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Philo 38 : Le paradoxe de la rotation de la sphère chez Platon et son interprétation selon l’esthétique transcendantale
Dans le dialogue des Lois de Platon, il est un passage, entre autres, dont l’obscurité paraît avoir résisté à la sagacité des commentateurs. Au Livre X, 893, le personnage désigné sous le nom de « l’Athénien » cherche à prouver l’existence des dieux et de l’âme, en assignant à ceux-ci un mouvement originaire et moteur par rapport à toutes les autres formes de mouvement possibles et connues. Ce mouvement est la rotation (X, 897), décrite comme une « translation en un lieu unique » dans la traduction de Léon Robin :
(1) [Le mouvement] qui est translation en un lieu unique, forcément aussi il doit se mouvoir autour, oui, de quelque point central, en tant qu’il est une image des cercles qui ont été bien arrondis au tour ; et de plus il doit être celui qui est, de toute façon, autant que possible, le plus approprié à la révolution de l’Intellect et semblable à celle-ci. – CLINIAS : Comment l’entends-tu ? – L’ATHÉNIEN : Si nous disons de ce qui, sans aucun doute, se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques, c’est à la fois l’Intellect et le mouvement dont la translation a lieu à la même place, à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour, alors évidemment nous ne passerions pas pour être de médiocres ouvriers pour ce qui est de fabriquer en parole de belles images !
Ce passage nous éclaire sur X, 893, que voici, toujours dans la traduction de Léon Robin :
(2) Veux-tu parler, dirai-je, de celles [les choses] qui, ayant à leur centre la propriété de ce qui est immobile, se meuvent sur place, à l’image de ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ? – Oui, mais nous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu !
Après le mot « appropriées », L. Robin ajoute la note suivante :
(3) Selon que le cercle considéré est plus voisin, ou du centre, ou de la périphérie du système entier. Manifestement ce que Platon a en vue, ce sont les orbites dont la révolution emporte la planète qui lui est affectée.
Le philosophe Victor Cousin (1792-1867) a traduit le même passage X, 893 de façon encore moins éclairante, s’il est possible, et à bien des égards même indéchiffrable :
(4) Nous comprenons que dans cette révolution circulaire le mouvement qui fait tourner à la fois le plus grand et le plus petit cercle se distribue proportionnellement au plus grand et au plus petit, étant lui-même plus grand ou plus faible dans la même proportion. Aussi y a-t-il de quoi s’étonner de tout cela, en voyant que la force mouvante communique à la fois aux grands et aux petits cercles la lenteur et la vitesse proportionnée, phénomène qu’on pourrait croire impossible.
Nous n’apporterons pas d’autres citations que celles qui précèdent ; bien qu’une parfaite élucidation de la démonstration de Platon nécessitât de déchiffrer l’ensemble des pages correspondantes, nous ne cherchons pas, ici, à rendre la démonstration platonicienne de l’existence de l’âme et des dieux.
Nous n’avons par ailleurs pas la compétence linguistique nécessaire pour lire le texte grec original, ce qui nous aiderait à mieux comprendre certains choix des traducteurs que nous pressentons contestables. Il nous paraît cependant certain que les deux traductions manquent le véritable sens du passage et c’est ce dont nous allons tâcher de nous justifier.
En particulier, Léon Robin – c’est ce qui ressort de (3) – comprend X, 893 comme décrivant les orbites des planètes du système solaire. Nous pensons quant à nous que ce passage décrit purement et simplement la rotation de la sphère, en montrant le paradoxe que ce mouvement présente, un paradoxe à classer parmi les autres paradoxes du mouvement exposés notamment par Zénon d’Élée et les philosophes de l’école sceptique à l’instar de Sextus Empiricus.
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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale
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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
Ni dans la traduction de L. Robin (2) ni dans celle de Victor Cousin (4) n’apparaît le terme de « rotation », qui est pourtant manifestement ce dont il s’agit, à savoir : a/ une « translation en un lieu unique », b/ « autour de quelque point central », c/ « à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour » (1). C’est de cette manière qu’il faut entendre l’expression en (2) : « ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ». Cette révolution sur place est donc la rotation de la sphère : on le sait sans doute possible grâce aux précisions de (1), à savoir un mouvement sur place autour d’un point central, à la manière d’un globe sur le tour d’un potier ou autre artisan. Par ailleurs, le fait que, dans (2), le centre de l’objet soit décrit comme « immobile » ne peut également renvoyer qu’au mouvement de rotation : l’objet mouvant tourne autour de son centre, un point immobile (un point étant sans étendue, il ne peut avoir un mouvement de translation en un lieu unique : un point qui reste en un lieu unique est immobile).
Dès lors qu’il s’agit d’un mouvement de rotation, le choix du terme « révolution » ou, chez Cousin, « révolution circulaire », est peut-être conforme à la lettre de l’original mais non à son sens, puisqu’un mouvement de révolution est, en français, une translation d’un lieu à un autre, alors qu’il s’agit ici expressément d’une translation en un lieu unique, autour d’un point central, définition de la rotation. En grec, la rotation est peut-être un cas particulier du terme traduit par « révolution » chez l’un et l’autre, et Platon a donc pu employer le terme général plutôt que le terme plus particulier, mais en français ces traductions sont confuses et peu intelligibles, car rotation et révolution ne sont pas dans une relation de subsomption l’une à l’autre, dans une relation du général au particulier, mais dans une relation d’exclusion à l’intérieur de la catégorie des mouvements ou translations.
