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L’art poétique sophistique de Paul Valéry

« J’ai toujours fait mes vers en me regardant les faire, en quoi je n’ai jamais été proprement poète. » (Cahiers : Ego scriptor)

On ne saurait mieux dire. Seulement cette attitude a fait école en poésie, et c’est ce qu’on appelle aujourd’hui poésie, improprement. Le poète romantique se regardait vivre, le poète contemporain se regarde écrire.

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De l’inspiration à l’œuvre

« Le poète n’obéit au mètre qu’en sacrifiant sa pensée initiale. » (Cahiers : Poésie)

Il n’y a pas de pensée initiale, seulement une idée dans le mode par défaut de l’intellect : la pensée est donnée par l’inspiration au cours de l’écriture et n’est pas initiale.

Dans son mode par défaut, l’intellect ne « pense » pas : il brasse toutes sortes de perceptions immédiates mêlées de souvenirs et de vagues cogitations plus ou moins informes. Et toute concentration sur un objet dans l’intellection n’est pas encore non plus de la pensée : souvent il s’agit d’une simple rêverie éveillée. La forme, dont la présence permet seule de parler de pensée, n’apparaît qu’au cours d’un travail de l’intellect : c’est son œuvre qui est la pensée du poète.

L’œuvre résulte d’une inspiration mise en forme par un travail. Ainsi, l’art n’est jamais spontané car c’est un travail. Le travail du poète se caractérise par une « idée initiale » qui est l’inspiration première. Cette idée n’est pas encore une pensée, et le mètre de la poésie versifiée n’oblige à aucun sacrifice à cet égard : il sert au contraire à donner forme à l’idée pour qu’elle devienne une pensée, une œuvre. Le vers est une forme préétablie : en coulant l’inspiration dans la forme du vers, on parvient à une œuvre. En jetant son inspiration sur le papier par écriture automatique, dans le cas extrême des expérimentations du surréalisme, on ne fait que transcrire le mode par défaut de l’intellect. L’intérêt d’une telle démarche est purement expérimental et n’est culturel qu’au sens secondaire d’objet de commentaire pour les spécialistes.

ii

« J’observais que : de même que les opérations purement abstraites, algébriques, aboutissent, dans beaucoup de cas, à de bons résultats de physique, la pensée « physique » n’ayant joué aucun rôle pendant l’intermède analytique, ainsi, des combinaisons verbales essayées et effectuées, sans grand égard à une idée initiale à exprimer, mais avec souci de leur efficacité propre – et, au besoin, avec toute liberté de changer l’idée mère – permettaient de former les objets poétiques les plus « parfaits ». » (Cahiers : Ego scriptor)

Ici, Valéry parle d’idée initiale plutôt que de pensée initiale. Il ne fait pas de différence entre un objet de cognition avant et après une mise en forme, faute d’avoir compris qu’il existe un mode par défaut de l’intellect. Une fois cette remarque faite, on peut dire que la prémisse, dans ce passage, n’est pas complètement fausse, mais une « idée initiale à exprimer » est néanmoins, dans le sens où Valéry l’entend, erronée. Nous avons dit précédemment qu’un poète se caractérise par une idée initiale qui est l’inspiration. Or il ne s’agit pas d’une idée en tant que pensée, comme l’entend Valéry qui emploie indifféremment les deux termes : cette idée n’est pas un programme à exécuter (que le mètre empêcherait de conduire à bien tel quel et obligerait à modifier) car un programme est déjà une pensée. Dans l’idée « je veux exprimer ‘ça’ », ce « ça » n’est pas déterminé dans la phase antérieure au moindre travail de conception. Ce « ça » n’est pas encore une pensée, laquelle résultera du travail consécutif à la volonté ainsi exprimée ; c’est une simple stimulation de l’ordre le plus vague, quelque chose d’informe entre l’image et le langage. Si le poème est réussi, le « ça » existe en tant que forme et par là même en tant que pensée, œuvre.

La prémisse de Valéry n’est pas fausse mais l’auteur se méprend sur la démarche qu’il préconise : il ne s’agit nullement d’une innovation ou d’une rupture avec la pratique littéraire antérieure, mais de la nature même du travail littéraire. Jamais le travail littéraire ne part d’une « idée » au sens de programme à réaliser. Quand je veux exprimer « quelque chose » en poésie, cette chose ne m’est donnée qu’au terme de mon effort d’expression. (C’est pourquoi le qualificatif « didactique » s’applique à une œuvre ratée : est ratée, entre autres, l’œuvre qui s’est voulue la transcription d’une forme dans une autre forme.)

iii

« Grandeur des poètes de saisir fortement les mots, ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir faiblement dans leur esprit. » (Tel quel I)

Oui : c’est la notion de mode par défaut de l’intellect qui l’explique. L’esprit ne « fait qu’entrevoir faiblement » tant qu’il n’entre pas dans un processus de pensée, c’est-à-dire tant qu’il ne sort pas, au moyen d’un effort, du mode par défaut de l’intellection. Le poète est celui qui se met à penser dans la forme du poème, forme qui fait appel à l’inspiration.

« L’inspiration est l’hypothèse qui réduit l’auteur au rôle d’un observateur. »  (Ibid.)

Valéry prévient certes son lecteur qu’il trouvera des contradictions dans ce volume, Tel quel : il s’y trouve surtout un esprit faible. L’inspiration n’est pas quelque chose d’extérieur à l’esprit du poète : c’est purement et simplement la modalité de la pensée dans le travail poétique, une modalité différente du calcul de la pensée mathématique ou du raisonnement de la pensée spéculative. Le mathématicien et le dialecticien sont tout autant des observateurs des processus de pensée auxquels ils se soumettent en vue des fins qui sont les leurs ; dire qu’un poète pourrait se distinguer à cet égard en n’étant plus l’observateur des processus d’inspiration qu’il suit, devenir véritablement poète en étant acteur et non plus simple observateur, est une fausseté. En tant que fausseté, convertie en prescription elle est mauvaise. En réalité, cette « observation » est une pure et simple observance, le respect de certaines conditions pour obtenir un résultat valide. Si bien que, alors que nous avons reproché plus haut au poète contemporain de se regarder écrire, nous ne nous contredisons pas par les présentes réflexions : c’est Valéry qui se contredit en considérant qu’il n’est pas proprement poète du fait de se regarder faire ses vers puis de vouloir rabaisser l’inspiration comme faisant du poète un simple observateur de processus mentaux et non un acteur. Nous répondons à cela que l’observance (observation active) qu’il appelle observation (passive) est la nécessaire attention au travail qu’on est en train de mener.

Pour Valéry, la règle poétique est contraire à l’inspiration. Or c’est l’opposé. Le mode par défaut de la pensée, que le vulgaire appelle sa spontanéité, est une bouillie insignifiante, même chez les meilleurs esprits. Seule la contrainte crée l’inspiration, et c’est la vraie définition de la poésie : une contrainte pour maintenir l’inspiration et lui faire produire des résultats.

