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Philo 37 : La chose en soi selon Mainländer

Éléments de discussion
sur la chose en soi selon Mainländer

„Ich habe indessen nachgewiesen, daß eben das Schopenhauer’sche apriorische Gesetz der Kausalität Anweisung auf eine vom Subjekt unabhängige Kraft gibt, auf eine Wirksamkeit des Dinges an sich, welche auf realem, d. h. vom Subjekt unabhängigen Gebiete lediglich Kraft oder Wirksamkeit, nicht Ursache ist. … Es gibt auf realem Gebiete zunächst ein Verhältnis zwischen zwei Dingen an sich, d. h. die Kraft des einen bringt in der Kraft des anderen eine Veränderung hervor; ferner stehen sämtliche Dinge der Welt in einer realen Affinität. Das erstere Verhältnis ist aber nicht das Verhältnis der Ursache zur Wirkung und die letztere ist kein Kausalnexus. Die reale Affinität ist der dynamische Zusammenhang der Welt, der auch ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre, und das reale Verhältnis, in dem zwei Dinge an sich stehen, ist das reale Erfolgen, das gleichfalls ohne ein erkennendes Subjekt vorhanden wäre. Erst wenn das Subjekt an beide Zusammenhänge herantritt, bringt es das reale Erfolgen in das ideale Verhältnis der Ursache zur Wirkung und hängt alle Erscheinungen in einen Kausalnexus oder besser: es erkennt mit Hülfe der idealen Kausalität ein reales Erfolgen und mit Hülfe der idealen Gemeinschaft (Wechselwirkung) den realen dynamischen Zusammenhang der Dinge.“ (Philipp Mainländer, Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten : dans cette critique de la pensée d’Eduard von Hartmann, Mainländer récapitule les thèses principales de sa Philosophie der Erlösung)

Comment cette „Wirkung“, cette action des choses en soi peut-elle être pensée autrement que comme une relation de causalité ? La pensée de Kant et Schopenhauer est précisément que toute action dans la nature se ramène, selon notre entendement, à une chaîne causale ; nous n’avons donc pas de concept de relation dynamique en dehors de la causalité. La causalité, pour Mainländer, a un sens étroit ; elle n’est plus cette loi de la pensée dans laquelle s’inscrit tout processus dynamique mais la modalité subjective d’une dynamique en soi. Alors que nous pensons toute dynamique dans la causalité, Mainländer sépare la dynamique de la modalité causale et nous demande donc de penser une dynamique – bien que nous n’ayons l’expérience de la dynamique que par la loi causale a priori de notre entendement – comme valide en dehors de cette loi. Or, puisque notre entendement ne connaît que les phénomènes et non la chose en soi, dire que la causalité n’est pas dans la chose en soi, c’est dire qu’il ne s’y trouve pas de dynamique, car il n’y a pour notre entendement de dynamique que dans la loi de causalité. Une dynamique hors de la loi de causalité est impensable. Que la chose en soi nous reste inconnaissable ne peut signifier que nous l’appréhendons correctement par un concept impensable ; l’impensable n’est pas le critère de la chose en soi inconnaissable. Dire cette chose, impensable, de la chose en soi, c’est déjà en dire trop de la chose en soi, c’est une négation de son inconnaissabilité. On ne peut pas dire s’il se passe quelque chose dans l’en-soi, car, pour notre entendement, quelque chose ne se passe qu’en vertu de la causalité, et si, par conséquent, l’on admet, comme Mainländer à la suite de Kant et de Schopenhauer, que la loi de causalité est idéale, subjective, il n’est pas permis de parler de Wirkung, Wirksamkeit dans les choses en soi, ces concepts n’ayant de réalité pour nous que par la loi de causalité.

Schopenhauer fait cependant remarquer que l’action de la chose en soi sur le sujet pensant n’est pas causale, puisque la loi de causalité est celle des phénomènes entre eux. C’est sans nul doute le point de départ de la réflexion de Mainländer. Le reproche qu’il fait à Kant de voir une relation causale dans l’action de la chose en soi sur le sujet pensant, se trouve déjà chez Schopenhauer. Nous aurions forcément, dans l’idéalisme transcendantal, la notion d’une dynamique en dehors de la causalité. Cependant, cette idée se borne tout aussi nécessairement au fait de la constitution du monde phénoménal et ne permet de tirer aucune conclusion quant aux relations des noumènes entre eux. Cette relation non causale est seulement le donné phénoménal pour le sujet : elle n’existe pas comme catégorie a priori de l’entendement mais comme corrélat nécessaire. Que le sujet soit dans une nature phénoménale, la chose en soi en étant le substrat, impose de supposer une relation entre le substrat et son adstrat ; mais cette relation n’est pas une catégorie de l’entendement qui puisse servir à étendre la notion de dynamique à des relations non causales autres que celle que nous pensons à titre de corrélat. Pour notre entendement, une dynamique est soit la causalité dans la nature phénoménale soit le corrélat d’une chose en soi pensée comme substrat des phénomènes.

Schopenhauer pourrait lui-même prêter le flanc à la critique que nous adressons à Mainländer, puisque la chose en soi est chez lui volonté, donc une dynamique, sous la forme d’un vouloir et de sa négation. Cependant, chez Schopenhauer, c’est le phénomène de la volonté qui peut se nier lui-même, c’est-à-dire une volonté individuelle, objectifiée dans un corps, tandis que chez Mainländer l’être en soi court tout entier au non-être. Chez Schopenhauer, la volonté en soi est éternelle, ce qui tend à supprimer la réalité d’une dynamique en soi (la volonté reste immuablement elle-même en soi), tandis que chez Mainländer la volonté en soi, le monde tout entier, la totalité (le monde en tant que totalité, soit la chose en soi et le monde en tant que nature), va vers le non-être. Du point de vue de l’éthique, la négation du vouloir individuel est moins évidente dans une totalité immuable que dans un monde se niant lui-même, c’est-à-dire moins évidente dans le cadre d’une chose en soi immuable que dans celui d’une chose en soi dynamique dont le mouvement vers le non-être correspondrait à celui des volontés individuelles, qui se trouveraient ainsi justifiées de manière évidente dans leur propre négation. (C’est aussi pourquoi l’un nie la directionnalité de l’histoire et l’autre l’affirme.)