Quoi qu’il en soit de cette question relative à la stylistique de l’original grec, le terme « révolution » conduit Robin – voir (3) – à comprendre le passage comme relevant directement de l’astronomie, son commentaire introduisant en effet la notion de planète. Les corps célestes font certes partie de la démonstration de l’Athénien dans le passage, mais il nous paraît quant à nous que X, 893 n’appartient pas directement à ce registre, parce que la « révolution » dont il est question étant en fait la rotation, elle ne peut être l’orbite des planètes du système solaire, qui est bel et bien un mouvement de révolution. Quand, en (3), Robin rapporte la démonstration aux planètes orbitant autour du Soleil ainsi qu’à leurs satellites, il commet selon nous une erreur en traitant la relation de ces corps célestes les uns aux autres via le mouvement de révolution – l’orbite – plutôt que via le mouvement de rotation. Planète et satellites sont dans une relation via les deux sortes de mouvement, tant la révolution que la rotation d’une planète ou d’une étoile affectant les propres translations des satellites, mais ici ce n’est pas de la relation via l’orbite mais de la relation via la rotation qu’il s’agit, si nous acceptons ce qui a été dit précédemment. La relation via la rotation est d’ailleurs négligeable relativement à l’autre et se présente surtout sous la forme d’une action de la gravitation sur la rotation.
Or ces relations astronomiques ne sont par ailleurs guère éclairantes quant à l’intention de Platon, car il est question, dans ce passage, d’un phénomène « extraordinaire », « à la possibilité duquel on ne serait pas attendu » (2), alors que les mathématiques astronomiques servent au contraire, chez Platon comme chez d’autres philosophes antiques, à rendre témoignage d’un ordre divin, en raison du parfait agencement des corps célestes, décrits dans l’Épinomis comme des élémentals de feu doués d’intelligence, dont le mouvement immuable traduit l’intelligence divine, contrairement à l’idée reçue, ainsi que la décrit Platon, selon laquelle c’est l’irrégularité qui témoigne d’une intelligence. On ne peut comprendre que cet agencement régulier soit dit inattendu par un auteur qui répète y voir, sans contradiction, l’intervention d’un intellect ou d’une âme. Ce qui présente une possibilité inattendue dans ce contexte doit donc relever d’un domaine transcendantal et non empirique, comme la cosmologie, à savoir que c’est d’un paradoxe logique, intellectuel, que Platon nous parle ici.
La relation du « cercle considéré » au « système entier », en (3), ne serait donc pas la relation d’une planète au système solaire ou d’un satellite à sa planète. Il n’est guère compréhensible que Platon parle de « cercles » alors que le traducteur, égaré par le prisme cosmologique, pense visiblement à des sphères, tout en n’osant altérer le sens de l’original. Robin ne rougit pas, en somme, de parler d’orbites de cercles dans l’espace, alors que les corps célestes ne sont pas des cercles mais des sphères (ce qui était connu des Grecs : voir, par exemple, l’harmonie des sphères selon Pythagore). Or il est tout aussi certain que Platon parle ici de cercles et non de sphères – car s’il l’avait pu, Robin ne se serait pas privé de traduire le terme en question par « sphères », qui correspondrait tellement mieux à sa compréhension du passage. – Ces cercles correspondent selon nous au plan d’une sphère, et la référence à de grands et à de petits cercles évoque donc des cercles concentriques à l’intérieur d’un plan de sphère.
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2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
Après avoir expliqué en quoi la traduction nous semblait défectueuse, il nous appartient de présenter notre propre interprétation.
Le schéma ci-dessus (réalisé avec les moyens du bord) est une représentation graphique du sens qu’a selon nous le passage. Il s’agit d’une sphère de centre 0 tournant dans un mouvement de rotation autour d’un axe vertical passant par 0. Un plan de coupe de la sphère en son milieu dessine un cercle grisé : de tous les cercles concentriques de ce même plan, le cercle gris est celui dont le périmètre est le plus grand, correspondant aux limites de la sphère et de même rayon que celle-ci. Un cercle concentrique plus petit est le cercle rouge ; son périmètre peut être de n’importe quelle valeur entre 0 (pour un rayon de 0, donc) et la valeur du périmètre du cercle gris.
Les points α et ß représentent deux points de référence pour l’étude du mouvement de rotation de cette sphère. La sphère fait un tour complet sur elle-même quand le cercle gris et le cercle rouge tournent de 360°, de α en α pour le cercle rouge, de ß en ß pour le cercle gris. La distance d’un point au même point est dans chacun de ces deux cas la valeur du périmètre du cercle correspondant, 2πr, avec r le rayon du cercle, soit 2πrα (cercle rouge) < 2πrß (cercle gris).
Le paradoxe est le suivant. Dans un mouvement de rotation uniforme de la sphère, le cercle gris accomplit une rotation de 360° dans le même temps que le cercle rouge accomplit une rotation de 360°. Un cercle au centre de la sphère parcourt ainsi un espace plus court que le cercle périphérique, le plus grand, de la même sphère, dans le même temps. Ce cercle central est donc affecté d’une vitesse moins grande que le cercle périphérique, dans le mouvement de rotation ; nous parlons pourtant d’une seule et même sphère uniforme ainsi que d’un mouvement de rotation uniforme. Une sphère uniforme a donc des parties relativement à son mouvement uniforme de rotation. C’est le paradoxe « à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ».
Rappelons (2) : « [N]ous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. » Le plus grand cercle et le plus petit sont « simultanément transportés par cette sorte de mouvement », la rotation, car il s’agit de cercles concentriques du plan d’une sphère. Le mouvement de ces cercles « est plus faible et plus fort suivant un rapport » parce que la distance d’un tour complet est plus longue dans un cas que dans l’autre, alors que le temps de parcours des périmètres est le même. Le « rapport » en question est celui des périmètres des cercles concentriques entre eux.
