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Philo 38 : Le paradoxe de la rotation de la sphère chez Platon et son interprétation selon l’esthétique transcendantale

Dans le dialogue des Lois de Platon, il est un passage, entre autres, dont l’obscurité paraît avoir résisté à la sagacité des commentateurs. Au Livre X, 893, le personnage désigné sous le nom de « l’Athénien » cherche à prouver l’existence des dieux et de l’âme, en assignant à ceux-ci un mouvement originaire et moteur par rapport à toutes les autres formes de mouvement possibles et connues. Ce mouvement est la rotation (X, 897), décrite comme une « translation en un lieu unique » dans la traduction de Léon Robin :

(1) [Le mouvement] qui est translation en un lieu unique, forcément aussi il doit se mouvoir autour, oui, de quelque point central, en tant qu’il est une image des cercles qui ont été bien arrondis au tour ; et de plus il doit être celui qui est, de toute façon, autant que possible, le plus approprié à la révolution de l’Intellect et semblable à celle-ci. – CLINIAS : Comment l’entends-tu ? – L’ATHÉNIEN : Si nous disons de ce qui, sans aucun doute, se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques, c’est à la fois l’Intellect et le mouvement dont la translation a lieu à la même place, à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour, alors évidemment nous ne passerions pas pour être de médiocres ouvriers pour ce qui est de fabriquer en parole de belles images !

Ce passage nous éclaire sur X, 893, que voici, toujours dans la traduction de Léon Robin :

(2) Veux-tu parler, dirai-je, de celles [les choses] qui, ayant à leur centre la propriété de ce qui est immobile, se meuvent sur place, à l’image de ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ? – Oui, mais nous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu !

Après le mot « appropriées », L. Robin ajoute la note suivante :

(3) Selon que le cercle considéré est plus voisin, ou du centre, ou de la périphérie du système entier. Manifestement ce que Platon a en vue, ce sont les orbites dont la révolution emporte la planète qui lui est affectée.

Le philosophe Victor Cousin (1792-1867) a traduit le même passage X, 893 de façon encore moins éclairante, s’il est possible, et à bien des égards même indéchiffrable :

(4) Nous comprenons que dans cette révolution circulaire le mouvement qui fait tourner à la fois le plus grand et le plus petit cercle se distribue proportionnellement au plus grand et au plus petit, étant lui-même plus grand ou plus faible dans la même proportion. Aussi y a-t-il de quoi s’étonner de tout cela, en voyant que la force mouvante communique à la fois aux grands et aux petits cercles la lenteur et la vitesse proportionnée, phénomène qu’on pourrait croire impossible.

Nous n’apporterons pas d’autres citations que celles qui précèdent ; bien qu’une parfaite élucidation de la démonstration de Platon nécessitât de déchiffrer l’ensemble des pages correspondantes, nous ne cherchons pas, ici, à rendre la démonstration platonicienne de l’existence de l’âme et des dieux.

Nous n’avons par ailleurs pas la compétence linguistique nécessaire pour lire le texte grec original, ce qui nous aiderait à mieux comprendre certains choix des traducteurs que nous pressentons contestables. Il nous paraît cependant certain que les deux traductions manquent le véritable sens du passage et c’est ce dont nous allons tâcher de nous justifier.

En particulier, Léon Robin – c’est ce qui ressort de (3) – comprend X, 893 comme décrivant les orbites des planètes du système solaire. Nous pensons quant à nous que ce passage décrit purement et simplement la rotation de la sphère, en montrant le paradoxe que ce mouvement présente, un paradoxe à classer parmi les autres paradoxes du mouvement exposés notamment par Zénon d’Élée et les philosophes de l’école sceptique à l’instar de Sextus Empiricus.

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893

Ni dans la traduction de L. Robin (2) ni dans celle de Victor Cousin (4) n’apparaît le terme de « rotation », qui est pourtant manifestement ce dont il s’agit, à savoir : a/ une « translation en un lieu unique », b/ « autour de quelque point central », c/ « à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour » (1). C’est de cette manière qu’il faut entendre l’expression en (2) : « ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ». Cette révolution sur place est donc la rotation de la sphère : on le sait sans doute possible grâce aux précisions de (1), à savoir un mouvement sur place autour d’un point central, à la manière d’un globe sur le tour d’un potier ou autre artisan. Par ailleurs, le fait que, dans (2), le centre de l’objet soit décrit comme « immobile » ne peut également renvoyer qu’au mouvement de rotation : l’objet mouvant tourne autour de son centre, un point immobile (un point étant sans étendue, il ne peut avoir un mouvement de translation en un lieu unique : un point qui reste en un lieu unique est immobile).

Dès lors qu’il s’agit d’un mouvement de rotation, le choix du terme « révolution » ou, chez Cousin, « révolution circulaire », est peut-être conforme à la lettre de l’original mais non à son sens, puisqu’un mouvement de révolution est, en français, une translation d’un lieu à un autre, alors qu’il s’agit ici expressément d’une translation en un lieu unique, autour d’un point central, définition de la rotation. En grec, la rotation est peut-être un cas particulier du terme traduit par « révolution » chez l’un et l’autre, et Platon a donc pu employer le terme général plutôt que le terme plus particulier, mais en français ces traductions sont confuses et peu intelligibles, car rotation et révolution ne sont pas dans une relation de subsomption l’une à l’autre, dans une relation du général au particulier, mais dans une relation d’exclusion à l’intérieur de la catégorie des mouvements ou translations.

Quoi qu’il en soit de cette question relative à la stylistique de l’original grec, le terme « révolution » conduit Robin – voir (3) – à comprendre le passage comme relevant directement de l’astronomie, son commentaire introduisant en effet la notion de planète. Les corps célestes font certes partie de la démonstration de l’Athénien dans le passage, mais il nous paraît quant à nous que X, 893 n’appartient pas directement à ce registre, parce que la « révolution » dont il est question étant en fait la rotation, elle ne peut être l’orbite des planètes du système solaire, qui est bel et bien un mouvement de révolution. Quand, en (3), Robin rapporte la démonstration aux planètes orbitant autour du Soleil ainsi qu’à leurs satellites, il commet selon nous une erreur en traitant la relation de ces corps célestes les uns aux autres via le mouvement de révolution – l’orbite – plutôt que via le mouvement de rotation. Planète et satellites sont dans une relation via les deux sortes de mouvement, tant la révolution que la rotation d’une planète ou d’une étoile affectant les propres translations des satellites, mais ici ce n’est pas de la relation via l’orbite mais de la relation via la rotation qu’il s’agit, si nous acceptons ce qui a été dit précédemment. La relation via la rotation est d’ailleurs négligeable relativement à l’autre et se présente surtout sous la forme d’une action de la gravitation sur la rotation.

