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Philo 38 : Le paradoxe de la rotation de la sphère chez Platon et son interprétation selon l’esthétique transcendantale

Dans le dialogue des Lois de Platon, il est un passage, entre autres, dont l’obscurité paraît avoir résisté à la sagacité des commentateurs. Au Livre X, 893, le personnage désigné sous le nom de « l’Athénien » cherche à prouver l’existence des dieux et de l’âme, en assignant à ceux-ci un mouvement originaire et moteur par rapport à toutes les autres formes de mouvement possibles et connues. Ce mouvement est la rotation (X, 897), décrite comme une « translation en un lieu unique » dans la traduction de Léon Robin :

(1) [Le mouvement] qui est translation en un lieu unique, forcément aussi il doit se mouvoir autour, oui, de quelque point central, en tant qu’il est une image des cercles qui ont été bien arrondis au tour ; et de plus il doit être celui qui est, de toute façon, autant que possible, le plus approprié à la révolution de l’Intellect et semblable à celle-ci. – CLINIAS : Comment l’entends-tu ? – L’ATHÉNIEN : Si nous disons de ce qui, sans aucun doute, se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques, c’est à la fois l’Intellect et le mouvement dont la translation a lieu à la même place, à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour, alors évidemment nous ne passerions pas pour être de médiocres ouvriers pour ce qui est de fabriquer en parole de belles images !

Ce passage nous éclaire sur X, 893, que voici, toujours dans la traduction de Léon Robin :

(2) Veux-tu parler, dirai-je, de celles [les choses] qui, ayant à leur centre la propriété de ce qui est immobile, se meuvent sur place, à l’image de ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ? – Oui, mais nous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu !

Après le mot « appropriées », L. Robin ajoute la note suivante :

(3) Selon que le cercle considéré est plus voisin, ou du centre, ou de la périphérie du système entier. Manifestement ce que Platon a en vue, ce sont les orbites dont la révolution emporte la planète qui lui est affectée.

Le philosophe Victor Cousin (1792-1867) a traduit le même passage X, 893 de façon encore moins éclairante, s’il est possible, et à bien des égards même indéchiffrable :

(4) Nous comprenons que dans cette révolution circulaire le mouvement qui fait tourner à la fois le plus grand et le plus petit cercle se distribue proportionnellement au plus grand et au plus petit, étant lui-même plus grand ou plus faible dans la même proportion. Aussi y a-t-il de quoi s’étonner de tout cela, en voyant que la force mouvante communique à la fois aux grands et aux petits cercles la lenteur et la vitesse proportionnée, phénomène qu’on pourrait croire impossible.

Nous n’apporterons pas d’autres citations que celles qui précèdent ; bien qu’une parfaite élucidation de la démonstration de Platon nécessitât de déchiffrer l’ensemble des pages correspondantes, nous ne cherchons pas, ici, à rendre la démonstration platonicienne de l’existence de l’âme et des dieux.

Nous n’avons par ailleurs pas la compétence linguistique nécessaire pour lire le texte grec original, ce qui nous aiderait à mieux comprendre certains choix des traducteurs que nous pressentons contestables. Il nous paraît cependant certain que les deux traductions manquent le véritable sens du passage et c’est ce dont nous allons tâcher de nous justifier.

En particulier, Léon Robin – c’est ce qui ressort de (3) – comprend X, 893 comme décrivant les orbites des planètes du système solaire. Nous pensons quant à nous que ce passage décrit purement et simplement la rotation de la sphère, en montrant le paradoxe que ce mouvement présente, un paradoxe à classer parmi les autres paradoxes du mouvement exposés notamment par Zénon d’Élée et les philosophes de l’école sceptique à l’instar de Sextus Empiricus.

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893

Ni dans la traduction de L. Robin (2) ni dans celle de Victor Cousin (4) n’apparaît le terme de « rotation », qui est pourtant manifestement ce dont il s’agit, à savoir : a/ une « translation en un lieu unique », b/ « autour de quelque point central », c/ « à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour » (1). C’est de cette manière qu’il faut entendre l’expression en (2) : « ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ». Cette révolution sur place est donc la rotation de la sphère : on le sait sans doute possible grâce aux précisions de (1), à savoir un mouvement sur place autour d’un point central, à la manière d’un globe sur le tour d’un potier ou autre artisan. Par ailleurs, le fait que, dans (2), le centre de l’objet soit décrit comme « immobile » ne peut également renvoyer qu’au mouvement de rotation : l’objet mouvant tourne autour de son centre, un point immobile (un point étant sans étendue, il ne peut avoir un mouvement de translation en un lieu unique : un point qui reste en un lieu unique est immobile).

Dès lors qu’il s’agit d’un mouvement de rotation, le choix du terme « révolution » ou, chez Cousin, « révolution circulaire », est peut-être conforme à la lettre de l’original mais non à son sens, puisqu’un mouvement de révolution est, en français, une translation d’un lieu à un autre, alors qu’il s’agit ici expressément d’une translation en un lieu unique, autour d’un point central, définition de la rotation. En grec, la rotation est peut-être un cas particulier du terme traduit par « révolution » chez l’un et l’autre, et Platon a donc pu employer le terme général plutôt que le terme plus particulier, mais en français ces traductions sont confuses et peu intelligibles, car rotation et révolution ne sont pas dans une relation de subsomption l’une à l’autre, dans une relation du général au particulier, mais dans une relation d’exclusion à l’intérieur de la catégorie des mouvements ou translations.

