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Philo 24 : “La vie est jugée”
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La vie est-elle jugée ?
On trouve dans Nietzsche une critique de l’ascétisme, voire de la sagesse, en particulier adressée à Schopenhauer, dans laquelle il affirme que c’est être décadent que de considérer, à la vue des maladies et de la mort, que « la vie est jugée ». Cependant, ce n’est pas seulement, ni même principalement, la considération des maux soufferts par l’homme en raison de sa naturalité, à savoir les maux qu’il souffre à cause de la nature, comme la maladie, qui conduisent à l’ascétisme, mais avant tout la considération des maux que l’homme inflige lui-même, et c’est ainsi l’homme qui est « jugé ». Le renoncement ascétique ne vient pas tant de la considération du mal souffert que de celle du mal infligé. L’homme qui recherche son bonheur se voit opposer non seulement la nature aveugle, avec ses maladies, ses accidents, la fatalité de la mort, mais aussi les autres hommes égoïstes qui recherchent leur propre bonheur, dans une lutte sans merci.
Certes, Nietzsche parle par ailleurs d’un droit de conquête des forts, qui incorpore cette lutte dans le rejet de la « moraline » ; de ce point de vue, juger l’homme parce que sa force le conduit à soumettre ceux qui sont plus faibles est encore décadent, c’est le même symptôme. Le fort, ainsi, n’a d’autre choix que d’assujettir et conquérir : quand l’homme ne conquiert pas, c’est qu’il est faible, donc il sera conquis par plus fort que lui. Dans cette vie vouée à l’usage de la force, le philosophe n’est qu’un parasite, un faible dont l’arme est la persuasion et qui convainc les autres de lui céder une part du butin auquel il n’a pas droit en jus naturalis puisque ce butin doit s’acquérir par la force. Le philosophe est la même chose que le prêtre : ce sont ces faibles, ces décadents qui sont à l’origine de la morale. On voit d’emblée que cette conception, largement inspirée et reprise par les diverses critiques de la religion, est un monolithisme sociologique : les sociétés d’ordres, telle que la république envisagée par Platon, reposent sur l’erreur fondamentale qu’une classe philosophique-sacerdotale doit exister au-dessus des guerriers, alors que ces derniers représentent la vie dans son unique vérité de lutte sans merci.
Or le bonheur auquel renonce l’ascète est celui qui se définit par la nécessité naturelle, mais, si l’on considère que l’homme, outre des nécessités naturelles, possède aussi des fins dernières, et que ses nécessités doivent être subordonnées à ses fins, l’ascète ne renonce au bonheur découlant de la satisfaction des nécessités naturelles que pour une vie dans la plénitude des fins. On ne peut, par définition, renoncer à des nécessités, et en l’occurrence il faut manger pour vivre, mais chacun voit bien que, même dans le cas de cette nécessité qui semble être à certains égards la seule à devoir recevoir ce nom à proprement parler, et même parmi des individus qui ne font état d’aucune aspiration à l’ascétisme, les comportements alimentaires peuvent différer du tout au tout, par où se laisse penser la notion d’une pratique alimentaire raisonnable par rapport à des pratiques déraisonnables.
En vue du bonheur hors de toute considération de finalités dernières, on s’engage dans une voie sans fin ; le temps de la vie humaine n’y peut suffire car la satisfaction naturelle ne dépend pas de ma seule personne, c’est-à-dire de critères qui pourraient être objectifs (il faut objectivement telles choses à telle personne) ; c’est une compétition interpersonnelle qui nous impose nos buts, voies et moyens, ne serait-ce que parce que, fondamentalement, même s’il existait des critères objectifs du bonheur, que l’on pourrait atteindre objectivement, il faudrait encore un surcroît de biens par rapport à ces biens-là pour les défendre vis-à-vis de toute remise en cause possible par la nature et par autrui. Je dois non seulement acquérir mon bonheur mais aussi le garantir, et même dans l’hypothèse où l’acquisition du bonheur, conditionnée à certains biens, serait une opération objectivement mesurable pour tout individu pris isolément, sa garantie nécessiterait encore une évaluation des forces externes susceptibles de le menacer, donc un ajustement permanent à l’état de ces forces. Ce souci permanent, cette « course aux armements » s’oppose à la quiétude incluse dans le concept de bonheur naturel. Le bonheur se définit par la garantie crédible de la satisfaction des désirs incessamment renouvelés ; c’est la crédibilité de cette garantie qui crée la quiétude, la possibilité du bonheur.
Or Nietzsche ne conçoit pas la lutte sans merci comme une lutte pour le bonheur. Le « bonheur » est davantage, pour l’organisme non décadent, dans la lutte elle-même, dans l’emploi de ses forces : c’est là que réside la seule et véritable joie, non dans un bonheur défini par la quiétude, un bonheur de rentier. La joie est dans l’inquiétude. La joie est dynamique, le bonheur est passif, mou, décadent. C’est donc là que réside à proprement parler la nécessité naturelle : dans l’emploi de ses forces par l’individu, pour des finalités qui relèvent de la nature et non de lui, qui n’est que l’instrument de la nature.