Cette „Wirksamkeit der Dinge an sich“, cette action effective des choses en soi, la loi de causalité subjective nous sert à « l’épeler et à la reconnaître » (buchstabieren und erkennen) ! On « reconnaît », c’est-à-dire on connaît quelque chose dans la chose en soi inconnaissable, et ce de manière positive ! Mainländer nie le caractère irréductible de la causalité, elle est au fond pour lui comme la couleur rouge ou jaune, qualité secondaire de l’objet au sens de Locke : nous voyons un objet d’une certaine couleur, parfois nous ne voyons plus cette couleur de la même manière, selon l’éclairage, et la causalité serait à la Wirksamkeit ce que le rouge ou le jaune est à la coloration. Mais cette analogie est illégitime, car les qualités secondaires des objets dépendent des seuls sens, tandis que la loi de causalité dépend du seul entendement.

La chose en soi est dans une relation avec nous car c’est elle qui nous affecte de telle façon que nous vivons dans un monde, une nature. Cette relation est donc d’une certaine manière pensable sans être causale. Comme Schopenhauer, Mainländer reproche à Kant, nous l’avons rappelé, d’y voir une relation causale alors que la loi de causalité est subjective, ce qui implique – cette subjectivité – que la relation entre la chose en soi et le sujet n’est pas causale, seules les relations des phénomènes entre eux l’étant. Selon Mainländer, la relation entre sujet et chose en soi, que nous avons décrite plus haut comme un simple corrélat nécessaire, nous fournit le prototype d’une dynamique non causale dans la chose en soi. Il faut, pour activer la loi de causalité dans la phénoménalité du monde, une Wirkung de la chose en soi sur le sujet, qui ne soit pas la même chose que la causalité, et de là se déduit que les choses en soi agissent aussi les unes sur les autres. – Or le sujet n’est pas autre chose que la chose en soi, dans une représentation. La relation est donc de soi à soi, c’est le pur principe d’identité a=a, ni causalité ni une quelconque autre Wirkung. Ce qui fait que je vis dans un monde (un monde en tant que nature), c’est que je suis chose en soi et, dans une conscience, sujet. La relation de la chose en soi à la conscience est le principe d’identité, qui ne peut fournir le prototype d’une quelconque dynamique.

Si je dis que la chose en soi exerce une Wirkung sur le sujet, en réalité je la situe dans le monde (en tant que nature), or le monde (en tant que nature) n’est que dans la représentation. La façon dont je me représente la chose en soi selon la loi de l’entendement est le monde. Ainsi, ce n’est pas que la causalité soit une modalité de la Wirkung de la chose en soi ; elle est une modalité de l’être comme sujet. La chose en soi en tant que conscience ne se connaît pas en soi ; la chose en soi est dans la représentation conscience de son seul phénomène, selon les lois de l’entendement. C’est pourquoi le principe d’identité ne s’étend pas aux prédicats du sujet et de la chose en soi, parce que les prédicats du sujet lui sont donnés dans l’entendement. La chose en soi possède une subjectivité universelle, la même dans tous les sujets, et les formes de cette subjectivité étant l’espace et le temps, elle a des objets ; par où s’énonce, l’objet étant ce qui est posé en face d’un sujet, et la condition d’objet supposant espace et temps, que l’espace et le temps sont consubstantiels au concept de subjectivité, de même que la causalité, loi des relations dans l’espace et le temps. L’espace, le temps et la causalité appartiennent au concept du sujet. Et dans un monde défini par ces trois formes, le sujet est également objet car il est situé dans ce monde, en tant qu’objet. Le sujet-objet (nous empruntons l’expression à Schelling sans nous occuper ici de ce que ce dernier entend par un tel terme) n’est pas purement et simplement la même chose que la conscience de soi, en raison de l’objet de la conscience qu’est le corps ; autant une conscience de soi peut être l’unique être du monde, autant le sujet-objet corporel écarte le solipsisme, car mon corps n’est pas l’unique objet en ce monde. Le solipsisme suppose qu’il existe un seul sujet-objet au monde, par conséquent un seul sujet mais aussi un seul objet. C’est parce que le monde est monde d’objets que le solipsisme est improbable : un monde d’objets est un monde de sujets-objets. Tout objet au monde doué de représentation est un sujet, et je sais quels objets sont doués de représentation par l’observation de mon propre corps comme objet.

(ii)

Que la chose en soi n’ait pas, selon Kant, d’étendue ne signifie pas, comme l’affirme Mainländer, qu’elle soit un « point mathématique », car un point mathématique ne s’entend encore qu’en rapport avec l’étendue, avec l’espace. Mainländer prétend donc écarter cette conception kantienne de la chose en soi en tirant une conséquence qu’il n’est guère permis de tirer. Un point mathématique n’a certes pas d’étendue mais c’est ce qui n’a pas d’étendue dans l’espace, tandis que la chose en soi est ce qui n’a pas d’étendue faute de pouvoir être pensé dans l’espace, et ce non-étendu n’est pas la même chose que le point mathématique, c’est quelque chose dont l’entendement ne peut rien savoir. Si l’affirmation de Kant consistait à dire que la chose en soi est un point, cette affirmation serait contradictoire avec l’inconnaissabilité de la chose en soi, mais l’affirmation selon laquelle la chose en soi n’a pas d’étendue n’est qu’une façon de dire que l’étendue est dépendante des formes de notre intuition. C’est dans l’espace en tant que forme de l’intuition qu’un objet est soit étendu soit un point, et ce tiers-exclu de l’intuition n’existe qu’avec l’espace.

Il en va de même de l’affirmation selon laquelle « le temps reconnaît le mouvement des choses, mais ne meut point celles-ci » (die Zeit erkennt die Bewegung der Dinge, bewegt sie aber nicht). Puisqu’il s’agit, aux yeux de Mainländer, de corriger la conception kantienne de la chose en soi, il convient de dire que Kant n’affirme nullement que le temps meut les choses. Qu’il faille un temps pour penser un mouvement ne signifie pas que la pensée du temps confère le mouvement aux choses, mais seulement qu’en dehors de la forme du temps on ne peut parler de mouvement, d’objet mobile ou immobile.

