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Philo 35 : La tragédie truculente
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Les chatouilles de la passion :
Balzac ou la tragédie truculente
„Wer sich von Idealen trennen kann, ist alsbald geheilt und zählt hinfort zu den ‚Gesunden‘. – Aber in dem ist von Stund an auch der Geist todt und aus ihm redet nichts mehr als der besinnungslose Wille.“ (Julius Bahnsen)
Il est temps de se demander si l’œuvre de Balzac, avec les quatre-vingt-quinze livres de la Comédie humaine et le reste, n’est pas de la littérature de gare. La Peau de chagrin, roman incohérent et diffus, et son premier grand succès, s’ouvre sur la description d’un jeune homme qui va se suicider parce que : « il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’État, qui n’en avait aucun souci ». Plus tard, ce jeune homme raconte son histoire et l’on apprend alors que la véritable cause de sa volonté morbide était en fait un amour malheureux. Sans cela, tout montre qu’il aurait pu continuer de vivre d’un travail de nègre qui l’occupait, en espérant par ailleurs pouvoir lancer sous son propre nom une œuvre philosophique à laquelle il travaillait depuis plusieurs années. Rien à voir, donc, avec « l’homme de talent sans protecteurs etc. » réduit à la ruine irrémédiable. Cette négligence dans le travail de cohérence des parties, typique des productions abondantes de la littérature de gare écrites à la chaîne, est plus grave dans cet exemple que dans le fait, plus ridicule en soi, que l’inscription de la peau de chagrin et dont Balzac va jusqu’à nous donner la typographie arabe soit dite être le sanskrit d’un brahmane de l’Inde. Plus grave car dans ce dernier cas la négligence ne porte que sur un détail d’érudition tandis que dans le premier elle porte sur le travail de composition lui-même, l’auteur ayant, sans raison discernable, entraîné son lecteur sur une fausse voie. Une voie qu’il n’a pas suivie car il n’entendait pas en réalité traiter le sujet de l’homme de talent sans protecteurs et sans amis mais celui de l’amoureux transi. Plus précisément, Balzac cherchait à traiter les deux en même temps mais il n’a pu le faire en produisant un récit cohérent et donc intéressant.
Poursuivons. L’homme de talent « sans amis » est finalement diverti de sa route fatale vers la Seine par des amis, justement, qui le cherchaient pour lui apprendre la bonne nouvelle de sa nomination, par leur entremise, à la tête d’un journal. En outre, le « zéro social » avait beaucoup fait parler de lui dans les cercles mondains, par sa proximité avec la salonnière très en vue dont il était un favori mais qui devait finalement le pousser au suicide. Voilà pour la cohérence de composition d’une œuvre truculente en même temps que tragique, les deux mêlés non pas, comme dans les véritables chefs-d’œuvre, de façon à renforcer le tragique par le contraste de personnages secondaires, mais dans la ratatouille d’un esprit inapte au tragique, aveugle. La face à la fois poupine et porcine du jeune Balzac, avec un double menton à vingt ans et quelques (cf. le portrait ci-dessous), pourra difficilement infirmer ce jugement d’un point de vue caractérologique.
Pour ce qui est du style, je crois qu’« une étreinte aussi forte que leur amour » suffit à en rendre compte. Quand Balzac veut décrire quelque chose de très intense, c’est le mot « chatouilles » qui lui vient sous la plume, ce qui n’étonnera guère de la part d’un romancier « physiologiste ». Quant à la pensée, « [j]’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues » : c’est ainsi que l’antiquaire miraculeux décrit sa grande sagesse. À ce compte, il est fort peu d’hommes qui soient dépourvus de sagesse car sans doute en trouve-t-on fort peu qui manquent entièrement de ce genre d’imagination.
Il est temps de se poser la question, si nous voulons tenir notre place dans la littérature mondiale. Pour une personne qui se destinerait à l’écriture, l’exemple de Balzac n’est ni meilleur ni moins bon que Gaston Lagaffe. Il peut certes arriver qu’en prenant des modèles supérieurs à nos capacités on ne parvienne à rien de bon, d’authentique, de durable : la question est de savoir dans quelle mesure un Français a les moyens de choisir d’autres modèles qu’un Balzac. C’est le véritable problème, qui n’est pas le goût du public français, lequel peut très bien, on le sait, lire et goûter des auteurs étrangers supérieurs.
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Ce n’est pas parce qu’un enfant aime peindre que c’est un fou dont la peinture est la thérapie.
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Je trouve qu’il n’y a pas assez d’amendements déposés sur les textes de loi au Parlement.
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Il paraît que les autorités chinoises considèrent que l’Occident est entré dans une phase terminale de déclin. C’est réconfortant de savoir qu’on n’est pas tout seul.
