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Philo 38 : Le paradoxe de la rotation de la sphère chez Platon et son interprétation selon l’esthétique transcendantale

Dans le dialogue des Lois de Platon, il est un passage, entre autres, dont l’obscurité paraît avoir résisté à la sagacité des commentateurs. Au Livre X, 893, le personnage désigné sous le nom de « l’Athénien » cherche à prouver l’existence des dieux et de l’âme, en assignant à ceux-ci un mouvement originaire et moteur par rapport à toutes les autres formes de mouvement possibles et connues. Ce mouvement est la rotation (X, 897), décrite comme une « translation en un lieu unique » dans la traduction de Léon Robin :

(1) [Le mouvement] qui est translation en un lieu unique, forcément aussi il doit se mouvoir autour, oui, de quelque point central, en tant qu’il est une image des cercles qui ont été bien arrondis au tour ; et de plus il doit être celui qui est, de toute façon, autant que possible, le plus approprié à la révolution de l’Intellect et semblable à celle-ci. – CLINIAS : Comment l’entends-tu ? – L’ATHÉNIEN : Si nous disons de ce qui, sans aucun doute, se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques, c’est à la fois l’Intellect et le mouvement dont la translation a lieu à la même place, à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour, alors évidemment nous ne passerions pas pour être de médiocres ouvriers pour ce qui est de fabriquer en parole de belles images !

Ce passage nous éclaire sur X, 893, que voici, toujours dans la traduction de Léon Robin :

(2) Veux-tu parler, dirai-je, de celles [les choses] qui, ayant à leur centre la propriété de ce qui est immobile, se meuvent sur place, à l’image de ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ? – Oui, mais nous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu !

Après le mot « appropriées », L. Robin ajoute la note suivante :

(3) Selon que le cercle considéré est plus voisin, ou du centre, ou de la périphérie du système entier. Manifestement ce que Platon a en vue, ce sont les orbites dont la révolution emporte la planète qui lui est affectée.

Le philosophe Victor Cousin (1792-1867) a traduit le même passage X, 893 de façon encore moins éclairante, s’il est possible, et à bien des égards même indéchiffrable :

(4) Nous comprenons que dans cette révolution circulaire le mouvement qui fait tourner à la fois le plus grand et le plus petit cercle se distribue proportionnellement au plus grand et au plus petit, étant lui-même plus grand ou plus faible dans la même proportion. Aussi y a-t-il de quoi s’étonner de tout cela, en voyant que la force mouvante communique à la fois aux grands et aux petits cercles la lenteur et la vitesse proportionnée, phénomène qu’on pourrait croire impossible.

Nous n’apporterons pas d’autres citations que celles qui précèdent ; bien qu’une parfaite élucidation de la démonstration de Platon nécessitât de déchiffrer l’ensemble des pages correspondantes, nous ne cherchons pas, ici, à rendre la démonstration platonicienne de l’existence de l’âme et des dieux.

Nous n’avons par ailleurs pas la compétence linguistique nécessaire pour lire le texte grec original, ce qui nous aiderait à mieux comprendre certains choix des traducteurs que nous pressentons contestables. Il nous paraît cependant certain que les deux traductions manquent le véritable sens du passage et c’est ce dont nous allons tâcher de nous justifier.

En particulier, Léon Robin – c’est ce qui ressort de (3) – comprend X, 893 comme décrivant les orbites des planètes du système solaire. Nous pensons quant à nous que ce passage décrit purement et simplement la rotation de la sphère, en montrant le paradoxe que ce mouvement présente, un paradoxe à classer parmi les autres paradoxes du mouvement exposés notamment par Zénon d’Élée et les philosophes de l’école sceptique à l’instar de Sextus Empiricus.

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893

Ni dans la traduction de L. Robin (2) ni dans celle de Victor Cousin (4) n’apparaît le terme de « rotation », qui est pourtant manifestement ce dont il s’agit, à savoir : a/ une « translation en un lieu unique », b/ « autour de quelque point central », c/ « à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour » (1). C’est de cette manière qu’il faut entendre l’expression en (2) : « ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ». Cette révolution sur place est donc la rotation de la sphère : on le sait sans doute possible grâce aux précisions de (1), à savoir un mouvement sur place autour d’un point central, à la manière d’un globe sur le tour d’un potier ou autre artisan. Par ailleurs, le fait que, dans (2), le centre de l’objet soit décrit comme « immobile » ne peut également renvoyer qu’au mouvement de rotation : l’objet mouvant tourne autour de son centre, un point immobile (un point étant sans étendue, il ne peut avoir un mouvement de translation en un lieu unique : un point qui reste en un lieu unique est immobile).

Dès lors qu’il s’agit d’un mouvement de rotation, le choix du terme « révolution » ou, chez Cousin, « révolution circulaire », est peut-être conforme à la lettre de l’original mais non à son sens, puisqu’un mouvement de révolution est, en français, une translation d’un lieu à un autre, alors qu’il s’agit ici expressément d’une translation en un lieu unique, autour d’un point central, définition de la rotation. En grec, la rotation est peut-être un cas particulier du terme traduit par « révolution » chez l’un et l’autre, et Platon a donc pu employer le terme général plutôt que le terme plus particulier, mais en français ces traductions sont confuses et peu intelligibles, car rotation et révolution ne sont pas dans une relation de subsomption l’une à l’autre, dans une relation du général au particulier, mais dans une relation d’exclusion à l’intérieur de la catégorie des mouvements ou translations.

Quoi qu’il en soit de cette question relative à la stylistique de l’original grec, le terme « révolution » conduit Robin – voir (3) – à comprendre le passage comme relevant directement de l’astronomie, son commentaire introduisant en effet la notion de planète. Les corps célestes font certes partie de la démonstration de l’Athénien dans le passage, mais il nous paraît quant à nous que X, 893 n’appartient pas directement à ce registre, parce que la « révolution » dont il est question étant en fait la rotation, elle ne peut être l’orbite des planètes du système solaire, qui est bel et bien un mouvement de révolution. Quand, en (3), Robin rapporte la démonstration aux planètes orbitant autour du Soleil ainsi qu’à leurs satellites, il commet selon nous une erreur en traitant la relation de ces corps célestes les uns aux autres via le mouvement de révolution – l’orbite – plutôt que via le mouvement de rotation. Planète et satellites sont dans une relation via les deux sortes de mouvement, tant la révolution que la rotation d’une planète ou d’une étoile affectant les propres translations des satellites, mais ici ce n’est pas de la relation via l’orbite mais de la relation via la rotation qu’il s’agit, si nous acceptons ce qui a été dit précédemment. La relation via la rotation est d’ailleurs négligeable relativement à l’autre et se présente surtout sous la forme d’une action de la gravitation sur la rotation.