Et (2) de poursuivre : « Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ! » On ne serait pas attendu à ce que les cercles concentriques d’un plan de coupe dans une sphère soient affectés de différentes vitesses parce que la rotation est le mouvement uniforme d’une sphère uniforme. Or on ne peut pas penser non plus ce mouvement uniforme sans ces différentes vitesses endogènes à l’objet uniforme, car le mouvement de rotation est un mouvement circulaire autour d’un axe, c’est-à-dire un parcours périmétrique plus ou moins long selon la distance à la périphérie ou bien au centre. La vitesse de rotation d’un seul et même objet est différente, en valeur numérique, selon qu’on la mesure à la périphérie de l’objet ou près de son centre, puisque cette vitesse dépend du rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours, et que la distance parcourue est un périmètre plus ou moins grand selon la localisation de la mesure, tandis que le temps reste inchangé, chacun de ces cercles effectuant tous à chaque fois un tour complet en même temps, faute de quoi la sphère se disloquerait sous l’effet de tiraillements, de conflits internes, ou perdrait à tout le moins son mouvement de rotation.
Ce qu’il y a d’« extraordinaire », c’est qu’il puisse exister une « source » (Robin) d’un tel mouvement paradoxal, une « force » (Cousin) capable de produire un tel effet. Platon considère, en (1), que ce mouvement et celui de l’Intellect sont identiques, ou, en (2) « semblables ». C’est, de surcroît, un mouvement originel et moteur : « la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire » (2). Le passage (1) ajoute la description suivante : ce qui « se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques ». Il faut, semble-t-il, comprendre là que c’est justement le paradoxe mis en lumière qui permet l’identité entre la rotation de la sphère et le mouvement de l’âme, ou de « l’Intellect », à savoir cette conjonction paradoxale de l’uniforme et du multiple. Le mouvement de la rotation a beau être paradoxal, il est en même temps constaté : les globes sur le tour de l’artisan tout comme les corps célestes tournent sur eux-mêmes, pourtant la description rigoureuse de ce mouvement présente une contradiction insoluble.
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3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale
Ce paradoxe ainsi que les autres paradoxes sur le mouvement qui nous viennent de la philosophie grecque témoignent que l’espace et le temps sont des idéalités et n’appartiennent pas aux choses en soi, car le moyen qu’une chose en soi se contredise ?
La contradiction insoluble témoigne d’une inadéquation, mais il ne faut pas se tromper dans l’interprétation de celle-ci. Il ne s’agit pas d’une inadéquation de notre intellect à la nature ; à cet égard, les matérialistes ont raison de dire, après Aristote, que nos sens et notre intellect sont conformes à la nature, car l’inadéquation est en réalité entre notre représentation et la chose en soi. Dans la nature, il faut, c’est-à-dire il est nécessaire (il n’en peut aller autrement) qu’une sphère ait un mouvement de rotation exactement tel qu’il est selon l’entendement, c’est-à-dire paradoxal, mais c’est parce que notre représentation ne porte que sur la nature et non sur la chose en soi. Il n’y a rien ni dans la nature ni dans l’entendement qui nous permette d’espérer présenter un jour, dans la synthèse continue de l’empirisme, une explication du mouvement de la sphère exempte de paradoxe, de même qu’aucun résultat de science empirique ne nous permettra jamais de donner une solution satisfaisante des antinomies de la raison exposées dans la Critique de la raison pure, c’est-à-dire de trancher, pour la moindre d’entre elles, entre la thèse et l’antithèse.
Autrement dit, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que de telles contradictions de la nature soient résolues. Or penser que ces contradictions sont corrigibles dans la représentation car résultant d’une limitation en quelque sorte accidentelle de l’intellect pouvant être suppléée par l’induction, c’est ignorer que la nature est le produit de notre intellect, et que l’insuffisance, si l’on peut encore employer ce terme, est donc dans la nature elle-même. L’idée de savoir asymptotique, dans le matérialisme, se heurte à cette irréductibilité : nous n’approchons jamais d’aucune suppression d’antinomie dans les questions les plus fondamentales de la physique et des autres sciences.
Le savoir a priori sur les propriétés de la sphère, en tant qu’ensemble de principes a priori des sciences de la nature, peut être considéré comme complet, et il comporte cette contradiction interne. Une telle contradiction ne nous permet justement pas d’imputer à la sphère une existence en soi et pas seulement idéale, car ce qui se contredit sans remède est nécessairement dépourvu de l’être en soi, bien qu’il puisse subsister dans l’idéalité, à titre d’objet de la représentation. En effet, on ne peut concevoir la moindre inadéquation là où la dichotomie sujet-objet fait défaut. Le sujet-objet de la nature produit l’inadéquation par la représentation subjective d’un monde objectif ; la dichotomie est entièrement dans la nature en tant qu’objet de représentation pour un sujet. La contradiction dans la nature est sans remède parce qu’il n’y a pas de représentation possible en dehors d’une dichotomie sujet-objet, la même dichotomie qui, dans la synthèse inductive, ne rencontre cependant dans de telles contradictions aucun obstacle fondamental. Ces dernières ne sont pas en effet un obstacle à l’extension inductive, et ce fait, à lui seul, montre que cette extension ou cet approfondissement se fait dans le vide d’une nature seulement idéale plutôt que de manière asymptotique vers la moindre complétude ou le moindre absolu.
Les particularités du mouvement de la sphère n’empêchent pas la progression inductive, à partir d’elles, dans l’inconnu de la nature parce que notre loi de non-contradiction s’applique vis-à-vis de l’application des catégories a priori de l’entendement à leur objet dans l’expérience possible, tandis que les contradictions insolubles, les antinomies qui découlent a priori de ces catégories elles-mêmes sont le corollaire nécessaire d’un entendement affecté à la représentation dans la dichotomie sujet-objet, dont le domaine est la pure idéalité de la nature.
