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Philo 36 : Il n’y a pas d’anthropologie possible du Dasein

FR-EN-IT

« Nous avons besoin de concepts pour décrire le monde, mais nous avons besoin de redoubler ces concepts lorsque nous nous pensons décrivant le monde. Et ainsi de suite dans une régression infinie. » Nous pensons le monde et nous nous pensons décrivant le monde : en quoi cela déclenche-t-il une régression ?

Nous aurions : le monde (1), penser le monde (2), se penser pensant le monde (3), penser cela (4). Ensuite, on peut se penser pensant cela [se penser pensant (4)] (5), penser cela (6), se penser pensant cela (7), penser cela (8), se penser pensant cela (9), etc. Ce n’est pas une régression à l’infini mais une oscillation ; je pense et me pense pensant, voilà tout. La difficulté ne paraît pas être sous la forme d’une régression à l’infini. Est-ce le modèle « spéculaire » de la conscience qui appelle cette formalisation, avec l’idée que penser est un miroir et se penser un autre miroir, deux miroirs en regard l’un de l’autre créant une mise en abyme ? Un exemple de régression à l’infini clairement défini sous cette forme est le « mode » sceptique exposé par Sextus Empiricus : une proposition doit se prouver, ce qui requiert une autre proposition qui doit être à son tour prouvée, etc.

(ii)

Le problème est celui de l’inclusion. Ce problème vient des logiciens et de la pensée mathématique, et sa transposition au monde de l’expérience n’est pas légitime : aucune connaissance empirique, c’est-à-dire hors des objets a priori de la connaissance, n’est concevable sans cette inclusion du sujet dans le monde. Ce qui est nécessaire, ne pouvant être autrement, n’est pas un problème. Par exemple, le « je mens » n’est pas « autoréférentiel » dans le monde vécu : l’autoréférence n’existe que dans une logique formelle a priori ; dans le monde vécu, je peux dire « je pense » sans que ce soit un paradoxe, car cela signifie seulement que « je viens à l’instant de mentir » ou que, m’arrêtant dans un long exposé fantaisiste, j’avoue à mes interlocuteurs que cet exposé est un pur produit de mon imagination. Il n’y a donc pas lieu de parler d’esquive quand le problème est ignoré en philosophie, car la philosophie est autre chose que la logique formelle, comme c’est autre chose que les mathématiques pures, comme c’est autre chose que n’importe quelle discipline spécialisée, la cryogénie, la thermodynamique ou la charronnerie. Les problèmes spécialisés de ces domaines n’emportent guère de conséquences en philosophie, et c’est pourquoi Kant, qui a décrit dans sa troisième décennie d’existence la formation des nébuleuses de façon toujours correcte aujourd’hui (le modèle dit de Kant-Laplace, quand on veut bien ne pas omettre le nom de Kant) a ensuite entièrement laissé de côté les questions spécialisées de science positive (au grand étonnement de Carnap). Prétendre introduire l’autoréférence dans le Lebenswelt est un procédé sophistique.

Glose sur « je mens ». – Ce n’est, nous l’avons dit, que dans la méthode apriorique de la logique formelle pure que cette phrase peut être autoréférentielle, que l’on présente la chose « En disant que je mens, je mens » ou comme on voudra (pour que l’autoréférence soit bel et bien établie, il faut que la proposition soit d’une lourdeur considérable). Ceci est possible car la logique fonctionne comme les mathématiques à partir de définitions a priori : « Soit la proposition ‘en disant que je mens, je mens’… » : ici la proposition est autoréférente par définition, c’est-à-dire que l’autoréférence est posée, à partir des seules caractéristiques formelles de l’énoncé. Mais quand on prétend, sous le même énoncé, trouver encore l’autoréférence dans des exemples tirés de l’expérience, réelle ou imaginaire, on se fourvoie. C’est ce que nous avons montré en discutant et critiquant la parabole proposée par Ferdinand Gonseth (Philo 6 : Des « forces nouvelles » pour la logique…). Le raisonnement qui s’appuie sur des observations ne s’appuie pas sur des définitions. Quand on observe quelque chose, on n’observe pas une définition ; une définition ne vient qu’au terme des observations. Et les définitions d’observation, que l’on emploie pour les objets de notre expérience, ne sont pas des définitions a priori et ne peuvent servir de point de départ au raisonnement de la même manière : elles ne servent qu’à permettre d’autres observations et non pas à résoudre formellement un problème dans un accord absolu.