Quand nous distinguons les fins et les nécessités, nous le faisons sans doute à partir d’une idée préconçue qui est que l’âme humaine survit à la mort naturelle, donc aux nécessités naturelles ; c’est une telle préconception qui conduit à la distinction elle-même, car nous devons alors imaginer un but –une « fin »– qui diffère de la nécessité naturelle, et nous la cherchons dans l’individu lui-même en ce qu’il serait quelque chose d’indépendant et différent de la nature. Cette préconception, que nous recevons comme une idée possible parmi d’autres léguées par l’histoire de la pensée, peut-elle se fonder sur une phénoménologie qui en ferait plus qu’une simple préconception : une idée nécessaire ? C’est à quoi nous avons tâché de répondre dans nos billets Philo. 19 à 23.
La compétition continue que suppose la poursuite du bonheur naturel, c’est-à-dire, selon Nietzsche, cette compétition dont l’acceptation est ce que l’homme sain peut espérer de mieux, même si la chance ne lui sourit pas toujours, tandis qu’elle est rabaissée par les décadents qui prônent à son encontre une morale universelle, est d’un autre point de vue la recherche d’une garantie suffisante de la satisfaction de désirs raisonnables, ce qui se laisse conformer à l’acceptation d’une morale universelle à même de définir le caractère raisonnable des désirs ou besoins, sous forme de leur modération : c’est le « juste milieu » aristotélicien. Nous nous garantissons de la nature (de « la vie est jugée ») par la technique, contre les événements climatiques indésirables, et par la médecine, pour la prévention et le traitement des maladies, et nous nous garantissons d’autrui (de « l’homme est jugé ») en bornant par le droit les exigences légitimes, collectivement acceptables des individus. Ces garanties sont imparfaites mais peuvent passer pour un bon compromis. C’est ce compromis qui passera à son tour pour le juste milieu entre le défaut et l’excès.
Or qu’avons-nous accompli, par la technique, la médecine et le droit ? Par la technique, nous allons au-devant de graves ennuis avec le dérèglement climatique de la planète provoqué par la pollution et la destruction irrémédiables des écosystèmes naturels. Nos garanties locales ont créé un déséquilibre global (il est déjà frivole de parler de ce sujet au futur). Les bienfaits de la technique sont en voie d’annulation complète.
Par la médecine, nous avons éradiqué certaines maladies et allongé de quelques années l’espérance de vie. D’aucuns affirment que nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution médicale qui pourrait, entre autres choses, doubler l’espérance de vie. En attendant, nous sommes confrontés au problème de masse de la fin de vie et, si cette nouvelle révolution médicale devait doubler, voire, pourquoi pas, tripler l’espérance de vie des seuls grabataires en fin de vie, ce ne serait qu’une massification du problème ; quand nous ne mourrons plus de mort naturelle parce que nous pourrons être maintenus indéfiniment dans un état végétatif, il faudra se résigner à mourir par suicide assisté. En outre, le remède universel des antibiotiques est en train de perdre toute efficacité, les microbes y devenant résistants (l’élevage intensif a dramatiquement accéléré le phénomène, puisque de 70 à 75 % des antibiotiques administrés dans le monde le sont à des animaux d’élevage). Le problème n’est pas seulement que nous guérirons moins efficacement des maux relativement bénins comme les sinusites ou les angines ; nous verrons aussi resurgir des maladies extrêmement incapacitantes comme, peut-être, la syphilis congénitale, avec des enfants nés frappés d’horribles malformations. Les bienfaits de la médecine sont en voie d’annulation complète.
Par le droit, nous avons cherché à garantir à chacun la jouissance de sa propriété et de ses autres droits. Cela n’a servi qu’à exacerber la compétition intraspécifique humaine. L’exemple des États-Unis est éclairant. Ce pays, décrit par Tocqueville dans le fameux ouvrage que nous n’avons pas besoin de nommer, comme le plus égalitaire au monde non seulement en termes de droits mais aussi, et surtout, en termes de conditions matérielles, est aujourd’hui de tous les pays occidentaux le plus inégalitaire quant aux conditions matérielles. Les lois anti-trust qui devaient, en cohérence, garantir la jouissance de la propriété sont devenues, non sans une certaine cohérence également, des coquilles vides. D’un côté, assujettir la propriété privée à des régulations anti-trust est une limitation du droit de propriété ; d’un autre côté, l’accumulation de propriété par le jeu de la libre concurrence peut certes conduire à l’accroissement global de la production mais c’est au détriment de l’égalité des conditions matérielles, véritable fondement de la liberté économique américaine, à l’opposé de la ploutocratie en voie de consolidation définitive. Aujourd’hui déjà, le droit d’expression, par exemple, c’est-à-dire la libre diffusion des idées, cette pierre angulaire du système politique américain (et, à vrai dire, de lui seul), est entièrement entre les mains de quelques grandes fortunes, qui censurent à leur volonté la parole et la pensée de centaines de millions, voire de milliards d’internautes. Les bienfaits du droit sont en voie d’annulation complète.
Tel est l’état contemporain du compromis réalisé par les sociétés les plus avancées pour permettre la recherche du bonheur naturel. Ce compromis était fondé sur l’idée de progrès, autour des acquis cumulatifs des sciences empiriques, et de la vocation morale de l’homme cristallisée dans le droit.