Or ces relations astronomiques ne sont par ailleurs guère éclairantes quant à l’intention de Platon, car il est question, dans ce passage, d’un phénomène « extraordinaire », « à la possibilité duquel on ne serait pas attendu » (2), alors que les mathématiques astronomiques servent au contraire, chez Platon comme chez d’autres philosophes antiques, à rendre témoignage d’un ordre divin, en raison du parfait agencement des corps célestes, décrits dans l’Épinomis comme des élémentals de feu doués d’intelligence, dont le mouvement immuable traduit l’intelligence divine, contrairement à l’idée reçue, ainsi que la décrit Platon, selon laquelle c’est l’irrégularité qui témoigne d’une intelligence. On ne peut comprendre que cet agencement régulier soit dit inattendu par un auteur qui répète y voir, sans contradiction, l’intervention d’un intellect ou d’une âme. Ce qui présente une possibilité inattendue dans ce contexte doit donc relever d’un domaine transcendantal et non empirique, comme la cosmologie, à savoir que c’est d’un paradoxe logique, intellectuel, que Platon nous parle ici.

La relation du « cercle considéré » au « système entier », en (3), ne serait donc pas la relation d’une planète au système solaire ou d’un satellite à sa planète. Il n’est guère compréhensible que Platon parle de « cercles » alors que le traducteur, égaré par le prisme cosmologique, pense visiblement à des sphères, tout en n’osant altérer le sens de l’original. Robin ne rougit pas, en somme, de parler d’orbites de cercles dans l’espace, alors que les corps célestes ne sont pas des cercles mais des sphères (ce qui était connu des Grecs : voir, par exemple, l’harmonie des sphères selon Pythagore). Or il est tout aussi certain que Platon parle ici de cercles et non de sphères – car s’il l’avait pu, Robin ne se serait pas privé de traduire le terme en question par « sphères », qui correspondrait tellement mieux à sa compréhension du passage. – Ces cercles correspondent selon nous au plan d’une sphère, et la référence à de grands et à de petits cercles évoque donc des cercles concentriques à l’intérieur d’un plan de sphère.

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2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère

Après avoir expliqué en quoi la traduction nous semblait défectueuse, il nous appartient de présenter notre propre interprétation.

Le schéma ci-dessus (réalisé avec les moyens du bord) est une représentation graphique du sens qu’a selon nous le passage. Il s’agit d’une sphère de centre 0 tournant dans un mouvement de rotation autour d’un axe vertical passant par 0. Un plan de coupe de la sphère en son milieu dessine un cercle grisé : de tous les cercles concentriques de ce même plan, le cercle gris est celui dont le périmètre est le plus grand, correspondant aux limites de la sphère et de même rayon que celle-ci. Un cercle concentrique plus petit est le cercle rouge ; son périmètre peut être de n’importe quelle valeur entre 0 (pour un rayon de 0, donc) et la valeur du périmètre du cercle gris.

Les points α et ß représentent deux points de référence pour l’étude du mouvement de rotation de cette sphère. La sphère fait un tour complet sur elle-même quand le cercle gris et le cercle rouge tournent de 360°, de α en α pour le cercle rouge, de ß en ß pour le cercle gris. La distance d’un point au même point est dans chacun de ces deux cas la valeur du périmètre du cercle correspondant, 2πr, avec r le rayon du cercle, soit 2πrα (cercle rouge) < 2πrß (cercle gris).

Le paradoxe est le suivant. Dans un mouvement de rotation uniforme de la sphère, le cercle gris accomplit une rotation de 360° dans le même temps que le cercle rouge accomplit une rotation de 360°. Un cercle au centre de la sphère parcourt ainsi un espace plus court que le cercle périphérique, le plus grand, de la même sphère, dans le même temps. Ce cercle central est donc affecté d’une vitesse moins grande que le cercle périphérique, dans le mouvement de rotation ; nous parlons pourtant d’une seule et même sphère uniforme ainsi que d’un mouvement de rotation uniforme. Une sphère uniforme a donc des parties relativement à son mouvement uniforme de rotation. C’est le paradoxe « à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ».

Rappelons (2) : « [N]ous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. » Le plus grand cercle et le plus petit sont « simultanément transportés par cette sorte de mouvement », la rotation, car il s’agit de cercles concentriques du plan d’une sphère. Le mouvement de ces cercles « est plus faible et plus fort suivant un rapport » parce que la distance d’un tour complet est plus longue dans un cas que dans l’autre, alors que le temps de parcours des périmètres est le même.  Le « rapport » en question est celui des périmètres des cercles concentriques entre eux.

Et (2) de poursuivre : « Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ! » On ne serait pas attendu à ce que les cercles concentriques d’un plan de coupe dans une sphère soient affectés de différentes vitesses parce que la rotation est le mouvement uniforme d’une sphère uniforme. Or on ne peut pas penser non plus ce mouvement uniforme sans ces différentes vitesses endogènes à l’objet uniforme, car le mouvement de rotation est un mouvement circulaire autour d’un axe, c’est-à-dire un parcours périmétrique plus ou moins long selon la distance à la périphérie ou bien au centre. La vitesse de rotation d’un seul et même objet est différente, en valeur numérique, selon qu’on la mesure à la périphérie de l’objet ou près de son centre, puisque cette vitesse dépend du rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours, et que la distance parcourue est un périmètre plus ou moins grand selon la localisation de la mesure, tandis que le temps reste inchangé, chacun de ces cercles effectuant tous à chaque fois un tour complet en même temps, faute de quoi la sphère se disloquerait sous l’effet de tiraillements, de conflits internes, ou perdrait à tout le moins son mouvement de rotation.