Kant devant le matérialisme dialectique de Lénine
C’est dans Matérialisme et empiriocriticisme : Notes critiques sur une philosophie réactionnaire, de 1909, que Lénine élabore une défense de la philosophie matérialiste propre au marxisme. Comme l’indique le titre de l’ouvrage, Lénine oppose cette philosophie matérialiste à l’empiriocriticisme, philosophie issue des résultats de la « nouvelle physique » (avec les découvertes de l’électromagnétisme, « transformant la matière en force ») ; c’est donc l’empiriocriticisme qui sert ici à la dénonciation de l’idéalisme. Ce parti pris s’explique par le fait que des penseurs russes avaient adopté l’empiriocriticisme comme un cadre valable pour une philosophie communiste. Son livre est toutefois une défense plus large du matérialisme contre l’idéalisme, et sa thèse repose d’ailleurs sur le fait qu’une philosophie ne peut être que matérialiste ou idéaliste (ou est voué, comme l’empiriocriticisme, à être une « soupe éclectique »).
Bien qu’il reconnaisse au kantisme ses spécificités propres, il ne le range pas moins parmi les philosophies idéalistes (il n’ose pas le qualifier de soupe éclectique). Avec cette conséquence que le kantisme est selon lui réactionnaire, puisque l’idéalisme, sous ses diverses formes, est toujours la philosophie de la réaction politique.
Les présentes notes se veulent une défense progressiste du kantisme. Ou plutôt, c’est une défense du kantisme contre ce qu’en dit Lénine qui y voit une philosophie réactionnaire, mais je n’insisterai pas ici sur les raisons qui font que le kantisme est un progressisme. Je me bornerai à indiquer d’emblée que l’idéalisme, par exemple chrétien, n’est pas en soi plus réactionnaire que le matérialisme, par exemple « vieux-judaïque » (cf. par exemple cette citation du philosophe marxiste Henri Lefebvre : « Si l’on examine d’un peu plus près ces mystifications [du fascisme], on n’y trouve qu’un amas de débris idéologiques. Ainsi, les idéologues hitlériens ont emprunté au plus vieux judaïsme ‘l’idée’ du peuple élu et de la race, qu’ils ont ‘perfectionnée’ au nom de considérations biologiques contestables. » (Le marxisme, 1976) ; deux monothéismes rangés par Lénine parmi les philosophies réactionnaires semblent bien pouvoir être classés l’un d’un côté, l’autre de l’autre côté de la frontière entre idéalisme et matérialisme.
Les citations de l’ouvrage de Lénine sont tirées d’une édition de 2009 aux Éditions Science Marxiste (avec un essai introductif d’Arrigo Cervetto).
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« Bon nombre d’idéalistes et tous les agnostiques (y compris les disciples de Kant et de Hume) qualifient les matérialistes de métaphysiciens, car reconnaître l’existence du monde extérieur indépendamment de la conscience de l’homme, c’est dépasser, leur semble-t-il, les limites de l’expérience. » (48)
C’est faux en ce qui concerne le kantisme, pour lequel, indépendamment de la conscience de l’homme, le monde extérieur est la chose en soi.
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Ce qui m’empêche de dire que la chose en soi se réduit à la matière perceptible, ce sont les antinomies de la raison. La matière dont je reçois mes sensations est une traduction d’une chose en soi dans les formes, qui sont a priori dans mon intuition (Anschauung), de l’espace, du temps et de la causalité ; ces formes ne me permettent pas d’organiser mes sensations au sein d’un monde dénué de contradictions, d’antinomies. Or le monde ne peut être contradictoire en soi, car il lui serait alors impossible d’exister (principe du tiers exclu).
Le marxisme, issu de l’hégélianisme, repose sur l’idée que la contradiction est au cœur du réel. Ai-je donc le droit de parler de la contradiction comme d’un synonyme de l’antinomie, alors que ce dernier terme renvoie chez Kant à une indécidabilité logique (chaque proposition contraire comportant une contradiction interne) ? Le réel entendu comme matière n’est pas tant contradictoire qu’antinomique ; dès lors, les contradictions (des parties entre elles) peuvent (ou non) se résoudre par synthèse dialectique, ce mouvement n’affecte pas l’antinomie foncière du réel entendu comme matière, laquelle antinomie demande une critique de la raison avant toute praxis. (C’est la praxis sans critique qui cause l’aliénation sociale.)
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Selon l’empiriocriticisme (p. 73), « la sensation est plus certaine que la substantialité ». Oui, parce que la substantialité dépend de l’espace, dont je n’ai pas une représentation libre d’antinomie, tandis que la sensation touche le moi dans l’aperception immédiate.
N’est-ce pas dire que la sensation matérielle est première par rapport à l’intuition et, par suite, que la matière est première ?
La matière suppose l’espace. Pour Kant, l’espace est une forme a priori de l’intuition. Si l’espace et le temps avaient une réalité objective, ils seraient libres d’antinomies car il ne peut y avoir d’antinomie interne au réel. Le monde n’est antinomique que subjectivement, pour le sujet de la connaissance, tandis qu’il ne peut pas être antinomique objectivement, car il est (« le monde est » se déduit de l’aperception immédiate, « je pense donc je suis »). Or le monde objectif (matériel) est d’une certaine manière néant puisqu’il n’est pas la chose en soi mais seulement notre représentation ; mais pris objectivement, dans son en-soi propre, les lois qui le régissent déterminent un être, son être ; ces lois ne peuvent être contradictoires car la contradiction serait annulation. Le monde matériel n’est donc pas contradictoire dans son en-soi propre (qui n’est pas la chose en soi). Par suite, l’évolution constatée dans le monde matériel n’est pas dialectique au sens hégélien, elle ne procède pas par dépassement de la contradiction.
