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Philo 33 : L’État idéal comme étape nécessaire du suicide collectif universel

« Si les mots tuent, pourquoi nous faire croire à la liberté des mots, pourquoi nous faire croire que les mots sont libres ? » (Philosophie 32)

– Parce que, tout comme les citoyens sont des hommes libres sans qu’il leur soit pour autant permis de tuer leur prochain, la liberté d’expression est garantie sans que les mots qui tuent soient permissibles. – Permettez : puisque l’on ne prétend pas que la liberté limitée par l’interdiction de tuer soit, dans ce rapport entre la liberté et l’interdit, un progrès, à savoir qu’il n’est pas plus permis de tuer aujourd’hui qu’hier, qu’est-ce qui justifie d’appeler la liberté d’expression un progrès si les mots qui tuent sont réprimés comme auparavant ?

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Dans le bouddhisme on vous dira que la mort absolue est un anéantissement qui se mérite. Ailleurs, qu’il faut se préparer à la vie éternelle. Le matérialisme dit que nous dormirons tous du même grand sommeil. Je suis dans les ténèbres et me fais la réflexion que ces problèmes appellent, et pas qu’un peu, des réponses. Si le raisonnement ne peut porter, sans doute faut-il tout de même y réfléchir car c’est seulement de cette manière que pourrait se produire une illumination, une révélation, c’est-à-dire que l’illumination ne vient pas quand on se contente de l’attendre mais seulement quand on la cherche.

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L’électricité « était connue et maniée dès les temps les plus reculés », affirme un personnage du roman de Joris-Karl Huysmans Là-bas (1891). Dès lors que la pile de Bagdad n’a été découverte qu’au vingtième siècle, sur quels éléments s’appuie donc l’écrivain ?

La pile électrique de Bagdad fut découverte en 1936 par l’archéologue autrichien Wilhelm König, qui estima qu’elle était d’origine parthe et que par conséquent son âge devait être de quelque deux mille années. Qu’il s’agisse d’une pile électrique est évidemment controversé mais, quoi qu’il en soit de cette controverse, d’autres indices d’utilisation de l’électricité dans les anciens temps doivent exister, puisque Huysmans y fait allusion : son roman, du moins quand les personnages discutent des résultats scientifiques de l’époque, s’appuie sur des documents et non sur l’imagination du romancier.

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Gilles de Rais, tueur d’enfants : « le mémorable fauve » (Là-bas, ch. XVIII)… Plutôt une hyène misérable. Les fauves ont de redoutables ennemis : buffles, cervidés, même les troupeaux de zèbres savent s’organiser pour rendre la chasse onéreuse. C’est le fauve infirme qui se rabat sur des proies plus minimes.

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La politique, « cette basse distraction des esprits médiocres » (À rebours), mais Huysmans a fini par y venir. À la politique cléricale, en l’occurrence.

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La critique littéraire, sur la nouvelle Le puits et le pendule d’Edgar Poe, semble (je ne parle que des critiques que j’ai pu lire, c’est-à-dire, pardon si c’est peu, deux pages Wikipédia) omettre de dire que la véritable nature de l’horreur du puits est passée sous silence par le narrateur. Il ne s’agit pas seulement d’une chute : « mon esprit se refusa à comprendre la signification de ce que je voyais [au fond du puits] … Oh ! toutes les horreurs, excepté celle-là ! – Avec un cri, je me rejetai loin de la margelle ». Ceci après que « [e]n face de cette destruction par le feu [les cloisons ardentes de la cellule] » « l’idée de la fraîcheur du puits » lui fut apparue « comme un baume ». En voyant le fond du puits, le narrateur ne peut finalement se résoudre à s’y précipiter, en raison de ce qu’il y voit et dont « la signification » nous échappe. La critique tait délibérément le moyen qui consiste à frustrer le lecteur d’une explication. C’est l’une des meilleures nouvelles d’Edgar Poe, et elle n’est pas exempte d’un stupide procédé.

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L’État idéal comme étape nécessaire
du suicide collectif universel

L’âme ne voit rien qui ne l’afflige quand elle y pense. (Pascal)

Les lendemains qui chantent ont souvent la forme de l’État idéal. Dans la philosophie de Philipp Mainländer, l’État idéal n’est pas et ne peut être une fin en soi. L’histoire est certes un mouvement vers l’État idéal : les inégalités sociales doivent être abolies, et la bourgeoise « égalité des chances » ne représente aucunement le fin mot de cette abolition, elle n’est qu’une façade égalitaire par laquelle on prétend justifier les inégalités en affirmant que chacun a reçu les mêmes chances et que les inégalités existantes sont donc justes, or les inégalités existantes rendent impossible la moindre égalité de chances. Mais la véritable finalité de la justice sociale n’est autre que de démontrer par l’expérience aux classes actuellement défavorisées qu’aucune réforme ne peut apporter le bonheur, et que l’État idéal ne peut rien pour les aspirations légitimes de l’homme. C’est dans l’État idéal que cette réalité devient une universelle réalité d’expérience. Tant qu’il existe des classes défavorisées, la notion prévaut parmi celles-ci que leurs souffrances et leurs humiliations sont le résultat d’une exploitation sociale à laquelle l’instauration de l’État idéal peut et doit remédier. Or, s’il est exact que l’exploitation sociale joue dans l’État actuel un rôle dans la souffrance de ces classes, la raison en est que l’exploitation est la forme pour elles de la souffrance universelle dans cet État, tandis que la souffrance a pour les classes favorisées dans ce même État, exploiteuses, une autre forme. Il s’agit donc de supprimer l’exploitation afin que la souffrance ne puisse plus être imputée par qui que ce soit aux conditions sociales, et c’est le mouvement historique vers l’État idéal. Cette impossibilité d’imputation n’a rien à voir, encore une fois, avec la bourgeoise égalité des chances, selon laquelle l’individu ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même de sa situation. Dans la pensée bourgeoise, l’imputation est présumée ne pouvoir être faite sur les conditions sociales mais seulement sur soi-même, or il est absurde de considérer que les individus ne sont pas en partie déterminés par les conditions sociales. Dans l’État idéal, où la « question sociale » a été résolue, l’imputation n’est possible que sur la nature du monde et des choses, de la vie ; devient, de cette façon, universelle réalité d’expérience le fait que la vie ne vaut pas d’être vécue.

