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Philo 38 : Le paradoxe de la rotation de la sphère chez Platon et son interprétation selon l’esthétique transcendantale

Dans le dialogue des Lois de Platon, il est un passage, entre autres, dont l’obscurité paraît avoir résisté à la sagacité des commentateurs. Au Livre X, 893, le personnage désigné sous le nom de « l’Athénien » cherche à prouver l’existence des dieux et de l’âme, en assignant à ceux-ci un mouvement originaire et moteur par rapport à toutes les autres formes de mouvement possibles et connues. Ce mouvement est la rotation (X, 897), décrite comme une « translation en un lieu unique » dans la traduction de Léon Robin :

(1) [Le mouvement] qui est translation en un lieu unique, forcément aussi il doit se mouvoir autour, oui, de quelque point central, en tant qu’il est une image des cercles qui ont été bien arrondis au tour ; et de plus il doit être celui qui est, de toute façon, autant que possible, le plus approprié à la révolution de l’Intellect et semblable à celle-ci. – CLINIAS : Comment l’entends-tu ? – L’ATHÉNIEN : Si nous disons de ce qui, sans aucun doute, se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques, c’est à la fois l’Intellect et le mouvement dont la translation a lieu à la même place, à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour, alors évidemment nous ne passerions pas pour être de médiocres ouvriers pour ce qui est de fabriquer en parole de belles images !

Ce passage nous éclaire sur X, 893, que voici, toujours dans la traduction de Léon Robin :

(2) Veux-tu parler, dirai-je, de celles [les choses] qui, ayant à leur centre la propriété de ce qui est immobile, se meuvent sur place, à l’image de ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ? – Oui, mais nous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu !

Après le mot « appropriées », L. Robin ajoute la note suivante :

(3) Selon que le cercle considéré est plus voisin, ou du centre, ou de la périphérie du système entier. Manifestement ce que Platon a en vue, ce sont les orbites dont la révolution emporte la planète qui lui est affectée.

Le philosophe Victor Cousin (1792-1867) a traduit le même passage X, 893 de façon encore moins éclairante, s’il est possible, et à bien des égards même indéchiffrable :

(4) Nous comprenons que dans cette révolution circulaire le mouvement qui fait tourner à la fois le plus grand et le plus petit cercle se distribue proportionnellement au plus grand et au plus petit, étant lui-même plus grand ou plus faible dans la même proportion. Aussi y a-t-il de quoi s’étonner de tout cela, en voyant que la force mouvante communique à la fois aux grands et aux petits cercles la lenteur et la vitesse proportionnée, phénomène qu’on pourrait croire impossible.

Nous n’apporterons pas d’autres citations que celles qui précèdent ; bien qu’une parfaite élucidation de la démonstration de Platon nécessitât de déchiffrer l’ensemble des pages correspondantes, nous ne cherchons pas, ici, à rendre la démonstration platonicienne de l’existence de l’âme et des dieux.

Nous n’avons par ailleurs pas la compétence linguistique nécessaire pour lire le texte grec original, ce qui nous aiderait à mieux comprendre certains choix des traducteurs que nous pressentons contestables. Il nous paraît cependant certain que les deux traductions manquent le véritable sens du passage et c’est ce dont nous allons tâcher de nous justifier.

En particulier, Léon Robin – c’est ce qui ressort de (3) – comprend X, 893 comme décrivant les orbites des planètes du système solaire. Nous pensons quant à nous que ce passage décrit purement et simplement la rotation de la sphère, en montrant le paradoxe que ce mouvement présente, un paradoxe à classer parmi les autres paradoxes du mouvement exposés notamment par Zénon d’Élée et les philosophes de l’école sceptique à l’instar de Sextus Empiricus.

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893
2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère
3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

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1/ Rotation, et non révolution, dans Les Lois X, 893

Ni dans la traduction de L. Robin (2) ni dans celle de Victor Cousin (4) n’apparaît le terme de « rotation », qui est pourtant manifestement ce dont il s’agit, à savoir : a/ une « translation en un lieu unique », b/ « autour de quelque point central », c/ « à l’image des translations effectuées par un globe sur le tour » (1). C’est de cette manière qu’il faut entendre l’expression en (2) : « ces cercles dont on dit qu’ils restent sur place, bien qu’ils tournent du fait de leur révolution ». Cette révolution sur place est donc la rotation de la sphère : on le sait sans doute possible grâce aux précisions de (1), à savoir un mouvement sur place autour d’un point central, à la manière d’un globe sur le tour d’un potier ou autre artisan. Par ailleurs, le fait que, dans (2), le centre de l’objet soit décrit comme « immobile » ne peut également renvoyer qu’au mouvement de rotation : l’objet mouvant tourne autour de son centre, un point immobile (un point étant sans étendue, il ne peut avoir un mouvement de translation en un lieu unique : un point qui reste en un lieu unique est immobile).