Si celui qui se contredit n’a rien dit (« Tetris thinking » x), il a tout de même parlé, a tout de même produit des paroles. La contradiction, dans le monde, signifie la stagnation du monde, tout comme une personne qui se contredit (qui présente comme vraies en même temps deux choses contraires) a produit des paroles mais n’a rien dit. Or le monde évolue, et même, pour les Lumières comme pour le socialisme, il progresse. Ce n’est donc pas par un mouvement dialectique hégélien, car il n’y a que stagnation, malgré le mouvement apparent, dans la contradiction.
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Engels : « Le monde matériel (stofflich), perceptible par les sens, auquel nous appartenons nous-mêmes est la seule réalité. » (103). C’est impossible car la réalité ne peut être antinomique, c’est-à-dire qu’elle ne peut être le néant. À parler strictement, c’est la chose en soi, inconnaissable, qui est la seule réalité.
Cette indécidabilité n’est pas une erreur du genre de la fausse interprétation du « principe d’incertitude » heisenbergien par le consensus de Copenhague, qui place dans la chose ce qui est dans la pensée, qui attribue à l’être des choses ce qui est une limite de la pensée ; elle consiste à dire que la réalité n’est pas indécidable et que, comme la seule réalité qu’il nous soit donné d’appréhender, le monde matériel et perceptible, est apodictiquement indécidable (s’agissant de ses propriétés fondamentales : temps fini ou infini, espace fini ou infini, cause première ou non, monde créé ou incréé), il n’est pas la réalité. Qu’une particule ait en même temps une vitesse et une position n’est pas contredit par le fait que je ne puisse pas observer les deux en même temps (en réalité je ne peux même pas penser qu’elle n’a pas les deux en même temps) ; mais que la réalité soit antinomique contredit que la réalité est. Or, comme le fait que la réalité est ne peut être contredit, la réalité n’est pas antinomique et elle n’est donc pas non plus le monde matériel.
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Les limitations de notre pensée, telles qu’elles sont dévoilées par la critique de la raison pure, ne sont pas une déficience en quelque sorte fortuite qui permettrait d’espérer que le monde matériel un jour nous paraîtra libre d’antinomies. La critique de la raison nous donne à connaître apodictiquement que cela n’arrivera jamais.
Cela n’arrivera jamais, non pas en raison d’une imperfection de notre cerveau, mais de son irréalité en soi. (Voyez infra)
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Aucun résultat des sciences de la nature ne permettra jamais de répondre à la question : Y a-t-il une cause première ?
(Si le Big Bang est avéré, il n’est pas l’origine de l’univers mais la formation d’une province de l’univers.)
Cela n’empêche nullement de traiter les questions des sciences naturelles avec l’outil qui leur correspond, c’est-à-dire au même point de vue que les matérialistes (c’est déjà ce que disait Berkeley, cité par Lénine, p. 43) – simple usage de la loi de causalité – sans s’embarrasser de considérations empiriocriticistes ou « phénoménologiques » (113). Dans le monde matériel, je ne doute pas de l’existence d’autrui (je ne suis pas solipsiste) ; j’étudie le monde matériel dans son en-soi propre (sa nature de monde matériel), même si je conçois qu’il n’est pas la chose en soi.
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Si le matérialisme, comme l’affirme Lénine, en reprenant les paroles d’Albert Lévy, c’est purement et simplement considérer qu’« à nos représentations des choses correspondent des objets réels et distincts hors de nous » (123), alors même le matérialisme ne nie pas la chose en soi ! La définition est d’ailleurs insignifiante : à des représentations correspondent forcément des objets puisqu’un objet est pour un sujet (cf. Schopenhauer). Définir ainsi le matérialisme ne permet pas de l’opposer à l’idéalisme, pour qui les objets sont seulement pour des sujets. Cette définition du matérialisme suppose donc, pour permettre de l’opposer à l’idéalisme, une certaine qualité à cette correspondance, à savoir que cette correspondance est conforme (conforme à quoi ? demanderait Schopenhauer, pour qui la question de la concordance entre objet et sujet relève de la connaissance a priori et non de résultats empiriques).
Chez Engels, la concordance de la perception avec l’objet est dite correcte (127), car, selon l’adage anglais qu’il cite à l’appui de cette idée, « the proof of the pudding is in the eating ». Les sciences naturelles ont démontré l’inanité de cette affirmation : l’homme, le chat (qui voit en noir et blanc, et voit dans le noir), l’abeille (dont les yeux sont à facettes), la tique (qui ne perçoit que des variations de température)… ont des systèmes de représentation entièrement différents les uns des autres. Ce résultat de la science confirme que nous ne pouvons rien savoir de la chose en soi. Le chien entend des ultrasons : ma perception auditive n’est donc pas « correcte » vis-à-vis de ces fréquences qui échappent totalement à mon ouïe. Mais ces observations empiriques ne conduisent pas au noumène car elles établissent le caractère adaptatif des systèmes de représentation, donc une détermination matérialiste de la représentation.
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Un jugement synthétique a priori n’est pas possible si le matérialisme est vrai. C’est là toute la Critique de la raison pure. Si nous tirons nos jugements d’une matière objective, un jugement ne peut être en même temps synthétique et a priori. Or de tels jugements existent : ce sont les axiomes de la géométrie, démontrables ou non (non démontrable dans le cas du postulatum d’Euclide, l’axiome XI).
