octobre 1983 (voyez mes traductions de poésie révolutionnaire de la Grenade ici). George Cadle Price fut premier ministre du Bélize de 1961 à 1984 et de 1989 à 1993.

*

L’inconnu (El desconocido)

Au camarade Ricardo Talavera,
assassiné par la garde nationale le 20 décembre 1978

Ce soir-là de novembre 78
je me trouvais à un arrêt de bus urbain
devant le cinéma Blanco,
tenant une veste en jeans
sur l’épaule gauche
avec dans une de ses poches
un calibre 38 spécial court hammerless.
Du trottoir opposé
un inconnu s’approcha, grand, mince,
brun, les cheveux courts avec des lunettes
regardant un papier
qu’il tenait entre les doigts de la main droite.
(J’éprouvai de la méfiance car il venait vers moi et ce pouvait être un ennemi.)
D’une voix tranquille il me demanda :
Tu es Chopa ?
– Oui, répondis-je.
Nous marchâmes un bon kilomètre vers le sud
où attendait une voiture
avec une fille aux cheveux frisés au volant,
et nous partîmes pour un lieu de Managua.
Cet inconnu c’était, originaire de Rivas,
                                                             Ricardo Talavera Salinas.

Carlos Latino Guerrero
Atelier de poésie de l’Armée de l’air sandiniste

*

La dernière fois que je t’ai vu Alejandro (La última vez que te miré Alejandro)

La dernière fois que je t’ai vu Alejandro
C’était dans le parc San José de Matagalpa,
tu portais un polo de coton blanc
et avais les cheveux en bataille.
Aujourd’hui Luis m’a dit qu’il t’avais vu près de Matagalpa,
un sac sur l’épaule
et une paire de bottes à la main
marchant en silence avec d’autres Sandinistes.

María Elena Benavidez A.
Atelier de poésie de Palacagüina

*

À Rebeca Guillén

Assassinée par la garde nationale avec ses parents le 2 mai 1979

Je me souviens quand tu t’asseyais
sur le trottoir devant ta maison
pour me raconter des histoires de Walt Disney
ou un programme de télé
                                        (tu n’avais que onze ans).
À présent que tu es morte
je t’imagine toujours assise sur le trottoir,
mais tu ne me racontes plus des histoires de Walt Disney :
tu lis un livre de la Révolution.

Fabricio Talavera
Atelier de poésie de Condega

*

Le soir où je tai vue Martha (La tarde que te vi Martha)

J’étais assis
sous l’oranger
en fleur.
Je la vis venir par l’allée verte.
Elle passa pressée devant moi
et alla se perdre sur le vieux boulevard.
Seul son parfum resta dans l’air.
La nuit tombait,
le soleil d’avril se cacha derrière l’horizon rouge
et dans mes yeux montèrent les larmes de mon échec.

José Domingo Moreno
Atelier de poésie de Jinotega

*

Brenda

Quand je suis à la campagne
je vois les bandes d’oiseaux
qui vont dormir dans le grand guanacaste.
C’est presque la nuit
on commence à voir
des lucioles dans le champ de café
et j’entends le sifflement des chauves-souris qui passent tout près.
Brenda, avec toi sont parties
les abeilles qui étaient dans le jardin.

Gerardo Blandón
Atelier de poésie de Condega

*

Qu’il me dise merde (Que me diga mierda)

J’imagine les Salvadoriens
tirant des coups de fusil depuis les tranchées,
et les maisons détruites par les tanks Sherman
ou par les avions envoyés des États-Unis.
Je pense aux enfants qui meurent dans les rues du Salvador.
Tués par les roquettes, les Sherman, les avions de chasse,
les mercenaires commandés par les Nord-Américains
et qui n’ont rien pu faire au Nicaragua.
Que le président des États-Unis me dise merde
si ces roquettes n’ont pas été fabriquées chez eux,
si je n’ai pas vu ces roquettes quand ils ont voulu intervenir ici ;
tout cela fut envoyé et fait par eux.
Qu’il me dise merde
si ces mercenaires et ces tanks et ces avions
ont pu quelque chose au Nicaragua.

José G. Ramos Salinas
Atelier de poésie du Barrio San Sebastián, León

*

Guérillero (Guerrillero)

Des lys pour l’église
et un crayon pour écrire ton nom.

Grethel Cruz
Atelier de poésie de Ciudad Darío

*

À Managua (En Managua)

À Managua j’ai vu
des bus et des camions envoyés d’Allemagne
du Mexique et du Brésil
pour le peuple,
des garçons et des filles planter des arbres
le long des routes.
J’ai vu des marchés qui ressemblaient à des citadelles.
Le soir la jeunesse inaugurait un festival de musique
en présence de la chanteuse nord-américaine Joan Baez.
Les gens applaudissaient avec impatience
et lui demandaient de chanter.
Elle commença par la chanson Gracias a la vida.
Un policier lui remit une gerbe de fleurs
au nom des Forces armées.