Dès lors qu’il s’agit d’un mouvement de rotation, le choix du terme « révolution » ou, chez Cousin, « révolution circulaire », est peut-être conforme à la lettre de l’original mais non à son sens, puisqu’un mouvement de révolution est, en français, une translation d’un lieu à un autre, alors qu’il s’agit ici expressément d’une translation en un lieu unique, autour d’un point central, définition de la rotation. En grec, la rotation est peut-être un cas particulier du terme traduit par « révolution » chez l’un et l’autre, et Platon a donc pu employer le terme général plutôt que le terme plus particulier, mais en français ces traductions sont confuses et peu intelligibles, car rotation et révolution ne sont pas dans une relation de subsomption l’une à l’autre, dans une relation du général au particulier, mais dans une relation d’exclusion à l’intérieur de la catégorie des mouvements ou translations.

Quoi qu’il en soit de cette question relative à la stylistique de l’original grec, le terme « révolution » conduit Robin – voir (3) – à comprendre le passage comme relevant directement de l’astronomie, son commentaire introduisant en effet la notion de planète. Les corps célestes font certes partie de la démonstration de l’Athénien dans le passage, mais il nous paraît quant à nous que X, 893 n’appartient pas directement à ce registre, parce que la « révolution » dont il est question étant en fait la rotation, elle ne peut être l’orbite des planètes du système solaire, qui est bel et bien un mouvement de révolution. Quand, en (3), Robin rapporte la démonstration aux planètes orbitant autour du Soleil ainsi qu’à leurs satellites, il commet selon nous une erreur en traitant la relation de ces corps célestes les uns aux autres via le mouvement de révolution – l’orbite – plutôt que via le mouvement de rotation. Planète et satellites sont dans une relation via les deux sortes de mouvement, tant la révolution que la rotation d’une planète ou d’une étoile affectant les propres translations des satellites, mais ici ce n’est pas de la relation via l’orbite mais de la relation via la rotation qu’il s’agit, si nous acceptons ce qui a été dit précédemment. La relation via la rotation est d’ailleurs négligeable relativement à l’autre et se présente surtout sous la forme d’une action de la gravitation sur la rotation.

Or ces relations astronomiques ne sont par ailleurs guère éclairantes quant à l’intention de Platon, car il est question, dans ce passage, d’un phénomène « extraordinaire », « à la possibilité duquel on ne serait pas attendu » (2), alors que les mathématiques astronomiques servent au contraire, chez Platon comme chez d’autres philosophes antiques, à rendre témoignage d’un ordre divin, en raison du parfait agencement des corps célestes, décrits dans l’Épinomis comme des élémentals de feu doués d’intelligence, dont le mouvement immuable traduit l’intelligence divine, contrairement à l’idée reçue, ainsi que la décrit Platon, selon laquelle c’est l’irrégularité qui témoigne d’une intelligence. On ne peut comprendre que cet agencement régulier soit dit inattendu par un auteur qui répète y voir, sans contradiction, l’intervention d’un intellect ou d’une âme. Ce qui présente une possibilité inattendue dans ce contexte doit donc relever d’un domaine transcendantal et non empirique, comme la cosmologie, à savoir que c’est d’un paradoxe logique, intellectuel, que Platon nous parle ici.

La relation du « cercle considéré » au « système entier », en (3), ne serait donc pas la relation d’une planète au système solaire ou d’un satellite à sa planète. Il n’est guère compréhensible que Platon parle de « cercles » alors que le traducteur, égaré par le prisme cosmologique, pense visiblement à des sphères, tout en n’osant altérer le sens de l’original. Robin ne rougit pas, en somme, de parler d’orbites de cercles dans l’espace, alors que les corps célestes ne sont pas des cercles mais des sphères (ce qui était connu des Grecs : voir, par exemple, l’harmonie des sphères selon Pythagore). Or il est tout aussi certain que Platon parle ici de cercles et non de sphères – car s’il l’avait pu, Robin ne se serait pas privé de traduire le terme en question par « sphères », qui correspondrait tellement mieux à sa compréhension du passage. – Ces cercles correspondent selon nous au plan d’une sphère, et la référence à de grands et à de petits cercles évoque donc des cercles concentriques à l’intérieur d’un plan de sphère.