Ce qu’il y a d’« extraordinaire », c’est qu’il puisse exister une « source » (Robin) d’un tel mouvement paradoxal, une « force » (Cousin) capable de produire un tel effet. Platon considère, en (1), que ce mouvement et celui de l’Intellect sont identiques, ou, en (2) « semblables ». C’est, de surcroît, un mouvement originel et moteur : « la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire » (2). Le passage (1) ajoute la description suivante : ce qui « se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques ». Il faut, semble-t-il, comprendre là que c’est justement le paradoxe mis en lumière qui permet l’identité entre la rotation de la sphère et le mouvement de l’âme, ou de « l’Intellect », à savoir cette conjonction paradoxale de l’uniforme et du multiple. Le mouvement de la rotation a beau être paradoxal, il est en même temps constaté : les globes sur le tour de l’artisan tout comme les corps célestes tournent sur eux-mêmes, pourtant la description rigoureuse de ce mouvement présente une contradiction insoluble.

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3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

Ce paradoxe ainsi que les autres paradoxes sur le mouvement qui nous viennent de la philosophie grecque témoignent que l’espace et le temps sont des idéalités et n’appartiennent pas aux choses en soi, car le moyen qu’une chose en soi se contredise ?

La contradiction insoluble témoigne d’une inadéquation, mais il ne faut pas se tromper dans l’interprétation de celle-ci. Il ne s’agit pas d’une inadéquation de notre intellect à la nature ; à cet égard, les matérialistes ont raison de dire, après Aristote, que nos sens et notre intellect sont conformes à la nature, car l’inadéquation est en réalité entre notre représentation et la chose en soi. Dans la nature, il faut, c’est-à-dire il est nécessaire (il n’en peut aller autrement) qu’une sphère ait un mouvement de rotation exactement tel qu’il est selon l’entendement, c’est-à-dire paradoxal, mais c’est parce que notre représentation ne porte que sur la nature et non sur la chose en soi. Il n’y a rien ni dans la nature ni dans l’entendement qui nous permette d’espérer présenter un jour, dans la synthèse continue de l’empirisme, une explication du mouvement de la sphère exempte de paradoxe, de même qu’aucun résultat de science empirique ne nous permettra jamais de donner une solution satisfaisante des antinomies de la raison exposées dans la Critique de la raison pure, c’est-à-dire de trancher, pour la moindre d’entre elles, entre la thèse et l’antithèse.

Autrement dit, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que de telles contradictions de la nature soient résolues. Or penser que ces contradictions sont corrigibles dans la représentation car résultant d’une limitation en quelque sorte accidentelle de l’intellect pouvant être suppléée par l’induction, c’est ignorer que la nature est le produit de notre intellect, et que l’insuffisance, si l’on peut encore employer ce terme, est donc dans la nature elle-même. L’idée de savoir asymptotique, dans le matérialisme, se heurte à cette irréductibilité : nous n’approchons jamais d’aucune suppression d’antinomie dans les questions les plus fondamentales de la physique et des autres sciences.

Le savoir a priori sur les propriétés de la sphère, en tant qu’ensemble de principes a priori des sciences de la nature, peut être considéré comme complet, et il comporte cette contradiction interne. Une telle contradiction ne nous permet justement pas d’imputer à la sphère une existence en soi et pas seulement idéale, car ce qui se contredit sans remède est nécessairement dépourvu de l’être en soi, bien qu’il puisse subsister dans l’idéalité, à titre d’objet de la représentation. En effet, on ne peut concevoir la moindre inadéquation là où la dichotomie sujet-objet fait défaut. Le sujet-objet de la nature produit l’inadéquation par la représentation subjective d’un monde objectif ; la dichotomie est entièrement dans la nature en tant qu’objet de représentation pour un sujet. La contradiction dans la nature est sans remède parce qu’il n’y a pas de représentation possible en dehors d’une dichotomie sujet-objet, la même dichotomie qui, dans la synthèse inductive, ne rencontre cependant dans de telles contradictions aucun obstacle fondamental. Ces dernières ne sont pas en effet un obstacle à l’extension inductive, et ce fait, à lui seul, montre que cette extension ou cet approfondissement se fait dans le vide d’une nature seulement idéale plutôt que de manière asymptotique vers la moindre complétude ou le moindre absolu.

Les particularités du mouvement de la sphère n’empêchent pas la progression inductive, à partir d’elles, dans l’inconnu de la nature parce que notre loi de non-contradiction s’applique vis-à-vis de l’application des catégories a priori de l’entendement à leur objet dans l’expérience possible, tandis que les contradictions insolubles, les antinomies qui découlent a priori de ces catégories elles-mêmes sont le corollaire nécessaire d’un entendement affecté à la représentation dans la dichotomie sujet-objet, dont le domaine est la pure idéalité de la nature.

Philo 37 : La chose en soi selon Mainländer

Éléments de discussion
sur la chose en soi selon Mainländer

„Ich habe indessen nachgewiesen, daß eben das Schopenhauer’sche apriorische Gesetz der Kausalität Anweisung auf eine vom Subjekt unabhängige Kraft gibt, auf eine Wirksamkeit des Dinges an sich, welche auf realem, d. h. vom Subjekt unabhängigen Gebiete lediglich Kraft oder Wirksamkeit, nicht Ursache ist. … Es gibt auf realem Gebiete zunächst ein Verhältnis zwischen zwei Dingen an sich, d. h. die Kraft des einen bringt in der Kraft des anderen eine Veränderung hervor; ferner stehen sämtliche Dinge der Welt in einer realen Affinität. Das erstere Verhältnis ist aber nicht das Verhältnis der Ursache zur Wirkung und die letztere ist kein Kausalnexus. Die reale Affinität ist der dynamische Zusammenhang der Welt, der auch ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre, und das reale Verhältnis, in dem zwei Dinge an sich stehen, ist das reale Erfolgen, das gleichfalls ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre. Erst wenn das Subjekt an beide Zusammenhänge herantritt, bringt es das reale Erfolgen in das ideale Verhältnis der Ursache zur Wirkung und hängt alle Erscheinungen in einen Kausalnexus oder besser: es erkennt mit Hülfe der idealen Kausalität ein reales Erfolgen und mit Hülfe der idealen Gemeinschaft (Wechselwirkung) den realen dynamischen Zusammenhang der Dinge.“ (Philipp Mainländer, Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten : dans cette critique de la pensée d’Eduard von Hartmann, Mainländer récapitule les thèses principales de sa Philosophie der Erlösung)