Or ces relations astronomiques ne sont par ailleurs guère éclairantes quant à l’intention de Platon, car il est question, dans ce passage, d’un phénomène « extraordinaire », « à la possibilité duquel on ne serait pas attendu » (2), alors que les mathématiques astronomiques servent au contraire, chez Platon comme chez d’autres philosophes antiques, à rendre témoignage d’un ordre divin, en raison du parfait agencement des corps célestes, décrits dans l’Épinomis comme des élémentals de feu doués d’intelligence, dont le mouvement immuable traduit l’intelligence divine, contrairement à l’idée reçue, ainsi que la décrit Platon, selon laquelle c’est l’irrégularité qui témoigne d’une intelligence. On ne peut comprendre que cet agencement régulier soit dit inattendu par un auteur qui répète y voir, sans contradiction, l’intervention d’un intellect ou d’une âme. Ce qui présente une possibilité inattendue dans ce contexte doit donc relever d’un domaine transcendantal et non empirique, comme la cosmologie, à savoir que c’est d’un paradoxe logique, intellectuel, que Platon nous parle ici.

La relation du « cercle considéré » au « système entier », en (3), ne serait donc pas la relation d’une planète au système solaire ou d’un satellite à sa planète. Il n’est guère compréhensible que Platon parle de « cercles » alors que le traducteur, égaré par le prisme cosmologique, pense visiblement à des sphères, tout en n’osant altérer le sens de l’original. Robin ne rougit pas, en somme, de parler d’orbites de cercles dans l’espace, alors que les corps célestes ne sont pas des cercles mais des sphères (ce qui était connu des Grecs : voir, par exemple, l’harmonie des sphères selon Pythagore). Or il est tout aussi certain que Platon parle ici de cercles et non de sphères – car s’il l’avait pu, Robin ne se serait pas privé de traduire le terme en question par « sphères », qui correspondrait tellement mieux à sa compréhension du passage. – Ces cercles correspondent selon nous au plan d’une sphère, et la référence à de grands et à de petits cercles évoque donc des cercles concentriques à l’intérieur d’un plan de sphère.

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2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère

Après avoir expliqué en quoi la traduction nous semblait défectueuse, il nous appartient de présenter notre propre interprétation.

Le schéma ci-dessus (réalisé avec les moyens du bord) est une représentation graphique du sens qu’a selon nous le passage. Il s’agit d’une sphère de centre 0 tournant dans un mouvement de rotation autour d’un axe vertical passant par 0. Un plan de coupe de la sphère en son milieu dessine un cercle grisé : de tous les cercles concentriques de ce même plan, le cercle gris est celui dont le périmètre est le plus grand, correspondant aux limites de la sphère et de même rayon que celle-ci. Un cercle concentrique plus petit est le cercle rouge ; son périmètre peut être de n’importe quelle valeur entre 0 (pour un rayon de 0, donc) et la valeur du périmètre du cercle gris.

Les points α et ß représentent deux points de référence pour l’étude du mouvement de rotation de cette sphère. La sphère fait un tour complet sur elle-même quand le cercle gris et le cercle rouge tournent de 360°, de α en α pour le cercle rouge, de ß en ß pour le cercle gris. La distance d’un point au même point est dans chacun de ces deux cas la valeur du périmètre du cercle correspondant, 2πr, avec r le rayon du cercle, soit 2πrα (cercle rouge) < 2πrß (cercle gris).

Le paradoxe est le suivant. Dans un mouvement de rotation uniforme de la sphère, le cercle gris accomplit une rotation de 360° dans le même temps que le cercle rouge accomplit une rotation de 360°. Un cercle au centre de la sphère parcourt ainsi un espace plus court que le cercle périphérique, le plus grand, de la même sphère, dans le même temps. Ce cercle central est donc affecté d’une vitesse moins grande que le cercle périphérique, dans le mouvement de rotation ; nous parlons pourtant d’une seule et même sphère uniforme ainsi que d’un mouvement de rotation uniforme. Une sphère uniforme a donc des parties relativement à son mouvement uniforme de rotation. C’est le paradoxe « à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ».

Rappelons (2) : « [N]ous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. » Le plus grand cercle et le plus petit sont « simultanément transportés par cette sorte de mouvement », la rotation, car il s’agit de cercles concentriques du plan d’une sphère. Le mouvement de ces cercles « est plus faible et plus fort suivant un rapport » parce que la distance d’un tour complet est plus longue dans un cas que dans l’autre, alors que le temps de parcours des périmètres est le même.  Le « rapport » en question est celui des périmètres des cercles concentriques entre eux.

Et (2) de poursuivre : « Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ! » On ne serait pas attendu à ce que les cercles concentriques d’un plan de coupe dans une sphère soient affectés de différentes vitesses parce que la rotation est le mouvement uniforme d’une sphère uniforme. Or on ne peut pas penser non plus ce mouvement uniforme sans ces différentes vitesses endogènes à l’objet uniforme, car le mouvement de rotation est un mouvement circulaire autour d’un axe, c’est-à-dire un parcours périmétrique plus ou moins long selon la distance à la périphérie ou bien au centre. La vitesse de rotation d’un seul et même objet est différente, en valeur numérique, selon qu’on la mesure à la périphérie de l’objet ou près de son centre, puisque cette vitesse dépend du rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours, et que la distance parcourue est un périmètre plus ou moins grand selon la localisation de la mesure, tandis que le temps reste inchangé, chacun de ces cercles effectuant tous à chaque fois un tour complet en même temps, faute de quoi la sphère se disloquerait sous l’effet de tiraillements, de conflits internes, ou perdrait à tout le moins son mouvement de rotation.