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Ploutos l’halluciné
Précisément en ce qu’elle se fonde dans une compétition, la recherche du bonheur naturel est, dans ses modalités, irrationnelle. C’est ce que remarque Augustin, déjà, dans ses Confessions, lorsqu’il explique, notamment à l’épisode du larcin des poires (livre II), que le plaisir de voler en dehors de toute nécessité, et d’autres de ses actes qu’il improuve en rédigeant son autobiographie, viennent du fait d’être accomplis en groupe ou en vue du groupe. L’ostentation consubstantielle au désir d’être envié dans la compétition pour le bonheur rend toute limite fondée en nature inexistante, et les économistes ont donc beau jeu de souligner qu’il est impossible de fixer des limites à la croissance dans la mesure où elle ne satisfait pas seulement des nécessités naturelles et donc bornées. Seulement nous n’avons pas la planète qu’il faut pour nos besoins sans limite. Il convient de rappeler à cet égard que la croissance économique ne produit rien, car le principe à l’œuvre est que rien ne se crée, tout se transforme ; et si le principe comporte également que « rien ne se perd », il n’en reste pas moins que des besoins sans limite ne peuvent trouver en vertu de ce principe aucune satisfaction durable puisque leur tendance est de croître alors que le principe ne le permet pas.
Nous voulons nous attarder un instant sur un exemple d’irrationnalité qui nous semble frappant, tiré du film documentaire The Tiger Mafia de Karl Ammann et Laurin Merz (2021), sur le commerce de la viande et des produits issus du tigre, en Asie. Il n’existe pratiquement plus aujourd’hui, selon le conservationniste suisse Karl Ammann, de tigres à l’état sauvage. Les forêts d’Asie du Sud-Est sont à peu près vidées de leurs grandes espèces animales (ce qui, entre parenthèses, est de nature à rendre la défense de la préservation de ces forêts contre l’industrie du bois ou l’extension de terres agricoles – c’est-à-dire de la monoculture – d’autant plus fragile que ces forêts tendent à devenir des « espaces vides », d’où les grands animaux ont disparu). En revanche, s’est développée une industrie d’élevage de tigres en captivité, en violation des accords internationaux qui ne permettent de tels élevages qu’en vue de l’espèce vivant à l’état sauvage, ce qui n’est guère plus le cas pour le tigre. Les activités de parcs zoologiques liées à ces élevages et qui se justifient par des projets de réintroduction d’individus dans la nature sont une simple tromperie. Le véritable but de ces élevages est la vente de viande et de produits à base de tigre considérés en Asie comme des produits de luxe dans une logique ostentatoire irrationnelle. Le tigre était un animal dangereux pour l’homme et dont la chasse demandait de grands moyens : une peau de tigre, dans ce passé primitif, symbolisait donc les grands moyens à la disposition du propriétaire, typiquement un seigneur. Cet imaginaire se perpétue dans les nouvelles classes riches de Chine, du Vietnam, du Laos, de Thaïlande, de Birmanie, alors qu’il ne s’agit plus que d’animaux d’élevage engraissés dans des cages et abattus à coups d’électrochocs. La viande de tigre et le « vin de tigre », un alcool de riz dans lequel a macéré le squelette d’un tigre, se vendent encore, à des prix exorbitants, comme dotés de toutes sortes de vertus dans le contexte semi-magique de la « médecine traditionnelle chinoise », où la force du tigre à l’état libre se transmet via la consommation des produits organiques tirés de l’animal. Mais quelle peut bien être l’énergie « transmise » par un tigre ayant passé toute sa vie en cage, on se le demande. La raréfaction des tigres à l’état naturel alimente la logique ostentatoire du « tout ce qui est rare est cher ». L’élevage, avec l’organisation de la reproduction (en retirant immédiatement ses petits à la mère pour qu’elle se remette à copuler), permet une offre continue pour satisfaire les besoins d’une clientèle riche, et la compétition ostentatoire n’ayant aucun terme rationnel certains clients cherchent à se distinguer en achetant des bijoux en os de tigre rosés, plus chers et qu’on obtient en découpant le tigre en morceaux encore vivant.
Les classes riches fonctionnent partout selon ce type de schémas irrationnels et primitifs. En Afrique du Sud, on élève des lions qu’on lâche un jour sur une carcasse dans un enclos pour que de riches touristes dégénérés les abattent au fusil à lunette et ramènent les peaux chez eux, comme s’ils étaient des guerriers de la tribu ancestrale ayant risqué leur vie contre des bêtes féroces. Il faut avoir complètement décroché de la réalité pour adopter ce genre de conduite, en ne demandant au « faire semblant » que le minimum minimorum de vraisemblance, et pouvoir s’en satisfaire ; seulement, ce qui remplace le courage, l’audace, l’exploit physique, c’est l’argent, ces activités touristiques étant supposées réservées à une « élite », et c’est le message à faire passer dans la compétition ostentatoire : « mon argent m’a permis de tuer ce lion. » C’est le conservatisme des riches : ils sont conservateurs parce que primitifs, ils vivent réellement dans le passé le plus lointain.