Glose sur « Ce qui est nécessaire, ne pouvant pas être autrement, n’est pas un problème. » – On me répliquera qu’en mathématiques tout est nécessaire et que l’on y résout pourtant des problèmes. Il y a deux types de problèmes, les problèmes aprioriques –ceux des mathématiques dans l’intuition pure, ceux de la logique dans l’entendement pur, ceux de la métaphysique dans la raison pure– et les problèmes de la phénoménalité. Les premiers sont dans le domaine de ce qui ne peut être autrement (les lois a priori), les seconds sont dans un domaine dont une partie ne peut être autrement (lois naturelles) et l’autre peut être autrement (libre arbitre). Dans les problèmes de physique et des autres sciences, les problèmes portent sur la partie de la phénoménalité qui ne peut être autrement. À présent, si l’on veut traiter l’inclusion elle-même en problème, quel pourrait bien être ce problème ? Je ne peux ni prendre le monde-en-tant-que-totalité comme un objet de la nature à l’instar des autres objets ni exercer ma liberté pour être hors du monde. C’est en ce sens que l’inclusion étant nécessaire, elle n’est pas un problème dont la solution serait à chercher. L’inclusion n’est pas un objet soumis aux lois mais est elle-même une loi, elle est le domaine même de la phénoménalité qui ne peut être autrement, à savoir que je suis un sujet dans le monde.

Ensuite, la volition a ses problèmes qui tous relèvent de la phénoménalité pouvant être autrement, à savoir que je ne peux être mû par un vouloir que si ce mouvement est possible. C’est ce que j’appelle mon libre arbitre. À cet égard aussi, celui de la volition, l’inclusion dans le monde ne se laisse pas appréhender comme problème, puisque ce serait vouloir un mouvement impossible. Autrement dit, la phrase « Ce qui est nécessaire… » est inconditionnellement vraie des problèmes de la volition : cette dernière se forme en résolution uniquement vis-à-vis de ce qui peut être autrement. Mais si l’on admet que dans la phénoménalité tous les problèmes sont de volition, et que l’on étudie les lois naturelles non pour les changer mais pour changer les phénomènes qui leur obéissent, alors la phrase est vraie inconditionnellement de l’ensemble des problèmes de la phénoménalité.

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« En fait, le monde qu’il pense est le monde dont il crée le sens en lui-même. » Ceci est un truisme, car penser (le monde ou autre chose) n’est certainement pas autre chose que créer du sens en soi-même. La précision censée donner de l’épaisseur à ce truisme est la suivante : « Le monde qu’il pense est le monde dont il crée le sens en lui-même, non pas en sa personne physique, ni même en sa conscience psychologique mais en un pur mode d’ordre logique ». Qu’on puisse créer du sens en soi-même entendu comme personne physique se laisse écarter sans davantage de considération, sauf à dire que la personne physique change en fonction de ce que la personne pense (ce qui, cependant, n’est pas faux à tout point de vue : le corps étant selon les stoïciens le signe de l’âme, on déchiffre l’âme par les mouvements du corps, du visage, etc.) ; que ce sens, donc, soit créé en soi-même, non comme conscience psychologique mais comme pur mode logique, est faux a priori puisque le sujet est, envers le monde, non dans une pure relation logique mais dans un rapport de vouloir engageant la conscience psychologique, les appétences et autres.

« Comme aurait pu l’écrire Descartes ‘tout ce que je pense, c’est ce que je suis’. » Descartes aurait sans doute pu l’écrire après avoir écrit « Je pense, donc je suis », mais il ne l’a pas fait, peut-être parce que quand je pense une chimère, je n’en suis pas une pour autant.