Quoi qu’il en soit de cette question relative à la stylistique de l’original grec, le terme « révolution » conduit Robin – voir (3) – à comprendre le passage comme relevant directement de l’astronomie, son commentaire introduisant en effet la notion de planète. Les corps célestes font certes partie de la démonstration de l’Athénien dans le passage, mais il nous paraît quant à nous que X, 893 n’appartient pas directement à ce registre, parce que la « révolution » dont il est question étant en fait la rotation, elle ne peut être l’orbite des planètes du système solaire, qui est bel et bien un mouvement de révolution. Quand, en (3), Robin rapporte la démonstration aux planètes orbitant autour du Soleil ainsi qu’à leurs satellites, il commet selon nous une erreur en traitant la relation de ces corps célestes les uns aux autres via le mouvement de révolution – l’orbite – plutôt que via le mouvement de rotation. Planète et satellites sont dans une relation via les deux sortes de mouvement, tant la révolution que la rotation d’une planète ou d’une étoile affectant les propres translations des satellites, mais ici ce n’est pas de la relation via l’orbite mais de la relation via la rotation qu’il s’agit, si nous acceptons ce qui a été dit précédemment. La relation via la rotation est d’ailleurs négligeable relativement à l’autre et se présente surtout sous la forme d’une action de la gravitation sur la rotation.

Or ces relations astronomiques ne sont par ailleurs guère éclairantes quant à l’intention de Platon, car il est question, dans ce passage, d’un phénomène « extraordinaire », « à la possibilité duquel on ne serait pas attendu » (2), alors que les mathématiques astronomiques servent au contraire, chez Platon comme chez d’autres philosophes antiques, à rendre témoignage d’un ordre divin, en raison du parfait agencement des corps célestes, décrits dans l’Épinomis comme des élémentals de feu doués d’intelligence, dont le mouvement immuable traduit l’intelligence divine, contrairement à l’idée reçue, ainsi que la décrit Platon, selon laquelle c’est l’irrégularité qui témoigne d’une intelligence. On ne peut comprendre que cet agencement régulier soit dit inattendu par un auteur qui répète y voir, sans contradiction, l’intervention d’un intellect ou d’une âme. Ce qui présente une possibilité inattendue dans ce contexte doit donc relever d’un domaine transcendantal et non empirique, comme la cosmologie, à savoir que c’est d’un paradoxe logique, intellectuel, que Platon nous parle ici.

La relation du « cercle considéré » au « système entier », en (3), ne serait donc pas la relation d’une planète au système solaire ou d’un satellite à sa planète. Il n’est guère compréhensible que Platon parle de « cercles » alors que le traducteur, égaré par le prisme cosmologique, pense visiblement à des sphères, tout en n’osant altérer le sens de l’original. Robin ne rougit pas, en somme, de parler d’orbites de cercles dans l’espace, alors que les corps célestes ne sont pas des cercles mais des sphères (ce qui était connu des Grecs : voir, par exemple, l’harmonie des sphères selon Pythagore). Or il est tout aussi certain que Platon parle ici de cercles et non de sphères – car s’il l’avait pu, Robin ne se serait pas privé de traduire le terme en question par « sphères », qui correspondrait tellement mieux à sa compréhension du passage. – Ces cercles correspondent selon nous au plan d’une sphère, et la référence à de grands et à de petits cercles évoque donc des cercles concentriques à l’intérieur d’un plan de sphère.

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2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère

Après avoir expliqué en quoi la traduction nous semblait défectueuse, il nous appartient de présenter notre propre interprétation.

Le schéma ci-dessus (réalisé avec les moyens du bord) est une représentation graphique du sens qu’a selon nous le passage. Il s’agit d’une sphère de centre 0 tournant dans un mouvement de rotation autour d’un axe vertical passant par 0. Un plan de coupe de la sphère en son milieu dessine un cercle grisé : de tous les cercles concentriques de ce même plan, le cercle gris est celui dont le périmètre est le plus grand, correspondant aux limites de la sphère et de même rayon que celle-ci. Un cercle concentrique plus petit est le cercle rouge ; son périmètre peut être de n’importe quelle valeur entre 0 (pour un rayon de 0, donc) et la valeur du périmètre du cercle gris.

Les points α et ß représentent deux points de référence pour l’étude du mouvement de rotation de cette sphère. La sphère fait un tour complet sur elle-même quand le cercle gris et le cercle rouge tournent de 360°, de α en α pour le cercle rouge, de ß en ß pour le cercle gris. La distance d’un point au même point est dans chacun de ces deux cas la valeur du périmètre du cercle correspondant, 2πr, avec r le rayon du cercle, soit 2πrα (cercle rouge) < 2πrß (cercle gris).

Le paradoxe est le suivant. Dans un mouvement de rotation uniforme de la sphère, le cercle gris accomplit une rotation de 360° dans le même temps que le cercle rouge accomplit une rotation de 360°. Un cercle au centre de la sphère parcourt ainsi un espace plus court que le cercle périphérique, le plus grand, de la même sphère, dans le même temps. Ce cercle central est donc affecté d’une vitesse moins grande que le cercle périphérique, dans le mouvement de rotation ; nous parlons pourtant d’une seule et même sphère uniforme ainsi que d’un mouvement de rotation uniforme. Une sphère uniforme a donc des parties relativement à son mouvement uniforme de rotation. C’est le paradoxe « à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ».