Comment cette „Wirkung“, cette action des choses en soi peut-elle être pensée autrement que comme une relation de causalité ? La pensée de Kant et Schopenhauer est précisément que toute action dans la nature se ramène, selon notre entendement, à une chaîne causale ; nous n’avons donc pas de concept de relation dynamique en dehors de la causalité. La causalité, pour Mainländer, a un sens étroit ; elle n’est plus cette loi de la pensée dans laquelle s’inscrit tout processus dynamique mais la modalité subjective d’une dynamique en soi. Alors que nous pensons toute dynamique dans la causalité, Mainländer sépare la dynamique de la modalité causale et nous demande donc de penser une dynamique – bien que nous n’ayons l’expérience de la dynamique que par la loi causale a priori de notre entendement – comme valide en dehors de cette loi. Or, puisque notre entendement ne connaît que les phénomènes et non la chose en soi, dire que la causalité n’est pas dans la chose en soi, c’est dire qu’il ne s’y trouve pas de dynamique, car il n’y a pour notre entendement de dynamique que dans la loi de causalité. Une dynamique hors de la loi de causalité est impensable. Que la chose en soi nous reste inconnaissable ne peut signifier que nous l’appréhendons correctement par un concept impensable ; l’impensable n’est pas le critère de la chose en soi inconnaissable. Dire cette chose, impensable, de la chose en soi, c’est déjà en dire trop de la chose en soi, c’est une négation de son inconnaissabilité. On ne peut pas dire s’il se passe quelque chose dans l’en-soi, car, pour notre entendement, quelque chose ne se passe qu’en vertu de la causalité, et si, par conséquent, l’on admet, comme Mainländer à la suite de Kant et de Schopenhauer, que la loi de causalité est idéale, subjective, il n’est pas permis de parler de Wirkung, Wirksamkeit dans les choses en soi, ces concepts n’ayant de réalité pour nous que par la loi de causalité.

Schopenhauer fait cependant remarquer que l’action de la chose en soi sur le sujet pensant n’est pas causale, puisque la loi de causalité est celle des phénomènes entre eux. C’est sans nul doute le point de départ de la réflexion de Mainländer. Le reproche qu’il fait à Kant de voir une relation causale dans l’action de la chose en soi sur le sujet pensant, se trouve déjà chez Schopenhauer. Nous aurions forcément, dans l’idéalisme transcendantal, la notion d’une dynamique en dehors de la causalité. Cependant, cette idée se borne tout aussi nécessairement au fait de la constitution du monde phénoménal et ne permet de tirer aucune conclusion quant aux relations des noumènes entre eux. Cette relation non causale est seulement le donné phénoménal pour le sujet : elle n’existe pas comme catégorie a priori de l’entendement mais comme corrélat nécessaire. Que le sujet soit dans une nature phénoménale, la chose en soi en étant le substrat, impose de supposer une relation entre le substrat et son adstrat ; mais cette relation n’est pas une catégorie de l’entendement qui puisse servir à étendre la notion de dynamique à des relations non causales autres que celle que nous pensons à titre de corrélat. Pour notre entendement, une dynamique est soit la causalité dans la nature phénoménale soit le corrélat d’une chose en soi pensée comme substrat des phénomènes.

Schopenhauer pourrait lui-même prêter le flanc à la critique que nous adressons à Mainländer, puisque la chose en soi est chez lui volonté, donc une dynamique, sous la forme d’un vouloir et de sa négation. Cependant, chez Schopenhauer, c’est le phénomène de la volonté qui peut se nier lui-même, c’est-à-dire une volonté individuelle, objectifiée dans un corps, tandis que chez Mainländer l’être en soi court tout entier au non-être. Chez Schopenhauer, la volonté en soi est éternelle, ce qui tend à supprimer la réalité d’une dynamique en soi (la volonté reste immuablement elle-même en soi), tandis que chez Mainländer la volonté en soi, le monde tout entier, la totalité (le monde en tant que totalité, soit la chose en soi et le monde en tant que nature), va vers le non-être. Du point de vue de l’éthique, la négation du vouloir individuel est moins évidente dans une totalité immuable que dans un monde se niant lui-même, c’est-à-dire moins évidente dans le cadre d’une chose en soi immuable que dans celui d’une chose en soi dynamique dont le mouvement vers le non-être correspondrait à celui des volontés individuelles, qui se trouveraient ainsi justifiées de manière évidente dans leur propre négation. (C’est aussi pourquoi l’un nie la directionnalité de l’histoire et l’autre l’affirme.)

Cette „Wirksamkeit der Dinge an sich“, cette action effective des choses en soi, la loi de causalité subjective nous sert à « l’épeler et à la reconnaître » (buchstabieren und erkennen) ! On « reconnaît », c’est-à-dire on connaît quelque chose dans la chose en soi inconnaissable, et ce de manière positive ! Mainländer nie le caractère irréductible de la causalité, elle est au fond pour lui comme la couleur rouge ou jaune, qualité secondaire de l’objet au sens de Locke : nous voyons un objet d’une certaine couleur, parfois nous ne voyons plus cette couleur de la même manière, selon l’éclairage, et la causalité serait à la Wirksamkeit ce que le rouge ou le jaune est à la coloration. Mais cette analogie est illégitime, car les qualités secondaires des objets dépendent des seuls sens, tandis que la loi de causalité dépend du seul entendement.