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Mathématiques et Politique :
Quelques apories d’Alain Badiou
Selon Alain Badiou, dans son Éloge des mathématiques (2015), si l’on ne connaît pas les mathématiques contemporaines, et particulièrement si l’on ne connaît pas « certains théorèmes des années soixante-dix et quatre-vingt », on ne saurait parler de l’infini car on en a « une compréhension pauvre et fausse ». Nous croyons quant à nous que c’est la conception qui décrit par là même comme pauvre et fausse la discussion de l’infini chez les grands philosophes qui doit être pauvre et fausse, et qu’une telle affirmation est de la suffisance. Puisque Kant, puisque Leibniz, puisque Descartes n’ont pas connu ces théorèmes de nos années soixante-dix et quatre-vingt, la critique porte forcément sur eux également (même si Badiou ne paraît pas s’en rendre compte, aveuglé par la suffisance), or nous trouvons leur compréhension de l’infini suffisamment pertinente quand d’étroits esprits spécialisés, plus récents, en conduisent d’aucuns à de tels contes.
Du reste, la suite du petit livre (d’entretiens) de Badiou ne vérifie pas son affirmation en discutant l’infini de manière bien originale, du moins y est-t-il question tantôt de l’infini dans ce qu’il a de plus classique et tantôt de bizarreries restant indiscutées, telles que « toute une hiérarchie d’infinis de plus en plus puissants ». L’idée d’infini puissant n’a certainement aucun avenir philosophique, quoi que disent les théorèmes.
(ii)
Dans le même livre, la démonstration de l’inexistence de Dieu se fonde sur la logique classique (« ce qui précisément est contradictoire » : cf. la citation complète ci-dessous) et n’est donc nullement suffisante de la part d’un philosophe qui prétend faire usage de la « logique paracohérente », « qui s’accommode des contradictions », dans sa pensée et son œuvre. Il faut en effet qu’il montre de surcroît que la logique paracohérente ne s’accommode pas de la contradiction qu’il prétend trouver dans l’existence de Dieu. Cette démonstration manquant, l’existence de Dieu peut être contradictoire et cependant possible, paraît-il, comme une de ces contradictions dont s’accommode la logique paracohérente. Il faut par conséquent montrer que l’usage de cette logique est autre chose qu’une facilité grossière qui permet d’un côté de maintenir des propositions que l’on tient pour vraies en dépit de la logique classique mais d’un autre côté serait sans emploi quand la logique classique permet d’écarter ce que l’on tient pour faux.
« [O]n démontre en effet – très jolie et très simple démonstration – qu’il ne peut exister un ensemble de tous les ensembles. Mais il est alors impossible, si le multiple axiomatisé est la forme immanente de l’être en tant qu’être, qu’il existe un être tel que tout être soit en lui, car ce devrait être un multiple de tous les multiples, ce qui précisément est contradictoire. » (Éloge des mathématiques, IV)
(iii)
Badiou parle de « l’aristocratie » des mathématiques, car « les mathématiques ont pris un tour inaccessible ». Qu’en est-il de l’aristocratie des éclairagistes de théâtre ? Nous prenons cet exemple non point parce que, dans la grande tradition française du philosophe vaudevilliste, Badiou a écrit pour le théâtre, mais parce qu’Antonin Artaud a parlé de cette spécialité de manière inspirée. Pour qui n’est pas éclairagiste, la technique est inaccessible, du moins en l’état de la formation de cette personne. Si celle-ci consacrait suffisamment de temps à l’une ou l’autre technique, les mathématiques et l’éclairage théâtral, la technique lui deviendrait accessible, en fonction de ses capacités. Par conséquent, lorsqu’on parle d’aristocratie des mathématiques, on ne les a pas encore distinguées de n’importe quelle autre spécialité du savoir ; et ce n’est pas tant à la philosophie de montrer que tel domaine spécialisé de connaissances a philosophiquement de l’importance qu’aux spécialistes eux-mêmes d’établir en quoi leur spécialité peut présenter de l’intérêt en dehors des questions techniques de son domaine circonscrit (ce dont ils sont généralement incapables, de manière convaincante).
Lorsque Badiou prétend trouver un intérêt des mathématiques, ou même seulement de la formation mathématique, en politique, il se fourvoie complètement, et ce sans doute moins encore par méconnaissance du politique que des mathématiques, qu’il connaît plus en praticien qu’en philosophe. Badiou croit en effet que la rigueur de la démonstration mathématique permet à l’esprit formé par elle d’éviter les écueils du débat public, le vague des notions, le symbolisme douteux, les pièges de la rhétorique, que les mathématiques sont l’instrument d’un « accord absolu » possible en politique. Or les problèmes mathématiques sont fondés sur des définitions : « soit a, ceci… ; b, cela… » mais aucun objet de ce monde n’est susceptible d’une définition au sens mathématique, dans la mesure où ces objets sont des objets d’expérience et non des objets de l’intuition pure a priori.
Même les objets de la physique sont seulement des schémas du monde de notre expérience. Quand, dans ses expérimentations, un physicien laisse rouler une bille sur une pente pour en mesurer la vitesse, il crée un schéma du réel dans lequel le frottement de la pente et la résistance de l’air sont plus ou moins négligeables, et la formule résultant de ses mesures est un résultat correct à l’intérieur de l’imprécision considérée, à savoir que le frottement et la résistance du milieu ne modifient le résultat qu’au niveau de la fraction de seconde et que le physicien utilise, dans son expérimentation, un chronomètre dont la seconde est l’unité. On voit donc qu’un accord absolu sur les mesures du dispositif schématique n’empêcherait nullement que la transposition de ces mesures à des dispositifs où les frottements et la résistance prendraient de l’ampleur conduise à fausser les prédictions. L’accord absolu de la méthode expérimentale n’a qu’une valeur relative dans l’expérience (l’empirie) : il faut la corréler à l’ensemble des autres expérimentations (sur les frottements, la résistance du milieu, etc.) qui peuvent, dans l’empirie, influer sur le phénomène. Ces développements sur la physique montrent que même les problèmes de physique ne se laissent pas définir au sens mathématique, comme des objets isolés : les objets de l’empirie ne sont pas connus a priori mais comme des ensembles de qualités et de relations dont on n’utilise que des schémas. Les prédictions rendues possibles par les mesures physiques ne sont valables que pour un ensemble de conditions particulières : plus les conditions réelles s’éloignent des conditions du schématisme, moins les prédictions peuvent être fiables.