(iii)

„Die Erfahrung aber lehrt im ganzen Weltall Schwächung der Kraft, allmälige Aufreibung, mithin auch totale Annihilation derselben am Ende des Weltprozesses. Die Welt ist eine endliche Kraftsumme und jeder Verlust an Kraft ist durch Nichts zu ersetzen, denn woher sollte ein Ersatz genommen werden?“ (Kritik der Hartmann’schen Philosophie des Unbewußten) (La chose en soi comme force ou énergie est une somme finie ; c’est seulement l’espace subjectif, forme a priori de l’intuition, c’est-à-dire l’espace des mathématiques, qui est infini, selon Mainländer.)

L’expérience nous informe donc au sujet de la chose en soi ! La simple observation de la nature – que ce soit en contre-pied du point de vue scientifique sur la conservation de l’énergie ou conformément à la théorie scientifique de l’entropie – permet de tirer des conclusions sur la chose en soi indépendante de notre entendement. Première contradiction.

La volonté peut-elle être volonté d’auto-anéantissement sans l’appréhension de son essence dans une représentation ? « L’unité simple » (die einfache Einheit) avant le monde – autrement dit Dieu – ne pouvant atteindre le non-être autrement que via l’être d’un monde phénoménal, se serait, selon une hypothèse tirée d’un usage régulateur de la raison, décomposée sous forme d’énergie orientée vers le non-être ; et ce en conformité avec la représentation, car, dit Mainländer, il ne peut y avoir d’antagonisme entre la représentation et la volonté. Il ne pourrait y avoir d’antagonisme alors même que cette volonté de mort (Wille zum Tode), cette orientation vers le non-être, ne serait pas immédiatement dans la représentation, laquelle interprète au contraire son substrat comme vouloir-vivre (Wille zum Leben). Comment cette représentation faussée, cette interprétation de la volonté de mourir comme son contraire, le vouloir-vivre, n’est-elle pas un antagonisme ? Si je me vois comme le contraire de ce que je suis et agis selon cette représentation faussée, je suis en opposition à ce que je suis. C’est la seconde contradiction.

Pour Schopenhauer, la représentation crée ou peut créer une rupture avec la volonté de vivre ; pour Mainländer, elle prend conscience que la volonté est volonté de mort. Pour Schopenhauer, la représentation du vouloir-vivre est correcte, elle voit le vouloir-vivre comme vouloir-vivre, ce qui conduit à une rupture dans la volonté dès lors qu’elle réalise son aveuglement, l’aveuglement de la volonté, quant à sa finalité : elle se juge alors, dans un antagonisme avec elle-même, et devient volonté de mort. Pour Mainländer, la représentation ne peut être antagoniste de la volonté ; et ce dont elle amenée à prendre conscience, c’est son propre aveuglement de représentation, qui voit la volonté de mort comme un vouloir-vivre. Là, la volonté juge et répudie l’impossibilité de son unique finalité ; ici, une représentation fausse devient correcte, la volonté devient consciente dans la représentation de son essence en tant que volonté de mort. Mais ce moment est indifférent car, que la volonté de mort prenne ou non une juste conscience d’elle-même, le monde court de toute façon au néant, et que le vouloir-vivre se renie ou non dans la conscience individuelle, la mort de l’individu n’affecte pas, prise isolément, la volonté en tant que chose en soi. L’expression de « volonté aveugle » n’a cependant pas le même sens dans les deux cas. Chez Schopenhauer, la volonté est aveugle car elle poursuit une finalité impossible ; la représentation de cette impossibilité lui permet d’opérer une négation d’elle-même. Chez Mainländer, la volonté est aveugle car elle se représente comme vouloir-vivre, le contraire de ce qu’elle est ; quand par la représentation elle parvient toutefois à une juste conscience d’elle-même, elle n’est pas conduite à la négation, car chez un mortel la volonté de mort se renierait vainement, tandis que cette négation est, pour le vouloir-vivre, ultimement conforme à l’état mortel. La volonté de mort de l’individu mortel est le mouvement du monde tout entier vers le non-être ; la négation du vouloir-vivre de l’individu mortel ne peut guère quant à elle avoir d’incidence, isolément, sur un vouloir-vivre universel. Si la volonté est, non pas vouloir-vivre, mais volonté de mort, l’anéantissement de l’être en totalité dans le non-être est nécessaire, car aucun mortel ne peut répudier la mort et produire ainsi une négation de la volonté de mort. Si la volonté est vouloir-vivre, ce total anéantissement est possible, car un mortel peut répudier la vie, mais seulement possible, car cela suppose une négation collective universelle.

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On n’emporte pas ses richesses dans la tombe. C’est ce que je réponds à ceux qui parlent d’expériences enrichissantes.

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Il est plus facile de renoncer à ce que l’on a qu’à ce que l’on n’a pas, plus facile de renoncer à posséder que de renoncer à vouloir.

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Le poème De la nature de l’épicurien Lucrèce s’achève par un long, macabre et saisissant tableau de la peste. – Cueille le jour au milieu de la peste.

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Trois réflexions sur le bouddhisme
d’après Philipp Mainländer

Le Jataka de Vessantara, récit de l’une des vies antérieures du Bouddha, rappelle singulièrement l’histoire biblique du sacrifice d’Abraham. La morale en est qu’il faut accepter de sacrifier ses enfants. Cela n’est évidemment pas permis, et la sainteté n’est que pour ceux qui n’ont point d’enfants. Une sainteté obtenue par une quelconque forme de sacrifice de ses enfants, ne serait-ce que la négligence, est une cruauté, du molochisme. La sainteté d’un père de famille ne serait pas de la sainteté mais une tache, sauf peut-être dans un État idéal, au sens de Mainländer après Platon, État dans lequel les enfants sont éduqués collectivement et les devoirs de la paternité supprimés. S’il faut donner une interprétation éthique correcte du jataka comme du récit biblique, ces textes appellent à la communauté des femmes qui permette l’éducation collective des enfants ; le sacrifice des enfants est le symbole de l’abolition de la famille. Le citoyen de l’État idéal accepte de « sacrifier » ses enfants à l’État afin de ne point se fermer les voies de la sainteté malgré son œuvre de chair. Autrement, il faut entendre par le sacrifice des enfants le fait de n’en point avoir, c’est-à-dire le sacrifice de l’instinct de reproduction. Mais il ne peut y avoir rien de moral dans ces textes, entendus par un père de famille dans le système de la famille.

