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Philo 39 : Vraie science et pseudo-pensée
Vraie science et pseudo-pensée I
La « continuité de la chose vitale » s’est substituée à la séculaire idée de génération spontanée (ou génération équivoque, generatio aequivoca) mais il faudrait, pour qu’elle soit vraie, que la matière vivante fût apparue en même temps que la matière inerte. Autant dire qu’un Big Bang ruine le principe, puisque ce qui apparaît en premier, selon cet axiome de l’astrophysique, est de la matière inerte, et que la vie n’apparaît qu’ultérieurement, donc par une forme quelconque de génération spontanée.
Mais, après rappelé l’importance du principe de continuité de la chose vitale dans les sciences de la vie, notre Jean Rostand national prétend que rien ne permet d’exclure la possibilité de créer de la matière vivante à partir de matière inerte. On n’est pas à une contradiction près. Si l’homme peut théoriquement créer de la matière vivante à partir de matière inerte, qu’est-ce qui empêche en théorie la nature de le faire également, par génération spontanée ? Le fait que la nature n’ait pas de mains ?
J. Rostand indique que Pasteur aussi ne « conclut nullement … à l’impossibilité absolue de la génération spontanée. Il se contente d’affirmer qu’elle ne se produit pas dans les conditions habituelles des laboratoires » (Esquisse d’une histoire de la biologie, 1945). Par conséquent – en passant sur l’expression d’impossibilité « absolue », qui voudrait peut-être nous satisfaire avec la notion d’impossibilité relative –, il n’est nullement permis d’affirmer que Pasteur ait été partisan de la continuité de la chose vitale, du principe omne vivum e vivo (pas de vie sans une vie antécédente), auquel son nom est pourtant associé.
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Vraie science et pseudo-pensée II
Le Muséum de Toulouse, musée d’histoire naturelle, a sur son site internet un article intitulé « Le clonage animal : entre mythes et réalités » de Mme D. Morello, du CNRS, article mis en ligne le 24 novembre 2016.
Selon cet texte, deux raisons font que les clones diffèrent entre eux morphologiquement, comme nous le savons par les animaux clonés (il existe par exemple des troupeaux entiers de vaches clonées). La première est l’épigénétique, à savoir que, les clones étant morphologiquement différents, « c’est la preuve que les gènes ne font pas tout ». Mais la seconde raison est que les mitochondries, organites du cytoplasme des cellules, ont leur propre ADN et que les clones issus d’ovocytes différents ont des ADN mitochondriaux différents. Ainsi, 1) les clones sont morphologiquement différents, et « c’est la preuve que les gènes ne font pas tout » ; mais 2) les clones n’ont pas les mêmes gènes… D’un côté, on nous dit que, dans la mesure où les clones ont le même ADN, les différences morphologiques ne peuvent être expliquées par l’ADN, puis on nous dit que l’ADN mitochondrial respectif des clones est différent, sans que cela remette en cause dans l’esprit de l’auteur la conclusion, prématurée et fausse, tirée de 1).
Il est certain, en réalité, que les différences morphologiques entre clones ne sont nullement « la preuve que les gènes ne font pas tout » puisque, précisément, deux clones n’ont pas les mêmes gènes en raison des différences génétiques de leur ADN mitochondrial respectif. S’il existe une preuve que « les gènes ne font pas tout », elle n’est donc pas dans l’existence de différences morphologiques entre clones issus d’ovocytes différents mais bien plutôt dans les investigations scientifiques propres de l’épigénétique, qui concluraient au-delà de tout doute possible que les gènes ne font pas tout : « L’environnement fœtal, post-natal, l’alimentation, etc., modifient le programme génétique sans affecter les gènes eux-mêmes. »
Sans doute s’agit-il plus d’une faiblesse de l’exposé que d’autre chose, Mme Morello sachant que certains clones ont le même ADN mitochondrial et d’autres des ADN mitochondriaux différents selon les choix faits dans les laboratoires, et c’est seulement l’omission de ces détails qui peut prêter à confusion, sans que cela indique forcément une confusion de grandeur équivalente dans l’esprit de l’auteur.
Mais cette idée que les gènes ne font pas tout n’en reste pas moins, au fond, triviale. Chacun comprend l’importance de l’alimentation, ou de ne pas exposer le fœtus à des substances toxiques, pour le développement de l’organisme. Ce n’est donc pas une remarque très scientifique, puisque, quand on examine le fonctionnement des gènes, on le fait, comme pour l’examen de n’importe quelle question particulière, « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en l’isolant. À ce compte, les fabricants de cigarettes pourraient également dire, si par hasard ils reconnaissaient un jour la moindre corrélation entre tabagisme et cancer, que « le tabac ne fait pas tout » dans les cancers de la gorge ou des poumons, mais en quoi cela changerait-il notre politique publique en matière de lutte contre le tabagisme ?
(ii)
Le clonage est une forme de parthénogenèse artificielle. À ce sujet, J. Rostand, dans l’ouvrage cité plus haut, rappelle que l’Américain Gregory Pincus, plus connu pour ses travaux sur la pilule contraceptive, réalisa « la parthénogenèse artificielle du Lapin » en 1939, premier cas de parthénogenèse artificielle d’un mammifère (après les oursins et les grenouilles). Il s’agissait, selon une chronologie du clonage publiée sur le site de l’Université Paris-Saclay, de la « naissance de trois femelles lapines par parthénogenèse induite après excitation de l’ovule ». Comme pour le clonage, aucun gamète mâle n’avait été employé pour réaliser une fécondation.