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2/ Le paradoxe de la rotation de la sphère

Après avoir expliqué en quoi la traduction nous semblait défectueuse, il nous appartient de présenter notre propre interprétation.

Le schéma ci-dessus (réalisé avec les moyens du bord) est une représentation graphique du sens qu’a selon nous le passage. Il s’agit d’une sphère de centre 0 tournant dans un mouvement de rotation autour d’un axe vertical passant par 0. Un plan de coupe de la sphère en son milieu dessine un cercle grisé : de tous les cercles concentriques de ce même plan, le cercle gris est celui dont le périmètre est le plus grand, correspondant aux limites de la sphère et de même rayon que celle-ci. Un cercle concentrique plus petit est le cercle rouge ; son périmètre peut être de n’importe quelle valeur entre 0 (pour un rayon de 0, donc) et la valeur du périmètre du cercle gris.

Les points α et ß représentent deux points de référence pour l’étude du mouvement de rotation de cette sphère. La sphère fait un tour complet sur elle-même quand le cercle gris et le cercle rouge tournent de 360°, de α en α pour le cercle rouge, de ß en ß pour le cercle gris. La distance d’un point au même point est dans chacun de ces deux cas la valeur du périmètre du cercle correspondant, 2πr, avec r le rayon du cercle, soit 2πrα (cercle rouge) < 2πrß (cercle gris).

Le paradoxe est le suivant. Dans un mouvement de rotation uniforme de la sphère, le cercle gris accomplit une rotation de 360° dans le même temps que le cercle rouge accomplit une rotation de 360°. Un cercle au centre de la sphère parcourt ainsi un espace plus court que le cercle périphérique, le plus grand, de la même sphère, dans le même temps. Ce cercle central est donc affecté d’une vitesse moins grande que le cercle périphérique, dans le mouvement de rotation ; nous parlons pourtant d’une seule et même sphère uniforme ainsi que d’un mouvement de rotation uniforme. Une sphère uniforme a donc des parties relativement à son mouvement uniforme de rotation. C’est le paradoxe « à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ».

Rappelons (2) : « [N]ous nous rendons compte, à vrai dire, que dans cette révolution le plus grand cercle et le plus petit étant simultanément transportés par cette sorte de mouvement, celui-ci se distribue proportionnellement lui-même aux petits comme aux plus grands et est plus faible et plus fort suivant un rapport. » Le plus grand cercle et le plus petit sont « simultanément transportés par cette sorte de mouvement », la rotation, car il s’agit de cercles concentriques du plan d’une sphère. Le mouvement de ces cercles « est plus faible et plus fort suivant un rapport » parce que la distance d’un tour complet est plus longue dans un cas que dans l’autre, alors que le temps de parcours des périmètres est le même.  Le « rapport » en question est celui des périmètres des cercles concentriques entre eux.

Et (2) de poursuivre : « Voilà justement pourquoi en cela il y a eu la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire, vu que c’est simultanément que cette source transporte aux grands cercles les lenteurs et les rapidités qui leur sont appropriées : phénomène à la possibilité duquel on ne se serait pas attendu ! » On ne serait pas attendu à ce que les cercles concentriques d’un plan de coupe dans une sphère soient affectés de différentes vitesses parce que la rotation est le mouvement uniforme d’une sphère uniforme. Or on ne peut pas penser non plus ce mouvement uniforme sans ces différentes vitesses endogènes à l’objet uniforme, car le mouvement de rotation est un mouvement circulaire autour d’un axe, c’est-à-dire un parcours périmétrique plus ou moins long selon la distance à la périphérie ou bien au centre. La vitesse de rotation d’un seul et même objet est différente, en valeur numérique, selon qu’on la mesure à la périphérie de l’objet ou près de son centre, puisque cette vitesse dépend du rapport entre la distance parcourue et le temps de parcours, et que la distance parcourue est un périmètre plus ou moins grand selon la localisation de la mesure, tandis que le temps reste inchangé, chacun de ces cercles effectuant tous à chaque fois un tour complet en même temps, faute de quoi la sphère se disloquerait sous l’effet de tiraillements, de conflits internes, ou perdrait à tout le moins son mouvement de rotation.