(ii)

La tentation de Siddharta par le démon Vasavatti Mara (« tu deviendras maître du monde ») ressemble fortement à la tentation du Christ par le diable, au désert. Mainländer note également que le nom Siddharta a le même sens que Christ. „Mein Reich ist nicht von dieser Welt“ (mon royaume n’est pas de ce monde), répond en outre Siddharta au roi Bismara qui lui offre la moitié de son royaume alors que Siddharta vient de se faire renonçant.

(iii)

Son fils Rahula n’est pas la seule entrave de Gautama Bouddha vers la mort absolue : toutes les concubines qu’il a « infectées » (pénétrées avec émission à l’intérieur du vase) dans son harem lui barrent le chemin de la mort absolue par télégonie, si le phénomène est avéré.

Sur le concept de mort absolue, voyez Philo 32 : Un mot de la mort relative.

Sur la télégonie, voyez Gnostikon : Die Telegonie oder Infektionslehre (ainsi que les addendas dans la partie des commentaires au billet). Il existe à ce jour deux versions de la théorie. Selon la première, tout plasma germinatif émis à l’intérieur du vase est constitutif dans le profil génétique des futurs embryons ; selon la seconde, toute émission de plasma germinatif contribuant à une fécondation dans le vase produit cet effet. La première pourrait donc être appelée théorie de la télégonie maximale ; la seconde, théorie de la télégonie limitée.

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Pseudo-science contre Pseudo-science

Il faut être reconnaissant à Konrad Lorenz (par ailleurs nommé dans notre billet sur la télégonie) d’avoir salué le rôle des amateurs dans la science, des amateurs qui sont souvent des passionnés et à qui Lorenz reconnaît des contributions notables. La recherche institutionnalisée se pique de méthodologie et se récrie quand une personne ne suit pas à la lettre l’ensemble de ses protocoles – qui n’empêchent d’ailleurs nullement les bourdes (cf. infra) –, comme au temps de Descartes, dont le célèbre discours de la méthode est prononcé contre « l’école ».

Je regardais l’autre jour une émission tout ce qu’il y a, semble-t-il, de sérieux, avec des archéologues d’universités prestigieuses et des journalistes scientifiques de National Geographic. Le sujet en était les Mayas. J’appris au cours de cette émission qu’un certain consensus scientifique au sujet de la pratique de la guerre chez les Mayas venait d’exploser à la suite de nouvelles découvertes. Ce consensus prétendait, était-il dit dans l’émission, que les guerres des Mayas étaient des sortes de duels entre chefs, que celui qui perdait était fait prisonnier et sacrifié, et qu’en somme on ne faisait pas la guerre avec des armées, chez les Mayas. Voilà le consensus saugrenu qui viendrait de voler en éclats, un consensus qui s’était tranquillement établi dans le milieu de la recherche institutionnelle, laquelle prend apparemment la rareté des traces pour leur non-existence : pas de traces d’armées, donc pas d’armées. Or il n’y avait pas de traces d’armées car on sort à peine, grâce au Lidar, de l’époque où l’on gratte le sol, parcelle après parcelle, dans l’épaisseur de la jungle, et la plus élémentaire psychologie devrait empêcher des esprits graves et pondérés d’échafauder de mirobolantes utopies de civilisations sans armées. Comme c’est là ce qu’on appelle la science, on voit que la pseudo-science n’a rien à lui envier.

L’histoire, telle qu’elle s’enseigne et se pratique, ne semble guère développer la faculté de penser : hors des protocoles de recherche philologique et archéologique, et en tout état de cause « micrologique » (exemple hypothétique : les fours de potier au 4e siècle dans la vallée du Lauragais), la langue étrangement handicapée se perd dans l’incantation circulaire. Mais la critique porte au fond sur la science dans son ensemble, ou, disons, le scientisme, et les vitupérations contre la pseudo-science doivent nous laisser entièrement indifférents. Aucune attaque sur un tel fondement ne constituera jamais un stigmate, de manière pavlovienne, quels que soient les diplômes de qui prononce la sentence. Cette position est en soi un crime de lèse-Université mais, comme il n’est pas (pas encore ?) condamné pénalement, je pense pouvoir l’assumer.

Le principal paradoxe de la science est l’autorité qu’elle prétend conférer au scepticisme, comme si les deux termes n’étaient pas contradictoires, comme si cela ne revenait pas à parler de « silbernes Gold », à la manière dont on le dirait populairement, et sagacement, en Allemagne. Le scientisme est un scepticisme autoritaire, et c’est ridicule. Un spécialiste des fours de poterie du haut Moyen Âge n’a évidemment guère d’éléments scientifiques à sa disposition pour contester une idée telle qu’une civilisation originelle unique, une hypothèse qui requiert des recherches sur une tout autre échelle. Mais il dira qu’une telle hypothèse, en particulier en raison de son échelle, n’est pas scientifique, parce que, si l’on imagine l’application de la méthode d’étude des fours de poterie antiques à cette autre question, on est pris de vertige par la quantité de grattoirs et de seaux qu’il faudrait pour la résoudre. On reste donc sceptique vis-à-vis de toutes les questions qu’un grattoir ne peut résoudre ; et l’on est autoritaire parce que hors du grattoir point de salut.

(ii)

Prenons, pour en examiner la valeur, un exemple de reproche fait à un investigateur déclaré pseudo-scientifique.

« Pour explorer les formations géologiques de Bimini, G. H. plonge avec un biologiste marin. » Cela vient illustrer l’argument selon lequel G. H. s’appuie sur des experts aux compétences discutables. (Quand il s’accompagne d’experts aux compétences non discutables, on lui reproche de faire comme les autres, et ce parce qu’il a dit le mal qu’il pensait des autres, mais c’est là un procédé acrimonieux.)