Or, dans un article publié dans Le Monde en ligne le 27 décembre 2002, « Qui se souvient de M. J. ? », A. Pichot, du CNRS, parle, au sujet de l’expérience de Pincus, d’une « expérience difficilement reproductible » et qui « ne fut d’ailleurs reproduite que partiellement par la suite », ce qui est regrettable, compte tenu des exigences de reproductibilité expérimentale en principe attachées à la rigueur scientifique. Sans doute M. Pichot, s’il enseigne, répète-t-il souvent à ses élèves (enseigner, c’est se répéter) la nature des exigences de la scientificité, dont fait partie la nécessaire reproductibilité d’une expérience pour sa validation. Mais on ne perçoit nullement dans son article qu’il soit au courant de ce principe élémentaire, puisqu’une expérience « difficilement reproductible » et qui ne fut « reproduite que partiellement » (expression où l’on a le droit de voir un euphémisme poli) a, semble-t-il, le droit à toute sa considération, alors qu’elle devrait être écartée par des scientifiques sérieux. Quand M. Pichot explique ensuite que ce résultat, forcément suspect en raison de son caractère difficilement reproductible, « donnera lieu à toutes sortes de divagations », il convient de souligner que la première et la plus grande de ces divagations était de prendre au sérieux un procédé de charlatanerie.
« Rien n’a été vérifié à ce sujet, et plus rien n’est vérifiable. » C’est ainsi que M. Pichot conclut au sujet de cette expérience mémorable, dont il ne met à aucun moment en doute la scientificité, encore une fois comme s’il n’avait jamais eu vent des exigences de la scientificité : « Le premier mammifère cloné pourrait donc ne pas être la brebis Dolly, mais, en 1939, les lapines de Pincus et Shapiro (rien n’a été vérifié à ce sujet [!], et plus rien n’est vérifiable [!]). » Ce qui n’a pas été vérifié et n’est plus vérifiable, dans aucune de ses parties (« rien n’a été… », « plus rien n’est… »), n’a aucune place dans l’histoire de la science expérimentale.
S’agissant de la M. J. du titre de l’article, il s’agit de l’unique femme dans l’histoire ayant été officiellement reconnue, à la suite de tests biologiques conduits dans les années 1950, comme conçue par parthénogenèse.
L’auteur conclut don article en disant que M. J., dont plus personne ne parle aujourd’hui (d’où le titre : « Qui se souvient… ? »), a rejoint d’autres « vieilleries », « dans les oubliettes » – ce qui n’est pas très poli s’agissant d’un être humain, même né par parthénogenèse. Seuls les lapins de Pincus, dans une expérience difficile à reproduire, où rien n’a été vérifié, où plus rien n’est vérifiable, ont un droit incontestable à la postérité.
Mais que l’oubli total de M. J. soit dû à un effet de mode a quelque chose de proprement hallucinant, surtout dans la bouche d’un chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Quoi, l’on aurait appris que l’être humain peut se reproduire naturellement sans accouplement ni fécondation, sans fusion de gamètes, sans que la dualité sexuelle intervienne le moins du monde, mais cela n’aurait suscité qu’un effet de mode ? Il est bien plus aisé de penser, si l’on écarte un complot masculiniste contre le droit des femmes à se reproduire toutes seules (mais pourquoi pas ?), que cette étude n’a guère été prise au sérieux, bien qu’elle fût présentée, si l’on en croit Pichot, qui reste cependant très vague (il ne donne ni le nom des auteurs, ni celui de la revue, ni même le pays où cela se passe), par des scientifiques tout ce qu’il y a de qualifié, et qui peut-être avaient souvent le mot « pseudo-science » à la bouche quand ils voulaient dénoncer quoi que ce soit. Je ne vois pas comment une telle étude aurait pu, prise au sérieux dans la communauté scientifique, tomber dans l’oubli. Dans ces quelques réflexions, j’ai voulu montrer que les scientifiques n’étaient pas forcément des penseurs de la meilleure qualité, et leurs réflexions pas toujours bien profondes et cohérentes, mais je n’oserais dire qu’ils fussent ineptes au point de laisser tomber dans l’oubli des faits avérés de parthénogenèse naturelle chez l’être humain, même si, pour M. Pichot du CNRS, cette hypothèse ne manque apparemment pas de vraisemblance.
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La critique de la raison en tant que pithanon universel
Dans la philosophie sceptique de Carnéade, de la Nouvelle Académie, le pithanon est une représentation suffisamment persuasive pour qu’un assentiment puisse y être donné. (C’est, dans ce cadre, un moyen de répondre à l’attaque stoïcienne sur l’apraxia du scepticisme. Selon le point de vue stoïcien, la philosophie sceptique ne permet pas en effet d’adopter la moindre ligne de conduite. La notion a donc pour Carnéade un caractère pratique, le pithanon servant de critère à l’action.)
C’est la critique de la raison qui offre le pithanon universel, dans la mesure où, circonscrivant l’usage propre de la raison aux phénomènes, c’est-à-dire excluant la possibilité d’une connaissance des choses en soi, elle permet de donner son assentiment aux connaissances, conformément aux lois de l’entendement via la sensibilité, comme conformes aux phénomènes que nous procure l’entendement.
L’entendement nous procure la sensibilité ; en effet, puisque l’entendement produit la nature en lui prescrivant ses lois, il produit le corps phénoménal par lequel, en tant qu’il est doué de sensibilité, nous recevons une nature via ce corps et percevons une nature extérieure au corps.
Refuser notre assentiment aux sens et aux représentations qui en dérivent ne peut être l’attitude que de celui qui croit que la nature existe en tant que telle en dehors de l’entendement et que ce dernier s’applique à connaître quelque chose en dehors et indépendamment de lui, alors que l’entendement ne s’applique qu’à la phénoménalité à laquelle il donne ses lois et ne peut donc refuser son assentiment, tout en ne pouvant pas non plus, au terme de la critique de la raison, assentir à la notion que ces connaissances s’appliqueraient à la chose en soi en dehors et indépendamment de lui, laquelle existe néanmoins comme substrat nécessaire. L’impossibilité de refuser son assentiment, dans ces conditions et dans ces limites, est le pithanon universel, et c’est ce qui rend possible la science empirique : la science est possible car l’assentiment est nécessaire, l’entendement n’a d’autre choix que d’assentir aux données de la nature en tant que phénomènes.