Ce qu’il y a d’« extraordinaire », c’est qu’il puisse exister une « source » (Robin) d’un tel mouvement paradoxal, une « force » (Cousin) capable de produire un tel effet. Platon considère, en (1), que ce mouvement et celui de l’Intellect sont identiques, ou, en (2) « semblables ». C’est, de surcroît, un mouvement originel et moteur : « la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire » (2). Le passage (1) ajoute la description suivante : ce qui « se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques ». Il faut, semble-t-il, comprendre là que c’est justement le paradoxe mis en lumière qui permet l’identité entre la rotation de la sphère et le mouvement de l’âme, ou de « l’Intellect », à savoir cette conjonction paradoxale de l’uniforme et du multiple. Le mouvement de la rotation a beau être paradoxal, il est en même temps constaté : les globes sur le tour de l’artisan tout comme les corps célestes tournent sur eux-mêmes, pourtant la description rigoureuse de ce mouvement présente une contradiction insoluble.

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3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

Ce paradoxe ainsi que les autres paradoxes sur le mouvement qui nous viennent de la philosophie grecque témoignent que l’espace et le temps sont des idéalités et n’appartiennent pas aux choses en soi, car le moyen qu’une chose en soi se contredise ?

La contradiction insoluble témoigne d’une inadéquation, mais il ne faut pas se tromper dans l’interprétation de celle-ci. Il ne s’agit pas d’une inadéquation de notre intellect à la nature ; à cet égard, les matérialistes ont raison de dire, après Aristote, que nos sens et notre intellect sont conformes à la nature, car l’inadéquation est en réalité entre notre représentation et la chose en soi. Dans la nature, il faut, c’est-à-dire il est nécessaire (il n’en peut aller autrement) qu’une sphère ait un mouvement de rotation exactement tel qu’il est selon l’entendement, c’est-à-dire paradoxal, mais c’est parce que notre représentation ne porte que sur la nature et non sur la chose en soi. Il n’y a rien ni dans la nature ni dans l’entendement qui nous permette d’espérer présenter un jour, dans la synthèse continue de l’empirisme, une explication du mouvement de la sphère exempte de paradoxe, de même qu’aucun résultat de science empirique ne nous permettra jamais de donner une solution satisfaisante des antinomies de la raison exposées dans la Critique de la raison pure, c’est-à-dire de trancher, pour la moindre d’entre elles, entre la thèse et l’antithèse.

Autrement dit, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que de telles contradictions de la nature soient résolues. Or penser que ces contradictions sont corrigibles dans la représentation car résultant d’une limitation en quelque sorte accidentelle de l’intellect pouvant être suppléée par l’induction, c’est ignorer que la nature est le produit de notre intellect, et que l’insuffisance, si l’on peut encore employer ce terme, est donc dans la nature elle-même. L’idée de savoir asymptotique, dans le matérialisme, se heurte à cette irréductibilité : nous n’approchons jamais d’aucune suppression d’antinomie dans les questions les plus fondamentales de la physique et des autres sciences.

Le savoir a priori sur les propriétés de la sphère, en tant qu’ensemble de principes a priori des sciences de la nature, peut être considéré comme complet, et il comporte cette contradiction interne. Une telle contradiction ne nous permet justement pas d’imputer à la sphère une existence en soi et pas seulement idéale, car ce qui se contredit sans remède est nécessairement dépourvu de l’être en soi, bien qu’il puisse subsister dans l’idéalité, à titre d’objet de la représentation. En effet, on ne peut concevoir la moindre inadéquation là où la dichotomie sujet-objet fait défaut. Le sujet-objet de la nature produit l’inadéquation par la représentation subjective d’un monde objectif ; la dichotomie est entièrement dans la nature en tant qu’objet de représentation pour un sujet. La contradiction dans la nature est sans remède parce qu’il n’y a pas de représentation possible en dehors d’une dichotomie sujet-objet, la même dichotomie qui, dans la synthèse inductive, ne rencontre cependant dans de telles contradictions aucun obstacle fondamental. Ces dernières ne sont pas en effet un obstacle à l’extension inductive, et ce fait, à lui seul, montre que cette extension ou cet approfondissement se fait dans le vide d’une nature seulement idéale plutôt que de manière asymptotique vers la moindre complétude ou le moindre absolu.

Les particularités du mouvement de la sphère n’empêchent pas la progression inductive, à partir d’elles, dans l’inconnu de la nature parce que notre loi de non-contradiction s’applique vis-à-vis de l’application des catégories a priori de l’entendement à leur objet dans l’expérience possible, tandis que les contradictions insolubles, les antinomies qui découlent a priori de ces catégories elles-mêmes sont le corollaire nécessaire d’un entendement affecté à la représentation dans la dichotomie sujet-objet, dont le domaine est la pure idéalité de la nature.

Philosophie 5 : Autour de l’existentialisme de Kierkegaard

Toutes les recherches historiques, même celles entièrement consacrées aux « grands hommes », n’ont affaire qu’à des médiocrités. Il n’y a pas d’histoire dans le monde de l’esprit mais un dialogue.

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Obligé de faire de la politique : les avertissements de Platon et de Cicéron†. Même si c’est en se pinçant le nez.