Or rien dans la philosophie de Nietzsche, à qui nous ne voulons nullement faire l’insulte d’imputer ces goûts misérables, ne s’y oppose ; au contraire tout les encourage. Le riche fait usage de sa force, c’est-à-dire de son argent, contre la bête féroce, c’est-à-dire le lion élevé en cage que l’on présente, occupé sur une carcasse, à la lunette d’un fusil. Il faut bien mal connaître le pouvoir de l’argent pour ne pas comprendre que l’illusion est entière pour le psychisme primitif et dégénéré. Le riche est dans la joie et l’exultation contre toutes les « moralines » ; et ce lion trucidé par lui de la manière la plus vulgaire jouit encore dans son estime d’une plus grande considération, en tant que représentant de la force naturelle, que la plupart de ses contemporains, à l’exception de ceux qu’il cherche à imiter.
(Si l’on réalisait une segmentation précise de ce marché barbare, on verrait certainement que ce que nous venons de décrire aux deux précédents paragraphes est plutôt cheap et que ceux qui payent pour ces fusillades visent à « faire comme » le plus riche qu’eux, qui chasse quant à lui des lions sauvages avec force 4×4 et petites mains veillant à ce qu’il ne revienne pas bredouille, mais l’illusion est la même parce qu’il faut toujours croire, dans ce « faire semblant », qu’au moins la chasse la plus onéreuse sur le marché a le même caractère que pouvait avoir la chasse au lion dans les anciens temps, alors qu’il ne s’agit que de signer un chèque, le reste en découlant automatiquement.)
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Progrès et décadence
La grande force de la philosophie de Schopenhauer est qu’elle présente une phénoménologie descriptive intégrale de la moralité en même temps que du fait historique que la moralité ne s’étend pas comme quelque chose que l’on apprendrait. La moralité, selon Schopenhauer, est fondée sur le tat tvam asi de la sagesse hindoue : « Tu es cela. » En fondant son action sur cette pensée, l’idée de vouloir faire du mal à « cela », à ce qui n’est pas moi selon les apparences, est impossible car mon moi et cela sont selon la réalité la plus profonde, selon l’essence de l’être, une seule et même chose. C’est un peu l’idée qu’il ne faut pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fît : on pense à son moi en pensant à autrui, avec cette différence qu’autrui n’est pas un autre moi, un autre avec son propre moi, mais, en réalité, la même chose que moi. Si je n’ai pas à penser à ne pas me faire du mal, ce que la morale tient pour évident, alors, dès lors que je pense qu’autrui, « cela » (y compris les animaux, même si Schopenhauer apporte là quelques tempéraments, notamment vis-à-vis du végétarianisme absolu) est la même chose que moi, je ne peux penser faire du mal à cela. Ce principe admis, son application dépend d’une certaine qualité de la faculté de représentation (Vorstellung) conférant au tat tvam asi une évidence plus ou moins grande. Tout le monde peut avoir entendu cette pensée et pourtant ne pas la concevoir, ne pas y trouver un frein à son propre égoïsme. Cette phénoménologie est donc, au final, une caractérologie : ceux dont la représentation est suffisamment claire et lucide reçoivent le tat tvam asi comme une évidence, et entrent dans la voie du renoncement car la poursuite du bonheur naturel n’est autre chose que la poursuite de buts égoïstes dont la conciliation avec le bonheur d’autrui est au mieux un compromis ; puisque je dois renoncer au bonheur intégral, quel est le sens de cette poursuite d’un compromis qui doit laisser l’égoïsme insatisfait ? Les autres ignorent plus ou moins ce principe et poursuivent donc plus ou moins agressivement leur bonheur égoïste. C’est une caractérologie : en fonction de la qualité d’un trait de personnalité, certains agissent ou peuvent agir moralement, les autres non. Une telle vue s’oppose à la philosophie de notre temps, qui voit dans ce genre de pensée une prémisse à l’eugénisme. Car une telle caractérologie permet de penser la possibilité d’une sélection artificielle des tempéraments disposés à la moralité, et l’éviction délibérée, programmée, scientifique des autres.
La philosophie de notre temps doit d’ailleurs, selon cette moralité, être jugée de manière négative. Comme elle s’oppose à la moindre sélection artificielle parmi les hommes en fonction de critères déterminés de leurs facultés, elle ne peut pas non plus voir que les moins égoïstes sont appelés à l’échec reproductif en comparaison des plus égoïstes. Ce point sera lui-même contesté : on assurera que l’égoïste, vicieux et taré, s’évince lui-même dans la compétition en raison précisément de ses tares ; on déclarera que l’intempérance comporte en elle sa propre punition sous forme de débilitation ; on montrera que la moralité est recherchée par l’un et l’autre membre des sexes opposés pour former le couple où se décide le succès reproductif, et ainsi de suite. L’eugénisme historique croyait fonder ses prescriptions sur le constat objectif que les éléments les moins utiles à la société se reproduisaient plus que les autres, et que la société avait le droit de s’opposer à cette tendance en raison de l’hérédité des caractères. Par un étrange renversement, le consensus contemporain de la psychologie évolutionniste est que le succès reproductif est au contraire corrélé à des traits a priori utiles à la société.
(Toutes choses discutées dans mon livre The Science of Sex: Competition and Psychology, dont le pdf est disponible en table des matières de ce blog. J’y conteste le point de vue du renversement, qui me paraît transposer de manière irréfléchie les schémas observés par l’éthologie des grands singes, à savoir la logique du mâle alpha, que l’on retrouve peut-être dans certains modèles de sociétés humaines que j’ai rassemblés sous le nom de « caciquisme » mais dont il est bien plus douteux qu’elle soit généralisée dans les sociétés plus avancées ; le point de vue antérieur ne disposait pas de données précises sur le fonctionnement des sociétés animales et n’était donc pas aussi tenté de vouloir comprendre les sociétés humaines à la lumière de telles données ; il était par ailleurs influencé par les réflexions de Malthus faisant intervenir un facteur de contrainte morale propre à l’homme, et ne pouvait donc penser chercher un modèle chez les primates.)