Le principe est le suivant : la pensée étant une tension hors du mode par défaut de l’intellect, en dehors de toute stimulation utilitaire dans le monde concret pour maintenir une tension (laquelle stimulation utilitaire a des fins utilitaires car elle est une réponse à un problème concret), la contrainte du mètre poétique a pour but de maintenir cette tension en considération de fins non utilitaires, esthétiques.

iv

« Ce que nous voyons très nettement, et qui toutefois est très difficile à exprimer, vaut toujours qu’on s’impose la peine de chercher à l’exprimer. » (Ibid.)

Ceci décrit une impossibilité. Schlegel : « Pas de pensée sans langage. » D’où résulte que cela seul est net qui est exprimé sans difficulté. – C’est d’ailleurs, avant de l’être de Schlegel, une pensée de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Un énoncé clair manifeste une conception parvenue à un degré de maturité suffisant dans la pensée, c’est-à-dire dans un travail de pensée, une tension hors du mode par défaut de l’intellect.

Nous ne prenons pas pour un esprit supérieur celui qui prétend que ses obscurités tiennent à la particularité, à l’originalité de sa pensée profonde, car nous savons qu’il est à lui-même obscur. L’homme se parle à lui-même comme il parle aux autres.

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Les connaisseurs selon Valéry

« [J]e n’ai visé que des esprits faits, capables de résistance, auxquels je puisse demander de l’effort en récompense du mien, et qui m’inspirassent une certaine crainte de leur jugement. (…) Architectes, peintres, médecins, militaires, géomètres, physiciens, économistes, voire philosophes ; et même (avec toutes les réserves qu’il fallut) ecclésiastiques ont approuvé mes propos et cité mes formules. Je ne parle pas des politiques, car ceux-là n’ont pas d’importance. Ma « gloire » est là : n’avoir pas cherché à enivrer, mais à échanger honnêtement mes produits contre attention réfléchie, en présence d’une susceptibilité critique redoutable, celle de connaisseurs. » (Cahiers : Ego scriptor)

Absurde. Un architecte etc. n’est le « connaisseur » de rien du tout, en tant que tel, en dehors de sa spécialité. En poésie, c’est donc monsieur tout-le-monde, et si sa critique est redoutable, c’est qu’est redoutable la critique de monsieur tout-le-monde. Or Valéry veut ici nous expliquer pourquoi il n’a pas recherché à être lu par « la masse indéterminée des lecteurs possibles ». Ces « esprits faits » ne sont pas faits de telle façon qu’ils puissent fournir un jugement spécialisé sur la production poétique ; ils sont précisément la masse de ceux qui reçoivent une grande partie de leurs opinions en la matière par la critique professionnelle, au jugement desquels la masse se fie. Ce ne sont donc pas des connaisseurs mais, si l’on examine la liste ici dressée, des notables.

Il ne s’agit pas de dire qu’un architecte ne peut avoir des idées sur la médecine ou un médecin sur l’architecture mais leurs idées dans les domaines où ils ne peuvent être appelés a priori des connaisseurs, à moins que l’architecte ait fait des études de médecine d’une façon ou d’une autre, etc., n’ont pas le caractère d’idées de connaisseur mais appartiennent à l’ensemble des idées d’une « masse indéterminée » avec laquelle Valéry prétend ne rien vouloir affaire. Puisque Valéry introduit de cette manière la notion de « connaisseurs », il faudrait dire qu’il n’y a pas de masse indéterminée mais uniquement des connaisseurs, dans la mesure où un architecte, un médecin, un militaire est tout aussi connaisseur de sa propre spécialité que l’est de la sienne un ouvrier tourneur, un employé de banque, un concierge. Aucune de ces spécialités ne touche de près ou de loin au travail poétique et chacun de ces spécialistes a la même légitimité en tant que public de la poésie, c’est-à-dire qu’ils forment tous à cet égard une « masse indéterminée ».

Tous les spécialistes sont égaux devant le domaine non utilitaire, l’esthétique. Ce domaine requiert cependant lui-même un certain apprentissage, une certaine « culture » qui est la culture du goût, mais précisément cette culture du goût ne s’acquiert par aucune spécialisation utilitaire, par aucun apprentissage spécialisé en dehors de l’esthétique elle-même. Les différences, des hiérarchies en la matière ne peuvent se rapporter à aucune connaissance utilitaire spécialisée de « connaisseurs » dans tel ou tel domaine, mais à la seule culture du domaine esthétique. Les notables cités par Valéry ne pourraient avoir un sens critique redoutable en la matière que s’ils consacraient plus de temps que d’autres aux préoccupations esthétiques. Cela pouvait être le cas aux temps d’une « classe de loisir » mais elle n’existait déjà plus guère à l’époque où Valéry écrivait, et de toute façon sa réflexion ne porte pas sur ces « connaisseurs » en tant qu’ils l’étaient devenus par du temps libre consacré aux préoccupations non utilitaires mais en tant qu’ils possédaient des savoirs spécialisés.

(Nous laissons de côté la mention des peintres dans la liste de Valéry, qui ne fait que montrer l’incohérence du propos général. Nous nous bornerons à dire que gagner sa vie, un fait utilitaire, en étant peintre, activité esthétique, donc, selon notre catégorisation, non utilitaire, n’est pas nécessairement contradictoire : c’est parce que les hommes ont des préoccupations esthétiques non utilitaires que certains peuvent gagner leur vie en alimentant ces préoccupations.)

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Scientisme et Poésie

« Un poème est pour moi un état d’une suite d’élaborations. Ceux que j’ai publiés sont à mes yeux des productions arrêtées par des circonstances étrangères. Et, gardés, je les eusse transformés indéfiniment. » (Cahiers : Ego scriptor)

Valéry n’a donc pas la notion de perfectionnement, les transformations dont il parle ne visent aucune perfection esthétique. C’est pleinement conforme à (1) sa conception mesquine de l’œuvre comme contingente, où le développement personnel du mortel Paul Valéry est présenté comme l’essentiel, et (2) son scientisme, c’est-à-dire l’idéologie du scientisme en général, pour laquelle, la science étant une synthèse inductive continue qui n’a et ne peut avoir de fin, l’idée de fin et de finalité est rabaissée autant que possible. Et le (1) découle du (2) : à défaut d’une finalité de l’art explosée par une approche scientiste de l’esthétique, le fait d’écrire devient une simple hygiène, une façon d’exercer des aptitudes le temps d’une vie.

ii

« L’esprit clair fait comprendre ce qu’il ne comprend pas. » (Tel quel I)

Paradoxe médiocre mais significatif : le scientisme, qui est l’idéologie de Valéry, est toujours sceptique. Et les honneurs d’une société scientiste ne sont dus qu’à ceux qui ne pensent rien et le disent.

iii

Les mathématiques seraient plus totales, seraient plus « l’esprit total » que la poésie ! Il y a une totale absence de culture philosophique chez Valéry, qui l’empêche de saisir les limites des mathématiques, la circonscription de leur domaine dans le champ de la pensée humaine. Cet aveuglement précritique est une caractéristique fondamentale de l’idéologie scientiste.

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Mallarmé : une atrocité sans lendemain. (Valéry, son plus fidèle disciple, sans lendemain.)

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« Quand le vers est très beau on ne songe même pas à comprendre. » (Cahiers : Poésie)

Comme si un vers pouvait être beau indépendamment de son sens. Comme si pouvait être dite belle en poésie une simple succession de sons. C’est la musique et elle seule qui est belle par le son sans l’entendement.