On a souvent perçu comme un paradoxe les taux élevés de suicide des pays scandinaves, qui sont les plus avancés vers l’État idéal en termes non seulement de sécurité sociale et d’égalité mais aussi de libertés fondamentales. Ce paradoxe est parfois résolu par l’idée selon laquelle c’est parce que les statistiques y sont meilleures que dans les autres pays : si les statistiques nationales françaises, par exemple, étaient aussi performantes que celles de la Suède, cette dernière ne se singulariserait pas en termes de suicides. Bien que ne reposant sur aucune preuve, puisqu’il faudrait pour cela comparer des ensembles statistiques suffisamment élaborés alors que l’argument consiste à dire que les autres ensembles sont déficients, le raisonnement n’est pas sans force. Où l’État est plus avancé, il faut en effet s’attendre à ce qu’il soit plus performant, par exemple quand il s’agit de recueillir des données sur les causes de la mortalité. L’argument est cependant spécieux : la question de savoir si telle mort est un suicide ou autre chose n’est pas de nature à pouvoir discriminer entre services statistiques de manière significative. Par exemple, quand une mort intervient à la suite d’une chute, dans certaines conditions la certitude d’un suicide plutôt que d’un accident ou vice-versa n’est guère permise, et ce quelle que soit la performance des services de l’État. Le témoignage des uns et des autres pourra faire pencher la balance vers une hypothèse ou vers l’autre, mais sans véritable certitude. En réalité, plus l’État est avancé dans la résolution définitive des contradictions sociales, plus le suicide y doit être élevé. Car la souffrance n’a plus dans l’État idéal, ou bien a beaucoup moins, de causes externes sur lesquelles s’imputer, et par conséquent elle ne permet plus que l’on puisse penser s’y soustraire autrement que dans la mort.

Cela signifie-t-il que, dans l’État imparfait, les riches se suicident plus que les pauvres ? Ce sont les pauvres qui peuvent en effet penser changer leur situation avec les réformes sociales et par là cesser de souffrir, mais les riches, dont nous disons qu’ils souffrent de la même souffrance universelle, ne peuvent, eux, espérer obtenir une meilleure situation sociale dans l’État idéal (bien qu’il se trouve aussi des riches qui soient pour la résolution de la question sociale, ce qui montre que certains d’entre eux ont aussi l’espoir d’alléger leurs souffrances par ce moyen) ; ont-ils d’autre possibilité que le suicide ? Si le pauvre ne se suicide pas quand il croit que l’État idéal mettra fin à ses souffrances, à quoi croit le riche pour ne pas se suicider ? On peut penser qu’il impute ses souffrances à l’inquiétude que les pauvres font peser sur lui par leurs revendications continuelles. Il est connu que les religions et les philosophies insistent sur les maux attachés aux richesses, ainsi que le proverbial « l’argent ne fait pas le bonheur ». On a cru que c’était un moyen d’endormir les pauvres : montrer que le riche souffre devrait rendre inutiles les revendications populaires et donc les faire cesser. Or, dans cette dualité de riches et de pauvres, la souffrance des uns est pour ceux-là une réalité d’expérience tandis que celle des autres ne l’est, pour les mêmes, nullement, et la différence est de taille. Le pauvre connaît d’expérience sa souffrance, tandis qu’il ne peut qu’imaginer celle du riche. La religion n’a pas tort de montrer du doigt les maux attachés aux richesses et le socialisme n’a pas tort de vouloir supprimer les inégalités sociales.

L’État social est la condition du passage universel de l’être au non-être, c’est-à-dire la condition de la fin du monde. Mainländer suppose alors que ce passage pourrait se produire par « contagion spirituelle », comme aux temps du martyre des premiers chrétiens et des Croisades. Il faut entendre par là que la contagion entraînerait un suicide collectif universel.

La relation de l’État actuel au suicide est, comme on peut s’y attendre, parfaitement incohérente. D’un côté, l’État avancé supprime l’absurdité, prétend-il, qui consiste à faire du suicide un crime alors que le coupable est mort et n’a commis de violence qu’envers lui-même. Cela n’empêche nullement cet État de demander à ce que les dettes d’un mort soient payées : les personnes sur qui retombent le cas échéant ces dettes n’ont-elles pas sujet de se plaindre d’un mort ? De même que celles envers qui le mort était obligé d’autres manières. D’un autre côté, l’État français traque les « dérives sectaires » depuis des affaires de suicide collectif au sein de communautés religieuses. On prétend que les suicidés ont agi sous emprise : quelle preuve a-t-on de cela ? N’est-ce pas plutôt une affirmation gratuite ? Il est parfaitement concevable que des individus décident collectivement de se tuer de plein gré ; le nier, c’est montrer un préjugé contre le suicide que l’on n’attendrait pas d’un État qui ne connaît plus du suicide comme crime. La question est évidemment différente lorsqu’il se trouve parmi ces suicidés collectifs des enfants. Cependant, des mineurs se suicident même en dehors des contextes « sectaires » : faut-il que les tuteurs de ces enfants, leurs parents, soient tenus responsables de leurs suicides ? L’incitation au suicide reste un crime en droit mais la raison n’en est pas du tout claire, compte tenu du fait que le suicide n’est plus un crime. Alors que les délits d’incitation ou provocation portent sur des actes réprimés par le droit, ici le délit ne porte plus que sur un acte décriminalisé. Il faut donc ou bien comprendre que le délit d’incitation au suicide est tacitement caduc depuis que le suicide n’est plus un crime, ou bien que cela reste un délit parce que notre droit entend punir des incitations contre la morale, car si l’incitation au suicide reste punissable c’est que le suicide est un mal, et définir un mal de la conduite personnelle qui ne soit pas un crime ne se peut guère qu’en disant que c’est un mal moral. Cette dernière interprétation est contraire à tous les présupposés de notre droit positif. Enfin, l’État qui tolère ou permet les suicides assistés est d’autant moins légitime à rechercher les raisons pour lesquelles les gens se suicident.