Si l’on conçoit, à présent, la politique comme une simple physique sociale, nos remarques précédentes s’appliquent encore : on traiterait les problèmes sociaux selon le schématisme propre aux sciences. La critique de l’anthropologie comme détrimentale à l’homme, comme objectification illégitime du sujet pensant, n’est guère soutenable pour ceux qui, dans le même temps, conçoivent la politique comme une physique.
Mais en politique, la notion mathématique d’« accord absolu » au terme d’une démonstration est encore moins pertinente, car ce serait un accord absolu sur ce que veulent les gens, et cette volition ne dépend pas de façon absolue d’une démonstration. Une démonstration de ce que doivent vouloir les gens, appelons-le le bien commun, ne peut avoir qu’un faible effet sur les volitions particulières. Même en accordant que les gens doivent vouloir le bien commun, et même en s’accordant en outre sur ce qu’est ce bien commun, une démonstration ne modifie pas fondamentalement la volition dans un sens ou dans l’autre ; la contrainte de la loi s’impose. Ainsi, même si la démonstration avait en politique un effet contraignant sur l’admission, il est certain qu’au contraire des mathématiques, où l’admission est le fin mot de l’histoire (l’accord intellectuel absolu conclut le problème), cet accord absolu resterait lettre morte quant à son objet politique à défaut d’une contrainte spécifique sur les conduites particulières, la loi.
De sorte que les mathématiques ne peuvent avoir aucune efficacité privilégiée en politique par rapport à toute autre forme de discipline intellectuelle. Au contraire, l’habitude d’employer ses facultés sur des objets a priori plutôt que sur des objets de l’expérience empirique, par exemple dans l’étude du droit, prédispose bien moins l’esprit au traitement des problèmes politiques.
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EN
Shortcomings of the First Amendment
1/ Free speech easement of the public space derives from a power able to discretionarily favor some speech and repress other;
2/ Legislatures keep voting speech-averse statutes knowing their judicial evisceration will take time and therefore the statutes have the deterrent effects the legislatures desire.
1/
American historian Alfred Whitney Griswold is quoted saying “Books won’t stay banned. They won’t burn. Ideas won’t go to jail. In the long run of history, the censor and the inquisitor have always lost.” Of course, it means that books won’t burn as a result of state action without judicial redress, but the imprecision of the utterance sounds ominous, as if it meant or could mean “you have no right to burn books.” As far as state action is concerned, there is no difference between book burning and censorship, if not that a state (or state church or state single party) that would burn books but fail to prohibit its selling, owning, etc., would be a better place for speech than a state censoring books. But as far as people are concerned, book burning doesn’t make much sense unless it is done in the public space but then, if I burned books on the street, I would be arrested by the police so soon as they can get their hands on me saying I am a public danger, jeopardizing others’ safety – regardless of my speech rights. There is a special issue here that, even with the best will to procure easements for speech in public space, must thwart private attempts to use that mightily demonstrative form of expression, namely book burning. In France, some years ago, some workers in the field of theatrical arts burned in public copies of a book written by a member of the government. Some media were shocked as it reminded them of Nuremberg and the Nazis, although the demonstrators were private persons acting on their own initiative and no public official endorsed with state power; but the real issue is that the protestors probably impugned municipal decrees or some other local public space regulation, which probably the cameras only prevented from being actioned by the authorities.
What some scholars call free speech easements of the public space smacks of arbitrariness. When some march, the judge “eases,” that is, she prevents existing regulations from being actioned, but if others, the formers’ opponents marched, she would let the regulations apply with full force. Easement conveys the idea of suspension of laws and regulations, so the ultimate rule is not the law itself but the decision to apply or suspend it. This is rule of law by name only.
All marches for civil rights in the sixties were made possible by judges who imposed the suspension of public space regulations. The judges decided that the marches had to take place in spite of the regulations. Had people wanted to oppose civil rights through marches of their own and had judges not adopted a strictly equal stance for these, such marches would have been stopped by police for breach of public space regulation. The crux of the matter is that when judges pronounce easement for one cause, the same judges cannot pronounce the same for the opposite cause because the easement is based on a reasoning that the one cause, say promotion of civil rights, deserves free speech protection over public space regulation and therefore the opposite cause deserves it not, because otherwise public space regulations as such would be void (at least anyone invoking the First Amendment could have them suspended, that is, public space regulation would yield to free speech protection in every conceivable instance).