Le caractère insubstantiel, en tant et parce qu’objectal, du phénomène rend par ailleurs la synthèse inductive, qui est le mode opératoire de l’entendement vis-à-vis du phénomène, nécessairement défaillante au point de vue de la non-contradiction, à savoir que cette synthèse s’appuie, à un moment ou à un autre, via la théorisation, sur une position arbitraire quant à l’une ou l’autre des antinomies de la raison. Cette position est insoutenable au regard de la loi de non-contradiction tout en étant nécessitée par les opérations de l’entendement dans cette synthèse. C’est ce fait qui, admis et reconnu, confirme la prééminence axiologique de la métaphysique malgré la critique de la raison (qui n’a donc nullement pour objet de ruiner cette prééminence), bien que d’une part l’accès à la chose en soi lui demeure fermé et que d’autre part elle soit impropre au travail de synthèse lui-même, qui est la forme de l’autoconnaissance du sujet-objet en tant qu’objet. La métaphysique est la forme de l’autoconnaissance du sujet-objet en tant que sujet. Or la connaissance du sujet-objet en tant que sujet est prééminente par rapport à la connaissance du même en tant qu’objet parce que le sujet-objet n’est objet que par le corps naturel que produit l’entendement, c’est-à-dire le sujet. Dans le sujet-objet, le sujet est premier.
(ii)
Ce n’est pas la volonté qui s’objectifie – thèse de Schopenhauer – mais l’entendement, l’intellect, puisque c’est par l’entendement que nous avons des objets dans la nature, à commencer par un corps sensible.
Le vouloir en soi est non sensible. Or c’est via la sensibilité que nous avons un vouloir d’objets. Le sujet-objet en tant que phénomène est empiriquement un vouloir-vivre via un vouloir d’objets, mais en tant que chose en soi c’est un vouloir non sensible, donc non orienté vers des objets, et par conséquent nullement orienté non plus vers le vivre qui dépend d’objets, c’est-à-dire qui dépend de la nature. C’est, alors, ou bien un vouloir du non-être ou bien un vouloir de la vie sans Sorge après la mort, c’est-à-dire sans l’horizon de la mort présent dans la nature. La croyance en l’au-delà n’est pas due à une quelconque peur de la mort chez le vouloir-vivre naturel mais à un vouloir-mourir à la nature sensible ; et l’incrédulité est un vouloir-mourir absolu.
Néanmoins, en soi le vouloir non sensible ne peut être vouloir d’une vie hors de la nature, car il est hors de la nature (on ne peut vouloir ce qui ne nous manque pas) ; ce vouloir de non-nature n’est qu’un vouloir du sujet-objet en tant que phénomène au service du vouloir en soi, qui ne peut plus être dès lors que vouloir du non-être, ce qui est la thèse de Mainländer, à savoir que l’Un doit passer par l’être phénoménal, naturel, cette nature et cette vie, pour atteindre le non-être, par le biais de la fin du monde. Dans le monde l’Un est déjà terminé en tant qu’un et dans la fin du monde il sera terminé en tant qu’être.
Philo 37 : La chose en soi selon Mainländer
Éléments de discussion
sur la chose en soi selon Mainländer
„Ich habe indessen nachgewiesen, daß eben das Schopenhauer’sche apriorische Gesetz der Kausalität Anweisung auf eine vom Subjekt unabhängige Kraft gibt, auf eine Wirksamkeit des Dinges an sich, welche auf realem, d. h. vom Subjekt unabhängigen Gebiete lediglich Kraft oder Wirksamkeit, nicht Ursache ist. … Es gibt auf realem Gebiete zunächst ein Verhältnis zwischen zwei Dingen an sich, d. h. die Kraft des einen bringt in der Kraft des anderen eine Veränderung hervor; ferner stehen sämtliche Dinge der Welt in einer realen Affinität. Das erstere Verhältnis ist aber nicht das Verhältnis der Ursache zur Wirkung und die letztere ist kein Kausalnexus. Die reale Affinität ist der dynamische Zusammenhang der Welt, der auch ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre, und das reale Verhältnis, in dem zwei Dinge an sich stehen, ist das reale Erfolgen, das gleichfalls ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre. Erst wenn das Subjekt an beide Zusammenhänge herantritt, bringt es das reale Erfolgen in das ideale Verhältnis der Ursache zur Wirkung und hängt alle Erscheinungen in einen Kausalnexus oder besser: es erkennt mit Hülfe der idealen Kausalität ein reales Erfolgen und mit Hülfe der idealen Gemeinschaft (Wechselwirkung) den realen dynamischen Zusammenhang der Dinge.“ (Philipp Mainländer, Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten : dans cette critique de la pensée d’Eduard von Hartmann, Mainländer récapitule les thèses principales de sa Philosophie der Erlösung)
Comment cette „Wirkung“, cette action des choses en soi peut-elle être pensée autrement que comme une relation de causalité ? La pensée de Kant et Schopenhauer est précisément que toute action dans la nature se ramène, selon notre entendement, à une chaîne causale ; nous n’avons donc pas de concept de relation dynamique en dehors de la causalité. La causalité, pour Mainländer, a un sens étroit ; elle n’est plus cette loi de la pensée dans laquelle s’inscrit tout processus dynamique mais la modalité subjective d’une dynamique en soi. Alors que nous pensons toute dynamique dans la causalité, Mainländer sépare la dynamique de la modalité causale et nous demande donc de penser une dynamique – bien que nous n’ayons l’expérience de la dynamique que par la loi causale a priori de notre entendement – comme valide en dehors de cette loi. Or, puisque notre entendement ne connaît que les phénomènes et non la chose en soi, dire que la causalité n’est pas dans la chose en soi, c’est dire qu’il ne s’y trouve pas de dynamique, car il n’y a pour notre entendement de dynamique que dans la loi de causalité. Une dynamique hors de la loi de causalité est impensable. Que la chose en soi nous reste inconnaissable ne peut signifier que nous l’appréhendons correctement par un concept impensable ; l’impensable n’est pas le critère de la chose en soi inconnaissable. Dire cette chose, impensable, de la chose en soi, c’est déjà en dire trop de la chose en soi, c’est une négation de son inconnaissabilité. On ne peut pas dire s’il se passe quelque chose dans l’en-soi, car, pour notre entendement, quelque chose ne se passe qu’en vertu de la causalité, et si, par conséquent, l’on admet, comme Mainländer à la suite de Kant et de Schopenhauer, que la loi de causalité est idéale, subjective, il n’est pas permis de parler de Wirkung, Wirksamkeit dans les choses en soi, ces concepts n’ayant de réalité pour nous que par la loi de causalité.