Justo Fernando Vallejos
Atelier de poésie de Ciudad Darío

*

2 Mai (2 de Mayo)

Justo Pastor
c’est l’anniversaire de ta mort
et je ne t’ai pas oublié.
J’entends encore tes paroles
celles que tu me disais quand tu jouais de la guitare
et quand tu m’apprenais à monter et démonter un fusil Garand
et comment se retrancher quand l’ennemi approche
et tu souriais,
tu me parlais de Leonel Rugama,
de ses exploits clandestins
tu me racontas l’attaque des casernes de Matagalpa
d’Estelí, de Condego et d’autres.
Un an après ta mort
je n’irai peut-être pas sur ta tombe
– comme tu me le demandas un jour –
mais je continuerai de lutter pour l’organisation,
la dignité de la patrie
avec amour
comme tu le fis.

Marly Hernández
Atelier de poésie de Jinotega

*

Amour pré-insurrectionnel (Amor pre insurreccional)

Je suis passé devant sa maison.
Là où bien des fois je l’ai embrassée la nuit
tandis que nous écoutions le chant des grillons.
Où pour les noctambules nous n’étions que deux silhouettes amoureuses
quand l’ampoule du lampadaire au coin de la rue ne marchait pas.
Où nous nous sommes confiés nos secrets.
Où elle ouvrit ma chemise une nuit
pour poser ses lèvres sur ma poitrine
et resta ensuite haletante.
C’est là qu’aujourd’hui je suis passé
alors que depuis l’insurrection d’avril à Condega
je n’étais plus venu.
Aussi étais-je ému.
Pendant un moment je me suis cru de nouveau avec elle
et je voulus rester là
                                pour me souvenir.
Passer
et voir le même trottoir
la même maison, le quenettier devant
le ciel couvert, les flaques de la rue
et au coin le lampadaire éteint,
                                                c’était comme me sentir avec elle
comme l’embrasser,
comme entendre à nouveau sa respiration dans mon oreille,
quand elle me disait de lui donner un baiser ;
c’était comme l’aimer à nouveau.
Je marchai lentement avant d’arriver
là où tant de fois nous nous quittâmes
avec un long baiser et puis son sourire.
Je passai le coin de la rue, un drapeau rouge et noir
à la porte d’une maison
m’a rappelé
que deux ans se sont écoulés depuis notre amour.

Juan Ramón Falcón
Atelier de poésie Ernesto Castillo, Managua

*

Ivania

Dans la lettre que tu m’as envoyé
le 5 mai
tu me racontes ton voyage à Ulasquín,
dans le département de Jinotega.
À Pantasma
le véhicule s’est embourbé au milieu de la rivière.
(Les brigadiers, pantalon roulé et couvert de boue,
poussaient,
aidant trois paires de bœufs
à dégager le camion.)
Ils ont continué dans un autre véhicule vers Wiwilí
pour arriver à Wamblán.
Tu as continué à pied puis en bateau à rames
sur le fleuve Coco.
(Deux jours de voyage jusqu’à Ulasquín.)
Tu étais attendue à la maison de Federico Suaréz.
Aujourd’hui tu enseignes à manier le stylo
à lire et à écrire.
– Ma fille, tu es loin, dans les montagnes,
dans une École Nouvelle.

Eliseo Jerez Guadamuz
Atelier de poésie de la « 14 septembre », Managua

*

Miriam

Ma joie était si grande
de recevoir ta lettre
qu’en la lisant la première fois
je ne me suis pas rendu compte
que tu écrivais
que tu ne m’aimes pas.

Modesto Silva
Atelier de poésie de Palacagüina

*

Tu es partie (Tu partida)

Seule
avec ton fusil VZ
le regard vers la verte végétation
dans ton trou de tireur
alerte, tu surveillais le secteur de tir sous le soleil
dans la Base militaire d’Amayito
                                                     ce matin-là
je me suis approché
et tu m’as dit que tu t’appelais Yelba Fátima.
De près je contemplais ton visage
tes yeux gris, tes cheveux courts,
ta peau blanche bronzée par le fort soleil
tes lèvres desséchées.
Dimanche arriva.
Tu partais pour Jinotega.
Je fus triste d’apprendre que tu t’en allais
(j’étais suis tombé amoureux).
Les jours avec toi ont été courts
et tu ne m’as pas dit quand je te reverrais.

Erwin Antonio Alvarado
Atelier de poésie du Bataillon Camilo Ortega Saavedra, Diriamba

*

Tu ne sais pas (Vos no sabes)

Quand je suis arrivé à Quebrada Honda
tu ne sais pas, Ileana,
la rose que je t’ai offerte l’an dernier
a repoussé au bord du chemin.
Les mangues pourries tombées au sol ;
la petite école a de nouveaux pupitres
et davantage d’élèves.
Les garçons de Miguel sont grands maintenant
et la maison de Doña Sara
où j’enseignais à lire et à écrire
est peinte à la chaux
et tu ne sais pas que je me souviens
quand je suis à Quebrada Honda.