Ce qu’il y a d’« extraordinaire », c’est qu’il puisse exister une « source » (Robin) d’un tel mouvement paradoxal, une « force » (Cousin) capable de produire un tel effet. Platon considère, en (1), que ce mouvement et celui de l’Intellect sont identiques, ou, en (2) « semblables ». C’est, de surcroît, un mouvement originel et moteur : « la source de tout ce qu’il y a d’extraordinaire » (2). Le passage (1) ajoute la description suivante : ce qui « se meut selon les mêmes relations, identiquement, suivant un plan et une ordonnance uniques ». Il faut, semble-t-il, comprendre là que c’est justement le paradoxe mis en lumière qui permet l’identité entre la rotation de la sphère et le mouvement de l’âme, ou de « l’Intellect », à savoir cette conjonction paradoxale de l’uniforme et du multiple. Le mouvement de la rotation a beau être paradoxal, il est en même temps constaté : les globes sur le tour de l’artisan tout comme les corps célestes tournent sur eux-mêmes, pourtant la description rigoureuse de ce mouvement présente une contradiction insoluble.

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3/ Interprétation selon l’esthétique transcendantale

Ce paradoxe ainsi que les autres paradoxes sur le mouvement qui nous viennent de la philosophie grecque témoignent que l’espace et le temps sont des idéalités et n’appartiennent pas aux choses en soi, car le moyen qu’une chose en soi se contredise ?

La contradiction insoluble témoigne d’une inadéquation, mais il ne faut pas se tromper dans l’interprétation de celle-ci. Il ne s’agit pas d’une inadéquation de notre intellect à la nature ; à cet égard, les matérialistes ont raison de dire, après Aristote, que nos sens et notre intellect sont conformes à la nature, car l’inadéquation est en réalité entre notre représentation et la chose en soi. Dans la nature, il faut, c’est-à-dire il est nécessaire (il n’en peut aller autrement) qu’une sphère ait un mouvement de rotation exactement tel qu’il est selon l’entendement, c’est-à-dire paradoxal, mais c’est parce que notre représentation ne porte que sur la nature et non sur la chose en soi. Il n’y a rien ni dans la nature ni dans l’entendement qui nous permette d’espérer présenter un jour, dans la synthèse continue de l’empirisme, une explication du mouvement de la sphère exempte de paradoxe, de même qu’aucun résultat de science empirique ne nous permettra jamais de donner une solution satisfaisante des antinomies de la raison exposées dans la Critique de la raison pure, c’est-à-dire de trancher, pour la moindre d’entre elles, entre la thèse et l’antithèse.

Autrement dit, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que de telles contradictions de la nature soient résolues. Or penser que ces contradictions sont corrigibles dans la représentation car résultant d’une limitation en quelque sorte accidentelle de l’intellect pouvant être suppléée par l’induction, c’est ignorer que la nature est le produit de notre intellect, et que l’insuffisance, si l’on peut encore employer ce terme, est donc dans la nature elle-même. L’idée de savoir asymptotique, dans le matérialisme, se heurte à cette irréductibilité : nous n’approchons jamais d’aucune suppression d’antinomie dans les questions les plus fondamentales de la physique et des autres sciences.

Le savoir a priori sur les propriétés de la sphère, en tant qu’ensemble de principes a priori des sciences de la nature, peut être considéré comme complet, et il comporte cette contradiction interne. Une telle contradiction ne nous permet justement pas d’imputer à la sphère une existence en soi et pas seulement idéale, car ce qui se contredit sans remède est nécessairement dépourvu de l’être en soi, bien qu’il puisse subsister dans l’idéalité, à titre d’objet de la représentation. En effet, on ne peut concevoir la moindre inadéquation là où la dichotomie sujet-objet fait défaut. Le sujet-objet de la nature produit l’inadéquation par la représentation subjective d’un monde objectif ; la dichotomie est entièrement dans la nature en tant qu’objet de représentation pour un sujet. La contradiction dans la nature est sans remède parce qu’il n’y a pas de représentation possible en dehors d’une dichotomie sujet-objet, la même dichotomie qui, dans la synthèse inductive, ne rencontre cependant dans de telles contradictions aucun obstacle fondamental. Ces dernières ne sont pas en effet un obstacle à l’extension inductive, et ce fait, à lui seul, montre que cette extension ou cet approfondissement se fait dans le vide d’une nature seulement idéale plutôt que de manière asymptotique vers la moindre complétude ou le moindre absolu.