Schopenhauer fait cependant remarquer que l’action de la chose en soi sur le sujet pensant n’est pas causale, puisque la loi de causalité est celle des phénomènes entre eux. C’est sans nul doute le point de départ de la réflexion de Mainländer. Le reproche qu’il fait à Kant de voir une relation causale dans l’action de la chose en soi sur le sujet pensant, se trouve déjà chez Schopenhauer. Nous aurions forcément, dans l’idéalisme transcendantal, la notion d’une dynamique en dehors de la causalité. Cependant, cette idée se borne tout aussi nécessairement au fait de la constitution du monde phénoménal et ne permet de tirer aucune conclusion quant aux relations des noumènes entre eux. Cette relation non causale est seulement le donné phénoménal pour le sujet : elle n’existe pas comme catégorie a priori de l’entendement mais comme corrélat nécessaire. Que le sujet soit dans une nature phénoménale, la chose en soi en étant le substrat, impose de supposer une relation entre le substrat et son adstrat ; mais cette relation n’est pas une catégorie de l’entendement qui puisse servir à étendre la notion de dynamique à des relations non causales autres que celle que nous pensons à titre de corrélat. Pour notre entendement, une dynamique est soit la causalité dans la nature phénoménale soit le corrélat d’une chose en soi pensée comme substrat des phénomènes.
Schopenhauer pourrait lui-même prêter le flanc à la critique que nous adressons à Mainländer, puisque la chose en soi est chez lui volonté, donc une dynamique, sous la forme d’un vouloir et de sa négation. Cependant, chez Schopenhauer, c’est le phénomène de la volonté qui peut se nier lui-même, c’est-à-dire une volonté individuelle, objectifiée dans un corps, tandis que chez Mainländer l’être en soi court tout entier au non-être. Chez Schopenhauer, la volonté en soi est éternelle, ce qui tend à supprimer la réalité d’une dynamique en soi (la volonté reste immuablement elle-même en soi), tandis que chez Mainländer la volonté en soi, le monde tout entier, la totalité (le monde en tant que totalité, soit la chose en soi et le monde en tant que nature), va vers le non-être. Du point de vue de l’éthique, la négation du vouloir individuel est moins évidente dans une totalité immuable que dans un monde se niant lui-même, c’est-à-dire moins évidente dans le cadre d’une chose en soi immuable que dans celui d’une chose en soi dynamique dont le mouvement vers le non-être correspondrait à celui des volontés individuelles, qui se trouveraient ainsi justifiées de manière évidente dans leur propre négation. (C’est aussi pourquoi l’un nie la directionnalité de l’histoire et l’autre l’affirme.)
Cette „Wirksamkeit der Dinge an sich“, cette action effective des choses en soi, la loi de causalité subjective nous sert à « l’épeler et à la reconnaître » (buchstabieren und erkennen) ! On « reconnaît », c’est-à-dire on connaît quelque chose dans la chose en soi inconnaissable, et ce de manière positive ! Mainländer nie le caractère irréductible de la causalité, elle est au fond pour lui comme la couleur rouge ou jaune, qualité secondaire de l’objet au sens de Locke : nous voyons un objet d’une certaine couleur, parfois nous ne voyons plus cette couleur de la même manière, selon l’éclairage, et la causalité serait à la Wirksamkeit ce que le rouge ou le jaune est à la coloration. Mais cette analogie est illégitime, car les qualités secondaires des objets dépendent des seuls sens, tandis que la loi de causalité dépend du seul entendement.
La chose en soi est dans une relation avec nous car c’est elle qui nous affecte de telle façon que nous vivons dans un monde, une nature. Cette relation est donc d’une certaine manière pensable sans être causale. Comme Schopenhauer, Mainländer reproche à Kant, nous l’avons rappelé, d’y voir une relation causale alors que la loi de causalité est subjective, ce qui implique – cette subjectivité – que la relation entre la chose en soi et le sujet n’est pas causale, seules les relations des phénomènes entre eux l’étant. Selon Mainländer, la relation entre sujet et chose en soi, que nous avons décrite plus haut comme un simple corrélat nécessaire, nous fournit le prototype d’une dynamique non causale dans la chose en soi. Il faut, pour activer la loi de causalité dans la phénoménalité du monde, une Wirkung de la chose en soi sur le sujet, qui ne soit pas la même chose que la causalité, et de là se déduit que les choses en soi agissent aussi les unes sur les autres. – Or le sujet n’est pas autre chose que la chose en soi, dans une représentation. La relation est donc de soi à soi, c’est le pur principe d’identité a=a, ni causalité ni une quelconque autre Wirkung. Ce qui fait que je vis dans un monde (un monde en tant que nature), c’est que je suis chose en soi et, dans une conscience, sujet. La relation de la chose en soi à la conscience est le principe d’identité, qui ne peut fournir le prototype d’une quelconque dynamique.