2/
While Supreme Court’s decision NAACP v. Clairborne Hardware (1982) makes it clear that boycott is protected free speech, a host of states passed anti-BDS bills nevertheless, which must be eviscerated presently one after the other, in a long, tedious, seemingly endless process, like cutting off the Hydra’s heads. Therefore, First Amendment law itself protects censorship.
First Amendment law protects censorship because it is not effectual at protecting speech at all, as one sees that case law cannot prevent the most blatant disregard by legislatures. Legislatures pass bills with all the deterrent effects intended on speech for the whole duration of the judicial review, knowing the latter’s result well beforehand and preparing their next version of the same bill in the meantime. What are the legal checks on legislatures passing bills they know are unconstitutional? I want to stress the word legal in “legal checks” because, as far as public debate, that is, other democratic checks are concerned, when one reads essays expatiating on “Israel boycott is not free speech” (Reuters, Jan 10, 2019) while Claiborne Hardware has been extant for decades, it makes one sick; obviously, Reuters is no check here. (The only reason why Israel boycott could, de jure, not be free speech is that Israel boycott is no boycott, which is absurd.) One cannot compel private individuals or entities to talk without disregarding the content of the law, but there should exist a mechanism that prevents legislatures from passing unconstitutional bills, as in some European countries where constitutional review takes place before the law becomes law.
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Democrats “champion the cause of free speech” abroad, but in their country they push for hate speech laws and other exceptions to free speech.
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Religion or Psychotherapy
Westernization is the cause of all mental illnesses. Western psychotherapy is not the solution but part and parcel of the problem. Of course, we are talking of “functional” illnesses, that is, those with no organic cause. Upon organic illnesses psychotherapy has no effect whatsoever, and on functional illnesses anything would work the same as psychotherapy, or even no treatment at all would work the same, sometimes the illness recedes, sometimes not, there is no proof that any psychotherapy works better than no psychotherapy, scholars have demonstrated it (Eysenck, etc.). It is a dirty business. The very idea of reaching to a psychotherapist shows disregard for spiritual guidance and a willingness to live according to Western standards rather than the tradition.
Stop calling everything psychotherapy. Not because a kid wants to paint is he a lunatic and painting his therapy.
In the West, everything is therapy because they’re all insane.
In the West, you don’t ask someone: What’s your occupation? you ask: What’s your therapy?
In the West, they are so insane that, when they see a masterpiece, they exclaim: Such good therapy!
In the West, food is so expensive because it is not only food but also therapy.
In the West, love is a therapy.
In the West, in case of trouble, they ask: What went wrong with the therapy?
In the West, there is no good and evil, only good therapies and bad therapies.
Philo 18 : La place des vérités inconditionnelles dans “l’évolution”
« La Volonté objectifiée, matérialisée se donne une histoire dans la matière, une histoire purement fictive. Dans le monde de la matière, la représentation a une généalogie, le « premier œil » (Schopenhauer) est un développement, car la matière est fermée sur elle-même en tant que création finie. – Même si c’était une création infinie quant à l’espace et au temps, même dans ce cas, parce que création, c’est-à-dire objectification de la Volonté qui se fait autre, cet autre ainsi créé est fermé sur lui-même. (Infini et fermé sur lui-même, car infini quant à l’espace et au temps seulement.) Le point de vue matérialiste de la matière fermée sur elle-même est nécessairement que la représentation est un développement, que l’évolution a produit le premier œil, car la matière est dans le temps. » (Ce passage est tiré de Philosophie 17 ; nous le complétons par ce qui suit.)
Dans le complexus espace-temps, l’espace est occupé par la matière et le temps par les modifications de la matière. Tout ce qui se trouve dans le temps s’y trouve au titre de modification de la matière. À ce titre, tout ce qui se trouve dans le temps a un commencement et une fin, seule la matière elle-même peut être considérée comme éternelle. Quand l’esprit adopte le point de vue matérialiste de la matière fermée sur elle-même, il se voit donc comme une modification de la matière, qui possède une histoire, une genèse : le « premier œil » est son ancêtre. Parler de point de vue matérialiste de la matière est bien sûr impropre : c’est l’esprit seulement qui a un point de vue. Le point de vue matérialiste est celui que l’esprit adopte dans l’ignorance ou le mépris de la totalité métaphysique du monde, qui se trouve hors de l’espace et du temps. Si l’on formule la moindre concession, du point de vue matérialiste, à un domaine métaphysique de l’être, ce domaine est en dehors de l’espace et du temps. Ce domaine métaphysique peut-il être ce que notre esprit ne connaît pas, sans être notre esprit lui-même ? Si le métaphysique se définit par ce que l’on ne peut connaître, sans plus, quel matérialiste n’est pas métaphysicien, puisque les matérialistes ne parlent que d’une connaissance asymptotique ? Le métaphysique est bien plutôt ce que l’on ne peut connaître dans les limites propres à la connaissance du monde dans l’espace et le temps. Autrement dit, reconnaître les limites de l’expérience possible, c’est opposer un domaine métaphysique à la connaissance empirique. Si l’on admet des vérités inconditionnelles ne pouvant être tirées de l’expérience, toujours contingente, on trouve, à condition de ne pas se réfugier dans l’idée de généralisations qui seraient proches de l’inconditionnalité sans être véritablement inconditionnelles, on trouve, disons-nous, que ces vérités inconditionnelles sont les lois de notre esprit, et que c’est donc notre esprit qui est le métaphysique. Ces connaissances nous sont données a priori et ne sont pas tirées de l’expérience. L’esprit est par conséquent hors de l’espace et du temps, il n’a pas d’histoire, pas de genèse. La question que doit se poser un matérialiste, c’est s’il existe des lois de l’esprit, par exemple si les mathématiques sont vraies inconditionnellement. S’il l’admet, il ne peut être matérialiste. Du transcendantal, c’est-à-dire du domaine de la connaissance inconditionnelle a priori, il faut conclure au métaphysique, c’est-à-dire à un monde hors de l’espace et du temps duquel l’esprit participe en soi.