Rappelons (2) : « [N]ous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. » Le plus grand cercle et le plus petit sont « simultanément transportés par cette sorte de mouvement », la rotation, car il s’agit de cercles concentriques du plan d’une sphère. Le mouvement de ces cercles « est plus faible et plus fort suivant un rapport » parce que la distance d’un tour complet est plus longue dans un cas que dans l’autre, alors que le temps de parcours des périmètres est le même.  Le « rapport » en question est celui des périmètres des cercles concentriques entre eux.

Et (2) de poursuivre : « Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ! » On ne serait pas attendu à ce que les cercles concentriques d’un plan de coupe dans une sphère soient affectés de différentes vitesses parce que la rotation est le mouvement uniforme d’une sphère uniforme. Or on ne peut pas penser non plus ce mouvement uniforme sans ces différentes vitesses endogènes à l’objet uniforme, car le mouvement de rotation est un mouvement circulaire autour d’un axe, c’est-à-dire un parcours périmétrique plus ou moins long selon la distance à la périphérie ou bien au centre. La vitesse de rotation d’un seul et même objet est différente, en valeur numérique, selon qu’on la mesure à la périphérie de l’objet ou près de son centre, puisque cette vitesse dépend du rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours, et que la distance parcourue est un périmètre plus ou moins grand selon la localisation de la mesure, tandis que le temps reste inchangé, chacun de ces cercles effectuant tous à chaque fois un tour complet en même temps, faute de quoi la sphère se disloquerait sous l’effet de tiraillements, de conflits internes, ou perdrait à tout le moins son mouvement de rotation.

Ce qu’il y a d’« extraordinaire », c’est qu’il puisse exister une « source » (Robin) d’un tel mouvement paradoxal, une « force » (Cousin) capable de produire un tel effet. Platon considère, en (1), que ce mouvement et celui de l’Intellect sont identiques, ou, en (2) « semblables ». C’est, de surcroît, un mouvement originel et moteur : « la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire » (2). Le passage (1) ajoute la description suivante : ce qui « se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques ». Il faut, semble-t-il, comprendre là que c’est justement le paradoxe mis en lumière qui permet l’identité entre la rotation de la sphère et le mouvement de l’âme, ou de « l’Intellect », à savoir cette conjonction paradoxale de l’uniforme et du multiple. Le mouvement de la rotation a beau être paradoxal, il est en même temps constaté : les globes sur le tour de l’artisan tout comme les corps célestes tournent sur eux-mêmes, pourtant la description rigoureuse de ce mouvement présente une contradiction insoluble.

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3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

Ce paradoxe ainsi que les autres paradoxes sur le mouvement qui nous viennent de la philosophie grecque témoignent que l’espace et le temps sont des idéalités et n’appartiennent pas aux choses en soi, car le moyen qu’une chose en soi se contredise ?

La contradiction insoluble témoigne d’une inadéquation, mais il ne faut pas se tromper dans l’interprétation de celle-ci. Il ne s’agit pas d’une inadéquation de notre intellect à la nature ; à cet égard, les matérialistes ont raison de dire, après Aristote, que nos sens et notre intellect sont conformes à la nature, car l’inadéquation est en réalité entre notre représentation et la chose en soi. Dans la nature, il faut, c’est-à-dire il est nécessaire (il n’en peut aller autrement) qu’une sphère ait un mouvement de rotation exactement tel qu’il est selon l’entendement, c’est-à-dire paradoxal, mais c’est parce que notre représentation ne porte que sur la nature et non sur la chose en soi. Il n’y a rien ni dans la nature ni dans l’entendement qui nous permette d’espérer présenter un jour, dans la synthèse continue de l’empirisme, une explication du mouvement de la sphère exempte de paradoxe, de même qu’aucun résultat de science empirique ne nous permettra jamais de donner une solution satisfaisante des antinomies de la raison exposées dans la Critique de la raison pure, c’est-à-dire de trancher, pour la moindre d’entre elles, entre la thèse et l’antithèse.

Autrement dit, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que de telles contradictions de la nature soient résolues. Or penser que ces contradictions sont corrigibles dans la représentation car résultant d’une limitation en quelque sorte accidentelle de l’intellect pouvant être suppléée par l’induction, c’est ignorer que la nature est le produit de notre intellect, et que l’insuffisance, si l’on peut encore employer ce terme, est donc dans la nature elle-même. L’idée de savoir asymptotique, dans le matérialisme, se heurte à cette irréductibilité : nous n’approchons jamais d’aucune suppression d’antinomie dans les questions les plus fondamentales de la physique et des autres sciences.