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Dessèchement de la fibre morale :
Un art poétique de squelette

« Je considère le sujet comme aussi peu important à un ouvrage littéraire que le sont les paroles de l’opéra (généralement non saisies par l’auditeur – et toujours purement indicatrices). » (Cahiers : Ego scriptor)

Ce paradoxe est un appauvrissement. Fondé sur une observation juste – le caractère secondaire du sujet dans une œuvre d’art –, il tire une conclusion fausse. L’observation elle-même n’est du reste guère nouvelle : qui peut penser un seul instant que les sujets mythologiques de la peinture et de la poésie classiques sont plus qu’un simple prétexte ? Mais il y a un sujet dans le sujet, et c’est ce sujet-là qui importe, en poésie, plus que les résonances acoustiques ou les autres considérations « scientifiques » d’un Valéry. Ce sujet dans le sujet est la connaissance de l’homme en tant qu’être moral.

ii

J’aime la majesté des souffrances humaines.

Valéry prétend que ce vers de Vigny « n’est pas pour la réflexion ». Or ce vers est pour le sens moral et, s’il est beau, ce n’est pas parce que majesté et souffrance sont « des mots importants », ce qui ne veut rien dire, mais parce qu’il exprime une vérité morale. Ce vers ne parle pas de la « rage de dents » mais des souffrances humaines, c’est-à-dire morales.

iii

Ce scientiste froid répudie l’émotion. Or « l’étalage de l’émotion » n’est pas forcément de l’« impudeur », ce qui est le reproche de Valéry à Musset, qu’il trouve vulgaire. Il existe des émotions proprement morales, conformes à la vocation la plus haute de l’homme, et les appréciations de Valéry trahissent la sclérose de son sens moral, le dessèchement scientiste de cette fibre chez lui.

iv
Poète ou hygiéniste ? : L’immortel, moyen du mortel

Pour Valéry, l’œuvre n’est pas une fin mais un moyen, et la finalité de l’œuvre est le « développement » de cet individu qui s’appelle Paul Valéry. L’immortel (au sens où l’on parle d’œuvres immortelles) est ainsi un moyen pour le développement fini d’un mortel. En quoi cette conception est-elle plus élevée que « j’écris pour me sentir bien » ? C’est une conception parfaitement méprisable. L’œuvre est le moyen de l’immortalité dans l’Histoire et c’est pourquoi les contingences de la vie de l’auteur ne sont la finalité et son œuvre le moyen de quelque chose dans cette vie que pour les âmes méprisables.

Si Valéry avait parlé d’un développement en vue de la vie après la mort (l’immortel, moyen de l’immortel), le jugement serait évidemment très différent, mais c’était un bel et bon matérialiste de l’école française.

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Quand Valéry distingue vers trouvés et vers faits, il prétend que sont donnés par Dieu (c’est pour lui une simple façon de parler) ou par la Muse les vers trouvés et que partant de là le poète fait les autres vers. Mais un vers n’est jamais trouvé par quelqu’un qui n’est pas familier avec la contrainte : il faut connaître les règles pour savoir qu’un vers est un vers. Par conséquent, même ce donné (ce « trouvé ») résulte d’un apprentissage et d’un travail, d’un « faire » préalable.

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L’idée d’un écart entre une pensée et le résultat dû à la règle est fausse : il n’y a d’écart qu’entre une conception informe et une forme. La différence entre la prose et la poésie est que la prose produit de la forme dans la considération de l’utilité, tandis que la poésie produit la forme pure et c’est pour cela qu’elle a besoin de règles plus complètes et contraignantes, parce que l’utilitaire occupe le milieu entre l’informe et la forme.

La forme pure est l’Idée platonicienne. On ne l’atteint pas dans la langue utilitaire, et la langue ne peut véritablement cesser d’être utilitaire (tout en se hissant hors du mode par défaut de l’écriture automatique) que par une contrainte gratuite du point de vue de l’utilité. (Cette contrainte n’est d’ailleurs pas absolument gratuite puisqu’on trouve plus gratuit, et absurde, comme de n’employer jamais la lettre « e », par exemple. La contrainte poétique ne supprime aucune des ressources de la langue.)

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Valéry pense que s’il avait écrit en prose il aurait produit des beautés que la contrainte du vers ne lui a pas permis de produire. Or c’est ce qu’un poète ne saurait dire, parce que le poète sait qu’une telle idée est fausse.

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L’art poétique du behavioriste Paul Valéry, La Mettrie au petit pied, est une faible pensée matérialiste appliquée à la poésie : « idée atomique » de Mallarmé, « la matière littéraire qui est langage », « par analogie avec la chimie »…

Son « absence de culture scientifique » fut une gêne pour ce que voulait faire Mallarmé ! Toute la scientificité du monde ne sert ici de rien : elle n’est qu’utilitaire, empirique. Les formes pures sont métaphysiques.

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Un médiocre acousticien

« Dans le vers c’est la résonance qui importe. Le langage en tant que résonance. » (Cahiers : Poésie)

Soit Valéry parle de la notion physique de résonance et il rabaisse alors le vers à une question de mécanique empirique, soit il entend autre chose et c’est alors du charabia recourant à des notions hétérogènes, hétéroclites. Mais c’est bien la réalité de l’art poétique de Valéry qu’il tend à réduire la poésie à une branche de l’acoustique.

ii

Or, même comme mécanicien-acousticien, Valéry est médiocre.

Il semble que ce soit lui le responsable de la fixation des commentateurs contemporains sur l’assonance et l’allitération. La « poésie pure » que Valéry cherchait à créer manquait nécessairement de fond (le réel concret est impur), les jongleries formelles prenaient donc la première place et pour ces jongleries la rime offrait le principe à étendre, celui de la « résonance », qu’il produirait alors en écrivant et récrivant ses vers de façon que « résonnent » entre elles des voyelles et des consonnes. Travail absurde et contraire à l’euphonie, laquelle demande la plus grande variété de sons possible, c’est-à-dire à supprimer des résonances plutôt qu’à en ajouter. Les résonances excessives introduisent de la monotonie et de la lourdeur.

La résonance à la rime est toujours suffisante dans un vers jusqu’à l’alexandrin de douze syllabes (c’est le savoir légué par notre tradition) ; toute autre résonance sacrifie l’euphonie et ce sacrifice : 1) n’est permis que parce que toute langue comporte un nombre limité de phonèmes et que des résonances sont donc inévitables, et 2) n’est souhaitable, en tant que figure de style, que pour créer un effet déterminé. Dans le célèbre vers de Racine, les serpents sifflants sont présents par le son sifflant des « s » accentués. Or on aurait tort de croire que le vers n’est pas venu naturellement à Racine pendant l’écriture et qu’il a dû beaucoup y réfléchir pour le produire. On aurait tort parce qu’une langue présente un certain caractère onomatopéique : le serpent siffle, en français, plutôt que miaule, parce que « siffler » est une approximation onomatopéique d’un sifflement tandis que « miauler » l’est d’un miaulement. Autrement dit, il n’y a pas d’allitération plus naturelle et nécessitant moins de travail que le spontané « serpent siffle ». Qu’il faille louer Racine d’avoir renforcé dans son texte ce trait de la langue naturelle, au détriment de la langue poétique qui demande quant à elle, à l’intérieur des vers résonnant entre eux par les rimes, la plus grande variété, est en réalité parfaitement douteux au point de vue de l’art.