†« Comme si, vraiment, pour des hommes de bien, courageux et magnanimes, il pouvait exister un motif plus légitime de s’occuper de politique que de se soustraire à l’autorité des pervers et de les empêcher de mettre l’État en pièces. » (Cicéron, La République)

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Notes sur les Miettes philosophiques de Kierkegaard

Il n’est pas permis de postuler le « néant du non-être » (p. 125 dans l’édition Tel) dès lors que l’on distingue l’être et l’essence comme le fait Kierkegaard : « la nécessité concerne l’essence, en ce sens que la catégorie de l’essence est justement d’exclure le devenir. » (127, par ex.) Puisque, selon cette distinction, l’être n’est pas l’essence, le non-être n’est pas forcément la non-essence, et si l’essence n’est pas le néant, alors le non-être peut ne pas être le néant dès lors que le non-être peut être l’essence. Or, puisque l’essence n’est pas l’être, à supposer que la réalité (le tout) se partage entre les deux, être et essence, le non-être participe de l’essence et non pas du néant. Et l’on ne peut supposer que la réalité se partage entre l’être et le néant seulement puisque l’on a posé l’essence : si l’on pose à la fois l’être et l’essence, le non-être n’est pas le néant puisque est posé à côté de l’être l’essence, et si le non-être était le néant l’essence serait aussi le néant (n’étant pas l’être) et il n’aurait pas fallu la postuler. D’ailleurs, Kierkegaard distingue les deux afin de pouvoir distinguer la nécessité de la liberté, la nécessité n’étant pas dans l’être mais dans l’essence qui exclut le devenir. Selon ces postulats, le non-être est le non-devenir, c’est-à-dire l’essence, et non le néant. Par suite, la définition de la foi par Kierkegaard, qui est qu’« elle croit au devenir, elle a alors aboli en elle l’incertitude correspondante au néant du non-être » (125), est défectueuse.

De même est fautive l’idée que le passé n’est pas nécessaire parce qu’il est devenu et qu’en devenant il n’était pas nécessaire, et que « l’entendement ni la connaissance n’ont jamais de quoi donner » (121). Est nécessaire ce qui, étant, ne peut être autrement. C’est le cas du passé : il est nécessaire. Kierkegaard adopte une autre définition : « n’est pas nécessaire ce qui aurait pu être autrement », une définition négative qui, positivement, s’exprime « est nécessaire ce qui n’aurait pas pu être autrement », ce qui n’est pas faux mais incomplet : en introduisant un rapport de temporalité limitatif par rapport à la définition plus globale valable pour tous les rapports de temporalité et même en dehors de tels rapports, Kierkegaard se croit autorisé à introduire une exception à la définition globale, mais comme cette dernière est juste, en même temps que complète, elle ne souffre pas cette exception.

ii

On ne peut en philosophie appeler « esprit supérieur » un penseur dont on est plus ou moins contemporain et que l’on contredit sur l’essentiel, ce que fait Kierkegaard avec Hegel (119, note 2) – car on pourrait, autrement, appeler un charlatan qui trompe beaucoup de gens un esprit supérieur, mais la philosophie nous prévient d’adopter un tel point de vue. De fait, appeler esprit supérieur un philosophe que l’on contredit, c’est le traiter de charlatan, et les injures perfides ne sont guère honorables. Si Hegel s’est fourvoyé dans les grandes largeurs, ce n’est pas un esprit supérieur, et la quantité d’écrits qu’il laisse n’est autre que le témoignage d’une hubris monumentale.

Les philosophes du lointain passé peuvent être dits des esprits supérieurs même si l’on est en désaccord avec eux car c’est par le truchement d’esprits encore plus grands qu’ils n’étaient que leurs vues nous paraissent à présent erronées. Devant une œuvre abondante dont on ne peut rien tirer, ce n’est pas d’esprit supérieur qu’il faut parler ; il y avait là, si l’on veut, des forces organiques supérieures à la moyenne, qu’un choix dirigea vers la rédaction de cours et de livres, mais pour donner à ces productions un caractère réellement philosophique il manquait l’organe qui permettrait de parler d’esprit supérieur. Et l’excuse trouvée par William James pour ces livres dont il qualifie à juste titre le style d’abominable, à savoir que les vérités d’un « visionnaire » sont forcément difficiles à exprimer, est le moins approprié qui soit, car ces livres sont justement la preuve que faisait défaut l’organe nécessaire au visionnaire, un organe suffisamment fin pour recueillir dans le commerce courant de la vie une abondance d’intuitions qu’il s’agit ensuite, en philosophie, de formuler en concepts.

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Notes sur le Post-scriptum aux Miettes philosophiques de Kierkegaard

Que l’objectif (versus le subjectif) soit, pour Kierkegaard, un mouvement d’approximation perpétuelle rappelle la synthèse empirique infinie chez Kant, à front quelque peu renversé : chez Kant la raison empirique est l’objectif mais une partie de celui-ci seulement car ce qui correspond au subjectif de Kierkegaard est chez Kant la raison métaphysique. Chez les deux le caractère de progression infinie n’est pas considéré comme une supériorité comme dans le scientisme, mais comme une sorte d’infirmité, clairement chez Kierkegaard (car cela s’oppose à la béatitude éternelle), un peu moins clairement chez Kant, dont le dessein principal était d’éteindre les controverses stériles de la métaphysique traditionnelle. (Mais c’est là aussi une préoccupation de Kierkegaard, même s’il parle plutôt d’exégèse philologique et historique.)

Considérer une progression infinie comme une supériorité (scientisme) est une erreur d’interprétation. (Cette erreur n’est d’ailleurs possible que parce que le scientisme passe sous silence ce caractère de la connaissance empirique et n’insiste que sur sa qualité d’être expérimentale.)

« Un sujet objectif fictif » versus le sujet existant (Kierkegaard). Or le sujet empirique n’est ni plus ni moins fictif que la subjectivité formelle universelle. Le sujet existant est l’empirie du moi, donc, oui, il est un devenir infini (dans la limite empirique de l’existence), mais en même temps sa forme est universelle et immuable, et peut se connaître parfaitement (dans une métaphysique achevée). – Au point de vue schopenhauerien, le sujet existant est une objectification de la volonté, mais le sujet connaissant est la volonté elle-même, qui se dévoile à elle-même. Le sujet connaissant se connaît comme une manifestation contingente de la chose en soi qu’il est. Chez Kierkegaard, la direction de la pensée est déterminée par l’idée de bonheur personnel éternel : les tribulations de cette manifestation contingente prennent la place prééminente car c’est de son salut qu’il s’agit. Enfin, dans le kantisme, l’achèvement de la métaphysique veut dire la fin de l’âme personnelle, car cette Idée n’a plus de sens dans la connaissance métaphysique achevée : elle doit, semble-t-il, se désagréger dans un « pananimisme » indivisible.