Le savoir a priori sur les propriétés de la sphère, en tant qu’ensemble de principes a priori des sciences de la nature, peut être considéré comme complet, et il comporte cette contradiction interne. Une telle contradiction ne nous permet justement pas d’imputer à la sphère une existence en soi et pas seulement idéale, car ce qui se contredit sans remède est nécessairement dépourvu de l’être en soi, bien qu’il puisse subsister dans l’idéalité, à titre d’objet de la représentation. En effet, on ne peut concevoir la moindre inadéquation là où la dichotomie sujet-objet fait défaut. Le sujet-objet de la nature produit l’inadéquation par la représentation subjective d’un monde objectif ; la dichotomie est entièrement dans la nature en tant qu’objet de représentation pour un sujet. La contradiction dans la nature est sans remède parce qu’il n’y a pas de représentation possible en dehors d’une dichotomie sujet-objet, la même dichotomie qui, dans la synthèse inductive, ne rencontre cependant dans de telles contradictions aucun obstacle fondamental. Ces dernières ne sont pas en effet un obstacle à l’extension inductive, et ce fait, à lui seul, montre que cette extension ou cet approfondissement se fait dans le vide d’une nature seulement idéale plutôt que de manière asymptotique vers la moindre complétude ou le moindre absolu.

Les particularités du mouvement de la sphère n’empêchent pas la progression inductive, à partir d’elles, dans l’inconnu de la nature parce que notre loi de non-contradiction s’applique vis-à-vis de l’application des catégories a priori de l’entendement à leur objet dans l’expérience possible, tandis que les contradictions insolubles, les antinomies qui découlent a priori de ces catégories elles-mêmes sont le corollaire nécessaire d’un entendement affecté à la représentation dans la dichotomie sujet-objet, dont le domaine est la pure idéalité de la nature.

Anaïs et Marie-Madeleine

Il convient d’établir une distinction entre science et technique. Cette dernière n’a jamais été empêchée par une vision traditionnelle, religieuse du monde : que l’on en juge par les pyramides d’Égypte, les édifices de Cuzco, l’aqueduc romain de Ségovie… En termes de technique, l’esprit des Lumières, ou plus généralement l’esprit positiviste, ne représente donc pas une rupture fondamentale, dans la mesure où les capacités techniques n’étaient pas entravées auparavant et ne l’ont peut-être jamais été. La Chine qui se ferme au monde pour, semble-t-il, vivre éternellement selon ses dogmes traditionnels, est celle qui construit une « grande muraille » à cette fin. En réalité, la rupture tient bien plutôt à l’apparition d’un positivisme scientifique qui, s’il ne s’accompagne pas en toutes circonstances de la plus grande liberté d’opinion et d’expression, est la substitution d’un dogmatisme à un autre (par exemple, en plein vingtième siècle, l’« interprétation de Copenhague », tissu d’interprétations arbitraires de résultats expérimentaux [voyez ici : Copenhagen interpretation]).

Alors qu’une certaine forme de pensée mystique subsiste chez Leibniz et Newton, l’apport de ces derniers, en termes d’avancée de la pensée scientifique, est bien supérieur à nombre de leurs successeurs chez qui cette pensée mystique a disparu.

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Lorsque Jünger défend l’astrologie tout en affirmant qu’elle ne peut être jugée du point de vue rationnel, il ne convainc personne. L’astrologie ne se donne pas à connaître comme un jeu, elle cherche à défendre sa pratique rationnellement.

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À Zénon qui affirmait que le mouvement n’existe pas, Diogène le Cynique « répondit » en allant et venant. Comme si Zénon ne s’était pas aperçu qu’il pouvait aller et venir lui aussi. Si une démonstration apparemment juste peut nier le mouvement en dépit de l’expérience sensible, cette dernière n’est pas invitée à servir de contre-argument.

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Paul Bourget est contre la circonstance atténuante de la passion dans le crime passionnel au motif que l’indulgence favorise le crime. Le droit lui a entre-temps donné raison et favorise à présent le cocufiage.

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Les visées œcuméniques admettent tacitement, même malgré elles, que les rites propres à chaque Église n’ont aucune valeur surnaturelle, qu’un fidèle s’y soumet par conformisme, et consacrent ainsi la supériorité d’une doctrine purement pratique comme le zwinglianisme, où la messe est une simple commémoration sans valeur surnaturelle.

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L’eucharistie : « Celui qui mange mon corps et boit mon sang a la vie éternelle. » Alors que le Christ dit lui-même ailleurs qu’il s’exprime par paraboles, et pourquoi il le fait, et alors que les théologiens recourent à l’interprétation symbolique des Écritures, de l’ancien comme du nouveau testament, il est permis de demander pourquoi la parole citée ici a reçu un sens aussi littéral dans le rite catholique.

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Il y a dans le Journal d’Anaïs Nin la pensée qu’elle n’avait jamais rendu son mari aussi heureux que depuis qu’elle avait un amant. Quel mari ne voudrait pas être malheureux plutôt qu’heureux dans ces conditions ?

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Une passion ne se satisfait jamais qu’au détriment d’un scrupule, dans certaines âmes consciencieuses. Y renoncer, c’est la sacrifier à un scrupule, mais jamais elle ne s’estime à si bas prix et rien ne la paye assez de son sacrifice.

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Il est plus difficile à celui qui a de la culture qu’à celui qui n’en a pas de montrer qu’il possède un vernis de culture comme demandé dans les épreuves de culture générale.

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Arriver par les femmes, loin d’être un motif de honte, c’est un double motif de fierté pour le Français : être arrivé et par les femmes.