Quant à ceux qui se livrent à ce genre de petites constructions dans le vers « libre », ils sont comiques car le vers était dit libre parce qu’on prétendait avoir fait litière des contraintes. Or ce n’est pas une liberté que de s’astreindre à l’ajout d’assonances et allitérations, même si cette contrainte-là n’obéit à aucune règle prédéfinie (sinon le principe primitif « plus y en a, mieux ça vaut »). C’est une pure et simple absurdité qui nécessite, du côté du récepteur, un professeur de lettres contaminé par les Cahiers de Paul Valéry. – Voir aussi les commentateurs ingénus qui parlent de leur poète comme d’un pourfendeur de formes désuètes, carcans, corsets, quand ce poète est par exemple Victor Segalen qui, dans ses Odes, remplace l’alexandrin 6+6 par un alexandrin 5+7… Il est certain que cet alexandrin 5+7 est une nouveauté, mais qu’un tel remplacement d’une forme imposée par une autre présente le moindre intérêt, c’est ce que le commentateur est bien en peine d’expliquer. Quel commentateur dira jamais comment un poète a pu en venir à la haine (c’est ce que prétend le commentateur) d’une forme 6+6 en raison d’une préférence pour une forme 5+7 ?

Nota Bene. Quand nous parlons du langage poétique opposé au langage courant, nous nous plaçons au point de vue de Valéry lui-même, qui dit avoir recherché la difficulté dans son activité littéraire, et pour qui, par conséquent, une langue littéraire se distingue forcément de la langue courante en raison d’une difficulté la produisant. (Recherche de difficultés qui ne l’a pas empêché de publier et republier des vers faux, dans l’Album de vers anciens, qui avaient d’abord paru en revue.)

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« Un ouvrage littéraire se propose comme une spéculation linguistique » : c’est de l’autisme. Et cet autisme est devenu la marque de l’exégèse littéraire.

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On rend célèbre celui qui, dans son Monsieur Teste, dit qu’il ne faut pas le devenir, parce que c’est ce que veulent entendre ceux qui ne le peuvent.

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« La syntaxe est une faculté de l’âme. » (Tel quel I)

Cela n’avait pas été relevé avant Valéry parce que c’est la moins importante des facultés de l’âme.

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Les arguments du scepticisme philosophique sont tout aussi rigoureux que la science, ses paradoxes sont insolubles, mais n’empêchent pas la science d’obtenir des résultats. Cela s’explique par l’idéalisme transcendantal. La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.

Prenons ce que dit Valéry de l’esprit « capable de saisir la complication de son cerveau » et qui est « plus complexe que ce qui le fait être ce qu’il est » (Tel quel I). Valéry veut dire que le fonctionnement empirique du cerveau est plus complexe que la pensée, et c’est vrai parce que le monde des objets, la nature est une synthèse en cours dans l’intuition et que cette synthèse s’opère sur une échelle métrologique infinie dans toutes ses directions et dimensions. C’est justement pourquoi la nature n’est pas le domaine propre de la raison prééminente, laquelle est la raison pratique morale.

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Une exégèse scientifique, c’est-à-dire l’application de la méthode scientifique à la poésie, à l’esthétique, relève du stade précritique de la pensée : son produit est aussi vain et aussi stérile que la vieille métaphysique précritique. La Critique de la faculté de juger, troisième et dernier volume de la Critique de Kant, a précisément été écrite pour mettre en garde contre un tel travers.

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Des réflexions critiques antérieures sur la pensée de Valéry se trouvent à Philosophie 7 : « Spectacle de Variétés : Paul Valéry ».

Philo 37 : La chose en soi selon Mainländer

Éléments de discussion
sur la chose en soi selon Mainländer

„Ich habe indessen nachgewiesen, daß eben das Schopenhauer’sche apriorische Gesetz der Kausalität Anweisung auf eine vom Subjekt unabhängige Kraft gibt, auf eine Wirksamkeit des Dinges an sich, welche auf realem, d. h. vom Subjekt unabhängigen Gebiete lediglich Kraft oder Wirksamkeit, nicht Ursache ist. … Es gibt auf realem Gebiete zunächst ein Verhältnis zwischen zwei Dingen an sich, d. h. die Kraft des einen bringt in der Kraft des anderen eine Veränderung hervor; ferner stehen sämtliche Dinge der Welt in einer realen Affinität. Das erstere Verhältnis ist aber nicht das Verhältnis der Ursache zur Wirkung und die letztere ist kein Kausalnexus. Die reale Affinität ist der dynamische Zusammenhang der Welt, der auch ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre, und das reale Verhältnis, in dem zwei Dinge an sich stehen, ist das reale Erfolgen, das gleichfalls ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre. Erst wenn das Subjekt an beide Zusammenhänge herantritt, bringt es das reale Erfolgen in das ideale Verhältnis der Ursache zur Wirkung und hängt alle Erscheinungen in einen Kausalnexus oder besser: es erkennt mit Hülfe der idealen Kausalität ein reales Erfolgen und mit Hülfe der idealen Gemeinschaft (Wechselwirkung) den realen dynamischen Zusammenhang der Dinge.“ (Philipp Mainländer, Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten : dans cette critique de la pensée d’Eduard von Hartmann, Mainländer récapitule les thèses principales de sa Philosophie der Erlösung)

Comment cette „Wirkung“, cette action des choses en soi peut-elle être pensée autrement que comme une relation de causalité ? La pensée de Kant et Schopenhauer est précisément que toute action dans la nature se ramène, selon notre entendement, à une chaîne causale ; nous n’avons donc pas de concept de relation dynamique en dehors de la causalité. La causalité, pour Mainländer, a un sens étroit ; elle n’est plus cette loi de la pensée dans laquelle s’inscrit tout processus dynamique mais la modalité subjective d’une dynamique en soi. Alors que nous pensons toute dynamique dans la causalité, Mainländer sépare la dynamique de la modalité causale et nous demande donc de penser une dynamique – bien que nous n’ayons l’expérience de la dynamique que par la loi causale a priori de notre entendement – comme valide en dehors de cette loi. Or, puisque notre entendement ne connaît que les phénomènes et non la chose en soi, dire que la causalité n’est pas dans la chose en soi, c’est dire qu’il ne s’y trouve pas de dynamique, car il n’y a pour notre entendement de dynamique que dans la loi de causalité. Une dynamique hors de la loi de causalité est impensable. Que la chose en soi nous reste inconnaissable ne peut signifier que nous l’appréhendons correctement par un concept impensable ; l’impensable n’est pas le critère de la chose en soi inconnaissable. Dire cette chose, impensable, de la chose en soi, c’est déjà en dire trop de la chose en soi, c’est une négation de son inconnaissabilité. On ne peut pas dire s’il se passe quelque chose dans l’en-soi, car, pour notre entendement, quelque chose ne se passe qu’en vertu de la causalité, et si, par conséquent, l’on admet, comme Mainländer à la suite de Kant et de Schopenhauer, que la loi de causalité est idéale, subjective, il n’est pas permis de parler de Wirkung, Wirksamkeit dans les choses en soi, ces concepts n’ayant de réalité pour nous que par la loi de causalité.