S’agissant du point en question, il faudrait tout d’abord savoir si G. H. plonge avec ce biologiste marin parce qu’il n’a pas trouvé de géologue sachant plonger, c’est-à-dire si ce biologiste marin est là à titre de biologiste plutôt que de plongeur. Car, dans ce dernier cas, le plongeur n’est là que pour aider à la plongée et au recueil de données au cours de celle-ci plutôt qu’au travail d’analyse géologique, lequel peut être effectué plus tard à partir des données recueillies. Si, ensuite, ce biologiste est là à titre de biologiste, il faut savoir si G. H. et ce biologiste lui-même considèrent que ce dernier est compétent pour étudier la géologie marine de Bimini, et si c’est le cas, ce n’est pas alors G. H. seulement qui ferait de la pseudo-science mais aussi ce biologiste, peut-être réputé.  Enfin, s’il est a priori et notoirement exclu qu’un biologiste marin puisse dire quoi que ce soit d’intéressant sur la géologie marine, il faut savoir ce que G. H. répond à cette objection qu’il ne peut ignorer, et pourquoi elle ne l’empêche pas de s’accompagner de ce biologiste. Mais le biologiste plongeur est probablement là autant pour ses compétences de plongée que pour son habitude du travail scientifique : en tant que scientifique, il peut, même si un spécialiste serait le plus compétent, contribuer à un travail de collecte de données au cours de la plongée plus à même de servir au travail en laboratoire que si cette collecte avait été faite par un plongeur sans formation scientifique. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’étude d’une faune marine permette de tirer quelques conclusions quant aux formations géologiques de son habitat, si des travaux interdisciplinaires ont déjà été réalisés sur ces questions, ce qui est certain (les termites préfèrent certains types de terre, etc.).

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Deux lettres à un demi-philosophe

…halbe Philosophie und ganze Verworrenheit (Fichte)

Je suis perplexe devant ce qui commence comme un scepticisme déclaré (« en vain, la philosophie… »), se poursuit par une affirmation matérialiste dogmatique, et débouche sur une démarche que l’on a du mal à ne pas voir comme dépourvue de finalité en raison de ses prémisses mêmes.

1) Scepticisme. Ce qu’a fait la philosophie est « vain », son projet a échoué, et il faut prendre le contre-pied de ce projet naufragé, pour… mais, au fait, pour quoi donc ?

2) Dogmatisme : le matérialisme. Il reste certes à « construire », mais qu’est-ce qui nous permettrait de penser que c’est un matérialisme qu’il s’agit de construire, si toute fondation fait défaut ? Alors que 1) nous dit que rien n’est fondé, 2) nous présente un acquis : comment n’est-ce pas contradictoire ?

3) Envers et contre tout : a) Qui peut vouloir travailler à « une production de sens langagière dans un monde dénué de signification » ? Si le monde doit rester sans signification, à quoi bon tout cela ? b) Et en vue de quoi la liberté serait-elle une « force » ? La liberté, pour quoi faire ?

(ii)

Vous me redemandez, après nos premiers échanges, d’où je parle, alors que j’ai répondu, pour vous être agréable, que j’étais kantien : pourquoi cela ne vous suffit-il pas et que puis-je dire de plus ? Mais je ne comprends même pas la question, à vrai dire : avez-vous besoin de mettre une étiquette sur quelqu’un pour comprendre ce qu’il vous dit ? Quand vous soumettez un texte au « plaisir de la discussion », ce n’est pas votre interlocuteur mais vous-même dont le point de vue (d’où il parle) est en question. Quel les contradictions que j’ai relevées ne soient qu’apparentes, je veux bien le supposer, et vous remarquerez d’ailleurs que je m’exprime sous forme de question (« comment n’est-ce pas contradictoire ? ») Ma question est donc, pour la reformuler de façon qu’elle vous paraisse peut-être moins hostile : comment ces apparentes contradictions se résolvent-elles dans la clarté d’une pensée irréfutable ? Vous avez en outre le droit de trouver qu’il n’y a pas même l’apparence d’une contradiction ; vous aurez au moins été confronté au point de vue selon lequel il y a apparence de contradiction.

Je pense que votre matérialisme est postulé. Je voudrais être convaincu que votre attaque contre les « idéalismes de tout poil », une expression acide, péjorative, est autre chose que la défense d’un postulat, d’un héritage familial, d’une idéologie de rigueur dans tel ou tel milieu, que ce n’est pas du dogmatisme, que vous avez exploré la voie de l’idéalisme avant de condamner ce dernier et de le bannir avec les autres choses « de tout poil », comme les charlatans de tout poil ou les sophistes de tout poil. Parleriez-vous des idéalismes « de tout poil » si vous aviez abattu l’idéalisme au terme d’une recherche profonde ? On sent plutôt, dans l’emploi d’une telle expression, que vous ne l’avez jamais pratiqué, que vous n’avez jamais été sensible aux grands philosophes y ayant attaché leur nom. Pour vous, Kant n’est évidemment pas un monument de la pensée, juste une étape plus ou moins intéressante ou divertissante ou ennuyeuse, et les choses sérieuses commencent avec machin et bidule, Lacan, Deleuze, Badiou.

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Quand on a forcément tort

„Die Fixierung [Carl] Schmitts auf die Wertphilosophie ist umso fragwürdiger, als diese Philosophie sich ihrem eigenen Anspruch nach als Individualethik der Person, nicht aber als Grundlegung verbindlichen Rechts verstanden hatte. So grenzt etwa Nicolai Hartmann die rein individuelle Funktion seiner Ethik ausdrücklich gegenüber dem Recht ab: ‚Sie mischt sich nicht in die Konflikte des Lebens, gibt keine Vorschriften, die auf diese gemünzt wären, ist kein Codex von Geboten und Verboten wie das Recht. [etc.]‘ … Schmitt kritisiert die materiale Wertphilosophie also im Hinblick auf etwas, das sie nach ihrem eigenen Anspruch gar nicht leisten wollte.“ (S. 74-5)

„Darin liegt eine Grundsatzkritik der außerordentlichen Konjunktur, welcher sich die Wertphilosophie Max Schelers und Nicolai Hartmanns in der westdeutschen Rechtswissenschaft und Rechtsprechung nach dem Zweiten Weltkrieg erfreute.“ (S. 66)