Le suicide collectif semble parfaitement cohérent avec le caractère de retrait du monde que présentent de nombreuses sociétés dites sectaires. Dès lors que l’on n’attend plus rien de ce monde, et que l’on ne cherche pas non plus à le changer si l’on perçoit la vanité de ces tentatives, on pratique une forme de retrait ascétique, de renoncement avec lequel le suicide n’est pas a priori contradictoire. Nous avons, dans de précédents billets, opposé une phénoménologie de l’au-delà (Philosophie 21 et 22) d’où le suicide s’évince de lui-même à la philosophie de la transmigration, où le suicide est un interdit moral sans justification phénoménologique : de même qu’à notre conception de l’anhistoricité de l’homme, nous y renvoyons le lecteur qui verrait une forme d’incitation répréhensible dans ce que nous écrivons ici. Hégésias de Cyrène, qui préconisait le suicide, fut exilé par Ptolémée II, et ses livres interdits. Mainländer, dont je discute la pensée, s’est suicidé peu de temps après la publication de son livre, Die Philosophie der Erlösung (1876), lequel n’a pas à ma connaissance été censuré, mais sans doute est-il permis de penser que si l’auteur avait vécu plus longtemps il aurait été inquiété, ce que je donne pour une raison possible de son suicide car je ne pense pas du tout qu’il se soit agi d’une supposée mise en conformité des actes avec la pensée : une telle conformation exigeait au contraire de sa part qu’il défende son livre devant les objections philosophiques qu’il pourrait susciter.

Revenons à la notion d’emprise. Que des gens renoncent au monde ensemble, même en admettant que ce soit par la conviction acquise après avoir entendu les paroles d’une certaine personne, d’un « gourou », si l’on veut, qu’est-ce qui permet de parler d’emprise ? Supposons qu’une personne dont un proche s’est ainsi confiné dans une ferme isolée avec d’autres après avoir vendu sa maison et purgé ses dettes, diligente un détective privé sur la personne du gourou de la secte. Au cas où le détective trouverait que le gourou vit, à l’insu de ses fidèles, une existence contraire à son enseignement, il s’agirait d’une tromperie : cet homme abuse de la crédulité d’autrui. Mais supposons que le détective trouve que ce gourou vit de la même manière que ses fidèles, qu’à ces derniers rien n’est caché, qu’est-ce qui permettrait de parler d’emprise dont l’État aurait à connaître si ces gens préméditaient ensemble de mettre fin à leurs jours ? On pourrait toujours supposer que l’un d’eux, de toute évidence le « gourou », provoque les autres à se suicider et serait donc coupable du délit de provocation au suicide, mais la supposition n’existe que parce que le délit existe, c’est-à-dire parce que la provocation n’a pas été décriminalisée en même temps que le suicide lui-même. Si le délit n’existait pas, cette supposition, fût-elle vraie, ne pourrait servir à l’État pour intervenir ; or, si l’État ne manque pas de justification du fait de l’existence en droit de ce délit, cette dernière exige quant à elle une justification qui lui fait défaut depuis la dépénalisation du suicide.

Cet interdit légal est, semble-t-il, une cause significative du fait que la question du suicide, la discussion du pour et du contre, ne soit pas davantage présente dans l’espace public, alors même qu’« il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : le suicide », selon la célèbre formule d’Albert Camus dans son Mythe de Sisyphe, un problème que cet auteur traite cependant avec la médiocrité qu’on lui connaît. On peut également voir dans ce fait une autre raison de prudence, c’est qu’il ne convient pas de faciliter la tâche de ceux qui nous en veulent à mort, et que passer, même si c’est faux, pour suicidaire parce que l’on discute du seul problème philosophique vraiment sérieux est un moyen de leur faciliter la tâche dans la mesure où la chute mortelle d’une personne passant pour suicidaire n’éveille guère de soupçons.

Lorsque l’on demandait au philosophe Hégésias, qui préconisait le suicide, pour quelle raison il ne se suicidait pas, il répondait qu’il devait d’abord convaincre les gens du bien-fondé de sa philosophie : c’est la raison pour laquelle il incitait les gens à se suicider plutôt que de se suicider lui-même. Nous avons déjà parlé du suicide de Mainländer. Ce dernier aurait, selon une banale hypothèse, agi conformément à sa pensée en se suicidant. Or sa pensée est que l’humanité disparaîtra lorsque l’État idéal sera réalisé, possiblement – Mainländer se borne à des conjectures sur ce point – par un phénomène de contagion spirituelle qui verra l’humanité se suicider en masse, jusqu’au dernier homme. Et pourquoi pas ? L’État idéal est l’état du désespoir irrémédiable, il ne reste aucune chose à changer, plus rien ne peut être amélioré pour rendre l’homme heureux, et la vérité se montre alors à lui tout entière : le néant est préférable à l’être. Cette évidence en grande partie occultée par les imperfections sociales apparaîtra de manière universelle aux yeux de tous et de chacun, comme elle est apparue aux grands esprits de tous les temps. Et si ces grands esprits ne se sont pas tous suicidés, il est permis de penser que c’est en raison des obstacles propres à leurs époques respectives, à commencer par l’interdit du suicide, et faute de la contagion spirituelle requise. – Ceci est la seule philosophie de l’histoire réaliste fondée sur l’idée de progrès.