Ces jugements ne sont pas tirés de l’expérience mais au contraire la régulent. Nous ne pouvons les penser comme faux sous aucune condition. Les géométries dites non euclidiennes ne sont pas une infraction à cette règle. La géométrie euclidienne est pensée dans un espace plan ; si l’on conçoit l’espace géométrique comme courbe, les axiomes sont modifiés en conséquence selon les mêmes lois intuitives qui régissent la géométrie euclidienne. C’est en effet encore intuitivement que l’on peut savoir que deux droites parallèles sur un espace plan se rejoignent en un point quand l’espace est courbé.
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Autrement dit, à la fameuse question de Kant : « Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? », la réponse est : Parce que le matérialisme est faux.
Car une proposition synthétique a priori est, dans le matérialisme, un paradoxe puisque, pour former un jugement synthétique, c’est-à-dire un jugement qui attribue un prédicat au sujet au-delà du principe d’identité, il faut en principe observer un objet de l’expérience. Or, quand un tel jugement est a priori, comme dans la géométrie, il n’est pas tiré de l’expérience.
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Engels reproche à Dühring de fonder la subjectivité de l’espace et du temps sur la « variabilité des concepts » d’espace et de temps (198-9). Mais pour le kantisme cette même subjectivité de l’espace et du temps est établie par le caractère universel et invariable de ces « concepts » (terme impropre car l’espace et le temps appartiennent à l’intuition plutôt qu’à l’entendement). Les conceptions des primitifs et des anciens ne sont en rien, sous les terminologies les plus diverses, différentes les unes des autres, non plus que de la nôtre et des sciences les plus avancées (on vient d’évoquer les géométries non euclidiennes).
Mais déduire de cette invariabilité un caractère objectif, c’est ce qu’Engels n’est pas fondé à faire, sans plus ample démonstration, car cette invariabilité n’est pas contradictoire avec un caractère unique et homogène de la subjectivité humaine. Kant a démontré l’impossibilité de l’objectivité de l’espace et du temps par le jugement synthétique a priori et les antinomies de la raison.
Aussi, quand Lénine écrit, « Tout philosophe admettra sans peine … que nos concepts du temps et de l’espace évoluent », il ne fait que reprendre l’erreur de Dühring, même s’il en tire, de manière tout aussi arbitraire que Dühring, la conclusion opposée. Même si nos concepts avaient évolué en ces matières, cela ne voudrait pas encore dire que l’intuition de l’espace et du temps a varié au cours de l’histoire, mais simplement que l’on a cherché à en rendre compte de différentes façons. Puisque, par ailleurs, Lénine défend la tridimensionnalité de l’espace contre certaines spéculations de Mach (204), il convient de souligner aussi que, contrairement à ce que l’on pense souvent, la théorie de la relativité, même si elle parle d’espace-temps, ne remet pas en question cette tridimensionnalité de l’espace : « It is the characteristic of three-dimensionality that it and only it leads to continuous causal laws for physical reality. … The statement that physical space has three dimensions has therefore the same objective character as, for instance, the statement that there are three physical states of matter, the solid, liquid, and gaseous state; it describes a fundamental fact of the objective world. » (Hans Reichenbach, Philosophy of Space and Time, 1928, représentatif des efforts du Cercle de Berlin pour défendre au plan philosophique la théorie de la relativité)
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Le matérialiste Dietzgen, cité par Lénine : « la nature n’ayant dans toutes ses parties ni commencement ni fin… » (Dietzgen prétend ainsi trancher les antinomies de la raison en faveur de l’antithèse), j’en conclus qu’elle est impensable car elle viole les lois de l’entendement, pour lequel l’objectal se définit par des propriétés et des limites. Pourquoi, si « the proof of the pudding is in the eating » (cf. supra), la nature viole-t-elle mon entendement ?
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Lénine cite Lloyd Morgan, selon lequel les sciences naturelles doivent traiter l’espace et le temps comme des « catégories purement objectives » (et donc l’idéalisme est déplacé dans les sciences) (207). Que les sciences naturelles doivent traiter l’espace et le temps comme des catégories purement objectives, Kant ne dit pas autre chose, et il ajoute même qu’elles n’ont pas le choix !
Aussi, quand le néokantien Hermann Cohen prétend trouver dans la « physique nouvelle » une « victoire » de l’idéalisme, c’est là une attitude protocritique (plutôt que kantienne). Un scientifique a le droit d’être kantien mais il n’a pas le droit de prétendre trouver dans les développements de sa matière des confirmations du criticisme, car les résultats des sciences sont tout empiriques.
Une attitude commune concernant la « physique nouvelle » donne un exemple de ce qui s’est produit par la suite avec la théorie de la relativité et la nouvelle mécanique quantique : parce que certains résultats scientifiques ne pouvaient être maintenus en l’état, les commentateurs, dont certains acteurs de la recherche scientifique, comme Mach dans le cas de l’empiriocriticisme, ont selon Lénine « glissé à la négation de toute loi objective dans la nature », « jeté le bébé avec l’eau sale ». C’est une attitude foncièrement protocritique de tirer de l’approfondissement des connaissances positives toutes sortes de conclusions métaphysiques insignifiantes.
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Lénine dépense beaucoup d’encre contre les « professeurs petits-bourgeois », Mach et autres, mais en parlant de Kant il n’ose aborder les notions fondamentales de sa gnoséologie que sont les jugements synthétiques a priori et les antinomies de la raison.