La chose en soi est dans une relation avec nous car c’est elle qui nous affecte de telle façon que nous vivons dans un monde, une nature. Cette relation est donc d’une certaine manière pensable sans être causale. Comme Schopenhauer, Mainländer reproche à Kant, nous l’avons rappelé, d’y voir une relation causale alors que la loi de causalité est subjective, ce qui implique – cette subjectivité – que la relation entre la chose en soi et le sujet n’est pas causale, seules les relations des phénomènes entre eux l’étant. Selon Mainländer, la relation entre sujet et chose en soi, que nous avons décrite plus haut comme un simple corrélat nécessaire, nous fournit le prototype d’une dynamique non causale dans la chose en soi. Il faut, pour activer la loi de causalité dans la phénoménalité du monde, une Wirkung de la chose en soi sur le sujet, qui ne soit pas la même chose que la causalité, et de là se déduit que les choses en soi agissent aussi les unes sur les autres. – Or le sujet n’est pas autre chose que la chose en soi, dans une représentation. La relation est donc de soi à soi, c’est le pur principe d’identité a=a, ni causalité ni une quelconque autre Wirkung. Ce qui fait que je vis dans un monde (un monde en tant que nature), c’est que je suis chose en soi et, dans une conscience, sujet. La relation de la chose en soi à la conscience est le principe d’identité, qui ne peut fournir le prototype d’une quelconque dynamique.

Si je dis que la chose en soi exerce une Wirkung sur le sujet, en réalité je la situe dans le monde (en tant que nature), or le monde (en tant que nature) n’est que dans la représentation. La façon dont je me représente la chose en soi selon la loi de l’entendement est le monde. Ainsi, ce n’est pas que la causalité soit une modalité de la Wirkung de la chose en soi ; elle est une modalité de l’être comme sujet. La chose en soi en tant que conscience ne se connaît pas en soi ; la chose en soi est dans la représentation conscience de son seul phénomène, selon les lois de l’entendement. C’est pourquoi le principe d’identité ne s’étend pas aux prédicats du sujet et de la chose en soi, parce que les prédicats du sujet lui sont donnés dans l’entendement. La chose en soi possède une subjectivité universelle, la même dans tous les sujets, et les formes de cette subjectivité étant l’espace et le temps, elle a des objets ; par où s’énonce, l’objet étant ce qui est posé en face d’un sujet, et la condition d’objet supposant espace et temps, que l’espace et le temps sont consubstantiels au concept de subjectivité, de même que la causalité, loi des relations dans l’espace et le temps. L’espace, le temps et la causalité appartiennent au concept du sujet. Et dans un monde défini par ces trois formes, le sujet est également objet car il est situé dans ce monde, en tant qu’objet. Le sujet-objet (nous empruntons l’expression à Schelling sans nous occuper ici de ce que ce dernier entend par un tel terme) n’est pas purement et simplement la même chose que la conscience de soi, en raison de l’objet de la conscience qu’est le corps ; autant une conscience de soi peut être l’unique être du monde, autant le sujet-objet corporel écarte le solipsisme, car mon corps n’est pas l’unique objet en ce monde. Le solipsisme suppose qu’il existe un seul sujet-objet au monde, par conséquent un seul sujet mais aussi un seul objet. C’est parce que le monde est monde d’objets que le solipsisme est improbable : un monde d’objets est un monde de sujets-objets. Tout objet au monde doué de représentation est un sujet, et je sais quels objets sont doués de représentation par l’observation de mon propre corps comme objet.

(ii)

Que la chose en soi n’ait pas, selon Kant, d’étendue ne signifie pas, comme l’affirme Mainländer, qu’elle soit un « point mathématique », car un point mathématique ne s’entend encore qu’en rapport avec l’étendue, avec l’espace. Mainländer prétend donc écarter cette conception kantienne de la chose en soi en tirant une conséquence qu’il n’est guère permis de tirer. Un point mathématique n’a certes pas d’étendue mais c’est ce qui n’a pas d’étendue dans l’espace, tandis que la chose en soi est ce qui n’a pas d’étendue faute de pouvoir être pensé dans l’espace, et ce non-étendu n’est pas la même chose que le point mathématique, c’est quelque chose dont l’entendement ne peut rien savoir. Si l’affirmation de Kant consistait à dire que la chose en soi est un point, cette affirmation serait contradictoire avec l’inconnaissabilité de la chose en soi, mais l’affirmation selon laquelle la chose en soi n’a pas d’étendue n’est qu’une façon de dire que l’étendue est dépendante des formes de notre intuition. C’est dans l’espace en tant que forme de l’intuition qu’un objet est soit étendu soit un point, et ce tiers-exclu de l’intuition n’existe qu’avec l’espace.

Il en va de même de l’affirmation selon laquelle « le temps reconnaît le mouvement des choses, mais ne meut point celles-ci » (die Zeit erkennt die Bewegung der Dinge, bewegt sie aber nicht). Puisqu’il s’agit, aux yeux de Mainländer, de corriger la conception kantienne de la chose en soi, il convient de dire que Kant n’affirme nullement que le temps meut les choses. Qu’il faille un temps pour penser un mouvement ne signifie pas que la pensée du temps confère le mouvement aux choses, mais seulement qu’en dehors de la forme du temps on ne peut parler de mouvement, d’objet mobile ou immobile.

(iii)

„Die Erfahrung aber lehrt im ganzen Weltall Schwächung der Kraft, allmälige Aufreibung, mithin auch totale Annihilation derselben am Ende des Weltprozesses. Die Welt ist eine endliche Kraftsumme und jeder Verlust an Kraft ist durch Nichts zu ersetzen, denn woher sollte ein Ersatz genommen werden?“ (Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten) (La chose en soi comme force ou énergie est une somme finie ; c’est seulement l’espace subjectif, forme a priori de l’intuition, c’est-à-dire l’espace des mathématiques, qui est infini, selon Mainländer.)

L’expérience nous informe donc au sujet de la chose en soi ! La simple observation de la nature – que ce soit en contre-pied du point de vue scientifique sur la conservation de l’énergie ou conformément à la théorie scientifique de l’entropie – permet de tirer des conclusions sur la chose en soi indépendante de notre entendement. Première contradiction.