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Il n’existe à ce jour aucune traduction française de la Philosophie der Erlösung de Philipp Mainländer, publiée en 1876. Une telle traduction est impossible dans un pays comme la France.

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Le matérialisme est la philosophie par laquelle l’homme n’a rien à penser en vue de la mort. Nous mourrons tous mais ceci, pour le matérialiste, est complètement indifférent ; nous devons vivre comme si la mort n’existait pas, puisqu’il n’y a rien à faire en vue de la mort. La mort existe mais qu’est-ce que ça change ? Mènerions-nous une vie différente si la mort n’existait pas ? Celui qui se goberge continuerait de se goberger, celui qui veut devenir très savant deviendrait de plus en plus savant, le riche de plus en plus riche… Le matérialiste a la mentalité de la vie éternelle, dans cette vie barrée par l’horizon de la mort.

Ils disent : « Vivre sa vie avant la mort. » (Parfois, c’est pire, ils disent « profiter de la vie », quel aveuglement.) Mais cette mort – que demande-t-elle ?

Que veut de moi la mort ? Cette vie, c’est la nature, l’individu que je suis n’est qu’un instrument de son aveugle volonté, le prix qu’elle attache à ma personne celui de l’esclave pour le maître. Vous n’avez pas existé comme une personne pour elle, votre individu, celui qui vit sa vie, n’existe nulle part dans la nature comme une personne – et si vous vous croyez une personne, il faut pour cela que la nature n’ait pas le dernier mot, mais alors c’est la mort qui vous demande quelque chose en tant que personne, en tant que vous êtes une personne. La mort attend la personne que la nature a méconnue.

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Si la mort est un long sommeil, et si la vie peut être une jouissance, les malheureux peuvent se consoler à l’idée que la mort sera la fin de leurs maux et la fin des injustes jouissances des heureux. Eux doivent gagner la paix et les autres perdre leurs plaisirs. Pourquoi cette pensée ne serait-elle pas suffisamment consolatrice, qu’il faille imaginer en outre un paradis, un enfer ?

Philo 27 : Une société d’esclaves

I
Une société d’esclaves

La suppression légale de la relation maître-esclave supprime les maîtres mais pas forcément les esclaves. Qu’est-ce qu’un esclave ? L’esclave est celui qui ne peut jamais réaliser la négation du vouloir-vivre. L’esclave antique ou bien encore l’esclave noir du Sud des États-Unis ne le pouvait pas car il était au service de son maître pour la durée de sa vie. L’existence de l’esclave était comprise par le système esclavagiste comme une pure activité instrumentale. En renonçant au vouloir-vivre, l’esclave aurait failli à ses obligations de serviteur. On voit tout de suite que la suppression du statut de maître, de la relation maître-esclave n’est pas une condition suffisante pour la suppression de la condition d’esclave : elle supprime un droit de propriété mais il faut encore que les conditions soient réalisées pour permettre à l’individu de renoncer au vouloir-vivre, le seul acte possible de liberté dans la condition humaine.

Toute personne contrainte de gagner sa vie est donc un esclave, car elle ne peut renoncer au vouloir-vivre que par le suicide. Renoncer à son gagne-pain, c’est en effet, pour cette personne, renoncer à la vie. Mais le suicide est la fausse négation du vouloir-vivre, c’est une réaction au niveau du vouloir lui-même et non l’acte libre d’une représentation détachée du vouloir et supérieure à celui-ci. En mettant fin à mes jours, je ne nie pas le vouloir-vivre car je meurs en protestation contre ma vie dans la représentation d’une vie meilleure (qui n’a de sens que superficiellement, car toute vie est absurde).

En ce qui concerne le maître, c’est son droit de propriété sur l’esclave qui le rendait libre, extérieurement, c’est-à-dire qui lui conférait la possibilité de renoncer au monde, mais il ne pouvait renoncer au monde qu’en tant qu’il restait propriétaire d’esclave, tant que son droit de propriété subsistait, car sans cela il se serait retrouvé, si l’on suppose que le travail de l’esclave était son seul bien, dans l’impossibilité de vivre. Autrement dit, le maître dépendait de l’esclave même en tant que renonçant.

La négation du vouloir-vivre suppose un état de vie sans participation au monde. C’est l’état ascétique ou monastique, et typiquement ce qu’il est impossible de penser dans une société de classe moyenne, où l’individu est, sa vie durant, dépendant pour son existence d’une activité rémunératrice. L’individu ne peut renoncer au monde qu’à la retraite, si celle-ci lui permet de vivre (ce qui n’est pas toujours le cas), c’est-à-dire qu’il ne cesse d’être un esclave qu’à la fin de sa vie. C’est par rapport à l’esclavage légal un progrès essentiellement en trompe-l’œil, car la vieillesse comporte en soi un renoncement naturel au vouloir-vivre, c’est-à-dire que l’âge a le même effet que le suicide sur la négation : elle se situe au niveau du vouloir lui-même. Le vouloir se désagrège progressivement jusqu’à la dissolution du corps, cela ne se laisse pas comprendre sous l’idée de liberté mais sous celle de nécessité naturelle. Ainsi, Charles-Quint est connu comme empereur et non comme moine, comme renonçant, bien qu’il fût entré dans un monastère à cinquante-sept ans, parce qu’il ne renonçait qu’au déclin de sa vie naturelle (et qu’il était d’ailleurs malade), tandis que le Bouddha est connu comme renonçant et non comme prince, bien qu’il eût régné jusqu’à vingt-neuf ans, parce qu’il renonçait au monde dans sa jeunesse.