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Engels (cité p. 118) : « Si nous prouvons la justesse de notre conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant servir à nos fins, c’en est fini de la ‘chose en soi’ insaisissable de Kant. »
Or la pratique étant circonscrite au monde phénoménal, elle n’est pas qualifiée pour rejeter la chose en soi. Kant n’ignorait pas que l’on pût prouver la justesse d’une « conception d’un phénomène naturel en le créant nous-mêmes etc. »
Et quand, dans la même citation, Engels parle de l’alizarine de la garance comme de la chose en soi devenue « chose pour nous », parce qu’après nous être restée longtemps cachée elle n’est désormais plus insaisissable grâce aux travaux des chimistes, on peut se demander si Engels sait bien de quoi il parle : en quoi l’isolement de l’alizarine par les chimistes est-il une objection valable aux conséquences gnoséologiques nécessairement tirées de l’existence des axiomes de la géométrie ?
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L’objection de Plekhanov (97-8) à l’idéalisme transcendantal est faible. L’ichtyosaure, pour la subjectivité duquel la loi de causalité ne pouvait être, selon lui, une forme a priori, avait sans le moindre doute l’espace, le temps et la causalité comme formes subjectives de ses représentations. Il en avait besoin pour vivre : l’espace et le temps pour attraper des proies, la causalité pour adapter son comportement à son milieu. Jack London a écrit un bel essai sur l’intelligence du chien, lequel est capable d’anticipation, une capacité basée sur la forme a priori de la causalité, dont le chien n’est point dépourvu.
Or cet argument de Plekhanov passe même à côté de la véritable objection que formule la science moderne à l’encontre de l’idéalisme, à savoir qu’il a existé un temps sur terre où celle-ci était vide de toute forme de vie.
Lénine détruit l’idéalisme en posant les deux questions suivantes : La nature existait-elle avant l’homme ? et, L’homme pense-t-il avec le cerveau ? La réponse positive évidente à ces deux questions suffit à assurer le caractère premier de la matière, donc la vérité du matérialisme.
Lénine cite à ce sujet (96) : « Rudolf Willy a posé le premier, en 1896, cette question embarrassante pour la philosophie d’Avenarius. Quelle attitude adopter à l’égard du monde antérieur à l’homme ? se demande Willy. Et il commence par répondre, à l’exemple d’Avenarius : ‘Nous nous transportons mentalement dans le passé.’ Mais il dit plus loin qu’on n’est nullement obligé d’entendre par expérience, l’expérience humaine. ‘Car, du moment que nous prenons la vie des animaux dans ses rapports avec l’expérience générale, nous devons considérer le monde animal, fût-il question du ver le plus misérable, comme le monde d’hommes primitifs (Mitmenschen).’ »
À vrai dire, Lénine rappelle, p. 100, que Feuerbach avait déjà posé cette question en vue de réfuter l’idéalisme, et Rudolf Willy n’est donc pas le premier, mais peu importe. Ici, Willy reprend purement et simplement, jusqu’à la mention du ver de terre, la thèse de l’idéaliste Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation de 1819. Or Schopenhauer n’en est pas resté à cette version de la réponse à la question « La nature existait-elle avant l’homme ? », car il savait que, si l’on peut ou si l’on doit concevoir une nature antérieure à l’homme, on doit aussi concevoir une nature antérieure à toute forme de vie animale, et Lénine a raison d’écrire : « Un pareil raisonnement … n’offre d’ailleurs aucun secours à notre philosophie, car la terre existait non seulement avant l’homme, mais avant tous les êtres vivants. » (On a vu cependant que, pour Plekhanov, on peut arrêter la régression aux dinosaures pour avoir une réfutation complète de l’idéalisme.)
C’est pourquoi Schopenhauer, dans ses Parerga et Paralipomena (1851), a répondu autrement à la question, dans un passage que j’ai déjà cité sur ce blog et que je vais ici tâcher de traduire (passage dans lequel on retrouve la terminologie kantienne, comme l’expérience possible) :
« Fondamentalement, tous ces processus que la cosmogonie et la géologie nous contraignent à nous représenter (comme s’étant produits longtemps avant l’existence du moindre être connaissant), ne sont qu’une traduction dans le langage de notre intellect intuitionnant de l’être en soi des choses qui ne lui sont pas saisissables. Car ces processus n’ont jamais eu d’existence en soi, pas plus que les processus actuels ; c’est la régression à l’aide des principes a priori de toute expérience possible qui, en suivant certaines données empiriques, y conduit : cette régression n’est rien d’autre que l’enchaînement d’une série de purs phénomènes qui ne possèdent aucune existence inconditionnelle. » ‘‘Im Grunde jedoch sind alle jene Vorgänge, welche Kosmogonie und Geologie (als lange vor dem Dasein irgendeines erkennenden Wesens geschehn) vorauszusetzen uns nötigen, selbst nur eine Übersetzung in die Sprache unsers anschauenden Intellekts aus dem ihm nicht faßlichen Wesen an sich der Dinge. Denn ein Dasein an sich selbst haben jene Vorgänge nie gehabt, sowenig als die jetzt gegenwärtigen; sondern der Regressus an der Hand der Prinzipien a priori aller möglichen Erfahrung leitet, einigen empirischen Datis folgend, zu ihnen hin: er selbst aber ist nur die Verkettung einer Reihe bloßer Phänomene, die keine unbedingte Existenz haben.’’ (Paralipomena, Kapitel 6: Zur Philosophie und Wissenschaft der Natur § 85)
« Les processus géologiques qui se sont produits sur la terre avant toute vie n’étaient certes dans aucune conscience : ni dans leur propre conscience, car ils n’en ont point, ni dans une autre, car il n’y en avait aucune. En conséquence, ils n’auraient, en raison de l’absence de tout sujet, aucune existence objective, c’est-à-dire qu’ils ne se seraient pas produits, ou bien que signifie sinon qu’ils aient eu lieu ? – C’est fondamentalement une existence purement hypothétique : à savoir que, si une conscience avait été présente en ces époques lointaines, ces processus se seraient présentés à elle de cette façon ; c’est à quoi nous conduit la régression des phénomènes : il appartenait à l’être de la chose en soi de se représenter par de tels processus. »‘‘Die allem Leben auf der Erde vorhergegangenen geologischen Vorgänge sind in gar keinem Bewußtsein dagewesen: nicht im eigenen, weil sie keines haben; nicht in einem fremden, weil keines dawar. Also hatten sie aus Mangel an jedem Subjekt gar kein objektives Dasein, d.h. sie waren überhaupt nicht, oder was bedeutet dann noch ihr Dagewesensein? – Es ist im Grunde ein bloß hypothetisches: nämlich wenn zu jenen Urzeiten ein Bewußtsein dagewesen wäre, so würden in demselben solche Vorgänge sich dargestellt haben; dahin leitet uns der Regressus der Erscheinungen: also lag es im Wesen des Dinges an sich, sich in solchen Vorgängen darzustellen.’’ (Ibid. § 85 note F)
Ces réponses, notamment la notion de régression, semblent assez proches du « Nous nous transportons mentalement dans le passé » que Lénine impute à Avenarius (1843-1896).