Les particularités du mouvement de la sphère n’empêchent pas la progression inductive, à partir d’elles, dans l’inconnu de la nature parce que notre loi de non-contradiction s’applique vis-à-vis de l’application des catégories a priori de l’entendement à leur objet dans l’expérience possible, tandis que les contradictions insolubles, les antinomies qui découlent a priori de ces catégories elles-mêmes sont le corollaire nécessaire d’un entendement affecté à la représentation dans la dichotomie sujet-objet, dont le domaine est la pure idéalité de la nature.

Law 27: Who cares about a President’s feelings? Public figures and speech

A “more broad-minded society” is a content-based concept, and not all people will agree on what its content is, what that society will or should look like. Therefore, if one opposed this concept to free speech, one would ask the prevailing of some particular content over freedom. By the same token, one could say “we need to balance free speech with the good.” As we are all (supposed to) look for the good, the good is a higher value than free speech; however, it is precisely because “the good” knows of no universal definition upon which everyone would agree that free speech must not be balanced with the good, as it then would be balanced by content-based concepts imposed by some on others. Therefore, the most broad-minded society is the society where speech is freest, and not at all a society where some speech is suppressed in the name of broad-mindedness.

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Some scholars want to use the feelings of victims to justify speech suppression. Victims are much more under the effect of their feelings than ordinary people, they are overwhelmed by grief; therefore, when the same scholars say such things as: through emotions “the private self overrules the public self in our decision-making,” why do they not apply this reasoning to victims and on the contrary use victims’ feelings as a good reason for suppressing or limiting speech? By their own reasoning, aggrieved victims being under the effect of emotions, there should be some social, legal check that prevents them from making decisions, for example re speech, based on the private rather than the public self. These scholars’ concepts are inconsistent. The difference between a private self and a public self is nonexistent.

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“I can’t be that rare.” This phrasing does not support the idea that the generalization the author is making is substantiated by facts. It is only her feeling; but a feeling is worthless as far as facts are concerned, so if this is the only reason why she writes “here’s how I know” that Republican women have abortions too, namely because she, a Republican woman, had an abortion and she “can’t be that rare,” then the whole thing is ridiculous, and therefore she is rarer than she thinks in my opinion.

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The Biden administration has just canceled the position of one of its officials, Sam B., charged (twice) with stealing luggage at the airport. A deputy assistant secretary stealing luggage. Let it sink in. Now we all know that if you take a plane at the same airport as a deputy assistant secretary from the Biden administration, you might never see your luggage again.

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“Former Pakistani Prime Minister Imran Khan faces controversy. An alleged phone recording between him and a woman has gone viral in which the PTI chief can be heard making ‘lewd’, and ‘vulgar’ remarks. The ‘leaked’ audio tape has kicked up a political storm in Pakistan as Khan is rallying for a return to the PM post in next year’s general elections.” (Hindustan Times, YouTube, Dec 20, 2022)

In France, such leaks are criminal offenses, such leaks are crimes. Were the target a French politician instead of Imran Khan, there would be a police investigation and the culprits would be brought before a court of law. – For instance, Piotr Pavlenski awaits his trial for leaking in January 2020 a sex tape of then government member Benjamin Griveaux; he faces one year’s imprisonment (and, as we are writing this in December 2022, he has been facing it for a long time already).

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Abandonment of judicial prescription for crimes against humanity has been justified by the nature of said crimes, yet prescription is necessitated by the principle of fair trial, so its abandonment simply cannot be justified in this way, as the conditions for a fair trial are the same regardless of the crime. Abandonment of prescription means disregard for the fair trial principle.

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Who cares about a President’s feelings?
Public figures and speech

Personnalités publiques et droit dit de la presse

« Touche-moi pas, tu m’salis. »

“Indonesia’s new criminal code outlaws insulting president: Human rights activists in Indonesia are concerned a new criminal code will stifle free speech in the world’s third-largest democracy.” (Al Jazeera English, YouTube, Dec 20, 2022)

Did anyone hear human rights activists say something when President Macron of France filed a complaint against Mr. Michel-Ange Flori for a poster depicting Macron as Hitler? Such laws exist throughout Europe (where even lèse-majesté laws exist). In France, the presidential complaint alleges the general crime of insult punished with a fine, but before 2013 insulting the President was punished with prison, and “outrage,” which the President could have alleged as well, is still punished with prison. In the Flori case, the court has not followed the presidential plaintiff, which means that comparing someone to Hitler is not an insult. The court said among other things that the parodical intent of the poster is obvious. How strange when one knows that humorist Patrick Sébastien, when he mocked Jean-Marie Le Pen by singing, made up as the latter, a song with ludicrous racist lyrics, was condemned for hate speech: parody was no excuse for the humorist.