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Sautez toujours la préface. Dans une édition de La Princesse de Clèves, le préfacier écrit : « Elle [Mme de La Fayette] évite de nous montrer le ventre de Henri VIII ‘chargé de graisse’ que l’annaliste anglais etc. », puis on lit dans le texte de Marie-Madeleine de La Fayette, en p.72 de la même édition : « Henri VIII mourut, étant devenu d’une grosseur prodigieuse. » Si ce n’est pas montrer le ventre d’Henri VIII, qu’est-ce que c’est ?

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Nietzsche a écrit « Dieu est mort » mais aussi « l’art est mort » : à l’ère de l’écroulement des certitudes, les représentations idéales, idéalisées de l’art sont périmées. La science a déclassé un art plus beau que le réel, les esprits s’émancipent également de cette mystification-là. Pourtant, l’art n’a pas disparu ; ce qui porte aujourd’hui ce nom semble être en grande partie une activité spécialisée dans la production d’œuvres plus laides que le réel (expressionnisme…). Est-ce encore une forme de mystification consolatrice, une manière de rendre le réel tolérable par comparaison ?

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Une certaine spécialisation des facultés semble inhérente à la nature humaine. Même aux esprits les plus doués et les plus éclectiques il est difficile de s’intéresser en même temps à des œuvres d’imagination et à des travaux analytiques (de sciences exactes). Une sorte de baromètre intérieur leur signale le dommage, à tout le moins provisoire, que le passage d’un type d’intérêt ou d’activité à un autre fait subir à la disposition cultivée dans la pratique de l’une ou l’autre. Tandis qu’il s’adonne à tel domaine, l’esprit adopte un certain type de personnalité conforme à ce domaine et excluant provisoirement l’intérêt pour tout autre domaine. Ces autres domaines appellent chacun à leur manière un type de personnalité différent. Une éducation trop large risque donc de favoriser les intelligences moyennes, l’esprit doué qui entend donner sa pleine mesure étant conduit à se chercher un domaine de spécialisation. Il conviendrait donc peut-être de commencer par la spécialisation et d’élargir ensuite, avec l’âge, le champ des études, à rebours de ce qui se pratique. Le postulat implicite de l’éducation actuelle est que les esprits ne sont doués que pour un certain type de savoir et qu’il convient de déterminer lequel en présentant à l’élève différents domaines du savoir parmi lesquels sa tendance interne se prononcera. Ce passage programmé du généralisme à la spécialisation demande à l’esprit d’être généraliste d’emblée ou de rester médiocre (excellent dans un domaine et médiocre dans les autres : la moyenne est médiocre). On peut craindre que l’esprit doué soit ainsi voué à la médiocrité dans un système qui va du généralisme à la spécialisation plutôt que de la spécialisation au généralisme.

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Apprendre des choses, cela peut aussi revenir à tuer le poète en soi.

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Ce qui m’a longtemps retenu de m’intéresser à un parti portant le nom de Labour, c’est justement son nom, à cause de ce que cela représente de contraire à mes tendances profondes.

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J’avais des rêves de grandeur et voilà que je lis Zazie dans le métro

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Sottisier poétique
(Avec tout le respect dû aux maîtres)

La mer gronde et se gonfle, et la bave des eaux
Bien au-dessus des monts va noyer les oiseaux
(Leconte de Lisle, Poèmes barbares)

Le mot bave ne s’emploie plus au sens de « par métaph. ou compar. liquide écumeux » (Grand Robert).

Don Rui tire sa lame
Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme
(ibid.)

On entendait mugir le semoun meurtrier,
Et sur les cailloux blancs les écailles crier
Sous le ventre des crocodiles
(Victor Hugo, Les Orientales)

Il semblerait que ce vent violent qu’est le simoun doive rendre difficile d’entendre le ventre des crocodiles glisser sur les cailloux, à moins que les crocodiles ne soient des espèces de colosses blindés.

L’héraldique lion qui fait rugir d’effroi
Les lionnes vivantes
(ibid.)

Ne songe plus qu’aux vrais platanes (ibid.)

Où sont les faux, dans le poème ?

Ces cheveux
qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule
(ibid.)

Est-ce parce qu’on parle de saule pleureur que le poète dit que les feuilles du saule pleurent ?

Grenade, la bien nommée,
Lorsque la guerre enflammée
Déroule ses pavillons,
Cent fois plus terrible éclate
Que la grenade écarlate
Sur le front des bataillons
(ibid.)

Bien nommée parce qu’elle éclate comme une grenade explosive !

Ton sabre
Toujours dans la bataille on le voit resplendir,
Sans trouver turban qui le rompe
(ibid.)

Le turban peut en effet casser un sabre, s’il est employé pour désigner par métonymie la tête, mais c’est bien le seul cas possible.

Berceau que la tombe a fait creux ! (Théophile Gautier, Émaux et Camées)

Quelle chute ! Le berceau que vide la mort de l’enfant est fait creux par la tombe…

Mille soldats partout, bandits aux yeux ardents (Victor Hugo, Les Burgraves)

La raison pour laquelle ce vers figure ici tient à la sonorité du second hémistiche, si l’on respecte, comme en principe on le devrait, les liaisons : « Bandits zaux zyeux zardents »…

Rome à ce grand dessein ouvrira tous ses bras (Corneille, Sertorius)

Rome comparée à la déesse indienne Kali…

Me croit-il en état de croire son arrêt ? (Corneille, Tite et Bérénice)

Faut croire.