Or les deux questions « qui tuent » de Lénine (après Feuerbach) sont posées par le personnage Hylas des Trois Dialogues écrits par Berkeley en 1713, où Hylas est justement censé représenter, comme son nom l’indique, l’opinion matérialiste combattue par le philosophe. C’est comme si les matérialistes avaient pris leurs meilleurs arguments dans Berkeley (dans son Hylas) en oubliant de lui répondre (de répondre à son Philonous). C’est très clair chez Lénine, qui cite Berkeley (peut-être de seconde main) en tant que père de l’idéalisme philosophique, puis écrase les empiriocriticistes avec les arguments de son Hylas, réfutés par son Philonous.
En l’occurrence, s’agissant d’un temps sur terre antérieur à toute forme de vie, Hylas en tire lui-même l’hypothèse du récit biblique de la Genèse. Dans ce récit chronologique, Dieu crée la terre au I-1 (avant même le premier jour car le premier jour est dit exister à partir du moment où Dieu crée la lumière – Fiat lux –, après la création du ciel et de la terre), puis, au I-20, les animaux (quatrième et cinquième jours), et enfin l’homme, au I-26 (sixième jour). Hylas tirant de l’idéalisme de Philonous la conclusion que l’existence des choses créées n’a pu précéder celle de l’homme, il demande à Philonous si sa conception idéaliste est bien conforme au récit mosaïque. Philonous répond qu’elle l’est ; la représentation chez Berkeley, contrairement à Kant et Schopenhauer, ne requiert l’existence d’aucun être pensant si ce n’est Dieu : « All objects are eternally known by God, or which is the same thing, have an eternal existence in his mind. » (Troisième Dialogue)
Cet argument peut certes confirmer Lénine dans la pensée que l’idéalisme est réactionnaire, mais, de fait, au point de vue théiste, le raisonnement se tient : si Dieu a créé le monde, le monde est l’idée de Dieu, par conséquent même si la terre a existé avant toute forme de vie la matière n’a pas ipso facto existé avant l’idée. Autrement dit, la question « La nature existait-elle avant l’homme ? » ne peut servir d’argument contre l’idéalisme théiste qui suppose une création du monde par un Dieu esprit.
Or telle n’est pas la pensée kantienne. Car si l’on prend l’expression de Kant à la lettre, Dieu est « une idée de la raison ». Vis-à-vis d’une telle pensée, la question reprend donc, comme vis-à-vis des empiriocriticistes, sa valeur de contestation de l’idéalisme, car, si Dieu est une idée de la raison, une telle idée ne pouvait être présente aux origines du monde, quand la terre était vide de toute forme de vie.
La question exige également une réponse dans le cadre de l’idéalisme schopenhauérien, et c’est pourquoi Schopenhauer y apporte la réponse dont j’ai cité les deux paragraphes les plus importants selon moi.
S’agissant du cerveau, l’argument chez Berkeley n’est pas tant théologique, cette fois, que logique. Philonous explique qu’en tant qu’objet sensible le cerveau est une idée qui n’existe, comme toute idée, qu’en esprit, et qu’il est contraire à la raison de supposer que cette idée particulière occasionne toutes les autres idées ; que même si c’était le cas, il conviendrait encore de rendre compte de l’origine de cette idée singulière.
Philonous réfute également la proposition d’Hylas selon laquelle les idées sont causées par des impressions dans le cerveau, car « If you do [conceive this brain], then you talk of ideas imprinted in an idea, causing that same idea, which is absurd. » (Deuxième Dialogue)
Les réponses des empiriocriticistes à ces questions, telles que présentées par Lénine, sont peu convaincantes. Je ne suis pas certain que celles de Berkeley et Schopenhauer le soient beaucoup plus, et j’ignore ce qu’y aurait répondu Lénine s’il avait discuté les idées de ces philosophes plutôt que celles de penseurs qui ont laissé relativement peu de traces dans l’histoire de la philosophie, et je ne sais pas non plus ce qu’il répond à la gnoséologie de Kant puisque, même s’il l’attaque, avec l’aide de Feuerbach et d’Engels, il n’en discute à aucun moment les concepts les plus essentiels que sont le jugement synthétique a priori et les antinomies de la raison. Mais ces réponses ne sont de toute façon pas à prendre isolément : elles apportent une contribution au kantisme contre le matérialisme.