But the court also says that the poster “falls within the public debate of general interest,” as a political message, and is therefore permissible. This has nothing to do with the fact that the content is insulting, that is, had the court only had the content in view, the poster was punishable on its face. But the court thinks in different terms, so let me use a fiction and talk like a court for a moment. “Insults aggrieve the feelings of individuals but our Constitution prevents us from taking heed of Mr. Macron’s feelings. Had Mr. Macron wanted to spare his fragile feelings, he would have been well-advised not to look for the spotlights as a public figure. Politics is heated, major interests are at stake, and with interest goes passion. People passionately defend their views; therefore, a free public debate implies by constitutional necessity that politicians be less protected by law against speech than private persons. Mr. Flori, against whom Mr. Macron filed a complaint for insult, is an honest citizen who respects his neighbors, but Mr. Macron is not one of Mr. Flori’s neighbors, all private persons, Mr. Macron is a public figure whose decisions are a focal point of the public debate, and he must expect an amount of scrutiny and speech, polemical and other, uncommon with that legitimately expected by a private person. His using the courts as if he were a private person is vile lawfare aimed at stifling political opposition.”

(ii)

Nous passons au français, renonçant à faire comprendre aux personnes anglophones et formées au droit anglo-saxon le concept français d’outrage dont nous devons à présent discuter.

Dans l’affaire Flori, le Président de la République a porté plainte pour « injures publiques » (selon un article du Point du 13 décembre 2022, ce qui semble renvoyer à l’article 33 de la loi de 1881) et non pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » (article 433-5 du code pénal). Le Président a donc souhaité se présenter dans cette affaire comme un particulier et non comme représentant de l’État.

Le choix était-il permis ? C’est pourtant bien le Président de la République qui est représenté en Hitler. Il aurait donc fallu requalifier le chef d’accusation et passer de l’article 33 prévoyant une amende de 12.000 euros à l’article 433-5 prévoyant une amende d’un an d’emprisonnement et 45.000 euros d’amende. Il n’est pas du tout permis de voir dans le chef d’accusation le moins grave retenu pour la plainte une forme de mansuétude, puisque la justice a démontré, en cassation, que la plainte, les poursuites, les condamnations en première instance et en appel, tout cet appareil répressif mis en branle était outrageant pour M. Flori et l’ensemble des Français attachés à la liberté d’expression. Cette espèce de choix qui serait laissé aux victimes entre différents articles du code n’a guère de sens et fait de la justice un marché pour états mentaux quérulents. Les dispositions sur l’outrage sont expressément prévues pour distinguer les injures reçues par les uns et les autres, en aggravant celles reçues par certains citoyens, et ce n’est pas à la discrétion des victimes dès lors que l’injure est reçue « dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice » de la mission de la personne dépositaire. Le cas est évident quand le Président de la République est représenté sous les traits d’Adolf Hitler en vue de dénoncer le passe vaccinal, une politique publique conduite par le gouvernement français. Il n’existait donc aucune possibilité juridique pour le Président d’adopter un autre grief que l’outrage, même si l’outrage est facialement une injure publique comme celles prévues à l’article 33 de la loi de 1881, plus clément. Si l’injure publique et elle seule avait été condamnée, l’outrage serait resté impuni malgré l’intervention de la justice. – Le comble du cynisme serait de se servir des dispositions relatives à l’outrage pour donner le sentiment que l’appareil répressif est débonnaire en appliquant des dispositions moins sévères, celles relatives à l’injure, pour des faits identiques. Or les faits ne sont pas les mêmes selon les personnes visées, nous le répétons, puisqu’il existe dans notre droit un privilège des personnes dépositaires de l’autorité publique vis-à-vis de la parole de leurs concitoyens (qui ne sont pas en réalité leurs concitoyens, de ce fait, mais des sous-citoyens).