En particulier, le succès reproductif serait corrélé à la richesse. Ce que nous avons esquissé plus haut montre que ce n’est pas rassurant, loin de là, puisque ce qui s’hérite alors, se transmet de génération en génération n’est pas seulement l’égoïsme de ces riches mais leur primitivisme, leur « conservatisme », au sens de passéisme de gens complètement inadaptés à la réalité, qui « chassent » le lion en cage, « se tonifient » avec la force du tigre en buvant du sang d’animaux élevés en batterie et dont la vie n’est qu’une lente agonie, sont capables des comportements les plus déréglés pour étaler un statut monétaire dans une compétition ostentatoire irrationnelle. De même que, selon l’eugénisme historique, les tarés pauvres se reproduisaient davantage que les autres couches de la population, ici les riches tarés se reproduisent davantage ; leur inadaptation à la réalité n’empêche pas, favoriserait au contraire leur succès reproductif, conduisant les sociétés au chaos via la barbarie.
Une caractérologie n’est pas nécessairement un biologisme mais l’idée que le caractère soit entièrement décorrélé de la morphologie et de la physiologie n’est pas non plus très vraisemblable. La personnalité des animaux est reflétée par leur morphologie individuelle. On pratique la sélection artificielle sur des animaux depuis des millénaires, depuis des époques où l’homme n’aurait eu, selon l’idée reçue, aucune notion d’évolution naturelle, mais celui qui constate l’hérédité des caractères dans les espèces animales a forcément l’idée plus ou moins nette de l’évolution de ces espèces : il sait que si, dans une génération, tels individus se reproduisent et tels autres ne se reproduisent pas, l’espèce présentera tels caractères plutôt que tels autres à la génération suivante. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance des réflexions de Darwin sur le mécanisme de l’évolution, mais la connaissance empirique de l’hérédité (« tel père, tel fils ») est un indice suffisant de la connaissance de l’évolution. Avant la sécularisation de la pensée, cette conception s’arrêtait certes le plus souvent à la fixité des espèces, à savoir que l’on envisageait peu la possibilité qu’un taxon évolue en un autre taxon, et en particulier elle s’arrêtait à la fixité de la nature humaine, que l’on se refusait à penser comme pouvant être évoluée d’un autre taxon, à savoir d’un primate. On fera simplement remarquer à cet égard que le « chaînon manquant » (ou l’ancêtre commun) n’est toujours pas connu, c’est-à-dire qu’il manque ni plus ni moins que la preuve matérielle que l’homme descend du singe.
Pour la caractérologie, la disposition à la moralité, qui dans l’ensemble présente des caractères utiles à la société, est définissable et potentiellement corrélée à des mesures physico-physiologiques : prémisse de l’eugénisme. La morale en tant que juste milieu se conçoit sans problème comme l’utile au point de vue social, surtout quand ce juste milieu se définit circulairement comme un compromis collectif sur les notions de mesure et d’excès. La morale ascétique n’a plus le même statut utilitaire : pour les critiques de la religion, cela devient du parasitisme. Par ailleurs, nous venons de dire que la philosophie de notre temps s’opposait à l’eugénisme et personne ne le contestera (l’interdit de l’eugénisme est acté dans la législation des États), pourtant nous avons d’autres fois présenté cette même philosophie comme un biologisme. La philosophie de notre temps est contradictoire, tout simplement ; il n’y pas lieu de s’en étonner beaucoup.
Nous considérons comme décadent le riche primitif, qui ne peut être primitif que parce qu’il est dégénéré et que sa vie mentale le plonge sur le mode hallucinatoire dans l’état qui devait être celui du chaînon manquant de la théorie, sans possibilité mentale de donner un sens concret à tout ce qui ne s’insère pas dans ses schémas bruts d’agression et d’exploitation. Il est temps que la démocratie serve à quelque chose et prévienne, par l’exercice du pouvoir majoritaire, les conséquences du pouvoir de l’argent exercé par ces primitifs dangereux. Ces primitifs sont en même temps le principal agent du progrès puisque c’est par leur capital industriel et financier que le mythe trouve une expression concrète, qu’il se réalise dans le monde. La réalité du progrès est la négation du mythe du progrès. Nous avons parlé plus haut des « bienfaits » de la technique et de la médecine (en voie d’annulation) mais ce n’est que par concession au mythe que nous avons employé ce terme car les acquis du progrès se sont toujours payés à prix coûtant, et plus le mythe se concrétise, plus sa nature mythique devient manifeste par l’excès du prix payé.
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Que puis-je être dans un troupeau démocratique sur le point de disparaître dans l’incendie de l’abattoir ? Je peux être, moyennant quelques bassesses, Ploutos l’halluciné qui chasse et risque sa vie dans la savane ancestrale. Ploutos le tueur de dragons !