ii

Qu’est-ce qui pourrait justifier, à part la béatitude éternelle, une vie philosophique ? Toute autre recherche semble tellement triviale quand on donne à la passion un tel objet (la béatitude éternelle). Toute recherche, toute occupation n’est alors en effet qu’une « parenthèse ». S’il manque quelque chose de fondamental à l’homme dépourvu de foi, de bien plus fondamental qu’un « sens à la vie » pour le pathos, qu’une ancre contre le suicide, la foi sera maintenue : qu’est-ce que cela pourrait être ?

iii

Si la raison n’est pas faite pour le bonheur, peut-on dire cependant qu’elle est faite pour le bonheur éternel ? – On sait que la réponse de Kant, qui est pourtant l’auteur de la pensée selon laquelle la raison n’est pas faite pour le bonheur, est oui, puisque c’est de cet oui que Kant tire les Idées de la raison.

iv

L’existentialisme de Kierkegaard est un rejet de la métaphysique comme d’une pensée objective car le salut chrétien de l’âme implique le maintien de la pensée subjective (en perpétuel devenir) devant Dieu. Cette attitude, Kierkegaard le dit lui-même, est une folie car elle rend la spéculation impossible. Le chrétien refuse la métaphysique désindividualisante. – Mais l’individu n’est individualisé que par des degrés sur une échelle infinie (même de 0 à 1 les degrés sont infinis) d’un template commun et c’est bien l’idée de celui-ci qui représente une valeur pour l’activité de pensée (platonisme). Pourtant, j’éprouve du regret d’être opposé à Kierkegaard.

Le sujet existant est sans cesse dans le devenir car il s’approche – Lénine dirait asymptotiquement (x) – de l’absolu. Chrétiennement, cela s’entend : la créature cherche à se perfectionner pour être aussi parfaite que possible et donc aussi semblable que possible à son Créateur, et son effort est récompensé par le bonheur éternel. Si le template est Dieu, il ne peut être connu parfaitement (l’achèvement de la métaphysique est impossible). L’achèvement possible de la métaphysique est la proposition la plus hardie de Kant – mais rigoureusement conséquente.

v

La possibilité de l’hypocrisie d’autrui n’est angoissante (l’angoisse d’être dupé sur des questions existentielles fondamentales) que si l’individu n’a pas la foi, car s’il a la foi l’hypocrisie d’autrui n’a point de prise sur son salut. Il ne peut penser être lésé par l’hypocrite que s’il attache un prix aux biens et jugements de ce monde. L’hypocrite ne peut porter aucun tort à l’éthique en se servant d’elle pour assouvir des passions terrestres contraires à l’éthique.

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Autres Notes sur Kierkegaard

Le christianisme ne peut pas être toujours comme à l’époque de Jésus, des apôtres et des persécutions et martyres car la volonté de Dieu doit être que la vérité, donc le christianisme se répande sur la terre. Il doit par conséquent venir un temps où le christianisme ressemble forcément à la « Christendom » (dans la traduction anglaise) dénoncée par Kierkegaard, puisqu’il n’aurait plus de persécuteurs mondains. Dans ce cas, on peut soit continuer par tradition à parler des prêtres comme de « témoins » bien qu’ils ne souffrent pas le martyre soit y renoncer parce que ces prélats ne souffrent pas le martyre, mais le fait que les prélats ne souffrent pas le martyre n’est tout de même pas une objection contre cette forme de christianisme, car c’était la volonté de Dieu que le christianisme triomphe de ses persécuteurs. Prétendre que le christianisme triomphant dans le monde serait nécessairement une déviation par rapport au Nouveau Testament, c’est vouloir que le christianisme soit éternellement persécuté dans ce monde, mais pourquoi Dieu aurait-il fait connaître sa parole aux hommes sinon pour le triomphe de la vérité ? Kierkegaard cherche à se convaincre que le christianisme pourrait être autrement. C’est ce que je ne puis croire : s’il n’avait triomphé en « chrétiennerie » médiocre, il aurait disparu de la surface de la terre ou végété en secte philosophique quelconque.

Kierkegaard passe complètement sous silence l’espèce de sacrifice que chacun de ces paroissiens et même les prélats grassement rémunérés par l’État danois consentent pour maintenir un ordre social bourgeois et bovin, sacrifice qui peut les conduire à voir leur vie à la lumière de l’enseignement et de la passion du Christ, et ce pas complètement à tort. Le respect scrupuleux des liens du mariage peut demander de renoncer à bien des plaisirs charnels, le pain se gagne « à la sueur du front » (mais qu’en sait au juste l’héritier Kierkegaard, qui vécut de l’héritage de son père et mourut – trop tôt – avant de l’avoir entièrement dilapidé ?), et toutes les autres contraintes qui retiennent d’être un bandit ou un clochard peuvent, ma foi, être une croix assez lourde à porter. Sans compter qu’à l’époque bien des parents perdaient des enfants en bas âge. Et les douleurs de l’enfantement (l’équivalent vétérotestamentaire féminin de la sueur du front), la maladie, la vieillesse… Ainsi Kierkegaard manque-t-il de charité. Personne ne se soustrait aux misères du vouloir-vivre. La religion console.

La souffrance inhérente au vouloir-vivre provoque une hétérogénéité au monde suffisante. Tout être souffrant, c’est-à-dire sensible, est hétérogène au monde.

Kierkegaard semble voir la même chose que Nietzsche dans la charité, quelque chose de grégaire, qui ne se trouve pas, en outre, dans le Nouveau Testament, lequel consisterait à « aimer Dieu et haïr l’homme ».

Pour Kierkegaard, la consolation est l’épicurisme du christianisme mais le christianisme n’est pas un épicurisme, au contraire de la chrétiennerie. On peut faire remarquer avec Cioran qu’Épicure était un souffreteux ; cela pourrait décrire l’état de chrétien en chrétiennerie. Et Kierkegaard serait assez nietzschéen : l’homme qui souffre au-dessus de la médiocrité souffrante.

ii

Chez Schopenhauer, la religion est plus populaire que la philosophie, ou plutôt la religion est populaire et la philosophie ne l’est pas. Mais pour Kierkegaard le christianisme réel est une chose excessivement impopulaire, un chrétien un être rare, et c’est la trahison de la religion, la chrétiennerie, qui seule est populaire.

iii

Le chrétien, selon Kierkegaard, ne croit pas au progrès : celui qui croit au progrès est le serviteur de ce monde. – Sot panthéisme, c’est par toi que l’épicurisme corrompt la vérité souffrante !