« Il n’y a donc pas d’autre regard qui puisse regarder penser le sujet, si ce n’est le sujet lui-même car la pensée n’est pas une chose qui a un état présent et qui change mais c’est un devenir qui n’existe que comme devenir. » Le lien de cause à effet n’est guère évident, ni la définition donnée de la pensée. Sur ce dernier point, d’abord, quelque chose qui devient et quelque chose « qui a un état présent et qui change » paraissent se ressembler beaucoup, voire être la même chose par définition, sauf à comprendre, et l’on n’a pas vraiment le choix, qu’il n’y a pas d’état présent dans le devenir, c’est-à-dire pas de présent, mais nous ne voyons pas non plus pourquoi l’on devrait se passer de cette notion, le présent. Pour ce qui a trait, ensuite, à la causalité, dire que la proposition « la pensée est un pur devenir » doive avoir pour conséquence que seul le sujet peut se voir lui-même penser (cette conséquente semblant, du reste, vraie en soi) est douteux, car les sphères des concepts de devenir et d’intersubjectivité n’ont pas de relations immédiates bien établies entre elles, du moins qui me viennent immédiatement à l’esprit. De quelle manière, si la pensée était au contraire « un état présent et qui change », un autre regard pourrait-il regarder penser le sujet ?

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Je lis qu’on a pu « reprocher » à Husserl un « supposé idéalisme mais… » ; il conviendrait tout de même d’expliquer pourquoi la qualification d’idéalisme devrait être acceptée comme un reproche.

C’est Husserl lui-même qui se défend d’être idéaliste.

–Le reproche n’est donc pas tant que Husserl soit idéaliste mais qu’il prétende ne pas l’être alors qu’il le serait, un reproche bien plus décisif que le premier puisque, dans celui-là, il n’est pas permis de dire que le sujet soit tranché de manière définitive autrement que par dogmatisme, tandis qu’un reproche d’incohérence peut être incontestable.

Un reproche semblable pourrait être que « la question de l’apprentissage est importante dans la pensée de Husserl, mais peu mise en valeur », car c’est une forme d’inconséquence, donc d’incohérence, que de peu mettre en valeur une question importante. En effet, si la question est importante, elle doit être mise en valeur, et pas seulement un peu. Si elle n’est que peu mise en valeur, c’est qu’elle n’a pas une grande importance. Par conséquent, ou bien la remarque est juste et alors Husserl est inconséquent (et c’est sans doute grave pour la valeur de cette pensée), ou bien la question de l’apprentissage chez Husserl n’est guère importante puisqu’elle est peu mise en valeur, ou bien elle est importante et bien mise en valeur et c’est l’auteur de cette réflexion qui n’a pas bien vu cela.

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Il n’y a pas d’anthropologie possible du Dasein

Il est certain que Heidegger n’a pas pensé une anthropologie, et pour cause : Heidegger rejette l’approche anthropologique comme une construction secondaire, et fourvoyée par rapport à l’ontologie, donc aveugle à la question de l’être. Il ne peut y avoir une anthropologie du Dasein. Faire un tel reproche à Heidegger n’a guère de sens.

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Le bannissement des poètes ? Ça fait quand même des millions de gens à bannir…

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Le capitalisme, c’est beau comme du communisme.

« Nous changeons de modèle. En étant provocant, je dirais que nous rejoignons presque celui de l’Allemagne de l’Est communiste. À l’époque, les familles allaient à l’épicerie sans savoir ce qu’ils (sic) allaient y trouver et s’adaptaient au jour le jour. Nous revenons [avons-nous donc été l’Allemagne de l’Est ?] à ce type de quotidien. » (P. Duchemin, sociologue de la consommation, interview dans Le Parisien du 9 décembre 2022)

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EN

The BDS movement is facing challenges of a singular nature in US and Europe. Although both the US Supreme Court (NAACP v Clairborne Hardware, 1982) and the European Court of Human Rights (Baldassi and others v France, 2020) have struck down statutory repression of boycott and, specifically in the case of the Baldassi decision, repression of Israel boycott, legislatures and governments are deliberately ignoring the judicial branch of power. In US, several state legislatures have passed anti-BDS laws that presently must be struck down one after the other in courts, in a long, tedious ongoing process that leaves the deterrent effects of the statutes largely untouched in the meantime. In France, although the country was condemned by the ECHR for its repression of BDS militancy, the government has refused to acknowledge the decision as far as its national legal order is concerned and it maintains the texts that repress BDS militancy; therefore, the legal deterrence against Israel boycott remains largely unscathed there too: only people with the wherewithal to face a long trial, possibly up to the ECHR, will dare advocate BDS, as the repressive texts remain in place. This blatant disregard for a judicial decision shows that France does not shrink from ignoring the rule of law about which it is so fond of giving lessons to other countries.