Ces deux passages sont extraits d’un court texte de C. Schönberger annexé à l’essai de Carl Schmitt Die Tyrannei der Werte (4e édition, chez Duncker & Humblot), essai dont la première édition remonte à 1960. Le commentateur de Schmitt lui reproche – première citation – une fixation, dans une discussion essentiellement juridique, sur la philosophie des valeurs (Wertphilosophie), ou philosophie axiologique, alors que celle-ci se donne elle-même à connaître comme éthique individuelle et non comme fondement de normes juridiques. Or il fait ce reproche à Schmitt après avoir – seconde citation – rappelé « l’extraordinaire développement » de cette philosophie dans les milieux du droit, tant dans les sciences juridiques que la jurisprudence, c’est-à-dire tant à l’université que dans les prétoires, en République fédérale d’Allemagne au lendemain de la guerre. De sorte que ce n’est pas la démarche de Carl Schmitt qui puisse être qualifiée de « discutable » mais plutôt cet engouement des milieux juridiques. Si cet engouement est en soi malsain ou même simplement bizarre, Schmitt était parfaitement fondé à critiquer cette philosophie dans une discussion juridique, en raison précisément de la folie de milieux du droit entichés d’une pensée étrangère à leurs préoccupations naturelles. En relevant, avec une citation du philosophe Nicolai Hartmann, l’autoprésentation de cette philosophie comme éthique exogène au droit, le commentateur donne de fait raison à Schmitt et tort aux milieux juridiques critiqués par celui-ci, tout en prétendant lui donner tort !

Philo 33 : L’État idéal comme étape nécessaire du suicide collectif universel

« Si les mots tuent, pourquoi nous faire croire à la liberté des mots, pourquoi nous faire croire que les mots sont libres ? » (Philosophie 32)

– Parce que, tout comme les citoyens sont des hommes libres sans qu’il leur soit pour autant permis de tuer leur prochain, la liberté d’expression est garantie sans que les mots qui tuent soient permissibles. – Permettez : puisque l’on ne prétend pas que la liberté limitée par l’interdiction de tuer soit, dans ce rapport entre la liberté et l’interdit, un progrès, à savoir qu’il n’est pas plus permis de tuer aujourd’hui qu’hier, qu’est-ce qui justifie d’appeler la liberté d’expression un progrès si les mots qui tuent sont réprimés comme auparavant ?

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Dans le bouddhisme on vous dira que la mort absolue est un anéantissement qui se mérite. Ailleurs, qu’il faut se préparer à la vie éternelle. Le matérialisme dit que nous dormirons tous du même grand sommeil. Je suis dans les ténèbres et me fais la réflexion que ces problèmes appellent, et pas qu’un peu, des réponses. Si le raisonnement ne peut porter, sans doute faut-il tout de même y réfléchir car c’est seulement de cette manière que pourrait se produire une illumination, une révélation, c’est-à-dire que l’illumination ne vient pas quand on se contente de l’attendre mais seulement quand on la cherche.

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L’électricité « était connue et maniée dès les temps les plus reculés », affirme un personnage du roman de Joris-Karl Huysmans Là-bas (1891). Dès lors que la pile de Bagdad n’a été découverte qu’au vingtième siècle, sur quels éléments s’appuie donc l’écrivain ? – La pile électrique de Bagdad fut découverte en 1936 par l’archéologue autrichien Wilhelm König, qui estima qu’elle était d’origine parthe et que par conséquent son âge devait être de quelque deux mille années. Qu’il s’agisse d’une pile électrique est évidemment controversé mais, quoi qu’il en soit de cette controverse, d’autres indices d’utilisation de l’électricité dans les anciens temps doivent exister, puisque Huysmans y fait allusion : son roman, du moins quand les personnages discutent des résultats scientifiques de l’époque, s’appuie sur des documents et non sur l’imagination du romancier.

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Gilles de Rais, tueur d’enfants : « le mémorable fauve » (Là-bas, ch. XVIII)… Plutôt une hyène misérable. Les fauves ont de redoutables ennemis : buffles, cervidés, même les troupeaux de zèbres savent s’organiser pour rendre la chasse onéreuse. C’est le fauve infirme qui se rabat sur des proies plus minimes.

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La politique, « cette basse distraction des esprits médiocres » (À rebours), mais Huysmans a fini par y venir. À la politique cléricale, en l’occurrence.

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La critique littéraire, sur la nouvelle Le puits et le pendule d’Edgar Poe, semble (je ne parle que des critiques que j’ai pu lire, c’est-à-dire, pardon si c’est peu, deux pages Wikipédia) omettre de dire que la véritable nature de l’horreur du puits est passée sous silence par le narrateur. Il ne s’agit pas seulement d’une chute : « mon esprit se refusa à comprendre la signification de ce que je voyais [au fond du puits] … Oh ! toutes les horreurs, excepté celle-là ! – Avec un cri, je me rejetai loin de la margelle ». Ceci après que « [e]n face de cette destruction par le feu [les cloisons ardentes de la cellule] » « l’idée de la fraîcheur du puits » lui fut apparue « comme un baume ». En voyant le fond du puits, le narrateur ne peut finalement se résoudre à s’y précipiter, en raison de ce qu’il y voit et dont « la signification » nous échappe. La critique tait délibérément le moyen qui consiste à frustrer le lecteur d’une explication. C’est l’une des meilleures nouvelles d’Edgar Poe, et elle n’est pas exempte d’un stupide procédé.

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L’État idéal comme étape nécessaire
du suicide collectif universel

L’âme ne voit rien qui ne l’afflige quand elle y pense. (Pascal)