Scolie sur la poésie de Victor Hugo. – Poésie raisonneuse, qui tend à se détacher de l’intuition parce qu’elle la soumet à des abstractions, cherche à raisonner, à conceptualiser, même par l’image. C’est là le vrai sens du « niais », selon le mot du critique Lanson, chez Hugo. Les éléments restent hétéroclites, inassimilables. – Et ce Dieu scolastique avec lequel on n’a de rapport, ô paradoxe, qu’à travers la nature, quel désert ! alors que ce qui en vivifie l’idée est le commerce familier, faisant complètement défaut à Hugo, qui sent Dieu dans la nature, non en lui. Sot panthéisme : chercher Dieu hors de soi, dans les choses !

iv

Kierkegaard est un de ces grands noms qui ont vécu pour et non de la philosophie, et il se sentait bien seul face à une Universitätsphilosophie complètement hégélianisée, tout en subissant d’indignes attaques de la presse (l’affaire du Corsaire).

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La morale est la chose la moins relative du monde. Dans quel pays l’assassinat est-il moral ? – On dira : « Oui mais la guerre permet l’assassinat. » Et dans quel pays ce distinguo n’est-il pas fait ? Il est tout aussi universel. Jusqu’aux erreurs concernant la morale sont universelles.

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Pour Schopenhauer, le bouddhisme est une religion de la négation du vouloir-vivre, mais alors pourquoi le Bouddha a-t-il rejeté l’ascétisme après sa période ascétique, pour adopter une doctrine du juste milieu ? Le juste milieu n’est-il pas une négation de la négation, n’est-il pas ainsi plutôt une correction du vouloir-vivre ? Ou bien en quoi, autrement, l’ascétisme serait-il une modalité fausse de la négation, pourquoi devait-il être rejeté s’il sert la négation ? Et que sert le juste milieu, quel est son but, si l’ascétisme dont il s’écarte sert la négation ?

Les pénitences spectaculaires écartées par la doctrine du juste milieu sont la preuve de la négation, donc le meilleur encouragement, laissant le moins de doute quant à la réalité de la négation. – Mais elles peuvent aussi être le charlatanisme d’esprits pervers et désaxés.

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Le sexe rend paranoïaque et plus la puissance génésique est forte chez un individu (mais peut-on dire qu’il est des individus normalement constitués où elle ne soit point forte ?), plus le monde se présente à son intellect comme un jeu d’apparences trompeuses et de dissimulations qu’il faut percer et démystifier en permanence, et plus d’ailleurs il doit être sujet à des distorsions extrêmes du réel, telles que, par exemple, s’il tarde à s’initier, qu’il est le seul de son état où qu’il se trouve, puis, initié, qu’il est le seul dans son entourage à faire ces expériences, ce genre de choses. Parce que le sexe est le domaine de la dissimulation et du mensonge par excellence : selon la psychologie évolutionniste, nous avons développé une intelligence pour mentir et tromper au sujet de notre activité sexuelle et c’est pourquoi l’homme est l’animal paranoïaque par excellence, même si les singes le sont à leur échelle. Chez les grands singes, c’est le mâle dominant qui est le type suprême du paranoïaque puisque, par le monopole des femelles, il est constitutionnellement le plus grand cocu possible. Or son statut au sein de la horde lui confère également un avantage hormonal par la surabondance de production d’hormones sexuelles mâles ; où l’on pourrait voir une confirmation de l’affirmation ci-dessus selon laquelle plus l’individu est sexuellement puissant plus il est paranoïaque. Cela dit, les individus inférieurs ont leurs propres angoisses existentielles, liées aux conséquences possibles des insuffisances de la dissimulation : soit l’abstinence totale soit les représailles impitoyables du dominant. Par ailleurs, l’état d’infériorité sociale s’accompagne de la production d’hormones du stress, toxines débilitantes, et il faut également supposer, dans le cas où l’individu inférieur parvient à s’attacher pour des relations illicites régulières une certaine femelle, qu’il développe la jalousie paranoïde typique du cocu potentiel (tout mâle en relation de couple) ; même s’il est toujours cocu par définition par rapport au mâle dominant, le seul possesseur légitime de la femelle en question, à supposer qu’il ne puisse être physiologiquement jaloux par rapport à cette relation légitime préétablie, il peut craindre de devenir cocu secondaire du fait d’un troisième mâle, et ainsi de suite.

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Il s’imaginait que les gens lui disaient « Vous irez loin » et quand il devint un vieillard décrépit il se l’imaginait toujours, mais comme il n’était allé nulle part il se dit alors que c’étaient les anges qui lui parlaient depuis l’autre monde.

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« Voici le temps des Assassins. » Même au sens de haschischin il y a l’idée d’assassinat car les Assassi étaient en quelque sorte des tueurs professionnels. Cette lecture est confirmée par plusieurs passages d’Une saison en enfer : « un crime… », « dangereux pour la société »… On ne peut ramener cette façon de choquer le bourgeois à la simple revendication du haschich – mais les enseignants de l’école publique et les critiques de maisons d’édition subventionnées n’ont pas le choix.

ii

Rimbaud, l’anti-Verlaine. (Voyez Rimbaud inconnu : L’Ascétique ici)    

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L’économie du don de la vie

Se consoler de la vie en ayant un enfant : ce n’est pas un cadeau, ce dont il faudra que cet enfant se console. Ne se console-t-on pas mieux à la pensée qu’on épargne la vie (à des créatures qui ne la demandent pas) ?

La vie était triste, la vie était absurde, mais voilà j’ai un enfant, et c’est magnifique ! – Et que donnes-tu à cet enfant, sinon la vie ? S’il ne peut, lui, avoir d’enfants, comment trouvera-t-il la vie magnifique à son tour ? De toute façon, il n’est pas clair si tu remercies ou demandes des remerciements…

Mon enfant m’a sauvée : avoir un enfant m’a sauvé la vie. Donner la vie pour pouvoir aimer la vie. N’aimer la vie que parce qu’on pense un jour donner la vie. Quelle est la valeur de ce qui est donné dans ces conditions ? La vie m’est insupportable tant que je ne donne pas la vie à mon tour. Je donne quelque chose que je n’aime pas si je ne le donne pas. C’est celui qui donne qui doit dire merci : ce don n’a pas valeur de don.