Ses cheveux, par l’angoisse aplatis sur sa tête (Lamartine, Jocelyn)

Je crois me rappeler que Laurel et Hardy se sont inspirés de ce vers dans certains de leurs sketchs. Mais peut-être qu’ils avaient lu « dressés sur sa tête ». – Ou bien s’inspiraient-ils plutôt de cet autre vers de Lamartine :

Le vol de sa pensée agitait ses cheveux (Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses)

Pégase te soufflait des vers de sa narine (Hugo, Les Contemplations)

Les morts, ne marchant plus, dressent leurs pieds funèbres (ibid.)

Cédar la regarda les bras croisés de joie (Lamartine, La chute d’un ange)

Comme on lance une roche aux gouffres effrayés (ibid.)

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Aragon m’a toujours fait l’effet d’être le plus mauvais des surréalistes : celui qui n’ose pas se droguer comme les copains. C’était peut-être aussi le plus mauvais des communistes.

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Louis Belmontet est un poète qui a écrit des Poésies guerrières sous le Second Empire et fut pour cette raison député. C’était avant la déculottée de l’armée française au Mexique et bien sûr avant Sedan.

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La notation numérique de l’école et de l’université françaises (de 0 à 20) est plus individualisante et par conséquent plus hiérarchisante que la notation littérale nord-américaine (A, B, C…).

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Nos ancêtres les Sarrazins

Provence et Midi de la France (voyez La chèvre d’or de Paul Arène), Vendée (La fosse aux lions d’Émile Baumann), Savoie (Le cœur et le sang d’Henri Bordeaux), Normandie (Devant la douleur de Léon Daudet)…

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Gongorismes bien français

D’habitude les plus matineux sont les pigeons de Jaume ; l’aube aux mains molles jongle avec eux. (Giono, Colline)

(Le chien le suit) et Gondran écoute joyeusement le grignotis des petites pattes onglées, derrière lui. (ibid.)

La note filée d’un clairon blesse, d’une vague déchirante, le lac tumultueux de sa mémoire. (Antoine Blondin, Les enfants du Bon Dieu, 1952)

La cité de leurs fronts ombrageait la fontaine
De leurs yeux
(Léon Deubel, Poèmes)

Mais les plus forts restent quand même les Hispaniques. Quelques gongorismes mexicains :

Carballo eyacula una sonrisa espesa como la esperma, como esperma mezclada de lodo. (Rubén Salazar Mallén, ¡Viva México!, 1968)

Con veloces navajas las estrellas cortan la piel de los abrevaderos. Sangra el agua. Sangra trémulos destellos (ibid.)

La mañana está echada como un perro azul en las azoteas y ladra luz. (ibid.)

Por las puertas de sus manos entra un ademán consternado. (ibid.)

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Hypothèse. Il ne peut y avoir d’ataraxie parfaite. L’esprit qui s’en approche tend à s’accuser et à souffrir d’écarts de plus en plus minimes. De plus, l’absence de tout sentiment de coulpe dans ce même esprit serait un mouvement de passion (l’orgueil) qui le ramènerait en arrière. Non la sagesse mais l’amitié pour la sagesse.

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Barrès qui s’attaque à Kant en racontant des histoires d’amour (Les Déracinés), c’est d’une hallucinante loufoquerie.

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« Son visage pur » (Léon Daudet, Le cœur et l’absence) Pur de quoi ?

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La parcimonie des descriptions empêche qu’une atmosphère s’installe. La littérature contemporaine est retournée au stade primitif. Elle ennuiera ceux qui n’ont rien vu du monde censé se trouver dans ses pages.

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Quelques licences poétiques de Corneille

Et l’énigme du sphinx fut moins obscur pour moi (Œdipe)

Énigme est ici masculin : le vers ne peut pas être corrigé car obscure, au féminin, le rallongerait d’une syllabe.

Mais je ne réponds pas que vous trouviez les Grecs
Dans la même pensée et les mêmes respects
(La conquête de la toison d’or)

Grecs est à prononcer « grès » pour le faire rimer avec respects.

Que voulez-vous, Madame, ici que je vous die ? (ibid.)

Pour rimer avec perfidie.

Je vous avouerai plus : à qui que je me donne (Sertorius)

Votre intérêt m’arrête autant comme le mien (ibid.)

Et détruit d’autant plus, que plus on le voit croître,
Ce que l’on doit d’amour aux vertus de son maître
(Othon)

Croître doit ici, pour rimer avec maître, se prononcer craître (ou maître se prononcer moître).

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L’escobarderie au fond des intellectuels catholiques militants : « Quel plus lourd fardeau que leur morale [luthérienne] » (Maritain) Opposé à une morale légère ?

« C’est une absurdité flagrante, et en même temps un lâche procédé de réduction, de traiter les hommes comme des parfaits, et la perfection à acquérir, dont la plupart restent très loin, comme constitutive de la nature même. Tel est cependant le principe de Rousseau, son perpétuel postulat. » (Maritain, Trois réformateurs)

Écoutons donc Rousseau : « Il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux. » (Les Confessions)

Au temps pour le « perpétuel postulat ». Toujours l’escobarderie.