Les lendemains qui chantent ont souvent la forme de l’État idéal. Dans la philosophie de Philipp Mainländer, l’État idéal n’est pas et ne peut être une fin en soi. L’histoire est certes un mouvement vers l’État idéal : les inégalités sociales doivent être abolies, et la bourgeoise « égalité des chances » ne représente aucunement le fin mot de cette abolition, elle n’est qu’une façade égalitaire par laquelle on prétend justifier les inégalités en affirmant que chacun a reçu les mêmes chances et que les inégalités existantes sont donc justes, or les inégalités existantes rendent impossible la moindre égalité de chances. Mais la véritable finalité de la justice sociale n’est autre que de démontrer par l’expérience aux classes actuellement défavorisées qu’aucune réforme ne peut apporter le bonheur, et que l’État idéal ne peut rien pour les aspirations légitimes de l’homme. C’est dans l’État idéal que cette réalité devient une universelle réalité d’expérience. Tant qu’il existe des classes défavorisées, la notion prévaut parmi celles-ci que leurs souffrances et leurs humiliations sont le résultat d’une exploitation sociale à laquelle l’instauration de l’État idéal peut et doit remédier. Or, s’il est exact que l’exploitation sociale joue dans l’État actuel un rôle dans la souffrance de ces classes, la raison en est que l’exploitation est la forme pour elles de la souffrance universelle dans cet État, tandis que la souffrance a pour les classes favorisées dans ce même État, exploiteuses, une autre forme. Il s’agit donc de supprimer l’exploitation afin que la souffrance ne puisse plus être imputée par qui que ce soit aux conditions sociales, et c’est le mouvement historique vers l’État idéal. Cette impossibilité d’imputation n’a rien à voir, encore une fois, avec la bourgeoise égalité des chances, selon laquelle l’individu ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même de sa situation. Dans la pensée bourgeoise, l’imputation est présumée ne pouvoir être faite sur les conditions sociales mais seulement sur soi-même, or il est absurde de considérer que les individus ne sont pas en partie déterminés par les conditions sociales. Dans l’État idéal, où la « question sociale » a été résolue, l’imputation n’est possible que sur la nature du monde et des choses, de la vie ; devient, de cette façon, universelle réalité d’expérience le fait que la vie ne vaut pas d’être vécue.

On a souvent perçu comme un paradoxe les taux élevés de suicide des pays scandinaves, qui sont les plus avancés vers l’État idéal en termes non seulement de sécurité sociale et d’égalité mais aussi de libertés fondamentales. Ce paradoxe est parfois résolu par l’idée selon laquelle c’est parce que les statistiques y sont meilleures que dans les autres pays : si les statistiques nationales françaises, par exemple, étaient aussi performantes que celles de la Suède, cette dernière ne se singulariserait pas en termes de suicides. Bien que ne reposant sur aucune preuve, puisqu’il faudrait pour cela comparer des ensembles statistiques suffisamment élaborés alors que l’argument consiste à dire que les autres ensembles sont défaillants, le raisonnement n’est pas sans force. Où l’État est plus avancé, il faut en effet s’attendre à ce qu’il soit plus performant, par exemple quand il s’agit de recueillir des données sur les causes de la mortalité. L’argument est cependant spécieux : la question de savoir si telle mort est un suicide ou autre chose n’est pas de nature à pouvoir discriminer entre services statistiques de manière significative. Par exemple, quand une mort intervient à la suite d’une chute, dans certaines conditions la certitude d’un suicide plutôt que d’un accident ou vice-versa n’est guère permise, et ce quelle que soit la performance des services de l’État. Le témoignage des uns et des autres pourra faire pencher la balance vers une hypothèse ou vers l’autre, mais sans véritable certitude. En réalité, plus l’État est avancé dans la résolution définitive des contradictions sociales, plus le suicide y doit être élevé. Car la souffrance n’a plus dans l’État idéal, ou bien a beaucoup moins, de causes externes sur lesquelles s’imputer, et par conséquent elle ne permet plus que l’on puisse penser s’y soustraire autrement que dans la mort.

Cela signifie-t-il que, dans l’État imparfait, les riches se suicident plus que les pauvres ? Ce sont les pauvres qui peuvent en effet penser changer leur situation avec les réformes sociales et par là cesser de souffrir, mais les riches, dont nous disons qu’ils souffrent de la même souffrance universelle, ne peuvent, eux, espérer obtenir une meilleure situation sociale dans l’État idéal (bien qu’il se trouve aussi des riches qui soient pour la résolution de la question sociale, ce qui montre que certains d’entre eux ont aussi l’espoir d’alléger leurs souffrances par ce moyen) ; ont-ils d’autre possibilité que le suicide ? Si le pauvre ne se suicide pas quand il croit que l’État idéal mettra fin à ses souffrances, à quoi croit le riche pour ne pas se suicider ? On peut penser qu’il impute ses souffrances à l’inquiétude que les pauvres font peser sur lui par leurs revendications continuelles. Il est connu que les religions et les philosophies insistent sur les maux attachés aux richesses, ainsi que le proverbial « l’argent ne fait pas le bonheur ». On a cru que c’était un moyen d’endormir les pauvres : montrer que le riche souffre devrait rendre inutiles les revendications populaires et donc les faire cesser. Or, dans cette dualité de riches et de pauvres, la souffrance des uns est pour ceux-là une réalité d’expérience tandis que celle des autres ne l’est, pour les mêmes, nullement, et la différence est de taille. Le pauvre connaît d’expérience sa souffrance, tandis qu’il ne peut qu’imaginer celle du riche. La religion n’a pas tort de montrer du doigt les maux attachés aux richesses mais le socialisme n’a pas tort de vouloir supprimer les inégalités sociales.

L’État social est la condition du passage universel de l’être au non-être, c’est-à-dire la condition de la fin du monde. Mainländer suppose alors que ce passage pourrait se produire par « contagion spirituelle » (geistige Ansteckung), comme aux temps du martyre des premiers chrétiens et, plus tard, des Croisades. Il faut entendre par là que la contagion entraînerait un suicide collectif universel.