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Le Gestell et la barrière de Melilla
Annexe à Le Dasein comme « problème anthropique » (x)
Le Gestell (Heidegger), milieu autoréférent de la technique, abolit la transcendance subjectivante dans le vide de l’abstraction. L’animalité de l’homme devient une machinalité, même au point de perdre la sensibilité, dans le surmenage, l’autosuggestion et la fin de vie. Le légume de la fin de vie indéfinie devient le prototype du travailleur. Cette carcasse paralysée a plus de valeur comme comburant commode que le mouvement des bras. Tout se transforme, le grabataire insensible est une mine. Alimenté par intraveineuse, avec du jus de viande animale afin d’accélérer le mouvement d’extension de la monoculture du soja dans le bassin amazonien, s’il pouvait parler il nous dirait à quel point la vie est une abstraction. Ni bonne ni mauvaise. La quintessence de la technique nous serait rendue évidente par sa voix. Nous connaîtrions de manière nécessaire l’illusion qu’est la forêt où mord le Gestell. L’abstraction s’étend sur une illusion, recouvre un néant pour que vive un vide pur. Les tempêtes magnétiques n’ébranlent nullement le désert immuable autour de nos dômes et nous ne les percevons que par un grésillement funèbre dans les circuits des rayons X. La sublimité des tempêtes est dissoute dans l’infinitésimale incommodité. Quel paradis. Mais c’est un rêve hélas : ne voyez-vous pas la barrière de Melilla défoncée par des hordes d’ombres ?
Philo 23 : Le Dasein comme “problème anthropique”
Le grand réveil des somnambules
« Aussi les aises, l’absence de fatigues, l’absence de soucis, les jeux, les récréations, le sommeil sont parmi les choses agréables ; car aucune d’elles n’a rapport à la nécessité. » (Aristote, Rhétorique, Livre I, 11)
Si les matérialistes ont peur de la mort, c’est la preuve qu’ils ne croient pas à ce qu’ils racontent, car qui pourrait avoir peur de s’endormir ?
L’animal aussi a peur de la mort, pourtant il ne croit à rien. La différence, c’est que le matérialiste croit, lui, qu’il va s’endormir et voilà tout : le grand sommeil. Mais croire cela ne lui sert à rien, il veut y croire et n’y parvient pas.
Si l’animal pouvait croire en quelque chose, il croirait au jugement de Dieu, pour s’expliquer sa peur, car à quoi sert la raison si ce n’est pas à expliquer les choses ? – On me dit que le matérialiste possède une explication lui aussi : c’est l’instinct de survie qui suscite la peur de la mort, comme chez les animaux. Mais si ce n’est pas la raison, ainsi, qui a peur, si c’est seulement l’instinct et que la raison, pour peu qu’elle planât dans l’éther, ne pourrait avoir peur, si la raison n’a par conséquent aucun pouvoir, pourquoi l’ériger, contre la superstition, en reine du monde ? Un pouvoir impuissant, qu’est cela ? Cette raison qui s’avoue vaincue et proclame le triomphe de l’instinct, qu’est-elle d’autre que l’instinct lui-même ? Non, si la raison peut expliquer quelque chose, cette explication doit être un pouvoir ; quand une explication de la peur de mourir ne peut rien contre celle-ci, ce n’est pas une explication, ce n’est rien du tout : c’est l’animalité qui reçoit ses impressions de ce qui l’entoure. Mais le jugement de Dieu, pour expliquer la peur de la mort, confère un pouvoir sur soi.
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Il y a une loi morale inconditionnellement contraignante mais ce n’est pas l’homme qui peut juger l’homme : ce serait donc une législation sans juge ? Il y a une loi morale inconditionnellement contraignante et à la fin de notre vie nous nous endormirons ?
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Tout ce qui se fait dans la perspective d’un grand sommeil est une hypocrisie. Par exemple, une philosophie n’est qu’un passe-temps, avant même d’être des conseils pour occuper son temps, tuer le temps.
Rendez-vous compte, des gens qui vont dormir pour l’éternité vous parlent du sérieux de la vie. – Quand un de ces gens me parle, je veux lui dire d’aller se coucher.
Avec ce ton-là je ne facilite pas la discussion, me dira-t-on. Parce que j’ai l’air de quelqu’un qui veut discuter ? Beaucoup ne comprennent pas, ne comprennent plus qu’il y a un temps pour la discussion : un temps seulement. – D’ailleurs, quand discute-t-il, lui, le professeur de philosophie ? Il ne discute pas, il donne un cours.
Pour celui qui croit au grand sommeil, la mort sera le grand réveil.
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Le virus du progrès
Ceux qui croient au progrès sont des esprits très primitifs. Nous ne croyons plus au progrès, à ses bienfaits. À nos yeux de civilisés, ceux qui veulent détruire la forêt d’Amazonie pour planter du soja et construire des hôtels sont des malades, des lobbies de fous dangereux ; nous espérons que les indigènes, qui n’ont jamais progressé pour autant que nous le sachions, ne laisseront pas le progrès continuer de détruire leur forêt, nous demandons même à nos gouvernements de l’empêcher. Ce n’est pas le mythe du bon sauvage : il suffit que le sauvage ne soit pas pire que nous pour que le progrès soit une sinistre farce.