Schopenhauer fait cependant remarquer que l’action de la chose en soi sur le sujet pensant n’est pas causale, puisque la loi de causalité est celle des phénomènes entre eux. C’est sans nul doute le point de départ de la réflexion de Mainländer. Le reproche qu’il fait à Kant de voir une relation causale dans l’action de la chose en soi sur le sujet pensant, se trouve déjà chez Schopenhauer. Nous aurions forcément, dans l’idéalisme transcendantal, la notion d’une dynamique en dehors de la causalité. Cependant, cette idée se borne tout aussi nécessairement au fait de la constitution du monde phénoménal et ne permet de tirer aucune conclusion quant aux relations des noumènes entre eux. Cette relation non causale est seulement le donné phénoménal pour le sujet : elle n’existe pas comme catégorie a priori de l’entendement mais comme corrélat nécessaire. Que le sujet soit dans une nature phénoménale, la chose en soi en étant le substrat, impose de supposer une relation entre le substrat et son adstrat ; mais cette relation n’est pas une catégorie de l’entendement qui puisse servir à étendre la notion de dynamique à des relations non causales autres que celle que nous pensons à titre de corrélat. Pour notre entendement, une dynamique est soit la causalité dans la nature phénoménale soit le corrélat d’une chose en soi pensée comme substrat des phénomènes.

Schopenhauer pourrait lui-même prêter le flanc à la critique que nous adressons à Mainländer, puisque la chose en soi est chez lui volonté, donc une dynamique, sous la forme d’un vouloir et de sa négation. Cependant, chez Schopenhauer, c’est le phénomène de la volonté qui peut se nier lui-même, c’est-à-dire une volonté individuelle, objectifiée dans un corps, tandis que chez Mainländer l’être en soi court tout entier au non-être. Chez Schopenhauer, la volonté en soi est éternelle, ce qui tend à supprimer la réalité d’une dynamique en soi (la volonté reste immuablement elle-même en soi), tandis que chez Mainländer la volonté en soi, le monde tout entier, la totalité (le monde en tant que totalité, soit la chose en soi et le monde en tant que nature), va vers le non-être. Du point de vue de l’éthique, la négation du vouloir individuel est moins évidente dans une totalité immuable que dans un monde se niant lui-même, c’est-à-dire moins évidente dans le cadre d’une chose en soi immuable que dans celui d’une chose en soi dynamique dont le mouvement vers le non-être correspondrait à celui des volontés individuelles, qui se trouveraient ainsi justifiées de manière évidente dans leur propre négation. (C’est aussi pourquoi l’un nie la directionnalité de l’histoire et l’autre l’affirme.)

Cette „Wirksamkeit der Dinge an sich“, cette action effective des choses en soi, la loi de causalité subjective nous sert à « l’épeler et à la reconnaître » (buchstabieren und erkennen) ! On « reconnaît », c’est-à-dire on connaît quelque chose dans la chose en soi inconnaissable, et ce de manière positive ! Mainländer nie le caractère irréductible de la causalité, elle est au fond pour lui comme la couleur rouge ou jaune, qualité secondaire de l’objet au sens de Locke : nous voyons un objet d’une certaine couleur, parfois nous ne voyons plus cette couleur de la même manière, selon l’éclairage, et la causalité serait à la Wirksamkeit ce que le rouge ou le jaune est à la coloration. Mais cette analogie est illégitime, car les qualités secondaires des objets dépendent des seuls sens, tandis que la loi de causalité dépend du seul entendement.

La chose en soi est dans une relation avec nous car c’est elle qui nous affecte de telle façon que nous vivons dans un monde, une nature. Cette relation est donc d’une certaine manière pensable sans être causale. Comme Schopenhauer, Mainländer reproche à Kant, nous l’avons rappelé, d’y voir une relation causale alors que la loi de causalité est subjective, ce qui implique – cette subjectivité – que la relation entre la chose en soi et le sujet n’est pas causale, seules les relations des phénomènes entre eux l’étant. Selon Mainländer, la relation entre sujet et chose en soi, que nous avons décrite plus haut comme un simple corrélat nécessaire, nous fournit le prototype d’une dynamique non causale dans la chose en soi. Il faut, pour activer la loi de causalité dans la phénoménalité du monde, une Wirkung de la chose en soi sur le sujet, qui ne soit pas la même chose que la causalité, et de là se déduit que les choses en soi agissent aussi les unes sur les autres. – Or le sujet n’est pas autre chose que la chose en soi, dans une représentation. La relation est donc de soi à soi, c’est le pur principe d’identité a=a, ni causalité ni une quelconque autre Wirkung. Ce qui fait que je vis dans un monde (un monde en tant que nature), c’est que je suis chose en soi et, dans une conscience, sujet. La relation de la chose en soi à la conscience est le principe d’identité, qui ne peut fournir le prototype d’une quelconque dynamique.

Si je dis que la chose en soi exerce une Wirkung sur le sujet, en réalité je la situe dans le monde (en tant que nature), or le monde (en tant que nature) n’est que dans la représentation. La façon dont je me représente la chose en soi selon la loi de l’entendement est le monde. Ainsi, ce n’est pas que la causalité soit une modalité de la Wirkung de la chose en soi ; elle est une modalité de l’être comme sujet. La chose en soi en tant que conscience ne se connaît pas en soi ; la chose en soi est dans la représentation conscience de son seul phénomène, selon les lois de l’entendement. C’est pourquoi le principe d’identité ne s’étend pas aux prédicats du sujet et de la chose en soi, parce que les prédicats du sujet lui sont donnés dans l’entendement. La chose en soi possède une subjectivité universelle, la même dans tous les sujets, et les formes de cette subjectivité étant l’espace et le temps, elle a des objets ; par où s’énonce, l’objet étant ce qui est posé en face d’un sujet, et la condition d’objet supposant espace et temps, que l’espace et le temps sont consubstantiels au concept de subjectivité, de même que la causalité, loi des relations dans l’espace et le temps. L’espace, le temps et la causalité appartiennent au concept du sujet. Et dans un monde défini par ces trois formes, le sujet est également objet car il est situé dans ce monde, en tant qu’objet. Le sujet-objet (nous empruntons l’expression à Schelling sans nous occuper ici de ce que ce dernier entend par un tel terme) n’est pas purement et simplement la même chose que la conscience de soi, en raison de l’objet de la conscience qu’est le corps ; autant une conscience de soi peut être l’unique être du monde, autant le sujet-objet corporel écarte le solipsisme, car mon corps n’est pas l’unique objet en ce monde. Le solipsisme suppose qu’il existe un seul sujet-objet au monde, par conséquent un seul sujet mais aussi un seul objet. C’est parce que le monde est monde d’objets que le solipsisme est improbable : un monde d’objets est un monde de sujets-objets. Tout objet au monde doué de représentation est un sujet, et je sais quels objets sont doués de représentation par l’observation de mon propre corps comme objet.