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Les comètes du nôtre [de notre siècle] ont dépeuplé les cieux. (Musset, Poésies nouvelles)

Note du commentateur : « Ce vers obscur et peut-être fautif (certains voudraient lire « conquêtes ») a suscité de multiples discussions d’érudits. » Rien de plus simple à comprendre, pourtant : la science (l’astronomie, connaissance des comètes) a étouffé la croyance aux dieux, à la divinité. Pas besoin de je ne sais quelles conquêtes, les comètes sont nécessaires à l’équilibre du vers : ce sont des objets célestes – célestes mais objets de science – qui dépeuplent les cieux, demeure traditionnelle des dieux.

Le même commentateur n’a visiblement rien compris au vers suivant, pas plus qu’à Musset en général :

Et de ce bruit honteux qui salit la pensée

où le commentateur voit, je le cite, une « allusion aux lois de septembre 1835 contre la liberté de la presse ». Que va-t-il chercher ! La liberté de la presse est certes un beau combat mais il n’y a dans ce passage aucune allusion à de telles lois, seulement à la littérature dans la lignée de Voltaire et des philosophes dénoncée par Musset tout au long de ses poèmes. Le commentateur semble chercher à faire de Musset un libéral ou – mais ce serait un aveuglement incroyable – est convaincu qu’il l’est…

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Étude : les défroqués chez les Jacobins, Hébertistes, Enragés… La liste semble longue.

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Je peux être convaincu de la valeur de la vertu sans croire à celle de la messe.

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Tant que je n’avais pas de situation, j’avais un avenir, et maintenant que j’ai une situation je ne me vois aucun avenir, il me semble que ma vie est derrière moi.

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Dans ses carnets de voyage aux États-Unis, publiés sous le titre Outre-Mer (1895), Paul Bourget insiste sur la totale absence de grivoiserie au théâtre et dans les caricatures en Amérique. Quelle différence, par la suite, avec Hollywood (‘Pre-Code Era’) !

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Strindberg ne s’est pas trompé avec son « combat des âmes » (själakamp) : même après la mort de l’homme de génie, son préfacier le traite comme une créature malsaine.

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Zola, sur son roman La Débâcle, dans Le Gaulois : « une œuvre de patriote … maintenant la nécessité de la revanche ».

Cinq ou six ans plus tard, il écrivait J’accuse.

Les antidreyfusards, du moins certains d’entre eux parmi les plus en vue, en défendant si peu discrètement la raison d’État, le châtiment même sans culpabilité, avaient perdu d’avance : même un despote absolu a de la pudeur sur ce point et voile la raison d’État derrière des motifs plus convenables.

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Pourquoi ne pas être un homme du passé ? Le passé a sa grandeur.

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Il ne suffit pas de dire « c’est un homme à femmes » : il faut dire quelles femmes.

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Rêves-contacts (1)

Hypothèse. Les intelligences extraterrestres communiquent avec nous dans nos rêves (Nýall).

1

La nuit du 12 avril 2013, j’ai rêvé que je trouvais un fragment de roche contenant une trace de vie extraterrestre, sur le modèle de l’ambre qui encapsule un moustique de la préhistoire, à ceci près que cette roche contenait un hologramme animé d’insecte, insecte d’une dimension peu ordinaire, espèce de grand cloporte. Cet objet était considéré par moi comme provenant des étoiles. À mon réveil, j’eus la pensée qu’on avait cherché à entrer en communication avec moi, qu’on cherchait à répondre à mon poème sur les intelligences extraterrestres qui est un appel au contact.

2

G. n’a plus répondu depuis l’envoi de mon poème sur les intelligences extraterrestres. Il a peur d’un contact du troisième type. La plupart des gens ont peur, ou auraient peur s’ils pensaient le provoquer, d’un tel contact, car il devient évident à un nombre toujours plus grand de personnes que c’est quelque chose de possible.

3

Kant a une curieuse façon d’insister sur d’hypothétiques êtres non humains extraterrestres doués de raison, pour dire qu’ils sont comme nous soumis à la loi morale.

4

Nuit du 4 mai 2013. De l’existence des géants sur terre avant l’homme. C’était une époque où l’alternance des saisons s’accompagnait de phénomènes climatiques beaucoup plus intenses que ce n’est le cas aujourd’hui. Un désert de glace se transformait ainsi en quelques jours en océan plein de vie, donnant lieu à des scènes de cataclysme. Pour que la vie soit possible, il fallait une constitution physique prodigieuse. C’est sur ce seul point que Schopenhauer conteste la théorie de Darwin. Le philosophe rappelle par ailleurs qu’Averroès a vécu à Nîmes et que lui-même loge dans une chambre aux fenêtres en « papier gâché ». Sa révélation sur les géants provoque chez moi une grande exaltation, et je plane au-dessus d’un monde préhistorique qui est le monde, d’abord une mer la nuit, puis une terre d’une grande beauté, couverte de forêts et dorée par les premiers rayons de l’aube, entendant une voix qui m’exhorte à en déchiffrer les mystères.