On nous dira que le progrès est ce qui donne un pouvoir sur ceux qui, sans être pires que nous, n’ont pas progressé comme nous. Il faut, alors, se garder d’imaginer un seul instant vouloir les exploiter ou même nous opposer violemment à leurs volontés, car nous avons plus de pouvoir qu’ils n’en ont pour faire le mal et leur devenir ainsi moralement inférieurs, faire d’eux objectivement les « bons sauvages » du mythe par notre injustice à leur égard, car ils deviendraient bons en comparaison de nous qui deviendrions mauvais. Si telle était la conséquence du progrès, le progrès serait moralement condamnable en soi. Dès lors, puisque nous ne pouvons moralement opposer nulle force aux peuples « primitifs », le progrès n’est pas une force vis-à-vis d’eux. Le progrès est donc une injustice ou bien il n’est rien du tout. Si le progrès est un instrument d’exploitation, il rend son bénéficiaire mauvais ; s’il ne le rend pas mauvais, il ne le rend pas supérieur aux primitifs ; et s’il ne le rend pas supérieur aux primitifs, il ne nous rend pas supérieurs à ce que nous étions avant le progrès. Nous n’avons certes aucune possibilité d’exercer le moindre pouvoir sur les générations qui ne sont plus, tandis que nous côtoient encore des populations qui restent en dehors du progrès et à qui nous pourrions de ce fait, si nous le voulions au détriment de la loi morale, nuire, et l’argument sera dit spécieux, mais il ne l’est pas pour la raison que le progrès n’a aucun pouvoir contre la loi morale, n’en a jamais eu et n’en aura jamais. Croire que le progrès est un progrès de la loi morale est une séduction ainsi qu’une cause majeure d’immoralité, car c’est relativiser le mal. Le progrès n’est qu’une force brute, inepte. Nos conquêtes pour étendre le progrès avaient le caractère de la rage : c’était la propagation d’une maladie par un organisme infecté devenu dément. Les chiens sains se battent entre eux dans des circonstances définies mais le chien enragé devient une pure machine d’agression au service de la propagation du virus.
ii
Aucune religion n’est aussi funeste que le mythe du progrès car nulle ne prétend que l’adhésion soit suffisante pour mettre un terme au mal.
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L’ascèse du créateur n’est pas un principe moral. L’art est une ascèse ou c’est une pestilence.
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Contre Nietzsche : le créateur peut-il créer autre chose qu’une œuvre ? Quelle est la valeur d’une œuvre ? Je ne parle pas de telle ou telle œuvre mais de la meilleure œuvre concevable : quelle est la valeur de cette œuvre ?
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Ce que l’on appelle musique aujourd’hui, j’en souffre, le zim-boum d’un voisinage atroce. J’ai été jeune moi aussi : j’en demande pardon à l’humanité.
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Un aspect positif, au moins, de la guerre, c’est qu’elle envoie les jeunes au front. Ainsi, quand le pays est en guerre, les voisinages ont la paix.
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Après les confinements et face à la dépression économique qui s’annonce, on entend des travaux partout, sur la voirie, dans les immeubles, les appartements, sans cesse. Tout ce qui a de l’argent, collectivités, particuliers, le dépense pour des travaux sans besoin. Car c’est leur façon de sauver le monde : en lui cassant les oreilles.
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Un tribunal international suppose un gouvernement international, une séparation des pouvoirs internationale.
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Au temps du colonialisme déjà, la France était « le pays des droits de l’homme ».
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« Il faut bien une vision de rechange, quand celle du Jugement ne contente plus personne » (Cioran). Plus personne, cela veut dire parmi ceux qui lisent les journaux. – Mais, quand je pense qu’il y a des gens qui regardent la télé toute leur vie, cette télé que je trouvais à douze ans déjà stupide, et infâme à quatorze, je me dis que je ne vis pas dans ce monde-là.
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Les médias sont un club privé où l’on n’entre pas sans recommandation. Internet est (encore) une voie publique. Je suis un philosophe de rue, comme les philosophes grecs.
Mais déjà se fait sentir l’emprise de Ploutos, si bien que l’on pourra dire bientôt de ces populations dans les régimes qui verrouillent internet, qu’elles ne perdent rien. – Non, je ne suis pas censuré : c’est seulement Ploutos qui ne m’aime pas et tel est son droit.
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Que les « micro-agressions » soient devenues un sujet, c’est quelque chose de positif et on le doit aux États-Unis ; mais, apparemment parce qu’on le doit aux États-Unis, on cherche à le définir comme un problème subi par « les minorités » – c’est-à-dire, en fait, certaines minorités particulières – et c’est affligeant : ces minorités sont responsables de micro-agressions comme le reste.
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Lorsque je décris des faits plus ou moins infimes, comme tout ce qui est quotidien, de ma vie, il arrive que j’entende, quand ces faits touchent aussi mon interlocuteur, que nous ne sommes tout de même pas à plaindre. Comme si je ne parlais pas de la condition humaine en général mais d’un groupe de personnes qui pourraient se comparer avantageusement à d’autres en relation aux faits décrits. Non, quand les choses sont exactement comme doit s’y attendre un renonçant, absurdes et sordides, il ne s’agit pas de se plaindre du monde mais de le condamner. C’est aussi pourquoi le conseil de penser à « plus malheureux que soi » me fait amèrement sourire : comme si cela n’était pas de nature à nourrir le feu de la condamnation morale. Je condamne le monde et, si c’est morosité de ma part, je finirai bien par perdre toutes relations avec lui – d’un commun accord.