La volonté peut-elle être volonté d’auto-anéantissement sans l’appréhension de son essence dans une représentation ? « L’unité simple » (die einfache Einheit) avant le monde – autrement dit Dieu – ne pouvant atteindre le non-être autrement que via l’être d’un monde phénoménal, se serait, selon une hypothèse tirée d’un usage régulateur de la raison, décomposée sous forme d’énergie orientée vers le non-être ; et ce en conformité avec la représentation, car, dit Mainländer, il ne peut y avoir d’antagonisme entre la représentation et la volonté. Il ne pourrait y avoir d’antagonisme alors même que cette volonté de mort (Wille zum Tode), cette orientation vers le non-être, ne serait pas immédiatement dans la représentation, laquelle interprète au contraire son substrat comme vouloir-vivre (Wille zum Leben). Comment cette représentation faussée, cette interprétation de la volonté de mourir comme son contraire, le vouloir-vivre, n’est-elle pas un antagonisme ? Si je me vois comme le contraire de ce que je suis et agis selon cette représentation faussée, je suis en opposition à ce que je suis. C’est la seconde contradiction.

Pour Schopenhauer, la représentation crée ou peut créer une rupture avec la volonté de vivre ; pour Mainländer, elle prend conscience que la volonté est volonté de mort. Pour Schopenhauer, la représentation du vouloir-vivre est correcte, elle voit le vouloir-vivre comme vouloir-vivre, ce qui conduit à une rupture dans la volonté dès lors qu’elle réalise son aveuglement, l’aveuglement de la volonté, quant à sa finalité : elle se juge alors, dans un antagonisme avec elle-même, et devient volonté de mort. Pour Mainländer, la représentation ne peut être antagoniste de la volonté ; et ce dont elle amenée à prendre conscience, c’est son propre aveuglement de représentation, qui voit la volonté de mort comme un vouloir-vivre. Là, la volonté juge et répudie l’impossibilité de son unique finalité ; ici, une représentation fausse devient correcte, la volonté devient consciente dans la représentation de son essence en tant que volonté de mort. Mais ce moment est indifférent car, que la volonté de mort prenne ou non une juste conscience d’elle-même, le monde court de toute façon au néant, et que le vouloir-vivre se renie ou non dans la conscience individuelle, la mort de l’individu n’affecte pas, prise isolément, la volonté en tant que chose en soi. L’expression de « volonté aveugle » n’a cependant pas le même sens dans les deux cas. Chez Schopenhauer, la volonté est aveugle car elle poursuit une finalité impossible ; la représentation de cette impossibilité lui permet d’opérer une négation d’elle-même. Chez Mainländer, la volonté est aveugle car elle se représente comme vouloir-vivre, le contraire de ce qu’elle est ; quand par la représentation elle parvient toutefois à une juste conscience d’elle-même, elle n’est pas conduite à la négation, car chez un mortel la volonté de mort se renierait vainement, tandis que cette négation est, pour le vouloir-vivre, ultimement conforme à l’état mortel. La volonté de mort de l’individu mortel est le mouvement du monde tout entier vers le non-être ; la négation du vouloir-vivre de l’individu mortel ne peut guère quant à elle avoir d’incidence, isolément, sur un vouloir-vivre universel. Si la volonté est, non pas vouloir-vivre, mais volonté de mort, l’anéantissement de l’être en totalité dans le non-être est nécessaire, car aucun mortel ne peut répudier la mort et produire ainsi une négation de la volonté de mort. Si la volonté est vouloir-vivre, ce total anéantissement est possible, car un mortel peut répudier la vie, mais seulement possible, car cela suppose une négation collective universelle.

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On n’emporte pas ses richesses dans la tombe. C’est ce que je réponds à ceux qui parlent d’expériences enrichissantes.

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Il est plus facile de renoncer à ce que l’on a qu’à ce que l’on n’a pas, plus facile de renoncer à posséder que de renoncer à vouloir.

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Le poème De la nature de l’épicurien Lucrèce s’achève par un long, macabre et saisissant tableau de la peste. – Cueille le jour au milieu de la peste.

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Trois réflexions sur le bouddhisme
d’après Philipp Mainländer

Le Jataka de Vessantara, récit de l’une des vies antérieures du Bouddha, rappelle singulièrement l’histoire biblique du sacrifice d’Abraham. La morale en est qu’il faut accepter de sacrifier ses enfants. Cela n’est évidemment pas permis, et la sainteté n’est que pour ceux qui n’ont point d’enfants. Une sainteté obtenue par une quelconque forme de sacrifice de ses enfants, ne serait-ce que la négligence, est une cruauté, du molochisme. La sainteté d’un père de famille ne serait pas de la sainteté mais une tache, sauf peut-être dans un État idéal, au sens de Mainländer après Platon, État dans lequel les enfants sont éduqués collectivement et les devoirs de la paternité supprimés. S’il faut donner une interprétation éthique correcte du jataka comme du récit biblique, ces textes appellent à la communauté des femmes qui permette l’éducation collective des enfants ; le sacrifice des enfants est le symbole de l’abolition de la famille. Le citoyen de l’État idéal accepte de « sacrifier » ses enfants à l’État afin de ne point se fermer les voies de la sainteté malgré son œuvre de chair. Autrement, il faut entendre par le sacrifice des enfants le fait de n’en point avoir, c’est-à-dire le sacrifice de l’instinct de reproduction. Mais il ne peut y avoir rien de moral dans ces textes, entendus par un père de famille dans le système de la famille.

(ii)

La tentation de Siddharta par le démon Vasavatti Mara (« tu deviendras maître du monde ») ressemble fortement à la tentation du Christ par le diable, au désert. Mainländer note également que le nom Siddharta a le même sens que Christ. „Mein Reich ist nicht von dieser Welt“ (mon royaume n’est pas de ce monde), répond en outre Siddharta au roi Bismara qui lui offre la moitié de son royaume alors que Siddharta vient de se faire renonçant.

(iii)

Son fils Rahula n’est pas la seule entrave de Gautama Bouddha vers la mort absolue : toutes les concubines qu’il a « infectées » (pénétrées avec émission à l’intérieur du vase) dans son harem lui barrent le chemin de la mort absolue par télégonie, si le phénomène est avéré.

Sur le concept de mort absolue, voyez Philo 32 : Un mot de la mort relative.

Sur la télégonie, voyez Gnostikon : Die Telegonie oder Infektionslehre (ainsi que les addendas dans la partie des commentaires au billet). Il existe à ce jour deux versions de la théorie. Selon la première, tout plasma germinatif émis à l’intérieur du vase est constitutif dans le profil génétique des futurs embryons ; selon la seconde, toute émission de plasma germinatif contribuant à une fécondation dans le vase produit cet effet. La première pourrait donc être appelée théorie de la télégonie maximale ; la seconde, théorie de la télégonie limitée.