Si je dis que la chose en soi exerce une Wirkung sur le sujet, en réalité je la situe dans le monde (en tant que nature), or le monde (en tant que nature) n’est que dans la représentation. La façon dont je me représente la chose en soi selon la loi de l’entendement est le monde. Ainsi, ce n’est pas que la causalité soit une modalité de la Wirkung de la chose en soi ; elle est une modalité de l’être comme sujet. La chose en soi en tant que conscience ne se connaît pas en soi ; la chose en soi est dans la représentation conscience de son seul phénomène, selon les lois de l’entendement. C’est pourquoi le principe d’identité ne s’étend pas aux prédicats du sujet et de la chose en soi, parce que les prédicats du sujet lui sont donnés dans l’entendement. La chose en soi possède une subjectivité universelle, la même dans tous les sujets, et les formes de cette subjectivité étant l’espace et le temps, elle a des objets ; par où s’énonce, l’objet étant ce qui est posé en face d’un sujet, et la condition d’objet supposant espace et temps, que l’espace et le temps sont consubstantiels au concept de subjectivité, de même que la causalité, loi des relations dans l’espace et le temps. L’espace, le temps et la causalité appartiennent au concept du sujet. Et dans un monde défini par ces trois formes, le sujet est également objet car il est situé dans ce monde, en tant qu’objet. Le sujet-objet (nous empruntons l’expression à Schelling sans nous occuper ici de ce que ce dernier entend par un tel terme) n’est pas purement et simplement la même chose que la conscience de soi, en raison de l’objet de la conscience qu’est le corps ; autant une conscience de soi peut être l’unique être du monde, autant le sujet-objet corporel écarte le solipsisme, car mon corps n’est pas l’unique objet en ce monde. Le solipsisme suppose qu’il existe un seul sujet-objet au monde, par conséquent un seul sujet mais aussi un seul objet. C’est parce que le monde est monde d’objets que le solipsisme est improbable : un monde d’objets est un monde de sujets-objets. Tout objet au monde doué de représentation est un sujet, et je sais quels objets sont doués de représentation par l’observation de mon propre corps comme objet.
(ii)
Que la chose en soi n’ait pas, selon Kant, d’étendue ne signifie pas, comme l’affirme Mainländer, qu’elle soit un « point mathématique », car un point mathématique ne s’entend encore qu’en rapport avec l’étendue, avec l’espace. Mainländer prétend donc écarter cette conception kantienne de la chose en soi en tirant une conséquence qu’il n’est guère permis de tirer. Un point mathématique n’a certes pas d’étendue mais c’est ce qui n’a pas d’étendue dans l’espace, tandis que la chose en soi est ce qui n’a pas d’étendue faute de pouvoir être pensé dans l’espace, et ce non-étendu n’est pas la même chose que le point mathématique, c’est quelque chose dont l’entendement ne peut rien savoir. Si l’affirmation de Kant consistait à dire que la chose en soi est un point, cette affirmation serait contradictoire avec l’inconnaissabilité de la chose en soi, mais l’affirmation selon laquelle la chose en soi n’a pas d’étendue n’est qu’une façon de dire que l’étendue est dépendante des formes de notre intuition. C’est dans l’espace en tant que forme de l’intuition qu’un objet est soit étendu soit un point, et ce tiers-exclu de l’intuition n’existe qu’avec l’espace.
Il en va de même de l’affirmation selon laquelle « le temps reconnaît le mouvement des choses, mais ne meut point celles-ci » (die Zeit erkennt die Bewegung der Dinge, bewegt sie aber nicht). Puisqu’il s’agit, aux yeux de Mainländer, de corriger la conception kantienne de la chose en soi, il convient de dire que Kant n’affirme nullement que le temps meut les choses. Qu’il faille un temps pour penser un mouvement ne signifie pas que la pensée du temps confère le mouvement aux choses, mais seulement qu’en dehors de la forme du temps on ne peut parler de mouvement, d’objet mobile ou immobile.
(iii)
„Die Erfahrung aber lehrt im ganzen Weltall Schwächung der Kraft, allmälige Aufreibung, mithin auch totale Annihilation derselben am Ende des Weltprozesses. Die Welt ist eine endliche Kraftsumme und jeder Verlust an Kraft ist durch Nichts zu ersetzen, denn woher sollte ein Ersatz genommen werden?“ (Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten) (La chose en soi comme force ou énergie est une somme finie ; c’est seulement l’espace subjectif, forme a priori de l’intuition, c’est-à-dire l’espace des mathématiques, qui est infini, selon Mainländer.)
L’expérience nous informe donc au sujet de la chose en soi ! La simple observation de la nature – que ce soit en contre-pied du point de vue scientifique sur la conservation de l’énergie ou conformément à la théorie scientifique de l’entropie – permet de tirer des conclusions sur la chose en soi indépendante de notre entendement. Première contradiction.
La volonté peut-elle être volonté d’auto-anéantissement sans l’appréhension de son essence dans une représentation ? « L’unité simple » (die einfache Einheit) avant le monde – autrement dit Dieu – ne pouvant atteindre le non-être autrement que via l’être d’un monde phénoménal, se serait, selon une hypothèse tirée d’un usage régulateur de la raison, décomposée sous forme d’énergie orientée vers le non-être ; et ce en conformité avec la représentation, car, dit Mainländer, il ne peut y avoir d’antagonisme entre la représentation et la volonté. Il ne pourrait y avoir d’antagonisme alors même que cette volonté de mort (Wille zum Tode), cette orientation vers le non-être, ne serait pas immédiatement dans la représentation, laquelle interprète au contraire son substrat comme vouloir-vivre (Wille zum Leben). Comment cette représentation faussée, cette interprétation de la volonté de mourir comme son contraire, le vouloir-vivre, n’est-elle pas un antagonisme ? Si je me vois comme le contraire de ce que je suis et agis selon cette représentation faussée, je suis en opposition à ce que je suis. C’est la seconde contradiction.