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De ce monde physique il est permis de dire tout et son contraire car il n’y a pour la connaissance inductive que des demi-vérités. Mais la méthode inductive ne s’appliquant pas au domaine métaphysique, celui qui veut parler de celui-ci doit savoir qu’il n’a pas le droit aux demi-vérités et que tout ce qu’il dira sera pris pour l’énoncé d’une vérité absolue.
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Le Dasein comme « problème anthropique »
Préambule
i
L’Homo sapiens qui ne croit plus au mal doit être traité comme un problème anthropique : l’humanité vouée au progrès n’est pas à considérer du point de vue des finalités de l’homme mais de celui de la seule nature, qu’elle détruit. Il ne s’agit pas d’un problème de décroissance mais de désintégration.
ii
Surpêche, déforestation, microparticules plastiques et « zones mortes » dans l’océan, rejets de polluants partout, pollution de l’air, des sols, de l’eau, tout ce qui détruit la nature avant de la réchauffer, c’est le problème anthropique. Au fond, la contestation du réchauffement climatique est encore un moyen de noyer le poisson (crevé dans les effluents toxiques). Oui, le climat changeait avant même la civilisation humaine, mais la pollution industrielle à l’échelle mondiale c’est l’homme, et c’est le progrès, cette religion pire que tout qui efface le mal d’un coup de baguette magique par simple adhésion.
iii
Il est temps que les « écologistes » reconnaissent que la science a toujours été impie. Elle a toujours pris sa misérable induction, son analogue de certitude, pour une révélation. Nous ne la combattons pas au nom d’une même synthèse en cours, mais parce qu’elle est la cause du problème anthropique à régler.
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Le Dasein comme « problème anthropique »
Même s’il ne passait jamais, par impossibilité métaphysique, au stade Der Geist d’entité abiologique pensante, le Dasein peut, sans être séparé de son substrat biologique, survivre biologiquement – c’est possible – à la destruction complète de la nature, dans un monde entièrement artificiel et technique. Il faut avoir lu la Critique de la faculté de juger (1790) pour comprendre que cela n’est pas admissible au plan moral, car la contemplation de la nature (et cela suppose autre chose que la couche minérale sous notre asphalte et un désert local immuables) est la condition nécessaire d’une appréhension téléologique du monde et d’une représentation des finalités de l’homme en tant que partie au monde ou être-au-monde (In-der-Welt-sein). Il est strictement impossible de concevoir une Sorge humaine orientée par la représentation téléologique de ses fins dernières sans cette contemplation de la nature intacte, c’est-à-dire non instrumentalisée en vue des nécessités naturelles de l’existence humaine, car la nature instrumentalisée est le milieu autoréférent des moyens instrumentaux de l’homme qui n’est plus « au monde » mais couvre le monde. Or, puisqu’il est au contraire possible d’envisager à la fois la destruction complète de la nature sur terre et la permanence au-delà de ce cataclysme, aussi progressif qu’il puisse être, d’une humanité biologique, cette dernière serait, postérieurement au cataclysme (un cataclysme qui verrait la totale artificialisation du monde), sans représentation de ses fins, donc une pure activité machinale. Car la nature est le règne des fins extrahumaines qui ouvre à la transcendance tandis que la technique est le règne des « fins » humaines fondées sur le principe mécaniciste, et dans un monde où la technique est devenue omniprésente les fins dernières de l’humanité lui sont données par le principe mécaniciste et non par une quelconque transcendance, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de fins mais seulement des nécessités. La technique omniprésente fait de l’animalité de l’homme l’horizon unique de sa transcendance possible. Cette animalité se caractérise cependant désormais par une autoréférence de l’homme à lui-même plutôt que par un rapport à la nature annihilée et c’est donc, l’autoréférence ayant pour milieu la technique, une « machinalité ». Dans un tel monde il est impossible de dire que la voiture, par exemple, sert à l’homme plutôt que l’homme à la voiture. C’est la logique du marché pur : l’homme est pour la marchandise autant que la marchandise est pour l’homme. L’homme dépourvu de représentation de ses fins autrement que comme réflexion du milieu technique autoréférent a très exactement les mêmes fins que tous les autres éléments de ce milieu universel, le monde des marchandises, fins engrenées dans l’autoréférence. Le Dasein réalise ainsi au plan pratique la condition théorique de son oubli de l’être comme être-au-monde en devenant un néant de finalités propres, doté d’une Sorge aveugle. Comme l’être-au-monde définit sa finalité propre ainsi qu’une liberté, le néant de finalité propre est l’hétéronomie de la machine dans le vide de l’abstraction : le Dasein est un intrant comme les autres de la production du milieu autoréférent. On peut ainsi concevoir une humanité biologique entièrement asservie à l’intelligence artificielle autonome, qui la contrôlerait, car pour cette intelligence – Der Geist – c’est l’humanité biologique qui représente en tant qu’hétérogène la nature ouvrant à la transcendance et lui ouvre ainsi la représentation de sa propre finalité.
Le problème anthropique, le problème de l’action humaine destructrice de la nature par le biais de la technique, est un problème moral, ce qui signifie que sa solution doit être radicale : « ou bien… ou bien… »
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