Le renoncement au vouloir-vivre implique une forme de parasitisme sur les non-renonçants, de mendicité (les ordres mendiants), mais il s’agit en principe seulement de subvenir au minimum vital. Ce minimum vital, c’est ce que les sociétés « avancées » cherchent à garantir bureaucratiquement, en France par exemple avec le RSA, ex-RMI. La moindre conditionnalité en termes de participation au monde comme la moindre limitation dans le temps sont cependant contraires à l’idée du renoncement, et ces politiques se voient comme visant à insérer ou réinsérer l’individu dans la classe moyenne, ainsi que l’indique assez le nom de revenu minimum d’insertion. Un revenu de base universel, étant entendu que, par ailleurs, tout rentier, tout héritier, toute personne faisant fortune et pouvant dès lors ne rien faire, est ipso facto libre et non esclave (au plan de la liberté externe, c’est-à-dire de la possibilité matérielle du renoncement, que la personne se serve ou non de cette liberté pour choisir le renoncement libre plutôt que le vouloir absurde et conditionné), serait la seule mesure qui permettrait d’ôter l’étiquette de société d’esclaves s’appliquant à la société de classe moyenne.

(ii)

Les ordres monastiques, le clergé régulier continue de jouer ce rôle au sein de l’Église catholique. On ne peut cependant le dire du clergé séculier sans préciser notre définition : « La négation du vouloir-vivre suppose un état de vie sans participation au monde. » Dans la mesure où le clergé catholique, régulier comme séculier, tout comme le clergé bouddhiste, renonce à la chair, même sans renoncer à toute participation au monde, le clergé séculier est tout de même renonçant car la chair est la forme la plus forte d’attachement au monde auquel renoncer ne soit pas encore une forme de suicide. Si je cesse de me sustenter, je me suicide, car mon organisme ne peut vivre sans aliments. En revanche, je peux vivre sans activité sexuelle.

L’Église catholique rend l’appartenance au clergé indissoluble, c’est-à-dire que le clerc ne peut renoncer à son état. Les églises bouddhistes permettent quant à elles de renoncer aux « vœux » attachés à la cléricature, de quitter l’état de clerc sans encourir de sanction. C’est là un problème organisationnel que l’on pourrait dire classique, et le paradoxe que le renoncement conduise à de la théorie des organisations n’est qu’apparent puisque, entre autres, ces renonçants continuent de participer au monde. Le problème est le suivant. Les dispositions en vigueur dans l’Église catholique dissuadent les vocations incertaines, permettant de ne recruter que les plus motivés, mais créent le risque de brebis galeuses (les clercs indignes et hypocrites), tandis que les dispositions retenues par les églises bouddhistes permettent aux vocations qui s’avèrent à l’expérience insuffisantes de quitter l’organisation, ce qui est de nature à mieux préserver celle-ci des corruptions de l’hypocrisie, mais le recrutement est trop ouvert. On pourrait penser que le choix bouddhiste est plus optimal car fondé sur et appuyé par un retour d’expérience : le recrutement trop ouvert se corrige automatiquement par les défections. C’est sans tenir compte de deux considérations : une considération de théorie des organisations, à savoir le « coût » que représente le fait de quitter une situation, ce qui crée une hystérésis des défections (elles ne sont pas au niveau requis pour corriger parfaitement le recrutement trop large), mais aussi une considération métaphysique, à savoir que le choix catholique est le seul à considérer le renoncement avec tout le sérieux requis, comme un renoncement sur lequel on ne revient pas. De ce dernier point de vue, le clergé catholique est infiniment supérieur dans l’idéalité de sa conception : le clerc catholique, idéalement, a renoncé pour de bon, à tout jamais, tandis qu’un clerc bouddhiste peut n’être que dans une expérience éphémère (il est d’ailleurs intégré dans les pratiques sociales que les jeunes hommes de bonne famille passent quelques mois dans l’état monastique, une sorte de stage). Mais, encore une fois, cette idéalité peut se payer de plus graves abus, si les brebis galeuses en viennent à corrompre le troupeau, et cette suspicion est difficile à combattre. Les accusations sont d’ailleurs beaucoup plus graves, quant à leurs conséquences, pour le clergé catholique que pour le clergé bouddhiste, qui connaît aussi ses scandales (en raison de l’hystérésis précitée). Car c’est l’existence du clergé lui-même en tant qu’organisation qui est alors en cause. D’un côté, les accusations ont pour elles la plausibilité que donne la force de l’instinct parmi les créatures vivantes : on admet facilement que ce renoncement doive créer des perversions et des troubles psychiques de toute sorte ; le protestantisme, cette prétendue « virtuosité de l’ascèse » selon Max Weber, est largement fondé sur une telle conception. D’un autre côté, ce genre d’accusations est si facilement déstabilisant et potentiellement dévastateur que l’on imagine sans difficulté l’abus qu’on peut en faire pour toutes sortes de raisons liées au moindre ressentiment, à certaines conceptions fanatiques (athées) du monde et de l’ordre social, etc.