Pour Schopenhauer, la représentation crée ou peut créer une rupture avec la volonté de vivre ; pour Mainländer, elle prend conscience que la volonté est volonté de mort. Pour Schopenhauer, la représentation du vouloir-vivre est correcte, elle voit le vouloir-vivre comme vouloir-vivre, ce qui conduit à une rupture dans la volonté dès lors qu’elle réalise son aveuglement, l’aveuglement de la volonté, quant à sa finalité : elle se juge alors, dans un antagonisme avec elle-même, et devient volonté de mort. Pour Mainländer, la représentation ne peut être antagoniste de la volonté ; et ce dont elle amenée à prendre conscience, c’est son propre aveuglement de représentation, qui voit la volonté de mort comme un vouloir-vivre. Là, la volonté juge et répudie l’impossibilité de son unique finalité ; ici, une représentation fausse devient correcte, la volonté devient consciente dans la représentation de son essence en tant que volonté de mort. Mais ce moment est indifférent car, que la volonté de mort prenne ou non une juste conscience d’elle-même, le monde court de toute façon au néant, et que le vouloir-vivre se renie ou non dans la conscience individuelle, la mort de l’individu n’affecte pas, prise isolément, la volonté en tant que chose en soi. L’expression de « volonté aveugle » n’a cependant pas le même sens dans les deux cas. Chez Schopenhauer, la volonté est aveugle car elle poursuit une finalité impossible ; la représentation de cette impossibilité lui permet d’opérer une négation d’elle-même. Chez Mainländer, la volonté est aveugle car elle se représente comme vouloir-vivre, le contraire de ce qu’elle est ; quand par la représentation elle parvient toutefois à une juste conscience d’elle-même, elle n’est pas conduite à la négation, car chez un mortel la volonté de mort se renierait vainement, tandis que cette négation est, pour le vouloir-vivre, ultimement conforme à l’état mortel. La volonté de mort de l’individu mortel est le mouvement du monde tout entier vers le non-être ; la négation du vouloir-vivre de l’individu mortel ne peut guère quant à elle avoir d’incidence, isolément, sur un vouloir-vivre universel. Si la volonté est, non pas vouloir-vivre, mais volonté de mort, l’anéantissement de l’être en totalité dans le non-être est nécessaire, car aucun mortel ne peut répudier la mort et produire ainsi une négation de la volonté de mort. Si la volonté est vouloir-vivre, ce total anéantissement est possible, car un mortel peut répudier la vie, mais seulement possible, car cela suppose une négation collective universelle.
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On n’emporte pas ses richesses dans la tombe. C’est ce que je réponds à ceux qui parlent d’expériences enrichissantes.
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Il est plus facile de renoncer à ce que l’on a qu’à ce que l’on n’a pas, plus facile de renoncer à posséder que de renoncer à vouloir.
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Le poème De la nature de l’épicurien Lucrèce s’achève par un long, macabre et saisissant tableau de la peste. – Cueille le jour au milieu de la peste.
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Trois réflexions sur le bouddhisme
d’après Philipp Mainländer
Le Jataka de Vessantara, récit de l’une des vies antérieures du Bouddha, rappelle singulièrement l’histoire biblique du sacrifice d’Abraham. La morale en est qu’il faut accepter de sacrifier ses enfants. Cela n’est évidemment pas permis, et la sainteté n’est que pour ceux qui n’ont point d’enfants. Une sainteté obtenue par une quelconque forme de sacrifice de ses enfants, ne serait-ce que la négligence, est une cruauté, du molochisme. La sainteté d’un père de famille ne serait pas de la sainteté mais une tache, sauf peut-être dans un État idéal, au sens de Mainländer après Platon, État dans lequel les enfants sont éduqués collectivement et les devoirs de la paternité supprimés. S’il faut donner une interprétation éthique correcte du jataka comme du récit biblique, ces textes appellent à la communauté des femmes qui permette l’éducation collective des enfants ; le sacrifice des enfants est le symbole de l’abolition de la famille. Le citoyen de l’État idéal accepte de « sacrifier » ses enfants à l’État afin de ne point se fermer les voies de la sainteté malgré son œuvre de chair. Autrement, il faut entendre par le sacrifice des enfants le fait de n’en point avoir, c’est-à-dire le sacrifice de l’instinct de reproduction. Mais il ne peut y avoir rien de moral dans ces textes, entendus par un père de famille dans le système de la famille.
(ii)
La tentation de Siddharta par le démon Vasavatti Mara (« tu deviendras maître du monde ») ressemble fortement à la tentation du Christ par le diable, au désert. Mainländer note également que le nom Siddharta a le même sens que Christ. „Mein Reich ist nicht von dieser Welt“ (mon royaume n’est pas de ce monde), répond en outre Siddharta au roi Bismara qui lui offre la moitié de son royaume alors que Siddharta vient de se faire renonçant.
(iii)
Son fils Rahula n’est pas la seule entrave de Gautama Bouddha vers la mort absolue : toutes les concubines qu’il a « infectées » (pénétrées avec émission à l’intérieur du vase) dans son harem lui barrent le chemin de la mort absolue par télégonie, si le phénomène est avéré.
Sur le concept de mort absolue, voyez Philo 32 : Un mot de la mort relative.
Sur la télégonie, voyez Gnostikon : Die Telegonie oder Infektionslehre (ainsi que les addendas dans la partie des commentaires au billet). Il existe à ce jour deux versions de la théorie. Selon la première, tout plasma germinatif émis à l’intérieur du vase est constitutif dans le profil génétique des futurs embryons ; selon la seconde, toute émission de plasma germinatif contribuant à une fécondation dans le vase produit cet effet. La première pourrait donc être appelée théorie de la télégonie maximale ; la seconde, théorie de la télégonie limitée.
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Pseudo-science contre Pseudo-science
Il faut être reconnaissant à Konrad Lorenz (par ailleurs nommé dans notre billet sur la télégonie) d’avoir salué le rôle des amateurs dans la science, des amateurs qui sont souvent des passionnés et à qui Lorenz reconnaît des contributions notables. La recherche institutionnalisée se pique de méthodologie et se récrie quand une personne ne suit pas à la lettre l’ensemble de ses protocoles – qui n’empêchent d’ailleurs nullement les bourdes (cf. infra) –, comme au temps de Descartes, dont le célèbre discours de la méthode est prononcé contre « l’école ».