(ii)

Que la chose en soi n’ait pas, selon Kant, d’étendue ne signifie pas, comme l’affirme Mainländer, qu’elle soit un « point mathématique », car un point mathématique ne s’entend encore qu’en rapport avec l’étendue, avec l’espace. Mainländer prétend donc écarter cette conception kantienne de la chose en soi en tirant une conséquence qu’il n’est guère permis de tirer. Un point mathématique n’a certes pas d’étendue mais c’est ce qui n’a pas d’étendue dans l’espace, tandis que la chose en soi est ce qui n’a pas d’étendue faute de pouvoir être pensé dans l’espace, et ce non-étendu n’est pas la même chose que le point mathématique, c’est quelque chose dont l’entendement ne peut rien savoir. Si l’affirmation de Kant consistait à dire que la chose en soi est un point, cette affirmation serait contradictoire avec l’inconnaissabilité de la chose en soi, mais l’affirmation selon laquelle la chose en soi n’a pas d’étendue n’est qu’une façon de dire que l’étendue est dépendante des formes de notre intuition. C’est dans l’espace en tant que forme de l’intuition qu’un objet est soit étendu soit un point, et ce tiers-exclu de l’intuition n’existe qu’avec l’espace.

Il en va de même de l’affirmation selon laquelle « le temps reconnaît le mouvement des choses, mais ne meut point celles-ci » (die Zeit erkennt die Bewegung der Dinge, bewegt sie aber nicht). Puisqu’il s’agit, aux yeux de Mainländer, de corriger la conception kantienne de la chose en soi, il convient de dire que Kant n’affirme nullement que le temps meut les choses. Qu’il faille un temps pour penser un mouvement ne signifie pas que la pensée du temps confère le mouvement aux choses, mais seulement qu’en dehors de la forme du temps on ne peut parler de mouvement, d’objet mobile ou immobile.

(iii)

„Die Erfahrung aber lehrt im ganzen Weltall Schwächung der Kraft, allmälige Aufreibung, mithin auch totale Annihilation derselben am Ende des Weltprozesses. Die Welt ist eine endliche Kraftsumme und jeder Verlust an Kraft ist durch Nichts zu ersetzen, denn woher sollte ein Ersatz genommen werden?“ (Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten) (La chose en soi comme force ou énergie est une somme finie ; c’est seulement l’espace subjectif, forme a priori de l’intuition, c’est-à-dire l’espace des mathématiques, qui est infini, selon Mainländer.)

L’expérience nous informe donc au sujet de la chose en soi ! La simple observation de la nature – que ce soit en contre-pied du point de vue scientifique sur la conservation de l’énergie ou conformément à la théorie scientifique de l’entropie – permet de tirer des conclusions sur la chose en soi indépendante de notre entendement. Première contradiction.

La volonté peut-elle être volonté d’auto-anéantissement sans l’appréhension de son essence dans une représentation ? « L’unité simple » (die einfache Einheit) avant le monde – autrement dit Dieu – ne pouvant atteindre le non-être autrement que via l’être d’un monde phénoménal, se serait, selon une hypothèse tirée d’un usage régulateur de la raison, décomposée sous forme d’énergie orientée vers le non-être ; et ce en conformité avec la représentation, car, dit Mainländer, il ne peut y avoir d’antagonisme entre la représentation et la volonté. Il ne pourrait y avoir d’antagonisme alors même que cette volonté de mort (Wille zum Tode), cette orientation vers le non-être, ne serait pas immédiatement dans la représentation, laquelle interprète au contraire son substrat comme vouloir-vivre (Wille zum Leben). Comment cette représentation faussée, cette interprétation de la volonté de mourir comme son contraire, le vouloir-vivre, n’est-elle pas un antagonisme ? Si je me vois comme le contraire de ce que je suis et agis selon cette représentation faussée, je suis en opposition à ce que je suis. C’est la seconde contradiction.

Pour Schopenhauer, la représentation crée ou peut créer une rupture avec la volonté de vivre ; pour Mainländer, elle prend conscience que la volonté est volonté de mort. Pour Schopenhauer, la représentation du vouloir-vivre est correcte, elle voit le vouloir-vivre comme vouloir-vivre, ce qui conduit à une rupture dans la volonté dès lors qu’elle réalise son aveuglement, l’aveuglement de la volonté, quant à sa finalité : elle se juge alors, dans un antagonisme avec elle-même, et devient volonté de mort. Pour Mainländer, la représentation ne peut être antagoniste de la volonté ; et ce dont elle amenée à prendre conscience, c’est son propre aveuglement de représentation, qui voit la volonté de mort comme un vouloir-vivre. Là, la volonté juge et répudie l’impossibilité de son unique finalité ; ici, une représentation fausse devient correcte, la volonté devient consciente dans la représentation de son essence en tant que volonté de mort. Mais ce moment est indifférent car, que la volonté de mort prenne ou non une juste conscience d’elle-même, le monde court de toute façon au néant, et que le vouloir-vivre se renie ou non dans la conscience individuelle, la mort de l’individu n’affecte pas, prise isolément, la volonté en tant que chose en soi. L’expression de « volonté aveugle » n’a cependant pas le même sens dans les deux cas. Chez Schopenhauer, la volonté est aveugle car elle poursuit une finalité impossible ; la représentation de cette impossibilité lui permet d’opérer une négation d’elle-même. Chez Mainländer, la volonté est aveugle car elle se représente comme vouloir-vivre, le contraire de ce qu’elle est ; quand par la représentation elle parvient toutefois à une juste conscience d’elle-même, elle n’est pas conduite à la négation, car chez un mortel la volonté de mort se renierait vainement, tandis que cette négation est, pour le vouloir-vivre, ultimement conforme à l’état mortel. La volonté de mort de l’individu mortel est le mouvement du monde tout entier vers le non-être ; la négation du vouloir-vivre de l’individu mortel ne peut guère quant à elle avoir d’incidence, isolément, sur un vouloir-vivre universel. Si la volonté est, non pas vouloir-vivre, mais volonté de mort, l’anéantissement de l’être en totalité dans le non-être est nécessaire, car aucun mortel ne peut répudier la mort et produire ainsi une négation de la volonté de mort. Si la volonté est vouloir-vivre, ce total anéantissement est possible, car un mortel peut répudier la vie, mais seulement possible, car cela suppose une négation collective universelle.

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On n’emporte pas ses richesses dans la tombe. C’est ce que je réponds à ceux qui parlent d’expériences enrichissantes.

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Il est plus facile de renoncer à ce que l’on a qu’à ce que l’on n’a pas, plus facile de renoncer à posséder que de renoncer à vouloir.

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Le poème De la nature de l’épicurien Lucrèce s’achève par un long, macabre et saisissant tableau de la peste. – Cueille le jour au milieu de la peste.