However, Baldassi and others, from Baldassi and others v France, have been cleared of charges and paid damages by the French state, and as a result all other BDS militants whom the French state wants to harass will be granted the same by the ECHR, no matter what the French government and French courts say. Moreover, if there is such a thing as the rule of law in this country, French courts will judge the same as the ECHR, no matter what the government says. If there is, again, such a thing as the rule of law.

By reaffirming the texts repressing Israel boycott after the Baldassi decision making it illegal for national states to repress Israel boycott in all countries of the Council of Europe, the French government has committed a true – in French – forfaiture, a dereliction a constitutional duty. However, “France” has no part in this dereliction of duty: the act is merely the government’s. Courts are expected to abide by the rule of law and Baldassi is the law of member states of the Council of Europe. BDS is a protected right in all these countries, including France.

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Freedom of speech without possibility of reach

“Freedom of speech is not freedom of reach.” With this slogan the new ownership and direction of a famous social platform tries to justify their keeping censoring constitutionally protected speech (namely, hate speech) while blaming the previous owners and management’s suppression of speech on the platform. Given that the rationale for freedom of speech is, in the words of the U.S. Supreme Court, “the free flow of ideas,” freedom of speech without possibility of reach is certainly not worth the trouble of a constitutional amendment, and not even worth the ink with which the First Amendment was written. This rhyming is a pathetic gimmick from a cheap advertising agency.

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“China to invade Taiwan by year-end? Taipei says ‘quite sure’ of Chinese military aggression.” (Hindustan Times, YouTube, Dec 12, 2022)

Would Western countries make a casus belli of a Chinese attack on Taiwan? To begin with, the military industries of these countries rely on rare-earth metals extracted in China. Taiwan’s increased concern is understandable: its Western supports are half-paralyzed by their own sanctions against Russia and besides they could hardly supply both Taiwan and Ukraine at the same time at the levels Ukraine is currently afforded.

Make no mistake, we are not doing espionage, not disclosing classified files: all this is public information. An article in The Conversation from June 24, 2019 (here: French language) explains that China is imposing extraction quotas on rare-earth elements and tungsten out of an “environmental concern,” then the paper goes on explaining how microelectronics engineers and technology management in general overlooked the supply dimension of components, and now the problem is how to (a) diversify supplies (but is this possible? “Rare” in rare earth means you don’t find it everywhere) and (b) find substitutes to these critical raw materials (how long will it take?). You don’t need to read between the lines to understand what it is about. China is the leading exporter of rare-earth elements.

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IT

“Prima alla Scala, l’arrivo di Meloni insieme al compagno: i saluti ai fotografi.” (La Repubblica, YouTube, 8/12/22)

“Dio, patria e famiglia”, dicono, ma si parla dal suo “compagno”, non marito. Dio, patria e compagnanza!

Dio, patria e famiglia. Come, famiglia, con donne così che non possono essere mogli? La compagna con il compagno, dove sta la famiglia qui? – Basta un “compagno”, la famiglia è per gente di niente, eh.

Meloni insieme al compagno = famiglia come nel Dio patria e famiglia. – Dio patria e famiglia, ma Giorgia Washingtoni ha cose più importanti da fare che fare famiglia. Basta un compagno.

“Sono una donna, sono una madre, sono italiana, sono cristiana.” Ma non è moglie. Dio, patria e famiglia senza moglie.