Je regardais l’autre jour une émission tout ce qu’il y a, semble-t-il, de sérieux, avec des archéologues d’universités prestigieuses et des journalistes scientifiques de National Geographic. Le sujet en était les Mayas. J’appris au cours de cette émission qu’un certain consensus scientifique au sujet de la pratique de la guerre chez les Mayas venait d’exploser à la suite de nouvelles découvertes. Ce consensus prétendait, était-il dit dans l’émission, que les guerres des Mayas étaient des sortes de duels entre chefs, que celui qui perdait était fait prisonnier et sacrifié, et qu’en somme on ne faisait pas la guerre avec des armées, chez les Mayas. Voilà le consensus saugrenu qui viendrait de voler en éclats, un consensus qui s’était tranquillement établi dans le milieu de la recherche institutionnelle, laquelle prend apparemment la rareté des traces pour leur non-existence : pas de traces d’armées, donc pas d’armées. Or il n’y avait pas de traces d’armées car on sort à peine, grâce au Lidar, de l’époque où l’on gratte le sol, parcelle après parcelle, dans l’épaisseur de la jungle, et la plus élémentaire psychologie devrait empêcher des esprits graves et pondérés d’échafauder de mirobolantes utopies de civilisations sans armées. Comme c’est là ce qu’on appelle la science, on voit que la pseudo-science n’a rien à lui envier.
L’histoire, telle qu’elle s’enseigne et se pratique, ne semble guère développer la faculté de penser : hors des protocoles de recherche philologique et archéologique, et en tout état de cause « micrologique » (exemple hypothétique : les fours de potier au 4e siècle dans la vallée du Lauragais), la langue étrangement handicapée se perd dans l’incantation circulaire. Mais la critique porte au fond sur la science dans son ensemble, ou, disons, le scientisme, et les vitupérations contre la pseudo-science doivent nous laisser entièrement indifférents. Aucune attaque sur un tel fondement ne constituera jamais un stigmate, de manière pavlovienne, quels que soient les diplômes de qui prononce la sentence. Cette position est en soi un crime de lèse-Université mais, comme il n’est pas (pas encore ?) condamné pénalement, je pense pouvoir l’assumer.
Le principal paradoxe de la science est l’autorité qu’elle prétend conférer au scepticisme, comme si les deux termes n’étaient pas contradictoires, comme si cela ne revenait pas à parler de « silbernes Gold », à la manière dont on le dirait populairement, et sagacement, en Allemagne. Le scientisme est un scepticisme autoritaire, et c’est ridicule. Un spécialiste des fours de poterie du haut Moyen Âge n’a évidemment guère d’éléments scientifiques à sa disposition pour contester une idée telle qu’une civilisation originelle unique, une hypothèse qui requiert des recherches sur une tout autre échelle. Mais il dira qu’une telle hypothèse, en particulier en raison de son échelle, n’est pas scientifique, parce que, si l’on imagine l’application de la méthode d’étude des fours de poterie antiques à cette autre question, on est pris de vertige par la quantité de grattoirs et de seaux qu’il faudrait pour la résoudre. On reste donc sceptique vis-à-vis de toutes les questions qu’un grattoir ne peut résoudre ; et l’on est autoritaire parce que hors du grattoir point de salut.
(ii)
Prenons, pour en examiner la valeur, un exemple de reproche fait à un investigateur déclaré pseudo-scientifique.
« Pour explorer les formations géologiques de Bimini, G. H. plonge avec un biologiste marin. » Cela vient illustrer l’argument selon lequel G. H. s’appuie sur des experts aux compétences discutables. (Quand il s’accompagne d’experts aux compétences non discutables, on lui reproche de faire comme les autres, et ce parce qu’il a dit le mal qu’il pensait des autres, mais c’est là un procédé acrimonieux.)
S’agissant du point en question, il faudrait tout d’abord savoir si G. H. plonge avec ce biologiste marin parce qu’il n’a pas trouvé de géologue sachant plonger, c’est-à-dire si ce biologiste marin est là à titre de biologiste plutôt que de plongeur. Car, dans ce dernier cas, le plongeur n’est là que pour aider à la plongée et au recueil de données au cours de celle-ci plutôt qu’au travail d’analyse géologique, lequel peut être effectué plus tard à partir des données recueillies. Si, ensuite, ce biologiste est là à titre de biologiste, il faut savoir si G. H. et ce biologiste lui-même considèrent que ce dernier est compétent pour étudier la géologie marine de Bimini, et si c’est le cas, ce n’est pas alors G. H. seulement qui ferait de la pseudo-science mais aussi ce biologiste, peut-être réputé. Enfin, s’il est a priori et notoirement exclu qu’un biologiste marin puisse dire quoi que ce soit d’intéressant sur la géologie marine, il faut savoir ce que G. H. répond à cette objection qu’il ne peut ignorer, et pourquoi elle ne l’empêche pas de s’accompagner de ce biologiste. Mais le biologiste plongeur est probablement là autant pour ses compétences de plongée que pour son habitude du travail scientifique : en tant que scientifique, il peut, même si un spécialiste serait le plus compétent, contribuer à un travail de collecte de données au cours de la plongée plus à même de servir au travail en laboratoire que si cette collecte avait été faite par un plongeur sans formation scientifique. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’étude d’une faune marine permette de tirer quelques conclusions quant aux formations géologiques de son habitat, si des travaux interdisciplinaires ont déjà été réalisés sur ces questions, ce qui est certain (les termites préfèrent certains types de terre, etc.).