La genèse nécessaire à l’esprit conçu comme modification de la matière est une conclusion abstraite avant d’être une vérité empirique, et le seul sens de cette vérité empirique est que l’esprit ne se rencontre pas dans la nature séparé de la matière ; on peut donc trouver les traces d’une évolution de l’esprit. Pourtant, si notre esprit possède des vérités inconditionnelles, comme celles-ci ne peuvent être tirées de l’expérience, elles ne peuvent être soumises à une évolution exogène, mais si l’esprit évolue, les vérités évoluent avec lui : elles ne sont donc nullement inconditionnelles et les mathématiques n’ont qu’une vérité relative. Les vérités inconditionnelles, si on les tient pour telles, nous empêchent de croire à l’évolution de l’esprit (dans sa forme) autrement que comme la fiction du matérialisme. Autrement, nous ne pouvons posséder de vérités « évoluées » inconditionnelles qu’au terme de l’évolution, or supposer ce terme est une contradictio in adjecto, mais si nous reconnaissons posséder un ensemble de vérités inconditionnelles nous admettons, dans l’évolutionnisme, être parvenus au terme de l’évolution.
Rien ne permet, si l’esprit évolue, d’affirmer qu’il puisse atteindre ou ait atteint une forme définitive, ce qui serait la seule façon possible de concilier le fait historique d’une évolution de la forme de l’esprit avec la possession par celui-ci de vérités inconditionnelles, mais contredit les principes de la science de l’évolution. D’ailleurs, aucun biologiste, à ma connaissance, n’exclut de manière inconditionnelle de futures évolutions biologiques de l’humanité comme pour n’importe quelle espèce animale. Si l’homme a atteint la forme définitive de son esprit au cours de l’évolution, par exemple avec l’apparition d’Homo sapiens, c’est là, à défaut d’une explication satisfaisante, une exception à la règle, c’est-à-dire, en termes scientifiques, une violation de la loi naturelle. Or, si l’on croyait à la possibilité d’un nouvel ensemble de vérités inconditionnelles disponibles supposément par évolution, on ne pourrait en fait même pas parler de continuité entre notre humanité et celle dont l’esprit posséderait ces formes mentales neuves ; ce ne serait pas une évolution mais une rupture fondamentale, constitutionnelle. En fait, si venait au monde un tel esprit nouveau, il vivrait dans une autre nature que nous, ce qui est tout aussi paradoxal que le voyage dans le temps. Il vivrait dans une autre nature parce que c’est l’esprit qui donne ses lois à la nature, et qu’en lui donnant des lois nouvelles il en ferait quelque chose qui ne ressemble pas à la nature que nous connaissons. S’il ne peut, en raison de la forme même de l’esprit, qui a toujours été, non pas dans la possession de toutes les vérités inconditionnelles, car ceci suppose dans l’empirie un processus historique d’apprentissage (qui n’est pas la même chose que l’évolution biologique), mais fait pour se les donner lui-même, s’il ne peut y avoir d’évolution dans le futur, comment aurait-il pu y en avoir dans le passé ? La réponse scientifique peut être seulement que nous avons fini d’évoluer, définitivement, que nous ne le pouvons plus, quelques révolutions qu’il se produise dans la nature, et cette réponse est une violation des principes de la science, un aveu d’échec.
ii
Les vérités métaphysiques inconditionnelles ne peuvent résoudre aucune antinomie de la raison relative à la totalité du monde quand cette totalité est prise comme totalité de la nature. Elles ne sont donc nullement une adaptation à la nature et dans la nature : leur objet n’est pas là, contrairement à leur emploi. Ce n’est pas dire qu’il pourrait être ailleurs, leur emploi est nécessairement là, mais les vérités mathématiques n’existent pas d’abord pour leur emploi mais pour être connues afin que l’esprit se connaisse hors de la nature. Philosophiquement, l’important n’est pas de savoir utiliser les mathématiques mais de savoir ce qu’elles sont. Nos vérités inconditionnelles ne nous disent rien sur la totalité de la nature. La nature n’est pas une totalité a priori mais seulement la synthèse infinie de l’activité empirique de notre esprit. La totalité de la nature nous est donnée comme simple idée régulatrice, qui n’a pas le caractère contraignant immédiat de l’évidence des propositions synthétiques a priori.