Ervin García
Atelier de poésie de Masaya

*

Sergio

C’est en jouant au foot que nous nous sommes connus.
Nous parlions beaucoup
mais tu ne me dis pas que tu étais guérillero.
Le 7 juin 1979 à l’aube
on entendit les coups de feu des Garand, des Enfield, les mitrailleuses
et les tirs de 22.
On entendait les slogans et puis le silence retomba.
Le matin tout San Juan de Oriente regardait
les morts.
Tu avais reçu une balle dans la tempe droite
Pedro et Luis avaient été mitraillés
un garde national continuait de leur donner des coups de pied en disant
– Fils de pute, je me paye les tirs que j’ai ratés –.
Ensuite il prit ta montre
demanda si nous les connaissions.
Nous ne répondîmes pas.
C’était où se trouve aujourd’hui la Place du 7 Juin.

Juan José Jiménez
Atelier de poésie de San Juan de Oriente

*

Je suis vivant (Estaba vivo)

Le 19 juillet j’étais sur la Place de la Révolution
et regardais depuis le camion militaire,
pris à la garde nationale à León,
les enfants qui se mêlaient à la foule, libres.
Alberto me salua surpris
parce qu’il n’imaginait pas
que j’étais guérillero.
Je pensais à ma famille
et les cherchais dans la foule.
Avant de repartir pour León
mon cousin Juan José me trouva
et je partis heureux
parce qu’il pourrait dire à ma mère
                                                   que je suis vivant.

Luis Castro
Atelier de poésie de l’Armée de l’air sandiniste

*

À l’asile des fous (En el manicomio)

Je dis au camarade Pedro
                              (mon second responsable à la caserne)
partons pour le Kilomètre Cinq
je veux que nous allions voir les fous.
Il était 16:22
                     comme on dit chez les militaires.
Quand nous entrâmes dans l’hôpital
un camarade faisait la garde avec un M-16,
une grosse infirmière nous dépassa pressée
et un patient de quelque 55 ans tournait en rond
en regardant les murs sales de l’édifice
tandis qu’à côté une petite vieille
marchait rapidement en riant toute seule ;
d’autres avec des chemisettes vert-foncé
en regardaient une qui chantait frénétiquement
des chansons mexicaines
                                        – toutes avec les cheveux en bataille –
et se réjouissaient parce qu’elles se croyaient au cinéma.
Nous marchâmes dans les allées
quand une gamine d’une quinzaine d’années s’approcha
nous salua et Pedro dit :
– Regarde, regarde comme la mignonne me fixe.
Je lui dis
ce n’est pas toi
mais l’étoile que tu as sur la manche.
Elle voulait déchiffrer l’étoile rouge de la police.
                                                              Et sortit en courant.
Nous étions pleins de tristesse
de ce dont nous étions témoins :
grimaces à travers les grilles
gémissements dans les pavillons
la souffrance d’un épileptique quand il se mordit la langue
la puanteur des chambres
et peu de personnel pour tant d’infirmité
augmentée par la guerre.
Les rayons du soleil tombaient sur les branches d’un laurier
et un oiseau quiscale se mettait le bec sous l’aile
dans le parc Las Piedrecitas
au retour de l’hôpital psychiatrique ;
mon camarade commentait tranquillisé ce que nous venions de voir,
en chemin vers notre Unité de sécurité et protection des ambassades.

Francisco Martínez Herrera,
Atelier de poésie U.P.E. (Unidad de Seguridad y Protección de Embajadas)

*

Emilia Ramos

Tu travaillais à la récolte du café
dans la hacienda Santa Isabel
qui appartenait au propriétaire terrien José Arévalo
                                    et appartient aujourd’hui au peuple.
Tu semais le maïs, cueillais les haricots, désherbais le riz.
Tu ne comprenais pas bien comment tu étais exploitée
mais tu me faisais plaisir quand tu disais
– Tout sera différent quand la Révolution triomphera –
parce que Manuel Lezama du Front sandiniste
te le fit voir.
Ensuite tu fus contente
parce que je participais à la lutte.
Aujourd’hui tu t’engages et travailles comme volontaire
à la construction d’une école dans le quartier Bertha Díaz.
Ainsi contribues-tu à consolider ce processus
comme le fit Arlen Siu6,
comme les belles volontaire pour l’alphabétisation qui font une réalité du rêve de Carlos Fonseca,
comme les femmes qui donnent le meilleur de leurs jours
et empoignent le fusil au Salvador, en Uruguay, au Chili et au Paraguay,
comme les femmes d’El Cuá et Blanca Aráuz
qui combattirent aux côtés de Sandino.
C’est toi, maman.

Segundo Ramos
Atelier de poésie de l’Armée de l’air sandiniste

6 Arlen Siu : Révolutionnaire nicaraguayenne d’origine chinoise, tuée au combat à vingt ans en 1975 et considérée comme un des premiers martyrs de la Révolution sandiniste. Elle a laissé des écrits, comme des chansons.

FSLN avec le portrait d’Arlen Siu (Source : Sandinistak.org)