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Deux lettres à un demi-philosophe
…halbe Philosophie und ganze Verworrenheit (Fichte)
Je suis perplexe devant ce qui commence comme un scepticisme déclaré (« en vain, la philosophie… »), se poursuit par une affirmation matérialiste dogmatique, et débouche sur une démarche que l’on a du mal à ne pas voir comme dépourvue de finalité en raison de ses prémisses mêmes.
1) Scepticisme. Ce qu’a fait la philosophie est « vain », son projet a échoué, et il faut prendre le contre-pied de ce projet naufragé, pour… mais, au fait, pour quoi donc ?
2) Dogmatisme : le matérialisme. Il reste certes à « construire », mais qu’est-ce qui nous permettrait de penser que c’est un matérialisme qu’il s’agit de construire, si toute fondation fait défaut ? Alors que 1) nous dit que rien n’est fondé, 2) nous présente un acquis : comment n’est-ce pas contradictoire ?
3) Envers et contre tout : a) Qui peut vouloir travailler à « une production de sens langagière dans un monde dénué de signification » ? Si le monde doit rester sans signification, à quoi bon tout cela ? b) Et en vue de quoi la liberté serait-elle une « force » ? La liberté, pour quoi faire ?
(ii)
Vous me redemandez, après nos premiers échanges, d’où je parle, alors que j’ai répondu, pour vous être agréable, que j’étais kantien : pourquoi cela ne vous suffit-il pas et que puis-je dire de plus ? Mais je ne comprends même pas la question, à vrai dire : avez-vous besoin de mettre une étiquette sur quelqu’un pour comprendre ce qu’il vous dit ? Quand vous soumettez un texte au « plaisir de la discussion », ce n’est pas votre interlocuteur mais vous-même dont le point de vue (d’où il parle) est en question. Quel les contradictions que j’ai relevées ne soient qu’apparentes, je veux bien le supposer, et vous remarquerez d’ailleurs que je m’exprime sous forme de question (« comment n’est-ce pas contradictoire ? ») Ma question est donc, pour la reformuler de façon qu’elle vous paraisse peut-être moins hostile : comment ces apparentes contradictions se résolvent-elles dans la clarté d’une pensée irréfutable ? Vous avez en outre le droit de trouver qu’il n’y a pas même l’apparence d’une contradiction ; vous aurez au moins été confronté au point de vue selon lequel il y a apparence de contradiction.
Je pense que votre matérialisme est postulé. Je voudrais être convaincu que votre attaque contre les « idéalismes de tout poil », une expression acide, péjorative, est autre chose que la défense d’un postulat, d’un héritage familial, d’une idéologie de rigueur dans tel ou tel milieu, que ce n’est pas du dogmatisme, que vous avez exploré la voie de l’idéalisme avant de condamner ce dernier et de le bannir avec les autres choses « de tout poil », comme les charlatans de tout poil ou les sophistes de tout poil. Parleriez-vous des idéalismes « de tout poil » si vous aviez abattu l’idéalisme au terme d’une recherche profonde ? On sent plutôt, dans l’emploi d’une telle expression, que vous ne l’avez jamais pratiqué, que vous n’avez jamais été sensible aux grands philosophes y ayant attaché leur nom. Pour vous, Kant n’est évidemment pas un monument de la pensée, juste une étape plus ou moins intéressante ou divertissante ou ennuyeuse, et les choses sérieuses commencent avec machin et bidule, Lacan, Deleuze, Badiou.
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Quand on a forcément tort
„Die Fixierung [Carl] Schmitts auf die Wertphilosophie ist umso fragwürdiger, als diese Philosophie sich ihrem eigenen Anspruch nach als Individualethik der Person, nicht aber als Grundlegung verbindlichen Rechts verstanden hatte. So grenzt etwa Nicolai Hartmann die rein individuelle Funktion seiner Ethik ausdrücklich gegenüber dem Recht ab: ‚Sie mischt sich nicht in die Konflikte des Lebens, gibt keine Vorschriften, die auf diese gemünzt wären, ist kein Codex von Geboten und Verboten wie das Recht. [etc.]‘ … Schmitt kritisiert die materiale Wertphilosophie also im Hinblick auf etwas, das sie nach ihrem eigenen Anspruch gar nicht leisten wollte.“ (S. 74-5)
„Darin liegt eine Grundsatzkritik der außerordentlichen Konjunktur, welcher sich die Wertphilosophie Max Schelers und Nicolai Hartmanns in der westdeutschen Rechtswissenschaft und Rechtsprechung nach dem Zweiten Weltkrieg erfreute.“ (S. 66)
Ces deux passages sont extraits d’un court texte de C. Schönberger annexé à l’essai de Carl Schmitt Die Tyrannei der Werte (4e édition, chez Duncker & Humblot), essai dont la première édition remonte à 1960. Le commentateur de Schmitt lui reproche – première citation – une fixation, dans une discussion essentiellement juridique, sur la philosophie des valeurs (Wertphilosophie), ou philosophie axiologique, alors que celle-ci se donne elle-même à connaître comme éthique individuelle et non comme fondement de normes juridiques. Or il fait ce reproche à Schmitt après avoir – seconde citation – rappelé « l’extraordinaire développement » de cette philosophie dans les milieux du droit, tant dans les sciences juridiques que la jurisprudence, c’est-à-dire tant à l’université que dans les prétoires, en République fédérale d’Allemagne au lendemain de la guerre. De sorte que ce n’est pas la démarche de Carl Schmitt qui puisse être qualifiée de « discutable » mais plutôt cet engouement des milieux juridiques. Si cet engouement est en soi malsain ou même simplement bizarre, Schmitt était parfaitement fondé à critiquer cette philosophie dans une discussion juridique, en raison précisément de la folie de milieux du droit entichés d’une pensée étrangère à leurs préoccupations naturelles. En relevant, avec une citation du philosophe Nicolai Hartmann, l’autoprésentation de cette philosophie comme éthique exogène au droit, le commentateur donne de fait raison à Schmitt et tort aux milieux juridiques critiqués par celui-ci, tout en prétendant lui donner tort !