Philo 20 : Avec Descartes

« La phénoménologie est une régression par rapport à la réduction cartésienne, cette régression, ce retour en arrière est son principe même : alors que Descartes a conduit la réduction jusqu’au bout, a tout réduit à sa plus simple expression, on veut croire qu’il existe des sortes de particules élémentaires le long de ce parcours et l’on veut s’y tenir ; aller plus loin, c’est manquer quelque chose : manquer la Zuhandenheit avant la destination cartésienne dans la Ding, manquer le In-der-Welt-sein qui ne se décompose pas dans ses parties constituantes, etc. » (Philosophie 19, que nous complétons par ce qui suit)

Sein und Zeit §26

La philosophie existentielle est en quelque sorte l’organicisme et la philosophie qui la précède le mécanicisme. En décomposant la vie, on la manque : il faut donc une méthode spécifique à l’étude de la vie, la méthode organique, qui ne repose que partiellement sur la mécanique. Mais en décomposant l’objet de la philosophie, ne fait-on pas son travail de philosophe ? Quand Heidegger remarque et même insiste pour dire que, même seul, Dasein est Mitdasein, il ne semble pas comprendre à quel point une telle remarque est superflue, dans son système comme dans tout autre système que le solipsisme. Heidegger paraît vouloir répondre à une objection qui serait que « parfois je suis seul » ; or ce « parfois je suis seul » ne veut pas dire « seul au monde ». (Quand cette dernière expression est employée, il s’agit simplement de dire qu’on se trouve sans appui pour résoudre ses problèmes.) L’opposition à la phénoménologie de Heidegger est ontologiquement fondée. Dasein doit être réduit à sa plus simple expression par le logos pour que le logos se connaisse soi-même à travers lui. Cette expression la plus simple est le moi pensant. Autrement dit, c’est quand le logos se réduit à lui-même qu’il connaît. Dasein est logos, Dasein est connaître avant tout Mitdasein.

Mais alors, les autres ne sont-ils que « freischwebende Subjekte neben anderen Dinge », des choses parmi d’autres choses ? Si je réponds que non, ce qui est donner raison à Heidegger, j’adopte insidieusement le point de vue prescriptif de la morale et c’est exactement ce que fait Heidegger dans ce passage. Si je réponds oui, aussi, d’ailleurs : j’adopte le point de vue prescriptif de la morale contre la morale. Or l’ontologie doit être purement descriptive. Certes, il faut que la morale y trouve sa raison mais l’ontologie ne doit, surtout clandestinement, et ne peut se fonder dans la morale, dans la mesure où cette dernière est prescriptive dans et pour une praxis.

Aucune forme de description ontologique de l’être, savante ou phénoménologique, ne peut altérer les prescriptions de la loi morale. Comment la loi morale trouve-t-elle sa raison dans l’ontologie, dans ces conditions ? La réduction à la plus simple expression est un impératif ontologique du Dasein logique, dont la conséquence nécessaire est l’existence non pas du sujet pensant, qui procède à cette réduction, mais du sujet de droit. La notion de sujet ne se rapporte pas seulement à l’opposition épistémologique sujet-objet (non première selon Heidegger) mais aussi à la personnalité juridique. Avec le Mitdasein et la régression sur la trajectoire vers la plus simple expression, Heidegger écarte une fondation ontologique originelle du droit, tout en introduisant un élément prescriptif dans l’ontologie qui est qu’on ne doit pas dire qu’autrui est une chose et ce car non seulement ce n’est pas vrai mais en outre ce n’est pas moral. Parler d’impératif ontologique comme nous l’avons fait reste descriptif. Mais Heidegger ne constate pas seulement qu’autrui n’est pas une chose, parce que, en effet, selon lui la réduction à la plus simple expression doit avoir pour conséquence qu’autrui est une chose ; or, comme la réduction ne revient pas à dire cela (ni Descartes ni aucun autre philosophe n’a adopté ce point de vue), on ne peut lui opposer qu’elle se trompe de conclusion puisqu’il y a accord sur celle-ci, il faut donc lui opposer qu’elle n’est pas morale dans la mesure où, prétendant la même chose, à savoir qu’autrui n’est pas une chose parmi d’autres choses, elle permet cependant de traiter autrui comme une chose.