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Pseudo-science contre Pseudo-science

Il faut être reconnaissant à Konrad Lorenz (par ailleurs nommé dans notre billet sur la télégonie) d’avoir salué le rôle des amateurs dans la science, des amateurs qui sont souvent des passionnés et à qui Lorenz reconnaît des contributions notables. La recherche institutionnalisée se pique de méthodologie et se récrie quand une personne ne suit pas à la lettre l’ensemble de ses protocoles – qui n’empêchent d’ailleurs nullement les bourdes (cf. infra) –, comme au temps de Descartes, dont le célèbre discours de la méthode est prononcé contre « l’école ».

Je regardais l’autre jour une émission tout ce qu’il y a, semble-t-il, de sérieux, avec des archéologues d’universités prestigieuses et des journalistes scientifiques de National Geographic. Le sujet en était les Mayas. J’appris au cours de cette émission qu’un certain consensus scientifique au sujet de la pratique de la guerre chez les Mayas venait d’exploser à la suite de nouvelles découvertes. Ce consensus prétendait, était-il dit dans l’émission, que les guerres des Mayas étaient des sortes de duels entre chefs, que celui qui perdait était fait prisonnier et sacrifié, et qu’en somme on ne faisait pas la guerre avec des armées, chez les Mayas. Voilà le consensus saugrenu qui viendrait de voler en éclats, un consensus qui s’était tranquillement établi dans le milieu de la recherche institutionnelle, laquelle prend apparemment la rareté des traces pour leur non-existence : pas de traces d’armées, donc pas d’armées. Or il n’y avait pas de traces d’armées car on sort à peine, grâce au Lidar, de l’époque où l’on gratte le sol, parcelle après parcelle, dans l’épaisseur de la jungle, et la plus élémentaire psychologie devrait empêcher des esprits graves et pondérés d’échafauder de mirobolantes utopies de civilisations sans armées. Comme c’est là ce qu’on appelle la science, on voit que la pseudo-science n’a rien à lui envier.

L’histoire, telle qu’elle s’enseigne et se pratique, ne semble guère développer la faculté de penser : hors des protocoles de recherche philologique et archéologique, et en tout état de cause « micrologique » (exemple hypothétique : les fours de potier au 4e siècle dans la vallée du Lauragais), la langue étrangement handicapée se perd dans l’incantation circulaire. Mais la critique porte au fond sur la science dans son ensemble, ou, disons, le scientisme, et les vitupérations contre la pseudo-science doivent nous laisser entièrement indifférents. Aucune attaque sur un tel fondement ne constituera jamais un stigmate, de manière pavlovienne, quels que soient les diplômes de qui prononce la sentence. Cette position est en soi un crime de lèse-Université mais, comme il n’est pas (pas encore ?) condamné pénalement, je pense pouvoir l’assumer.

Le principal paradoxe de la science est l’autorité qu’elle prétend conférer au scepticisme, comme si les deux termes n’étaient pas contradictoires, comme si cela ne revenait pas à parler de « silbernes Gold », à la manière dont on le dirait populairement, et sagacement, en Allemagne. Le scientisme est un scepticisme autoritaire, et c’est ridicule. Un spécialiste des fours de poterie du haut Moyen Âge n’a évidemment guère d’éléments scientifiques à sa disposition pour contester une idée telle qu’une civilisation originelle unique, une hypothèse qui requiert des recherches sur une tout autre échelle. Mais il dira qu’une telle hypothèse, en particulier en raison de son échelle, n’est pas scientifique, parce que, si l’on imagine l’application de la méthode d’étude des fours de poterie antiques à cette autre question, on est pris de vertige par la quantité de grattoirs et de seaux qu’il faudrait pour la résoudre. On reste donc sceptique vis-à-vis de toutes les questions qu’un grattoir ne peut résoudre ; et l’on est autoritaire parce que hors du grattoir point de salut.

(ii)

Prenons, pour en examiner la valeur, un exemple de reproche fait à un investigateur déclaré pseudo-scientifique.

« Pour explorer les formations géologiques de Bimini, G. H. plonge avec un biologiste marin. » Cela vient illustrer l’argument selon lequel G. H. s’appuie sur des experts aux compétences discutables. (Quand il s’accompagne d’experts aux compétences non discutables, on lui reproche de faire comme les autres, et ce parce qu’il a dit le mal qu’il pensait des autres, mais c’est là un procédé acrimonieux.)

S’agissant du point en question, il faudrait tout d’abord savoir si G. H. plonge avec ce biologiste marin parce qu’il n’a pas trouvé de géologue sachant plonger, c’est-à-dire si ce biologiste marin est là à titre de biologiste plutôt que de plongeur. Car, dans ce dernier cas, le plongeur n’est là que pour aider à la plongée et au recueil de données au cours de celle-ci plutôt qu’au travail d’analyse géologique, lequel peut être effectué plus tard à partir des données recueillies. Si, ensuite, ce biologiste est là à titre de biologiste, il faut savoir si G. H. et ce biologiste lui-même considèrent que ce dernier est compétent pour étudier la géologie marine de Bimini, et si c’est le cas, ce n’est pas alors G. H. seulement qui ferait de la pseudo-science mais aussi ce biologiste, peut-être réputé.  Enfin, s’il est a priori et notoirement exclu qu’un biologiste marin puisse dire quoi que ce soit d’intéressant sur la géologie marine, il faut savoir ce que G. H. répond à cette objection qu’il ne peut ignorer, et pourquoi elle ne l’empêche pas de s’accompagner de ce biologiste. Mais le biologiste plongeur est probablement là autant pour ses compétences de plongée que pour son habitude du travail scientifique : en tant que scientifique, il peut, même si un spécialiste serait le plus compétent, contribuer à un travail de collecte de données au cours de la plongée plus à même de servir au travail en laboratoire que si cette collecte avait été faite par un plongeur sans formation scientifique. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’étude d’une faune marine permette de tirer quelques conclusions quant aux formations géologiques de son habitat, si des travaux interdisciplinaires ont déjà été réalisés sur ces questions, ce qui est certain (les termites préfèrent certains types de terre, etc.).