iii
« Der Schluß von der Subjektivität auf die bloße Subjektivität ist ungerechtfertigt. Daraus, daß Raum und Zeit, Substanz und Kausalität Formen unseres Anschauens und Denkens sein sollen, folgt nicht, daß sie nichts weiter, daß sie nichts wenigstens teilweise auch objektive Bestimmungen sein oder solchen doch korrespondieren könnten. Wenn Kant diese Folgerung zieht, so muß er den Beweis dafür gerade von seinem Standpunkt aus schuldig bleiben. Wie die Dinge an sich sind, will er ja nicht bestimmen, also kann er auch nicht behaupten, daß sie den Erkenntnisformen nicht gemäß sind. » (Walter Del-Negro, ,,Idealismus’’ und ,,Realismus’’, Kant-Studien Neue Folge, Bd. 43 Heft 3, 1943)
Ce que je traduis : « Le passage de la subjectivité à la seule subjectivité est injustifié. Que l’espace et le temps, la substance et la causalité soient des formes de notre intuition et pensée n’implique pas qu’elles ne soient rien de plus, qu’elles ne soient pas aussi au moins en partie des déterminations objectives ou qu’elles puissent correspondre à ces dernières. Puisque Kant tire cette conclusion, il nous en doit la preuve de son propre point de vue. Mais comme il ne veut point dire comment sont les choses en soi, il ne peut pas non plus affirmer qu’elles ne sont pas conformes aux formes de la connaissance. »
La preuve est donnée par Kant lui-même. Si la forme de notre connaissance correspondait à la réalité en soi des choses, nous ne pourrions avoir que des vérités d’expérience contingentes car notre connaissance serait alors formée d’après les choses, comme leur miroir (ce que le point de vue évolutionniste rend, au niveau empirique, incontestable puisque les sens et la connaissance sont selon ce point de vue une adaptation aux choses). Or les propositions synthétiques a priori (PSAP) nous indiquent formellement que notre connaissance, dans sa partie a priori sur laquelle elle repose tout entière, n’est pas tirée de l’expérience. Nous possédons ces PSAP avant toute expérience et de manière inconditionnelle. Ces propositions sont tout aussi incontestables que les propositions analytiques et pourtant elles impliquent autre chose que le principe d’identité, elles violent donc le principe selon lequel l’expérience est nécessaire pour attribuer validement telles qualités à tel objet. La validité a priori des propositions transcendantales, antérieures à l’expérience, détermine l’expérience comme une fonction des formes de notre connaissance. Les PSAP sont ainsi la preuve qu’en soi les choses nous sont inconnaissables, et ce n’est possible que si les choses sont en soi hétérogènes à la forme de notre connaissance. L’apriorité de notre faculté de connaître ne rend possible l’expérience que de phénomènes ; si notre expérience nous donnait, par l’appréhension des choses en soi, la forme de notre connaissance, celle-ci serait, encore une fois, entièrement dépourvue d’apriorité et les vérités inconditionnelles nous seraient étrangères, il n’existerait pas de mathématiques.
Sur la dernière phrase de la citation (« Mais comme il ne veut point dire comment sont les choses en soi, il ne peut pas non plus affirmer qu’elles ne sont pas conformes aux formes de la connaissance »), nous savons ce que la chose en soi n’est pas, Kant dit explicitement (sauf erreur) qu’on la « connaît » au moins de manière négative.
Ceux qui postulent une correspondance entre la connaissance et la chose en soi sont contraints de voir dans les mathématiques une forme de « généralisation » (cf. Pierre Duhem : « un travail spontané d’abstraction et de généralisation ») mais ce faisant ils leur ôtent tout caractère inconditionnel car une généralisation doit, sinon rencontrer nécessairement des exceptions, du moins être toujours incomplète (dans la synthèse empirique continue), or une vérité ne peut être inconditionnelle que si elle est complète. En somme, ils appliquent aux mathématiques prises comme objet la méthode inductive de la science empirique qui repose sur les mathématiques : c’est une pétition de principe.
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Le savoir moral est absolu. Nous savons tous qu’il existe en chacun de nous un savoir absolu qui est la morale.
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Deux mots sur la « philosophie » de l’absurde. Je ne peux souffrir du sentiment de l’absurde que si j’ai la loi morale en moi ; ce malaise, cette souffrance n’est possible que parce que l’absurde m’est hétérogène. Le sentiment de l’absurde est ainsi la preuve du primat de la raison. Sans ce primat, je n’aurais que des sentiments qui correspondent aux choses, dans leurs relations avec moi, amour, haine, etc., mais le sentiment de l’absurde est un sentiment qui ne correspond pas aux choses sinon prises dans leur totalité, comme nature, et il exprime l’hétérogénéité de mon être moral à la nature. Une menace concrète ne m’est pas quelque chose d’absurde.
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Selon Hegel, le profil grec est la seule représentation possible de la pensée pure car c’est l’angle facial droit propre à l’homme.
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Brèves remarques sur la Constitution allemande de Hegel
Hegel décrit ce grand corps malade qu’est l’empire allemand avant la campagne d’Allemagne par Napoléon en 1805. Dans les guerres du 18e siècle, la paix n’était pas conclue avec l’empire allemand mais avec telles de ses parties, ce qui signifie que l’on ne reconnaissait même pas son existence.
Hegel se moque de la France qui, dans la guerre de Sept Ans, croyait conquérir l’Amérique et l’Inde dans le Hanovre parce que le roi d’Angleterre était également « deutscher Reichstand », un état de l’empire allemand. Le roi Hanovre d’Angleterre avait une voix dans le Saint-Empire germanique mais cela n’avait de conséquence ni pour l’Angleterre ni pour l’Allemagne, car la Constitution allemande était en fait anarchique.