L’idée est que ce n’est pas seulement la personne qui est insultée mais aussi, et avant tout, sa fonction, l’outrage étant supposé être « de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie », selon les termes mêmes de l’article 433-5, c’est-à-dire que c’est l’État qui est insulté. L’État, c’est elle, c’est cette personne-là, et les autres comme elle. Car, s’agissant de la mention de la dignité, dans l’article, c’est du bavardage : toute injure est une atteinte à la dignité, que l’on soit représentant de l’État ou non, et ce bavardage n’a précisément d’autre but, caché, que d’écarter l’idée que nous venons d’effleurer, à savoir que le délit d’outrage est non pas une atteinte à la personne mais aux symboles de l’État, la personne étant revêtue d’un symbolisme qui la dépasse et dépasse ainsi sa dignité de personne (la dignité des personnes dénuées de symbolisme est à 12.000 euros, avec le symbolisme elle monte à un an de prison et 45.000 euros).

Or la Cour de cassation, dans son arrêt de décembre 2022, vient de balayer cette conception. Car comment concevoir que l’on ferme les yeux sur les contenus insultants avérés (à moins de supposer que le Président trouve flatteur de se voir comparé à Hitler) au nom du débat d’intérêt général, si cela ne signifie pas que les personnes dépositaires de l’autorité publique, du moins les élus, doivent être moins protégées que les particuliers, dont la victimisation par injures ne saurait se justifier par le débat d’intérêt général ? Comment cet arrêt pourrait-il ne pas détruire complètement en droit une conception vivante de l’outrage en ce qui concerne les politiciens ? (Et pourquoi seulement maintenant ?)

Il convient, revenant sur notre petite prosopopée de la justice en (i), de distinguer entre les politiciens, qui attirent la lumière des projecteurs sur eux du fait de leur engagement politique, et ceux qui attirent les projecteurs pour des accomplissements étrangers à la politique. En effet, un génie des mathématiques, par exemple, résolvant un problème difficile pourra certes attirer l’attention des médias pour cet accomplissement, sans que cela signifie pour autant qu’il ait recherché cette attention. Son statut de personne publique n’est donc pas le même exactement que celui du politicien dont le but et la vocation est d’être un représentant de l’État. Pour le premier, le statut de personne publique est obtenu par accident, tandis que c’est une qualité propre au second, une propriété de ce dernier. Le premier doit donc conserver une plus grande protection vis-à-vis de la parole d’autrui car il reste davantage une personne privée que le second, lequel est en réalité une personne publique dans ses moindres faits et gestes. Ce dernier point est bien sûr nié par le droit français, ce même droit qui pose le principe « l’État, c’est elle » pour les personnes élues (même si le délit d’outrage prévoit certes aussi les cas où l’élu pourrait être insulté à titre privé et non « dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice » de sa mission). Les politiciens font sciemment de leur vie privée un argument de marketing politique mais les lanceurs d’alerte qui dévoilent les mensonges nauséabonds ainsi servis à la crédulité du public sont encore traités en délinquants : voyez le Griveaux Gate, que nous avons déjà commenté ici (Twit28, février 2020).

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PHILO

Retour à de la philosophie : le texte qui suit peut compléter utilement le chapitre « Le kantisme devant la théorie de la relativité » (ici) de notre Apologie de l’épistémologie kantienne (dont le pdf est disponible en table des matières de ce blog).

« Les personnages de cette allégorie sont des figures géométriques : triangles isocèles, carrés, polygones, cercles… Dans leur monde plat, en deux dimensions, ces figures sont très hiérarchisées et ont des coutumes et des croyances bien ancrées. Aussi, quand un modeste carré doté d’une conscience découvre la troisième dimension lors de l’apparition soudaine et invraisemblable d’une sphère, on crie à l’hérésie. Tout à la fois critique de la rigidité de la société victorienne et texte fondateur de la science-fiction, Flatland aborde la question troublante de la possibilité d’une quatrième dimension spatiale. » (Introduction à Flatland d’Edwin A. Abbott)

Ceci est un enfantillage, cette parabole où des figures planes ont des « traditions bien ancrées » et qui crient « à l’hérésie » est un moyen facile et même grossier de se faire passer pour les Lumières contre je ne sais quel obscurantisme. Cependant, nous ne parlons pas au nom de la tradition mais de la philosophie, en l’occurrence au nom du concept d’expérience possible. Le nombre de dimensions, le tesseract, l’hypersphère sont des « outils mathématiques » : il reste encore un pas à franchir, celui de montrer que ce sont des objets physiques, si l’on entend décrire avec ces outils mathématiques des objets physiques, c’est-à-dire, plus précisément, si l’on entend décrire des structures réelles du monde sous la forme de ces choses.