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Dès lors qu’il est permis d’accuser devant la Cour européenne des droits de l’homme une cour nationale d’avoir foulé aux pieds le droit d’une partie à un procès équitable, on comprend que la vidéo soit toujours interdite dans les audiences en France : les tribunaux cherchent à empêcher la collecte de preuves.

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Quand on dit d’un Sartre, par exemple, qu’il a cherché par le paradoxe à renverser les évidences les mieux établies, d’aucuns répondent que c’est bien là le propre d’un philosophe : prendre le contre-pied du sens commun qui n’examine rien. Oui, c’est ce que fait un philosophe. Mais renverser les évidences les mieux établies par la philosophie, c’est ce que fait le sens commun banal.

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Il est absurde de donner à ce qu’on entend par l’amour platonique ce nom, car l’auteur de la pensée d’où on le tire n’est autre que Socrate, époux et père de famille.

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La critique paparazzi : ils sont évidemment pour Proust contre Sainte-Beuve mais comme ils font aussi toujours le contraire de ce qu’ils disent, le problème est bien qu’ils se prononcent contre celui qui a tort.

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La culture est une forme d’abrutissement, comme tout ce qui vise à maintenir à flot le vouloir-vivre. La culture contre « l’Ennui » (Baudelaire, Apollinaire…), contre la dépression qui est un premier pas vers la négation du vouloir-vivre. Une forme d’abrutissement comme toute consolation. Être choqué pour ne plus s’ennuyer : être choqué console. Et la culture est forcément immorale car ceux qui ont déjà la religion comme consolation n’ont pas besoin d’une autre, tout comme ceux qui ont de la culture n’ont pas besoin de religion, ou s’ils en ressentent le besoin ils abandonnent l’aliment culturel au cours de leur conversion. Or la religion est supérieure à la culture car elle est à la fois consolation pour les uns et possiblement la voie de la négation (la seule voie du salut) pour les autres, tandis que la culture est pure consolation, pur abrutissement. Étant entendu, par ailleurs, que la philosophie véritable n’appartient pas à la culture et au contraire lui est opposée (Platon bannissant les poètes de sa Cité) : on entre en philosophie comme en religion, par une conversion contre la culture. Autrement, comment expliquer que les grands philosophes, ces grands esprits, n’aient pas écrit de poésie, de romans ? Qu’on ne prétende pas m’opposer un Diderot, un Voltaire, un Sartre, esprits superficiels. Et Nietzsche, qui repoussait cette vérité que j’énonce, a écrit des vers de mirliton.

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Quand je ne suis pas choqué, ça m’ennuie.

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Le débat en France est réduit au constat de basse police, si bien que les pandores se prennent pour les vrais intellectuels du pays (de manière pas complètement injustifiée).

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L’espion malheureux. Il faisait des fiches si détaillées et si bonnes sur les ennemis de l’État qu’on lui disait toujours : « Merci mais nous les connaissons à présent trop bien pour vouloir les tuer. »

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Les gâteux de trente ans protestent contre la poésie engagée. Ils y voient des « mots d’ordre », et la maréchaussée leur fait les yeux doux.

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Il n’y a pas d’idées extrémistes, seulement un État autoritaire.

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La force que démontre le contrôle de soi suscite la satisfaction de soi quand l’appétence est forte, mais quand cette appétence faiblit avec l’âge (ou d’autres circonstances) la force qui la maîtrise ne provoque plus aucune fierté car elle peut être débile et parvenir néanmoins à ses fins : il n’y a plus de mérite.

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Le « triomphe de la volonté » : ceux qui en ont parlé pensaient sans doute davantage au triomphe sur les choses qu’au triomphe sur soi-même. Je dis « sans doute » car on ne les a pas étudiés, l’état d’esprit dans lequel on les a abordés jusqu’ici étant incompatible avec l’étude (je n’ai pas besoin d’insister).

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Ceux qui parlent d’éduquer les gens feraient mieux de commencer par faire en sorte qu’on veuille leur ressembler. Quand des pourris veulent éduquer les gens…

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Ah, on a enfin retrouvé les poèmes qu’Apovulgaire n’osa jamais publier tellement il les trouvait mauvais. Quelles délices !

ii

L’Université est en ébullition, on vient de trouver un inédit du plus grand de nos poètes : « Je soussigné, Guillaume Apovulgaire, dois la somme de 30 frs. à M. Émile Bourmont, aubergiste. À Champigny, le 3 mars 19.. » (« Rien n’est indifférent de ce que nous a laissé Apovulgaire. ») C’est là l’origine exacte du vers libre en forme de prose.

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À Hugo : L’infini n’a rien de poétique.

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La rupture avec le classicisme est aussi bien allemande que française mais l’on ne trouve pas là-bas cette satyriasis qui marque notre littérature nationale depuis cette rupture, qu’il faut donc qualifier chez nous d’infortunée. – Mais : « Musset (que Hugo abhorrait) ».

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Victor Hugo n’est pas poète. Cf. Schopenhauer : ventre et sexe ruinent la véritable émotion esthétique (cela ne s’applique pas seulement à la description mais aussi à l’évocation). Que le sexe soit omniprésent dans une culture, ses productions culturelles, indique que le public ne recherche pas l’émotion esthétique, à laquelle il est étranger, mais des conseils en matière sexuelle, un exemple, un témoignage.

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Le surhomme nietzschéen est l’antithèse du Français suradministré, car « l’administré » est à peine un homme.