L’introduction d’un Mitdasein ontologique est vouée à manquer le sujet de droit individuel. Avec le Mitdasein, nous sommes un seul et même sujet de droit. Soulignons pour commencer le caractère de prime abord paradoxal de ces propositions. Le sens commun associe volontiers la morale à des formules telles que « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » ou « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres », des formules qui me parlent d’autrui. Dès lors, il semblerait que la position la plus à même de rendre compte de la morale soit celle qui pose premier autrui comme Mitdasein plutôt qu’un cogito. En outre, le cogito semble réservé au domaine de la théorie de la connaissance alors que mes relations avec autrui sont au-delà de la seule faculté de connaître ; le cogito paraît propre seulement à conduire la pensée dans la spéculation abstraite ou selon une méthode scientifique préétablie plutôt que dans une connaissance de l’existence, du Dasein.

Quand c’est le sujet pensant qui est premier (et il ne s’agit pas de dire que pour Heidegger il n’y a pas de sujet pensant, mais il n’est pas premier), plutôt qu’un Dasein-Mitdasein, est fondée en même temps la notion d’autonomie. Le sujet pensant est autonome dès lors qu’il se pose premier, tandis que dans le Dasein-Mitdasein on retrouve, comme dans l’être-dans-le-monde (In-der-Welt-sein), un composé indécomposable ; dans un tel composé, l’autonomie du Dasein ne peut exister avec la même nécessité, est une simple possibilité. Cela posé, pour qu’à un acte quelconque puisse s’attacher une caractérisation morale, pour qu’un acte puisse faire l’objet d’un jugement moral comme d’un jugement au sens juridique, c’est-à-dire pour que ce jugement soit véritablement un jugement plutôt qu’une simple réaction, un réflexe, une autocorrection, une autonomie doit être supposée dans l’acte : cette imputation est rendue possible par le point de vue du cogito de manière immédiate et contraignante. Or, comme la loi morale est caractérisée par sa contrainte inconditionnelle, des deux spéculations ontologiques sur l’être du Dasein, celle qui pose le sujet autonome premier est conforme aux spécifications de la loi morale, tandis que celle qui ne pose le sujet autonome que comme simple possibilité dans un Dasein-Mitdasein premier ne l’est pas. C’est ainsi que le paradoxe que nous avons indiqué est résolu par l’analytique du cogito.

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Si le moi pensant du cogito n’était premier, l’individuation n’aurait même aucun sens. C’est ce pressentiment qui prend des proportions sublimes dans le dogme de la résurrection des corps. Je suis qui je suis pas seulement pour la durée de la vie : pour l’éternité.

L’individuation n’aurait aucun sens. C’est l’individu qui pense et non le Dasein-Mitdasein, ni un Großdasein de tous les Dasein ensemble. Il faut croire que le moi pensant est la bonne échelle pour le logos dans le monde, car on n’en connaît pas d’autre. Les foules peuvent certes avoir une sorte d’âme (anima) : elle est, comme on le sait, complètement irrationnelle.

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Sein und Zeit §27

Le paragraphe 27 décrit l’hétéronomie du Miteinandersein. Ce tableau, nous ne pouvons le contredire, malgré ce que nous venons d’affirmer de l’autonomie du sujet. Nous ne le pouvons parce que, quand nous insistons sur l’absolue inconditionnalité de la loi morale, nous ne nous cachons pas non plus, non la variabilité de la loi morale d’une culture à l’autre, car les différences entre les mœurs ne prouvent rien (oui, des hommes ont été cannibales), mais que les cas inextricables de conflits de droits dans le commerce ordinaire de l’existence humaine sont si nombreux que l’application de la loi peut être fort peu évidente même pour les casuistes les plus subtils. Dans le commerce ordinaire, nous lésons toujours plus ou moins la majesté de la loi par un côté ou par un autre ; en accomplissant tel de nos devoirs, nous sommes défaillants sur tel autre. La vie caractérisée par le dilemme moral est l’existence tragique, au sens de Bahnsen. Nous sommes porté à croire que l’existence tragique est la norme. Il faut néanmoins se pénétrer du fait que la vie n’est véritablement tragique, philosophiquement, que dans la conscience de l’inconditionnalité absolue de la loi morale ; il y a dans cette position tragique la même fixité que dans la foi la moins réfléchie, la seule qui puisse déplacer des montagnes, et elle ne peut donc pas tourner au désespoir (les deux notions, tragique et désespoir, n’appartiennent pas au même champ), ne peut conduire à désespérer de la loi ni de l’humanité qui la porte en elle.