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Deux lettres à un demi-philosophe

…halbe Philosophie und ganze Verworrenheit (Fichte)

Je suis perplexe devant ce qui commence comme un scepticisme déclaré (« en vain, la philosophie… »), se poursuit par une affirmation matérialiste dogmatique, et débouche sur une démarche que l’on a du mal à ne pas voir comme dépourvue de finalité en raison de ses prémisses mêmes.

1) Scepticisme. Ce qu’a fait la philosophie est « vain », son projet a échoué, et il faut prendre le contre-pied de ce projet naufragé, pour… mais, au fait, pour quoi donc ?

2) Dogmatisme : le matérialisme. Il reste certes à « construire », mais qu’est-ce qui nous permettrait de penser que c’est un matérialisme qu’il s’agit de construire, si toute fondation fait défaut ? Alors que 1) nous dit que rien n’est fondé, 2) nous présente un acquis : comment n’est-ce pas contradictoire ?

3) Envers et contre tout : a) Qui peut vouloir travailler à « une production de sens langagière dans un monde dénué de signification » ? Si le monde doit rester sans signification, à quoi bon tout cela ? b) Et en vue de quoi la liberté serait-elle une « force » ? La liberté, pour quoi faire ?

(ii)

Vous me redemandez, après nos premiers échanges, d’où je parle, alors que j’ai répondu, pour vous être agréable, que j’étais kantien : pourquoi cela ne vous suffit-il pas et que puis-je dire de plus ? Mais je ne comprends même pas la question, à vrai dire : avez-vous besoin de mettre une étiquette sur quelqu’un pour comprendre ce qu’il vous dit ? Quand vous soumettez un texte au « plaisir de la discussion », ce n’est pas votre interlocuteur mais vous-même dont le point de vue (d’où il parle) est en question. Quel les contradictions que j’ai relevées ne soient qu’apparentes, je veux bien le supposer, et vous remarquerez d’ailleurs que je m’exprime sous forme de question (« comment n’est-ce pas contradictoire ? ») Ma question est donc, pour la reformuler de façon qu’elle vous paraisse peut-être moins hostile : comment ces apparentes contradictions se résolvent-elles dans la clarté d’une pensée irréfutable ? Vous avez en outre le droit de trouver qu’il n’y a pas même l’apparence d’une contradiction ; vous aurez au moins été confronté au point de vue selon lequel il y a apparence de contradiction.

Je pense que votre matérialisme est postulé. Je voudrais être convaincu que votre attaque contre les « idéalismes de tout poil », une expression acide, péjorative, est autre chose que la défense d’un postulat, d’un héritage familial, d’une idéologie de rigueur dans tel ou tel milieu, que ce n’est pas du dogmatisme, que vous avez exploré la voie de l’idéalisme avant de condamner ce dernier et de le bannir avec les autres choses « de tout poil », comme les charlatans de tout poil ou les sophistes de tout poil. Parleriez-vous des idéalismes « de tout poil » si vous aviez abattu l’idéalisme au terme d’une recherche profonde ? On sent plutôt, dans l’emploi d’une telle expression, que vous ne l’avez jamais pratiqué, que vous n’avez jamais été sensible aux grands philosophes y ayant attaché leur nom. Pour vous, Kant n’est évidemment pas un monument de la pensée, juste une étape plus ou moins intéressante ou divertissante ou ennuyeuse, et les choses sérieuses commencent avec machin et bidule, Lacan, Deleuze, Badiou.

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Quand on a forcément tort

„Die Fixierung [Carl] Schmitts auf die Wertphilosophie ist umso fragwürdiger, als diese Philosophie sich ihrem eigenen Anspruch nach als Individualethik der Person, nicht aber als Grundlegung verbindlichen Rechts verstanden hatte. So grenzt etwa Nicolai Hartmann die rein individuelle Funktion seiner Ethik ausdrücklich gegenüber dem Recht ab: ‚Sie mischt sich nicht in die Konflikte des Lebens, gibt keine Vorschriften, die auf diese gemünzt wären, ist kein Codex von Geboten und Verboten wie das Recht. [etc.]‘ … Schmitt kritisiert die materiale Wertphilosophie also im Hinblick auf etwas, das sie nach ihrem eigenen Anspruch gar nicht leisten wollte.“ (S. 74-5)

„Darin liegt eine Grundsatzkritik der außerordentlichen Konjunktur, welcher sich die Wertphilosophie Max Schelers und Nicolai Hartmanns in der westdeutschen Rechtswissenschaft und Rechtsprechung nach dem Zweiten Weltkrieg erfreute.“ (S. 66)

Ces deux passages sont extraits d’un court texte de C. Schönberger annexé à l’essai de Carl Schmitt Die Tyrannei der Werte (4e édition, chez Duncker & Humblot), essai dont la première édition remonte à 1960. Le commentateur de Schmitt lui reproche – première citation – une fixation, dans une discussion essentiellement juridique, sur la philosophie des valeurs (Wertphilosophie), ou philosophie axiologique, alors que celle-ci se donne elle-même à connaître comme éthique individuelle et non comme fondement de normes juridiques. Or il fait ce reproche à Schmitt après avoir – seconde citation – rappelé « l’extraordinaire développement » de cette philosophie dans les milieux du droit, tant dans les sciences juridiques que la jurisprudence, c’est-à-dire tant à l’université que dans les prétoires, en République fédérale d’Allemagne au lendemain de la guerre. De sorte que ce n’est pas la démarche de Carl Schmitt qui puisse être qualifiée de « discutable » mais plutôt cet engouement des milieux juridiques. Si cet engouement est en soi malsain ou même simplement bizarre, Schmitt était parfaitement fondé à critiquer cette philosophie dans une discussion juridique, en raison précisément de la folie de milieux du droit entichés d’une pensée étrangère à leurs préoccupations naturelles. En relevant, avec une citation du philosophe Nicolai Hartmann, l’autoprésentation de cette philosophie comme éthique exogène au droit, le commentateur donne de fait raison à Schmitt et tort aux milieux juridiques critiqués par celui-ci, tout en prétendant lui donner tort !