En admettant que notre entendement soit réellement dépourvu du sens de dimensions surnuméraires réelles, cette réalité n’est pas celle de la physique possible pour nous, et cette limitation n’est pas comme celle de la vue et des autres sens, qui peut être élargie par la technologie (le microscope, etc.), mais c’est une limitation a priori qui ne se laisse corriger par aucune expérience possible, par aucune technique. Mathématiquement, il est possible de poser autant de dimensions que l’on veut, comme on veut, mais cela se fait dans un ensemble abstrait qui n’est pas l’espace physique. L’univers de la théorie des cordes est lui-même un outil mathématique ; en admettant que l’on puisse, sur le fondement de cette théorie à vingt-six dimensions, faire des prédictions justes quant à l’univers physique à trois dimensions, ce qui reste à voir, cela n’impliquerait pas encore que cette théorie parle de l’univers physique, de la même manière que les nombres négatifs ne veulent jamais dire que « moins trois oranges » est quelque chose de physique.

L’invasion mathématique du physique, quand on perd de vue le caractère d’instrumentalité non signifiante de l’outil, est fatale à la pensée, comme dans l’introduction à Flatland. Nous ne sommes pas des figures géométriques à trois dimensions incapables de concevoir des dimensions surnuméraires existant réellement, car notre réel, la nature physique, a trois dimensions et, s’il existait un espace réel ayant plus de trois dimensions, il pourrait tout aussi bien ne respecter aucun des autres principes fondamentaux des mathématiques par lesquels nous décrivons scientifiquement la nature, c’est-à-dire que l’on n’en pourrait jamais rien dire ni rien savoir.

Nous devons donc reprendre les termes mêmes d’un des savants aux travaux de qui l’on doit un surcroît de fantaisie déplorable en philosophie, Heisenberg, pour calmer les esprits ayant cette pente. Heisenberg rappelle ceci : « « La phrase : ‘√-1 existe’ ne signifie rien d’autre que : ‘Il existe des corrélations mathématiques importantes qui peuvent être représentées de la façon la plus simple par l’introduction du concept √-1.’ Bien entendu, les corrélations existent tout aussi bien si l’on n’introduit pas ce concept. C’est ce qui permet d’employer très utilement, du point de vue pratique, ce genre de mathématiques dans la science et la technique. Par exemple, en théorie des fonctions, il est très important de noter l’existence de certaines lois mathématiques qui se réfèrent à des couples de paramètres pouvant varier de façon continue. Ces corrélations deviennent plus faciles à comprendre en formant le concept abstrait √-1, bien que ce concept ne soit pas fondamentalement nécessaire à la compréhension, et bien qu’il ne soit pas relié aux nombres naturels. » Il n’est pas question ici de physique mais cette mise au point sur « l’existence » des nombres imaginaires est importante : tout ce qui est facialement paradoxal, c’est-à-dire contre l’expérience possible, en mathématiques est paradoxal seulement à titre d’instrumentalité non signifiante en soi. Heisenberg voyait bien que l’existence des nombres imaginaires avait un sens restreint, mais une intuition comparable manque à certains, qui se mettent alors à délirer sur ce qu’est la nature, laquelle est indissolublement liée aux limitations a priori de notre intellect.

Comme nous avons un chiffre pour les dimensions de l’espace, 3, et comme nous avons une échelle des chiffres, 1, 2, 3, 4, 5…, le mouvement « Et si l’espace avait plus de trois dimensions ? » est naturel et quasi spontané (pourquoi pas, également, un nombre infini de dimensions ?) ; mais nous avons trois dimensions pour l’espace et ce chiffre est immuable dans notre expérience. Ce n’est pas une mesure, on ne le raffine pas, on ne peut dire :  « l’espace a très exactement 3,14115… dimensions », ce n’est pas le chiffre d’un objet de mesure quelconque. Les dimensions surnuméraires sont un outil non signifiant physiquement, dont l’usage, si l’on souhaite le tolérer, exige une traduction en termes physiques acceptables, à terme, au cas où cet usage aurait des résultats prédictifs avérés.