ii
Dasein Man

La dialectique du Dasein et du Man (du « on ») dans le §27 (« Zunächst ist das Dasein Man und zumeist bleibt es so » [Le Dasein commence par être un « on » et souvent le reste]) est relativisée par la culture – la culture non comme carcan de constructions cognitives-savantes mais comme processus de formation intellectuelle de l’enfant qui, dès qu’il lit et commence à se cultiver, c’est-à-dire dès les premiers moments de sa formation intellectuelle, apprend à s’abstraire du Man pour s’intégrer dans un autre collectif mental, à la constitution duquel contribuent ses propres préférences subjectives et qui peut très bien n’avoir plus que de très lointaines attaches avec le Man décrit par Heidegger. Nous ne nions pas ce Man et les mécanismes ici mis au jour, du moins dans certaines de leurs implications (sans doute pas, du point de vue heideggerien, les plus ontologiques), mais nous nions qu’ils aient une grande force contre la culture, en particulier des livres, et leur impact sur la formation intellectuelle du jeune esprit, lequel est d’ailleurs, tant qu’il se forme, largement encapsulé dans un collectif familial et sa classe d’âge, lesquels peuvent aussi contribuer à relativiser la « dictature » des autres en tant que Man (« In dieser Unauffälligkeit und Nichtfeststellbarkeit entfaltet das Man seine eigentliche Diktatur. » [C’est dans cet effacement et cette imperceptibilité que le « on » déploie sa dictature propre]). Que la culture ainsi entendue puisse être une cause de désadaptation n’échappera pas au lecteur ; nous pensons partager avec Heidegger le sentiment qu’une telle désadaptation n’est pas forcément la pire des choses. (Mais ce qui est ici décrit par nous reste lié à l’ontologie du sujet et ne répond donc pas au niveau voulu par Heidegger pour traiter de la formation d’un « eigentliche Selbstsein », d’un être-soi propre.)

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 La liberté des passions n’est pas la liberté du logos.

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« Je sais que je ne sais rien » n’est pas une proposition logique, mais c’est le fondement de la philosophie.

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Celui qui pense à sa propre éternité n’a plus la consolation de la mort.

C’est la philosophie existentialiste qui prétend jeter une profondeur d’ombre dans la vie depuis l’horizon de la mort, cette philosophie pour qui la mort n’est qu’un long sommeil ? J’appelle la vie qui se conclut dans la mort une promenade. Il ne peut y avoir en elle aucun sérieux. C’est ce que d’aucuns appellent l’absurde : ils en auraient le droit s’ils reconnaissaient la majesté de la loi morale, face à la nature, mais dans ce cas ils se douteraient aussi que la vie est autre chose qu’une promenade dont nous accompagne la délicieuse pensée de la fin dans le sommeil éternel de la mort.

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Contrairement à ce qu’affirme, avec d’autres, Jesús Fueyo Álvarez (Sobre Heidegger y el nacional-socialismo, Anales de la Real Academia de Ciencias Morales y Políticas n° 65, 1988), Heidegger n’est pas un auteur particulièrement « difficile » ; du moins sa langue, son style n’est-il pas comme celui de Hegel, même si les deux se traduisent difficilement. Il n’est pas besoin de traduire Heidegger « en allemand d’abord ». Un mot comme Entschlossenheit, que Fueyo traduit en espagnol par « decisión-resuelta », est tout à fait simple et naturel en allemand, alors que dévie de la grammaire espagnole la structure qui vise à le traduire (un substantif et un adjectif liés entre eux par un tiret, pour montrer – mais le lecteur peut-il le comprendre sans une note à ce sujet ? – que cette expression sert à rendre un seul et même terme). Les innovations linguistiques de Heidegger sont dans un rapport à la pureté de l’allemand bien plus étroit et d’ailleurs logique que les traductions à leurs propres langues respectives, où l’on voit fleurir des innovations qui pour le coup passent l’entendement (dont l’exemple espagnol que nous venons de donner est loin d’être le plus choquant). Une formule comme « das In-der-Welt-sein » est la façon la plus simple et la plus compréhensible, mais aussi la plus maniable, de s’exprimer pour éviter toute périphrase et circonlocution (cela vise également à montrer, comme l’explique Heidegger, qu’il s’agit d’une unité indécomposable : §12).