Cela dit, il ne convient pas de modifier notre définition pour dire que la négation du vouloir-vivre serait le renoncement à la chair, car il se trouve à chaque génération un nombre déterminé d’individus qui renoncent à la chair par la force des choses. Ce sujet connaît une certaine actualité sociologique avec le néologisme d’incel, pour involuntary celibate. Dans la mesure où le ratio des sexes est à chaque génération un 1:1 (un pour un) à peu près constant, le choix d’une personne de renoncer à la chair implique, en monogamie, l’impossibilité pour une personne de l’autre sexe de trouver un partenaire sexuel. Je souligne cette possibilité qui ne vient généralement pas à l’esprit de ceux qui examinent ces questions : pour eux, le célibat involontaire a quelque chose à voir avec l’idiosyncrasie du célibataire. Or, dans un monde, par exemple protestant, où chacun et chacune n’aurait de cesse qu’il n’ait trouvé un partenaire, chacun doit trouver sa chacune. C’est en dernière analyse d’une véritable idéologie, hostile à la négation du vouloir-vivre, qu’il s’agit, et nous y voyons même le principal moteur des conceptions médico-physiologiques décrivant la chasteté comme une forme de maladie, débouchant en particulier sur des perversions (suivez mon regard, voyez ce prêtre catholique…). L’idée est au fond que la chasteté est une injustice faite à la personne de l’autre sexe dont j’aurais été le partenaire puisque, si je fais ce choix, je force (dans le ratio un pour un) une autre personne, qui n’avait pas forcément cette intention, à la chasteté, à moins qu’elle ne cohabite avec un tiers ayant déjà son partenaire. Le célibat est donc à la fois injuste et, pour Hegel, une cause d’immoralité (ce qui ne s’entend pas seulement du célibataire mais aussi du partenaire potentiel qu’il lèse par son célibat). Or nous disons que la négation du vouloir-vivre est la vocation de l’être humain et que ces considérations sont donc frivoles.

Nous ne pouvons retenir cette définition (la négation du vouloir-vivre est, sans plus, le renoncement à la chair) car la chasteté suppose, pour être une négation du vouloir-vivre, un vœu et non un simple état de fait. Que ceux dont l’état de fait se prolonge indéfiniment puissent avoir tendance à vouloir se lier par un vœu se conçoit : cela n’ôte rien à la fermeté de la vocation pour autant que l’état de clerc ne rende pas tout à coup, paradoxalement, la personne susceptible d’avoir les rapports sexuels qu’elle n’avait pas auparavant. Or il est certain que l’état de clerc séculier, dans sa participation au monde, offre des opportunités de contact avec toutes sortes de personnes, par exemple des enfants dans le cadre d’institutions d’enseignement, et que la personne dont la vocation est née d’une frustration prolongée pourrait trouver alors un débouché illicite à ses instincts dans ce cadre. Cependant, n’importe quelle situation est susceptible de la même analyse : si l’on compare le niveau d’exigence requis pour devenir clerc dans l’Église et celui requis pour occuper une place au contact d’enfants dans d’autres secteurs éducatifs, par exemple une place d’animateur en colonie de vacances, on voit où doit se porter le choix de la personne frustrée qui rechercherait une situation pour les contacts illicites qu’elle pourrait y avoir.

Il n’en reste pas moins vrai que, du fait de sa participation au monde, le clergé séculier est, suppose-t-on, soumis à de plus grandes tentations que le clergé régulier, dont l’origine remonte aux pères du désert, à ceux qui fuyaient le monde pour se libérer des tentations. Car la chair reste un principe de tentation tant que l’âge ne l’a pas complètement émoussée, si cela peut arriver jamais (et si c’est le cas c’est alors, comme expliqué précédemment, un phénomène naturel et non un véritable renoncement). Aussi en arrive-t-on à l’idée que le mérite est plus grand pour le clergé séculier qui maintient ses vœux dans le monde, car il est plus exposé aux tentations que dans « le désert », c’est-à-dire dans la réclusion d’un monastère où les contacts sont le plus souvent limités à la fréquentation de quelques frères du même sexe (on n’entend plus guère parler de scandales homosexuels entre moines, mais c’était au sein de l’Église un problème qui fut pris au sérieux, voyez le Livre de Gomorrhe, ca. 1050, du père Damiani).

Les religions plus tardives, typiquement le christianisme réformé, le protestantisme, abandonnent le concept même de clergé, c’est-à-dire la négation du vouloir-vivre elle-même. La morale est conçue dans ces religions sur le modèle aristotélicien du « juste milieu ». Il faut souligner ce point : si la religion médiévale était aristotélicienne au plan spéculatif, avec la scolastique, le protestantisme est aristotélicien par sa conception de l’éthique. Compte tenu du primat de la raison pratique, la civilisation chrétienne s’est dans l’ensemble paganisée avec le protestantisme.