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« Le bien est utile par nécessité. » (Jamblique) C’est ce qui échappe à l’utilitarisme, pour qui le bien est l’utile contingent. Dire que le bien est l’utile, c’est rabaisser le bien au niveau du contingent car l’utile dépend des circonstances (même en admettant que les individus soient tous semblables). Or, la loi étant par nécessité générale, le nomothète est par nécessité à la recherche du bien en tant que connaissable a priori, donc indépendamment des circonstances. Il ne peut pas se demander : « Qu’est-ce qui est utile (ou le plus utile) ? » mais seulement : « Qu’est-ce qui est bien ? » ou « Qu’est-ce qui est le mieux ? »

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Les États-Unis ont inventé le contrôle de constitutionnalité en posant, à la fois contre l’absolutisme français et la Constitution anglaise non écrite, le principe de la faillibilité du gouvernement, de la possibilité pour le gouvernement d’agir inconstitutionnellement. En France, l’argument des gouvernants, que le gouvernement incarne la République et est donc son gardien naturel, revient à un argument d’infaillibilité : le gouvernement incarnant la République ne peut agir contre les principes républicains, et les ennemis du gouvernement sont les ennemis de la République. Bref, on n’a toujours rien compris.

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La discipline des trotskystes en fait de bons petits fonctionnaires de l’État capitaliste.

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L’entrée des femmes sur le marché du travail s’est faite sur un salaire d’appoint. L’égalisation s’est faite par élévation du salaire d’appoint mais aussi diminution du salaire principal (relativement à l’inflation des prix). En conséquence, les deux salaires sont devenus nécessaires pour faire tourner un ménage. En même temps, cette situation freine la mobilité des ménages car si l’un doit se déplacer l’autre doit retrouver un emploi, tandis qu’auparavant le travailleur pouvait emporter son épouse avec lui comme le reste de ses bagages ; à présent toute mobilité a un coût d’opportunité. Le management de projet (l’emploi à durée déterminée sur projets) implique le nomadisme sexuel : les ménages ne peuvent rester stables qu’au prix de grandes difficultés (et en tout cas cette stabilité a un coût d’opportunité).

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500.000 élus en France : 99 % pour du bla-bla. Combien d’élus aux États-Unis ? Juges, procureurs, shérifs, coroners, etc.

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Antonin Artaud veut faire de l’art scénique quelque chose de mystérieux qui échappe au commun des mortels, mais tout ce qui est technique et plat échappe au commun des mortels, qui n’est pas spécialisé dans le domaine en question.

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La science positive (« européenne ») est conforme à la vocation de l’homme et tout ce qui le nie est absurde. Cependant, l’important est de relever qu’elle est une fonction inférieure de l’esprit. On ne pourra pas s’en débarrasser, sans détruire l’esprit lui-même, ni la surmonter, parce qu’elle est un processus infini. Elle est, si l’on veut, une passion inférieure à peine moins inférieure que les autres (un instrument du vouloir-vivre).

ii

Si je ravale la science à un rang inférieur, si j’affirme qu’une existence consacrée à la pensée expérimentale, à conduire des expériences de laboratoire, est une existence inférieure, ne crée-je pas les conditions d’un structural overload (Lothrop Stoddard) ? Si je réfute le scientisme comme une illusion, même en affirmant que l’activité scientifique positive est indubitablement conforme à la vocation humaine, ne crée-je pas un problème motivationnel au sein de la société, que celle-ci doit chercher à réprimer pour le maintien de son infrastructure technique de plus en plus complexe ? Si le savant n’est pas convaincu que son activité soit le couronnement de l’intellect humain, alors même qu’il est malgré lui comique dans la vie (cf. Kierkegaard), les grands esprits ne chercheront pas cette existence, mais plutôt, par exemple, l’existence religieuse, et la société est alors menacée de s’effondrer sur elle-même. La science est donc vouée à esclavagiser l’esprit humain, à faire de tous les esprits capables des « spéculants », des théoriciens privés de subjectivité. Elle attaque frontalement la religion non parce que ses résultats invalideraient cette dernière – les vérités empiriques n’ont aucune portée dans le domaine métaphysique, et même le fait empirique que l’homme descende du singe ne peut contredire la réalité métaphysique de la primauté de l’esprit sur la matière – mais parce que son intérêt pratique se trouve dans le recul de la religion. Le scientisme attaque la religion au nom du postulat absurde que tout est empirique, parce que la religion est le dépôt millénaire de la métaphysique. Il ne peut y avoir de compromis, il faut que l’homme donne à son activité intellectuelle soit le cachet métaphysique soit le cachet empirique. C’est un résultat historique : l’esprit doit s’absorber dans l’objectif expérimental pour maintenir un état de civilisation matérielle complexe. Mais c’est au détriment de la vocation humaine, dont l’élément métaphysique ne peut s’évincer, alors que l’élément empirique peut l’être, l’a déjà été – avant l’idée de progrès. Car même si la pensée expérimentale est une fonction inférieure, nous arrivons au stade où tous les esprits supérieurs doivent être mobilisés là pour prévenir un effondrement.

(Cas particulier de l’esclavage technique de l’Occidental sécularisé vis-à-vis des pétrothéocraties islamiques.)

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Évoquant le kantisme de Woodrow Wilson, John Marini (Unmasking the Administrative State), avec Leo Strauss, dont il est un élève, daube sur Kant. Il ne comprend pas que fonder les droits humains sur la nature (comme les Pères fondateurs américains) ou sur la loi morale (comme Kant) ne peut au plan pratique impliquer aucune différence fondamentale ou même seulement significative. Peut-être ne pourrait-on parler de « droits naturels » dans le cas d’un fondement dans la loi morale mais cela n’en fait pas moins des droits fondamentaux inaliénables que la république doit garantir, y compris contre les empiétements de l’État. – De toute façon, mettre Kant et Hegel, ce fanatique de l’État, dans le même sac est de la bêtise. Et une histoire de la philosophie qui ignore Schopenhauer ne vaut à la base à peu près rien, si elle vaut quoi que ce soit. (Il est vrai que l’histoire de Strauss et Cropsey est celle de la « philosophie politique », mais il y a dans Schopenhauer tous les développements que l’on souhaite sur la théorie de l’État, du droit, etc.) (Pas d’entrée non plus sur Kierkegaard, que Strauss range avec Nietzsche parmi la réaction non théorique, et donc fausse, à l’historicisme hégélien.)

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Libertarien : Superman épicier.