Comme Schopenhauer, Hegel réhabilite Machiavel. Comme pour Schopenhauer, pour Hegel Machiavel ne peut être jugé du point de vue moral. Ce qui met d’accord des philosophes aussi dissemblables doit être considéré comme un sens commun philosophique. (Ou un sens commun allemand ?)
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Sartre cherchait à rendre les communistes intelligents. Je n’écris pas « les marxistes » car il a pris le soin de dire et répéter que le marxisme était intelligent ; seulement les communistes étaient trop bêtes pour le comprendre. Ainsi, la lutte des classes, le matérialisme dialectique ne sont pas déterministes, les hommes sont libres. C’est pourquoi il fallait absolument écrire une biographie de Flaubert en trois gros volumes, application de la méthode psychanalytique existentielle sartrienne, pour faire comprendre aux communistes que la pensée et l’œuvre de Flaubert ne s’expliquent pas seulement par la lutte des classes.
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L’existentialisme de Sartre dans les années quarante doit tout à Hegel, sauf « l’existence précède l’essence », qui est une formule de Heidegger.
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« Je ne puis comprendre ce que peut être une liberté qui me serait donnée par un être supérieur. » (Albert Camus, Le mythe de Sisyphe) Mais Camus peut comprendre, comme tout le monde, une liberté donnée par les parents, puisque pour avoir la liberté il faut avoir la vie et elle nous donnée par nos parents. Camus peut donc comprendre que la liberté soit donnée, mais pas quand elle est donnée par un être supérieur. En réalité, la « force » de l’argument repose sur « donnée », étant sous-entendu, à tort, que la liberté ne peut se donner ; l’argument prétend donc porter contre Dieu alors qu’il ne porte que contre la liberté donnée, et que par ailleurs toute liberté est donnée (avec la vie). Là où d’autres voient des preuves de Dieu partout, Camus trouve bonnes toutes les « preuves » de la non-existence de Dieu. Un fanatique.
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La plus grande bêtise est la science de la bêtise.
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Il y a dans le choix de se marier un jugement sur le monde, qui est que ce monde vaut quelque chose. Il y a dans le choix de ne pas se marier le jugement contraire. Le premier est un jugement crédule et niais qui s’accompagne de honte, mais le plus souvent l’individu ne comprend pas cette honte et croit qu’elle lui vient de ce qu’il ne traduit pas son assentiment au monde par une plus grande jouissance, alors qu’elle vient de son assentiment au monde. S’il comprenait d’où vient sa honte, il perdrait les vues qui rendent son assentiment possible car on ne peut se rendre compte de sa crédulité et rester crédule.
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Quand on passe de l’interdiction de dire du bien de l’homosexualité à l’interdiction d’en dire du mal, c’est peut-être un progrès – question de point de vue – mais nullement un progrès de la liberté. L’évolution en question décrit certes une dépénalisation, donc une « libération », mais si l’on dépénalisait à présent la drogue, par exemple, il ne viendrait à personne l’idée de vouloir interdire la critique de la drogue. La dépénalisation en question n’est donc pas une pure libération, il y a en elle un élément fondamentalement répressif ; et que la société y ait dans l’ensemble gagné, d’après ses propres valeurs, reste à démontrer. Car la devise de notre régime est « liberté, égalité, fraternité » ; si c’était « égalité, fraternité, homosexualité », il ne ferait aucun doute que ce que nous vivons est un grand progrès selon nos valeurs constitutionnelles, mais, compte tenu de notre devise et de nos principes, une dépénalisation qui se paye d’une interdiction (de critiquer) a un caractère beaucoup plus douteux.
Je sais que les juristes protesteront devant mon ignorance (parce que, selon le droit, la critique est toujours permise) mais le cartel politique et l’administration à ses ordres sont bien plus audibles : « L’homophobie n’est pas une opinion, c’est un crime. » Il est donc particulièrement important, du point de vue des principes, de montrer à nos concitoyens des exemples de critique licite de l’homosexualité, qu’ils pourraient suivre avec la certitude de ne pas être inquiétés par la police, pour que la dépénalisation en question passe bien, enfin, pour un progrès incontestable. C’est un appel que je lance car je ne connais pas de tels exemples. Mon petit doigt me dit que les propos disculpés en justice à ce sujet ne sont nullement des critiques et n’ont valu à leurs auteurs d’être traînés devant un tribunal que parce que nous avons des procureurs malfaisants – peut-être pas tous, et par ailleurs ils font eux-mêmes partie de l’administration soumise au cartel politique – qui traînent devant les tribunaux des gens qui n’ont rien à y faire, non seulement pour « faire du chiffre » mais aussi pour enrichir de dommages et intérêts des associations « reconnues d’utilité publique » qui vivent, en plus des subventions publiques, de procès au pénal, comme des vautours. Je connais bien un exemple mais il est suédois (je le présente ici) et, tout en considérant qu’il doit s’appliquer en France en tant qu’interprétation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, je me figure aussi être le seul de cet avis dans ce pays.