(iii)

Supposons qu’un esclave de la classe moyenne nie le vouloir-vivre et tombe dans la mendicité. Nous voyons dans nos villes des sans-abris, des clochards, des mendiants, qui ne sont pas des religieux. Ne peut-on leur appliquer le statut de renonçants ? Cela ne semble pas complètement impossible et l’on pourrait dès lors objecter à notre point de vue que les gens sont libres de tomber dans la mendicité, où ils continuent de vivre, et que, puisque existe cette liberté, nous ne sommes pas une société d’esclaves. Or cela ne semble pas complètement impossible, disons-nous, mais ce n’est pas non plus avéré. Nous demandons la preuve qu’un de ces clochards est un renonçant plutôt qu’une victime des circonstances ou un alcoolique intempérant. Qu’importe cette preuve, dira-t-on encore, c’est la possibilité de principe qui compte : puisque ce choix est possible en principe sans être une forme de suicide, notre point de vue est faux. Que ce ne soit pas une forme de suicide est contestable, en tout cas que ce soit une forme de vie plutôt que de survie. La négation du vouloir-vivre ne passe pas par une lutte de tous les jours pour la survie, qui s’apparente à une activité draconienne, certes « libre » de toute interférence organisée dans un milieu de travail mais extraordinairement contraignante ; et renoncer à cette lutte serait suicidaire, c’est-à-dire que le mendiant de cette sorte, le sans-abri se dégage de toute participation au monde « institutionnel » seulement pour entrer dans une participation, sous forme de lutte pour la survie, dans un monde marginal, auquel renoncer serait alors un suicide, pour peu qu’il n’ait plus la possibilité de se réinsérer dans le monde institutionnel. Il n’est donc a priori guère pertinent de parler de renoncement puisque ce mendiant échange une situation d’esclave pour une autre situation d’esclave, où l’alternative reste la même : accepter d’être esclave ou mourir. Si l’on veut, donc, affiner le modèle, il faut dire que la société d’esclaves comporte deux types d’esclaves, les esclaves institutionnels de la classe moyenne et les esclaves marginaux, et que le renoncement des premiers passe d’abord par l’état des seconds avant d’être un véritable suicide.

La mendicité des ordres monastiques est totalement institutionnalisée. La négation du vouloir-vivre ne peut avoir de réalité déterminée que via des institutions.

(iv)

Ne puis-je absolument pas me suicider librement, c’est-à-dire comme une forme valable de négation du vouloir-vivre ? Si je suis convaincu de la rationalité et de la nécessité de cette négation, tout en constatant la contrainte qui s’impose à moi de participer au monde via une activité rémunératrice, donc mon statut d’esclave, pourquoi mon suicide serait-il une « protestation contre ma vie dans la représentation d’une vie meilleure » plutôt que la simple conséquence logique de ma conviction quant à la réalité du vouloir absurde ? La réponse à cette question est dans le fait que le suicide suppose ici la condition d’esclave : sans cette condition, la négation ne passerait pas par le suicide, c’est donc celle-ci qui est la cause matérielle et formelle du suicide quand intervient la représentation de l’absurdité du vouloir comme cause motrice. Sans cette cause matérielle et formelle, la représentation n’est pas cause motrice de suicide mais de renoncement et détachement parce que le suicide suppose la protestation contre une cause formelle (ou bien suppose une cause finale comme la purification de karma dans le cas du santhara jaïn et de l’automomification du bouddhisme shingon – voyez Philo 22 « Phénoménologie de l’au-delà » –, ou encore comme un sacrifice au profit d’une cause, comme une forme de protestation militante, etc. : ces causes finales sont un conditionnement au niveau du vouloir). Plus exactement, pour que la négation soit un acte libre, il faut que la cause motrice, la représentation, soit détachée du vouloir, et cela suppose que la cause formelle – les conditions de la vie – n’agisse pas dans le même sens que la cause motrice ou, plutôt, agisse seulement de manière ténue (car toute vie est absurde et donc toutes les conditions de la vie agissent plus ou moins dans le même sens que la représentation de l’absurde). Dans le cas de l’esclavage, la cause formelle ne pourrait agir davantage dans le sens de la cause motrice puisqu’elle ne laisse d’autre choix, comme acte en résultant, que de renoncer à la vie avec le vouloir-vivre, ce qui rend la négation non libre alors qu’il s’agit de la réaliser comme le seul acte de liberté possible de la condition humaine. C’est bien le tragique de cette situation, qu’elle ne permet pas de réaliser la négation du vouloir-vivre.

(v)

Comment la négation du vouloir-vivre peut-elle être, comme nous l’avons dit, la vocation de l’être humain alors qu’elle suppose une forme de parasitisme sur des non-renonçants ? C’est comme la fin de l’histoire : il faut une fin de l’histoire pour croire au progrès mais cela ne signifie pas que l’humanité la connaîtra un jour. Croire à cette vocation, ce n’est pas forcément être convaincu qu’elle peut se réaliser dans le temps. On peut cependant concevoir une société d’abondance où les robots subviendraient à tous les besoins de l’humanité ; les renonçants seraient alors, comme les autres, des parasites des robots et la vocation pourrait se réaliser sans contradiction. Cette idée de société d’abondance est à la base de notre conception de la croissance économique ; seulement, là aussi, cela ne se réalise jamais, les gens ne travaillent pas moins dans l’ensemble, ou quand les chiffres à cet égard sont bons, en termes de gains de temps libre, c’est un argument pour allonger la durée du temps de travail, nécessaire pour maintenir la croissance et nos richesses. Une société d’esclaves ne va certainement pas vers un état de liberté.

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II

Tu me dis de tempérer mon emportement, mais toi tempère d’abord ton adulation. – L’emportement est un caractère des prophètes.

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À Sodome ils étaient tous pourris ; ça arrive. « Peut-être ne s’y trouvera-t-il que dix justes. Et Dieu dit : À cause de ces dix, je ne détruirai pas Sodome. »

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Le « système » est avant tout un besoin psychologique subjectif du penseur lui-même, qui veut que son travail lui apparaisse comme une œuvre et non comme un zibaldone.