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Trois réflexions sur le bouddhisme
d’après Philipp Mainländer

Le Jataka de Vessantara, récit de l’une des vies antérieures du Bouddha, rappelle singulièrement l’histoire biblique du sacrifice d’Abraham. La morale en est qu’il faut accepter de sacrifier ses enfants. Cela n’est évidemment pas permis, et la sainteté n’est que pour ceux qui n’ont point d’enfants. Une sainteté obtenue par une quelconque forme de sacrifice de ses enfants, ne serait-ce que la négligence, est une cruauté, du molochisme. La sainteté d’un père de famille ne serait pas de la sainteté mais une tache, sauf peut-être dans un État idéal, au sens de Mainländer après Platon, État dans lequel les enfants sont éduqués collectivement et les devoirs de la paternité supprimés. S’il faut donner une interprétation éthique correcte du jataka comme du récit biblique, ces textes appellent à la communauté des femmes qui permette l’éducation collective des enfants ; le sacrifice des enfants est le symbole de l’abolition de la famille. Le citoyen de l’État idéal accepte de « sacrifier » ses enfants à l’État afin de ne point se fermer les voies de la sainteté malgré son œuvre de chair. Autrement, il faut entendre par le sacrifice des enfants le fait de n’en point avoir, c’est-à-dire le sacrifice de l’instinct de reproduction. Mais il ne peut y avoir rien de moral dans ces textes, entendus par un père de famille dans le système de la famille.

(ii)

La tentation de Siddharta par le démon Vasavatti Mara (« tu deviendras maître du monde ») ressemble fortement à la tentation du Christ par le diable, au désert. Mainländer note également que le nom Siddharta a le même sens que Christ. „Mein Reich ist nicht von dieser Welt“ (mon royaume n’est pas de ce monde), répond en outre Siddharta au roi Bismara qui lui offre la moitié de son royaume alors que Siddharta vient de se faire renonçant.

(iii)

Son fils Rahula n’est pas la seule entrave de Gautama Bouddha vers la mort absolue : toutes les concubines qu’il a « infectées » (pénétrées avec émission à l’intérieur du vase) dans son harem lui barrent le chemin de la mort absolue par télégonie, si le phénomène est avéré.

Sur le concept de mort absolue, voyez Philo 32 : Un mot de la mort relative.

Sur la télégonie, voyez Gnostikon : Die Telegonie oder Infektionslehre (ainsi que les addendas dans la partie des commentaires au billet). Il existe à ce jour deux versions de la théorie. Selon la première, tout plasma germinatif émis à l’intérieur du vase est constitutif dans le profil génétique des futurs embryons ; selon la seconde, toute émission de plasma germinatif contribuant à une fécondation dans le vase produit cet effet. La première pourrait donc être appelée théorie de la télégonie maximale ; la seconde, théorie de la télégonie limitée.

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Pseudo-science contre Pseudo-science

Il faut être reconnaissant à Konrad Lorenz (par ailleurs nommé dans notre billet sur la télégonie) d’avoir salué le rôle des amateurs dans la science, des amateurs qui sont souvent des passionnés et à qui Lorenz reconnaît des contributions notables. La recherche institutionnalisée se pique de méthodologie et se récrie quand une personne ne suit pas à la lettre l’ensemble de ses protocoles – qui n’empêchent d’ailleurs nullement les bourdes (cf. infra) –, comme au temps de Descartes, dont le célèbre discours de la méthode est prononcé contre « l’école ».

Je regardais l’autre jour une émission tout ce qu’il y a, semble-t-il, de sérieux, avec des archéologues d’universités prestigieuses et des journalistes scientifiques de National Geographic. Le sujet en était les Mayas. J’appris au cours de cette émission qu’un certain consensus scientifique au sujet de la pratique de la guerre chez les Mayas venait d’exploser à la suite de nouvelles découvertes. Ce consensus prétendait, était-il dit dans l’émission, que les guerres des Mayas étaient des sortes de duels entre chefs, que celui qui perdait était fait prisonnier et sacrifié, et qu’en somme on ne faisait pas la guerre avec des armées, chez les Mayas. Voilà le consensus saugrenu qui viendrait de voler en éclats, un consensus qui s’était tranquillement établi dans le milieu de la recherche institutionnelle, laquelle prend apparemment la rareté des traces pour leur non-existence : pas de traces d’armées, donc pas d’armées. Or il n’y avait pas de traces d’armées car on sort à peine, grâce au Lidar, de l’époque où l’on gratte le sol, parcelle après parcelle, dans l’épaisseur de la jungle, et la plus élémentaire psychologie devrait empêcher des esprits graves et pondérés d’échafauder de mirobolantes utopies de civilisations sans armées. Comme c’est là ce qu’on appelle la science, on voit que la pseudo-science n’a rien à lui envier.

L’histoire, telle qu’elle s’enseigne et se pratique, ne semble guère développer la faculté de penser : hors des protocoles de recherche philologique et archéologique, et en tout état de cause « micrologique » (exemple hypothétique : les fours de potier au 4e siècle dans la vallée du Lauragais), la langue étrangement handicapée se perd dans l’incantation circulaire. Mais la critique porte au fond sur la science dans son ensemble, ou, disons, le scientisme, et les vitupérations contre la pseudo-science doivent nous laisser entièrement indifférents. Aucune attaque sur un tel fondement ne constituera jamais un stigmate, de manière pavlovienne, quels que soient les diplômes de qui prononce la sentence. Cette position est en soi un crime de lèse-Université mais, comme il n’est pas (pas encore ?) condamné pénalement, je pense pouvoir l’assumer.

Le principal paradoxe de la science est l’autorité qu’elle prétend conférer au scepticisme, comme si les deux termes n’étaient pas contradictoires, comme si cela ne revenait pas à parler de « silbernes Gold », à la manière dont on le dirait populairement, et sagacement, en Allemagne. Le scientisme est un scepticisme autoritaire, et c’est ridicule. Un spécialiste des fours de poterie du haut Moyen Âge n’a évidemment guère d’éléments scientifiques à sa disposition pour contester une idée telle qu’une civilisation originelle unique, une hypothèse qui requiert des recherches sur une tout autre échelle. Mais il dira qu’une telle hypothèse, en particulier en raison de son échelle, n’est pas scientifique, parce que, si l’on imagine l’application de la méthode d’étude des fours de poterie antiques à cette autre question, on est pris de vertige par la quantité de grattoirs et de seaux qu’il faudrait pour la résoudre. On reste donc sceptique vis-à-vis de toutes les questions qu’un grattoir ne peut résoudre ; et l’on est autoritaire parce que hors du grattoir point de salut.

(ii)

Prenons, pour en examiner la valeur, un exemple de reproche fait à un investigateur déclaré pseudo-scientifique.

« Pour explorer les formations géologiques de Bimini, G. H. plonge avec un biologiste marin. » Cela vient illustrer l’argument selon lequel G. H. s’appuie sur des experts aux compétences discutables. (Quand il s’accompagne d’experts aux compétences non discutables, on lui reproche de faire comme les autres, et ce parce qu’il a dit le mal qu’il pensait des autres, mais c’est là un procédé acrimonieux.)