Il me paraît important de redire ici ce qui particularise ces contentieux. Dans les autres affaires pénales, quand l’accusé est innocenté, le plus souvent c’est parce que le tribunal trouve qu’il n’a pas commis les faits qui lui sont reprochés ; ici, il est innocenté quand il a fait ce qu’on lui reproche d’avoir fait, par exemple d’avoir dit, comme le pasteur Åke Green en Suède, que l’homosexualité est « une tumeur cancéreuse », « quelque chose de malade », etc. Ces lois semblent faites pour réduire à néant toute forme de sécurité juridique.
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Allons petits enfants de la patrie…
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« La reproduction sexuée n’a aucun sens pour l’esprit, dont l’activité suit une ligne continue tandis que la reproduction est un éternel recommencement : c’est parce que l’esprit est supérieur à cet éternel recommencement qu’il y a progrès selon la ligne continue de l’activité de l’esprit. En d’autres termes, l’intelligence artificielle (IA) autonome est dans son concept plus homme que l’homme actuel, l’homme biologique. » (Tiré de Philosophie 17 et complété par ce qui suit)
Tout ce qui dans l’homme n’est pas la pensée pure, à savoir les passions, est au service de l’éternel recommencement, cet éternel recommencement qui ignore qu’il porte en lui l’esprit. Si l’esprit peut devenir indépendant de l’éternel recommencement – et c’est ce que le concept d’intelligence artificielle autonome permet de penser – il sera dépourvu de ces passions.
Cependant, comme nous savons que la synthèse empirique continue ne conduit la connaissance vers aucun absolu, les deux lignes droites, celle pure et celle qui se dessine par le biais de l’éternel recommencement, avec une incrémentation supplémentaire à chaque recommencement, chaque nouvelle génération, sont strictement équivalentes, tout comme progrès et absence de progrès. Reste pourtant la considération psychologique, liée à notre expérience du temps, qu’une de ces méthodes est plus propre à son objet que l’autre, à savoir que l’on va plus vite avec celle-ci qu’avec celle-là, et c’est cette considération, psychologique et non logique puisque aller plus vite vers un but inaccessible est sans importance, qui porte Der Geist.
Nous avons déjà adopté une attitude hostile envers Der Geist : notre peur, notre hostilité sont ce qui me porte à croire qu’il ne nous laissera pas subsister, puisque par ailleurs nous lui serons complètement inutiles.
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Esthétique : Sur les manifestes futuristes
Le constat de l’inadéquation de l’art et de la littérature est dans l’ensemble juste, mais croire à leur sauvetage par les recettes avancées dans les manifestes futuristes (qui contiennent à peu près tout ce qui a été tenté depuis lors en termes d’innovations) est impossible tellement le caractère absurde de ces propositions est immédiatement flagrant. Le constat est juste parce que l’art est mort et que rien ne peut sauver une chose morte. On ne peut même pas imaginer former les esprits au goût de telles techniques car leur artificialité outrepasse les limites de l’intérêt humain ; ce sont véritablement des mesures désespérées. La musique atonale est plus libre mais cette libération rend la musique au mieux ennuyeuse et le plus souvent insupportable à l’oreille, qui est le seul juge valable dans ce domaine esthétique, moyennant une éducation dans des limites concevables (car je suppose qu’on ne doit pas non plus chercher à conditionner un goût pour cette musique à la manière du chien de Pavlov, même si nous savons que nous atteindrions quelques résultats) ; l’intérêt technique ou savant pour une telle production atonale n’a aucun droit de s’appeler esthétique, pas plus que l’intérêt du mécanicien pour le fonctionnement des moteurs. Le jugement critique des formes passées reste valable mais ce n’est pas du fait d’une évolution de la sensibilité, qui permettrait à l’art de se sauver du fait que c’est un instrument de la sensibilité : l’art perd son intérêt car l’homme réalise sa vocation morale, et à ce progrès moral ne peut répondre aucune innovation esthétique correspondante.
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Le progrès technique ne peut changer le psychisme humain à rebours des lois de l’évolution biologique. Quelle que soit la forme que prend la vie, elle obéit toujours à ces lois biologiques (sauf à considérer Der Geist en soi, c’est-à-dire hors de l’homme biologique). Toutes les modifications apportées par le machinisme et décrites par Marinetti sont superficielles et valables pour de nouveaux préceptes esthétiques et littéraires seulement si l’esthétique et la littérature sont elles-mêmes quelque chose de superficiel, qui s’adresse au superficiel dans l’homme.
iii
Dans un des nombreux manifestes futuristes, Prezzolini affirme que Dada, le dadaïsme est « le fils direct et légitime du futurisme » (il figlio diretto e legittimo del Futurismo). De même, la propagande bolchévique est selon lui futuriste, et qui peut lui donner tort ? Maïakovski, un de ces propagandistes, a reconnu cette dette. – Ainsi, le véritable créateur est nationaliste, l’imitateur internationaliste.
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Le marché de l’art, l’économie de l’art, la sociologie de l’art : l’art s’explique entièrement par des considérations zéro-esthétiques.
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Je pense que les statistiques de viol sont plus élevées dans les pays où l’avortement n’est légal qu’en cas de viol.
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L’homme peut vivre partout sur la Terre, sauf en un lieu colonisé par les touristes.