Ce n’est pas un auteur plus difficile que Platon dans le Parménide ou Aristote dans la Métaphysique†, relativement à l’ontologie. C’est cette dernière qui est difficile, car il est d’abord difficile de s’y intéresser. Tout le monde a compris et certains répètent à l’envi que Heidegger a révélé l’oubli de la question de l’être par la tradition intellectuelle occidentale depuis les Grecs, mais on se demande encore quelle importance cela peut bien avoir. Ce n’est pas tant de comprendre cette philosophie qui est difficile que de comprendre son intérêt.

†« Wenn ein Hinweis auf frühere und in ihrem Niveau unvergleichliche seinsanalytische Forschungen erlaubt ist, dann vergleiche man ontologische Abschnitte in Platons « Parmenides » oder das vierte Kapitel des siebenten Buches der « Metaphysik » des Aristoteles mit einem erzählenden Abschnitt aus Thukydides, und man wird das Unerhörte der Formulierungen sehen, die den Griechen von ihren Philosophen zugemutet wurden. » (Sein und Zeit §7, A)

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Avec Descartes contre « l’école »

Quand Descartes, dans le Discours de la méthode, écrit contre « l’école », il ne faut pas entendre cette expression comme l’école, l’université, l’académisme de son époque, mais comme une catégorie bien définie de stérilisation de la pensée dans des structures de conformisme et de promotion personnelle, comme le projet institutionnalisé de ceux qui vivent de la philosophie et non pour la philosophie. Quand l’école se revendique de Descartes, elle ne cesse pas pour autant d’être l’école. Il est dans sa nature de procéder à ce genre de récupérations, car ceux qui vivent de la philosophie ne pourraient rien sans ceux qui vivent pour la philosophie ; il faut donc que les premiers se réclament des seconds. De ce fait, leur hommage est toujours de pure forme et ne témoigne en aucun cas d’une influence de Descartes ou autre. Cette influence est véritablement nulle : il s’agit seulement pour l’école de vivre sur un nouveau cadavre. L’école dénoncée par Descartes n’est pas seulement l’école avant lui mais aussi celle qui exhibe sa momie, comme un trophée.

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Tiré de mon Pinterest. The Strange Case of Thomas Quick: The Swedish Serial Killer and the Psychoanalyst Who Created Him est la traduction anglaise du livre du journaliste suédois Dan Josefsson†. Le titre anglais est ambigu : Sture Bergwall, alias Thomas Quick, n’est pas un tueur en série mais un individu à qui la police et le système judiciaire suédois ont fait porter le chapeau pour huit meurtres dont il était innocent, sur la foi de l’expertise de la psychanalyste Margit Norell et d’aveux bidons. L’auteur, qui a contribué à faire éclater ce scandale, décrit un système en roue libre où des psychanalystes (sans formation médicale) ayant pignon sur rue ont statut d’experts officiels pour la police, le parquet judiciaire, la justice, qui peuvent ainsi se servir de théories fumeuses appliquées fumeusement pour « élucider des affaires » (faire du chiffre) en faisant condamner sans preuves des innocents auquel on soutire des aveux non par la violence physique mais par la pression psychologique.

†Titre original : Mannen som slutade ljuga: Berättelsen om Sture Bergwall och kvinnan som skapade Thomas Quick (2013) (L’homme qui cessa de mentir : L’histoire de Sture Bergwall et de la femme qui inventa Thomas Quick). Un film inspiré de cette histoire est sorti en 2019, Quick, du Suédois Mikael Håfström (titre français : Le coupable idéal).

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René Descartes, le philosophe à la tête de Saoud.