S’agissant du point en question, il faudrait tout d’abord savoir si G. H. plonge avec ce biologiste marin parce qu’il n’a pas trouvé de géologue sachant plonger, c’est-à-dire si ce biologiste marin est là à titre de biologiste plutôt que de plongeur. Car, dans ce dernier cas, le plongeur n’est là que pour aider à la plongée et au recueil de données au cours de celle-ci plutôt qu’au travail d’analyse géologique, lequel peut être effectué plus tard à partir des données recueillies. Si, ensuite, ce biologiste est là à titre de biologiste, il faut savoir si G. H. et ce biologiste lui-même considèrent que ce dernier est compétent pour étudier la géologie marine de Bimini, et si c’est le cas, ce n’est pas alors G. H. seulement qui ferait de la pseudo-science mais aussi ce biologiste, peut-être réputé.  Enfin, s’il est a priori et notoirement exclu qu’un biologiste marin puisse dire quoi que ce soit d’intéressant sur la géologie marine, il faut savoir ce que G. H. répond à cette objection qu’il ne peut ignorer, et pourquoi elle ne l’empêche pas de s’accompagner de ce biologiste. Mais le biologiste plongeur est probablement là autant pour ses compétences de plongée que pour son habitude du travail scientifique : en tant que scientifique, il peut, même si un spécialiste serait le plus compétent, contribuer à un travail de collecte de données au cours de la plongée plus à même de servir au travail en laboratoire que si cette collecte avait été faite par un plongeur sans formation scientifique. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’étude d’une faune marine permette de tirer quelques conclusions quant aux formations géologiques de son habitat, si des travaux interdisciplinaires ont déjà été réalisés sur ces questions, ce qui est certain (les termites préfèrent certains types de terre, etc.).

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Deux lettres à un demi-philosophe

…halbe Philosophie und ganze Verworrenheit (Fichte)

Je suis perplexe devant ce qui commence comme un scepticisme déclaré (« en vain, la philosophie… »), se poursuit par une affirmation matérialiste dogmatique, et débouche sur une démarche que l’on a du mal à ne pas voir comme dépourvue de finalité en raison de ses prémisses mêmes.

1) Scepticisme. Ce qu’a fait la philosophie est « vain », son projet a échoué, et il faut prendre le contre-pied de ce projet naufragé, pour… mais, au fait, pour quoi donc ?

2) Dogmatisme : le matérialisme. Il reste certes à « construire », mais qu’est-ce qui nous permettrait de penser que c’est un matérialisme qu’il s’agit de construire, si toute fondation fait défaut ? Alors que 1) nous dit que rien n’est fondé, 2) nous présente un acquis : comment n’est-ce pas contradictoire ?

3) Envers et contre tout : a) Qui peut vouloir travailler à « une production de sens langagière dans un monde dénué de signification » ? Si le monde doit rester sans signification, à quoi bon tout cela ? b) Et en vue de quoi la liberté serait-elle une « force » ? La liberté, pour quoi faire ?

(ii)

Vous me redemandez, après nos premiers échanges, d’où je parle, alors que j’ai répondu, pour vous être agréable, que j’étais kantien : pourquoi cela ne vous suffit-il pas et que puis-je dire de plus ? Mais je ne comprends même pas la question, à vrai dire : avez-vous besoin de mettre une étiquette sur quelqu’un pour comprendre ce qu’il vous dit ? Quand vous soumettez un texte au « plaisir de la discussion », ce n’est pas votre interlocuteur mais vous-même dont le point de vue (d’où il parle) est en question. Quel les contradictions que j’ai relevées ne soient qu’apparentes, je veux bien le supposer, et vous remarquerez d’ailleurs que je m’exprime sous forme de question (« comment n’est-ce pas contradictoire ? ») Ma question est donc, pour la reformuler de façon qu’elle vous paraisse peut-être moins hostile : comment ces apparentes contradictions se résolvent-elles dans la clarté d’une pensée irréfutable ? Vous avez en outre le droit de trouver qu’il n’y a pas même l’apparence d’une contradiction ; vous aurez au moins été confronté au point de vue selon lequel il y a apparence de contradiction.

Je pense que votre matérialisme est postulé. Je voudrais être convaincu que votre attaque contre les « idéalismes de tout poil », une expression acide, péjorative, est autre chose que la défense d’un postulat, d’un héritage familial, d’une idéologie de rigueur dans tel ou tel milieu, que ce n’est pas du dogmatisme, que vous avez exploré la voie de l’idéalisme avant de condamner ce dernier et de le bannir avec les autres choses « de tout poil », comme les charlatans de tout poil ou les sophistes de tout poil. Parleriez-vous des idéalismes « de tout poil » si vous aviez abattu l’idéalisme au terme d’une recherche profonde ? On sent plutôt, dans l’emploi d’une telle expression, que vous ne l’avez jamais pratiqué, que vous n’avez jamais été sensible aux grands philosophes y ayant attaché leur nom. Pour vous, Kant n’est évidemment pas un monument de la pensée, juste une étape plus ou moins intéressante ou divertissante ou ennuyeuse, et les choses sérieuses commencent avec machin et bidule, Lacan, Deleuze, Badiou.

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Quand on a forcément tort

„Die Fixierung [Carl] Schmitts auf die Wertphilosophie ist umso fragwürdiger, als diese Philosophie sich ihrem eigenen Anspruch nach als Individualethik der Person, nicht aber als Grundlegung verbindlichen Rechts verstanden hatte. So grenzt etwa Nicolai Hartmann die rein individuelle Funktion seiner Ethik ausdrücklich gegenüber dem Recht ab: ‚Sie mischt sich nicht in die Konflikte des Lebens, gibt keine Vorschriften, die auf diese gemünzt wären, ist kein Codex von Geboten und Verboten wie das Recht. [etc.]‘ … Schmitt kritisiert die materiale Wertphilosophie also im Hinblick auf etwas, das sie nach ihrem eigenen Anspruch gar nicht leisten wollte.“ (S. 74-5)

„Darin liegt eine Grundsatzkritik der außerordentlichen Konjunktur, welcher sich die Wertphilosophie Max Schelers und Nicolai Hartmanns in der westdeutschen Rechtswissenschaft und Rechtsprechung nach dem Zweiten Weltkrieg erfreute.“ (S. 66)

Ces deux passages sont extraits d’un court texte de C. Schönberger annexé à l’essai de Carl Schmitt Die Tyrannei der Werte (4e édition, chez Duncker & Humblot), essai dont la première édition remonte à 1960. Le commentateur de Schmitt lui reproche – première citation – une fixation, dans une discussion essentiellement juridique, sur la philosophie des valeurs (Wertphilosophie), ou philosophie axiologique, alors que celle-ci se donne elle-même à connaître comme éthique individuelle et non comme fondement de normes juridiques. Or il fait ce reproche à Schmitt après avoir – seconde citation – rappelé « l’extraordinaire développement » de cette philosophie dans les milieux du droit, tant dans les sciences juridiques que la jurisprudence, c’est-à-dire tant à l’université que dans les prétoires, en République fédérale d’Allemagne au lendemain de la guerre. De sorte que ce n’est pas la démarche de Carl Schmitt qui puisse être qualifiée de « discutable » mais plutôt cet engouement des milieux juridiques. Si cet engouement est en soi malsain ou même simplement bizarre, Schmitt était parfaitement fondé à critiquer cette philosophie dans une discussion juridique, en raison précisément de la folie de milieux du droit entichés d’une pensée étrangère à leurs préoccupations naturelles. En relevant, avec une citation du philosophe Nicolai Hartmann, l’autoprésentation de cette philosophie comme éthique exogène au droit, le commentateur donne de fait raison à Schmitt et tort aux milieux juridiques critiqués par celui-ci, tout en prétendant lui donner tort !