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L’engouement de son époque pour Hegel s’explique par la psychologie des foules. Il faut être indifférent à la philosophie, n’avoir été touché par aucune œuvre philosophique pour dire « voilà ce que j’attendais, voilà ce que nous attendions ». Si ce que nous attendons n’est pas déjà là avec Platon, c’est qu’il n’y a rien à attendre ; et si ce que nous attendons est déjà là, non plus. Il faut être prodigieusement ignorant de ce qui existe pour ne pas accueillir avec scepticisme ce qui vient encore, et pour au contraire l’accueillir avec engouement, comme si j’avais épuisé l’existant, comme si j’en avais exprimé tout le suc. Ceux qui attendent quelque chose sont ceux qui ne peuvent profiter de rien.

L’historicisme d’un Hegel est la négation du dialogue qu’est la philosophie. Qu’est-ce qui a changé entre l’époque où vivait Socrate et notre époque ? Ce qui a changé, c’est que les juges de Socrate sont morts. Mais Socrate est vivant, cela n’a pas changé.

Les paroles de Jésus étaient peut-être difficiles à croire mais elles n’étaient pas difficiles à comprendre. Aujourd’hui, on prétend que ce sont les esprits difficiles à comprendre – Hegel etc. – qui changent le monde. Comme si je pouvais adhérer à quoi que ce soit sans le comprendre. On peut être convaincu que quelque chose est croyable, digne de foi, et y adhérer ; mais il ne suffit pas de croire que quelque chose est compréhensible pour y adhérer, il faut encore le comprendre. Si Hegel bouge le monde, c’est que le monde comprend Hegel. Tellement évident. L’évidence même.

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Les méchants ne pensent qu’à leurs plaisirs. Cela ne veut pas dire qu’ils mènent une vie de plaisirs ; dans une société d’esclaves, la plus grande partie de la vie est consacrée à la routine, dans laquelle on ne pense absolument rien. Cela veut juste dire que, quand ils pensent, ils ne pensent qu’à leurs plaisirs. Et la conséquence en est que, dans une société d’esclaves, tout le monde est méchant, parce que personne n’a beaucoup de temps et tout le monde veut rattraper le temps perdu car il n’y a pas de plaisir dans la routine. La seule chose qui rachète un peu l’esclave, ce sont les enfants qu’il doit élever, car leur fragilité l’oblige ordinairement à voir le monde avec moins d’indifférence et de méchanceté. Les jeunes y sont donc dans l’ensemble particulièrement atroces. (Les études sont une routine au même titre que le travail.)

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Dans une société d’esclaves, il n’y a pas de temps libre, seulement du temps de récupération, d’où toute activité policée est exclue car impossible. Voyez ces diplômés vautrés devant des matchs de foot : toutes ces années d’études pour ça.

Si le foot a supprimé l’élitisme, tout le monde communiant dans un même spectacle, supprimez les études longues car ce n’est pas que des esprits supérieurement formés aient des goûts plus élevés qui est choquant mais bien le fait qu’ils n’aient pas des goûts plus élevés que des esprits moins formés. – Les études ne forment pas l’esprit. L’argent non plus.

Je veux bien que des bourgeois me reprochent mon élitisme. Leurs goûts prouvent qu’ils ne travaillent pas moins que les prolétaires et qu’ils sont engrenés dans les mêmes mécanismes d’abrutissement par la routine et la récupération vulgaire que ceux qu’ils craignent. « Puisque je suis comme eux, puisque mon argent ne me différencie d’eux en aucune façon, qu’ai-je à craindre ? » Ils oublient que l’argent est l’idole des pauvres autant qu’il est la leur, et que d’une idole on imagine facilement des pouvoirs surnaturels, invisibles : aucune différence perceptible mais elle est forcément là.

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Je ne parviens à concevoir aucune raison au fait que, malgré l’écrasante supériorité de l’Amérique dans tous les domaines, nous conservions pour les Américains une forme de mépris indéracinable, autre qu’un sens aristocratique qui s’est maintenu chez nous à travers les vicissitudes de l’histoire et qui nous imprègne collectivement. On a tort de ne pas admirer avec quelle sincérité touchante le Français le plus médiocre se sent supérieur à l’Américain en sachant ce qu’il lui doit. J’avoue que ce trait, chez le Français vraiment médiocre qui n’a de prise sur rien, me paraît admirable. Car le fanatisme est, au fond, une vertu.

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Aujourd’hui les lois ne sont plus votées par acclamation mais par éructation.

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Si l’Italie percevait un droit, par exemple un centime, chaque fois que quelqu’un utilise (par éructation) le mot fasciste, ce serait le pays le plus riche du monde. Et pourquoi n’y aurait-elle pas droit, puisque c’est elle qui a inventé le fascisme ?

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J’ai dit ailleurs que la classe d’âge, en tant que concept, pouvait garantir la culture contre la dictature du « on » décrite par Heidegger, et je pensais à la jeunesse, mais cela ne signifie pas que la jeunesse joue forcément ce rôle. Au contraire, il est certain que les jeunes forment aujourd’hui le fer de lance de la dictature du « on ». Les Jeunesses onticiennes.

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L’éternité après la mort est paradoxalement définie par un état, béatitude ou souffrance, qui dans cette vie est toujours connu comme passager. Nous allons de béatitude en souffrance et de souffrance en béatitude, en passant par l’ennui, si bien que l’idée d’éternité définie par l’un de ces états paraît la plus difficile à comprendre. Serait-ce la preuve de sa vérité ? Quel esprit humain aurait pu inventer une chose pareille, dont nous n’avons aucune représentation, pour l’appliquer à ce qui nous attend dans l’au-delà et à la façon dont nous devons déterminer ici-bas notre conduite ? Il semblerait que la représentation la moins intuitive soit encore bonne, et cela ne peut être que parce que la loi morale est en nous et que ce n’est pas une représentation qui nous guide mais la loi morale elle-même.