5

Nuit du 7 mai 2013. Sur une autre planète, je suis conduit, comme prisonnier, dans une arène naturelle entre des rochers escarpés dont les flancs, derrière des grillages, servent de gradins au public. Le combat doit être un combat psychique. Chaque combattant a les pieds fixés sur un billot. Je suis ainsi un gladiateur psychique pour le plaisir de cette population extraterrestre. Or j’apprends que j’ai toutes mes chances car les humains sont considérés comme ayant un grand pouvoir psychique.

Exilé sur une autre planète, je suis transformé en figurine de pain. Je retrouve espoir en voyant un jour mon reflet sur une pièce polie de tuyauterie, car je me vois tel qu’en moi-même, et j’acquiers alors la certitude que je saurai reconduire tous ceux qui comme moi ont été transformés en pantins divers et variés, chez eux, où chacun retrouvera son vrai moi.

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Les progrès de la science semblent avoir pour conséquence de toujours plus établir l’homme dans la nature, au détriment de sa réalité nouménale, en même temps que le régime démocratique qui a toujours assuré favoriser ce progrès lui oppose toujours l’obstacle du libre-arbitre de l’homme, dont on ne sait d’où il le tire s’il ne le rapporte à une liberté de la volonté indépendante de la nature.

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Schopenhauer réfute les antinomies kantiennes en disant que quelque chose de réel (Wirkliches) ne peut en même temps être et ne pas être. Or les (deux premières) antinomies portent sur le temps et l’espace : ce sont des formes a priori qui ne disent rien du réel en tant que tel.

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Les vortex cosmiques en philosophie (Wirbel, δίνη) : Empédocle, Démocrite, Descartes, Laplace, Kant (dans Geschichte der Philosophie de Schopenhauer). J’ajoute, dans l’histoire des sciences et des idées sinon dans celle de la philosophie : Swedenborg (jeune) et Hans Hörbiger (Welteislehre).

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« Le soleil tourne autour du monde [de la terre] » (Rousseau, L’Émile) : le soleil suivrait un cercle dont le centre est au cœur de la terre. Et il a existé un état de nature où les hommes vivaient solitairement.

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« L’aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement » ne peut conduire à l’harmonie du monde, affirme Rousseau, dans sa réfutation du matérialisme, à la suite de considérations sur les « jets » de Diderot par lesquels, selon ce dernier, s’est ordonné le chaos primordial (jets au sens probabiliste de combinaisons). Or, si le monde est volonté et représentation (Wille und Vorstellung), ces essais combinatoires de la matière en mouvement n’ont pas eu lieu réellement.

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Les langues tonales comme le thaï (où l’intonation sert à distinguer les mots entre eux) ont besoin de recourir à des expressions langagières pour exprimer les nuances émotionnelles que les autres langues expriment par des intonations. Par exemple, เสียเลย sia-lei « exprime le soulagement ».

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Selon Schopenhauer (Parerga und Paralipomena), les vérités du christianisme le distinguent du paganisme gréco-romain (à peine métaphysique) et le rapprochent du brahmanisme et du bouddhisme. D’ailleurs, le nouveau testament doit être d’origine indienne. Pendant la fuite en Égypte (Matthieu 2:13-15), Jésus fut initié par des prêtres égyptiens à leur religion, qui était d’origine indienne. Il aurait plus tard accompli des prodiges « au moyen de l’influence métaphysique de la volonté » (mittelst des metaphysischen Einflusses des Willens).

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Schopenhauer confirme mon objection à Max Weber sur les protestants « virtuoses de l’ascèse », en signalant, avant même que se soit exprimé Weber, qui aurait bien fait de lire son compatriote, que le protestantisme a rejeté le célibat et l’« ascèse authentique » (die eigentliche Askese).

Je rappelle la chronologie des faits :

1/ Schopenhauer dit que le protestantisme a rejeté l’ascèse authentique ;

2/ Max Weber écrit que les protestants sont des virtuoses de l’ascèse ;

3/ Je lis Weber et trouve que son idée n’a aucun sens, bien que ce soit une idée reçue autour de moi ;

4/ Je prends connaissance de 1/ et me félicite de n’avoir pas cédé aux tenants de l’idée reçue, car à présent nous sommes deux pour la combattre.

[Comme témoignage de 3/ voyez mon essai La théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, de 1998, au chapitre 1A « Rationalisation et modernisation chez Max Weber » (ici). Habermas reprend à son compte l’idée de Weber sans discussion.]

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Avec Heidegger méditant sur la chose en soi kantienne, on approche dangereusement de la « pensée Tetris » (Tetris thinking) : comme les tétraminos, les pensées s’annulent et disparaissent en se combinant. Exemple : la chose en soi est un néant car elle n’est pas un étant : « Par néant, nous entendons ce qui n’est pas un étant mais est tout de même quelque chose. » (Kant et le problème de la métaphysique)

Je ne condamne pas d’emblée la pensée Tetris : c’est peut-être l’usage de la pensée le plus rationnel chez l’homme. Le flux constant de pensées-tétraminos en mode psychique par défaut nous contraint à une activité permanente de dégagement.

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Quand une dangereuse bête sauvage s’affaire dans vos provisions, vous n’êtes pas assez fou pour faire le moindre geste et risquer de provoquer une attaque de sa part. Vous l’observez de biais, pétrifié. Mais si elle lève les yeux sur vous ?