La relation de l’État actuel au suicide est, comme on peut s’y attendre, parfaitement incohérente. D’un côté, l’État avancé supprime l’absurdité, prétend-il, qui consiste à faire du suicide un crime alors que le coupable est mort et n’a commis de violence qu’envers lui-même. Cela n’empêche nullement cet État de demander à ce que les dettes d’un mort soient payées : les personnes sur qui retombent le cas échéant ces dettes n’ont-elles pas sujet de se plaindre d’un mort ? De même que celles envers qui le mort était obligé d’autres manières. D’un autre côté, l’État français traque les « dérives sectaires » depuis des affaires de suicide collectif au sein de communautés religieuses. On prétend que les suicidés ont agi sous emprise : quelle preuve a-t-on de cela ? N’est-ce pas plutôt une affirmation gratuite ? Il est parfaitement concevable que des individus décident collectivement de se tuer de plein gré ; le nier, c’est montrer un préjugé contre le suicide que l’on n’attendrait pas d’un État qui ne connaît plus du suicide comme crime. La question est évidemment différente lorsqu’il se trouve parmi ces suicidés collectifs des enfants. Cependant, des mineurs se suicident même en dehors des contextes « sectaires » : faut-il que les tuteurs de ces enfants, leurs parents, soient tenus responsables de leurs suicides ? L’incitation au suicide reste un crime en droit mais la raison n’en est pas du tout claire, compte tenu du fait que le suicide n’est plus un crime. Alors que les délits d’incitation ou provocation portent sur des actes réprimés par le droit, ici le délit ne porte plus que sur un acte décriminalisé. Il faut donc ou bien comprendre que le délit d’incitation au suicide est tacitement caduc depuis que le suicide n’est plus un crime, ou bien que cela reste un délit parce que notre droit entend punir des incitations contre la morale, car si l’incitation au suicide reste punissable c’est que le suicide est un mal, et définir un mal de la conduite personnelle qui ne soit pas un crime ne se peut guère qu’en disant que c’est un mal moral. Cette dernière interprétation est contraire à tous les présupposés de notre droit positif. Enfin, l’État qui tolère ou permet les suicides assistés est d’autant moins légitime à rechercher les raisons pour lesquelles les gens se suicident.

Le suicide collectif semble parfaitement cohérent avec le caractère de retrait du monde que présentent de nombreuses sociétés dites sectaires. Dès lors que l’on n’attend plus rien de ce monde, et que l’on ne cherche pas non plus à le changer si l’on s’est convaincu de la vanité de ces tentatives, on pratique une forme de retrait ascétique, de renoncement avec lequel le suicide n’est pas a priori contradictoire. Nous avons, dans de précédents billets (Philosophie 21 et 22), opposé une phénoménologie de l’au-delà d’où le suicide s’évince de lui-même à la philosophie de la transmigration, où le suicide est un interdit moral sans justification phénoménologique : de même qu’à notre conception de l’anhistoricité de l’homme, nous y renvoyons le lecteur qui verrait une forme d’incitation répréhensible dans ce que nous écrivons ici. Hégésias de Cyrène, qui préconisait le suicide, fut exilé par Ptolémée II, et ses livres interdits. Mainländer, dont je discute la pensée, s’est suicidé peu de temps après la publication de son livre, Die Philosophie der Erlösung (1876), lequel n’a pas à ma connaissance été censuré, mais sans doute est-il permis de penser que si l’auteur avait vécu plus longtemps il aurait été inquiété, ce que je donne pour une raison possible de son suicide car je ne pense pas du tout qu’il se soit agi d’une supposée mise en conformité des actes avec la pensée : une telle conformation exigeait au contraire de sa part qu’il défende son livre devant les objections philosophiques qu’il pourrait susciter.

Revenons à la notion d’emprise. Que des gens renoncent au monde ensemble, même en admettant que ce soit par la conviction acquise après avoir entendu les paroles d’une certaine personne, d’un « gourou », si l’on veut, qu’est-ce qui permet de parler d’emprise ? Supposons qu’une personne dont un proche s’est ainsi confiné dans une ferme isolée avec d’autres après avoir vendu sa maison et purgé ses dettes, diligente un détective privé sur la personne du gourou de la secte. Au cas où le détective trouverait que le gourou vit, à l’insu de ses fidèles, une existence contraire à son enseignement, il s’agirait d’une tromperie : cet homme abuse de la crédulité d’autrui. Mais supposons que le détective trouve que ce gourou vit de la même manière que ses fidèles, qu’à ces derniers rien n’est caché, qu’est-ce qui permettrait de parler d’emprise dont l’État aurait à connaître si ces gens préméditaient ensemble de mettre fin à leurs jours ? On pourrait toujours supposer que l’un d’eux, de toute évidence le « gourou », provoque les autres à se suicider et serait donc coupable du délit de provocation au suicide, mais la supposition n’existe que parce que le délit existe, c’est-à-dire parce que la provocation n’a pas été décriminalisée en même temps que le suicide lui-même. Si le délit n’existait pas, cette supposition, fût-elle vraie, ne pourrait servir à l’État pour intervenir ; or, si l’État ne manque pas de justification du fait de l’existence en droit de ce délit, cette dernière exige une justification qui lui fait défaut depuis la dépénalisation du suicide.

Cet interdit légal est, semble-t-il, une cause significative du fait que la question du suicide, la discussion du pour et du contre, ne soit pas davantage présente dans l’espace public, alors même qu’« il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : le suicide », selon la célèbre formule d’Albert Camus dans son Mythe de Sisyphe, un problème que cet auteur traite cependant avec la médiocrité qu’on lui connaît. On peut également voir dans ce fait une autre raison de prudence, c’est qu’il ne convient pas de faciliter la tâche de ceux qui nous en veulent à mort, et que passer, même si c’est faux, pour suicidaire parce que l’on discute du seul problème philosophique vraiment sérieux est un moyen de leur faciliter la tâche dans la mesure où la chute mortelle d’une personne passant pour suicidaire n’éveille guère de soupçons.

Lorsque l’on demandait au philosophe Hégésias, qui préconisait le suicide, pour quelle raison il ne se suicidait pas, il répondait qu’il devait d’abord convaincre les gens du bien-fondé de sa philosophie : c’est la raison pour laquelle il incitait les gens à se suicider plutôt que de se suicider lui-même. Nous avons déjà parlé du suicide de Mainländer. Ce dernier aurait, selon une banale hypothèse, agi conformément à sa pensée en se suicidant. Or sa pensée est que l’humanité disparaîtra lorsque l’État idéal sera réalisé, possiblement – Mainländer se borne à des conjectures sur ce point – par un phénomène de contagion spirituelle qui verra l’humanité se suicider en masse, jusqu’au dernier homme. Et pourquoi pas ? L’État idéal est l’état du désespoir irrémédiable, il ne reste aucune chose à changer, plus rien ne peut être amélioré pour rendre l’homme heureux, et la vérité se montre alors à lui tout entière : le néant est préférable à l’être. Cette évidence en grande partie occultée par les imperfections sociales apparaîtra de manière universelle aux yeux de tous et de chacun, comme elle est apparue aux grands esprits de tous les temps. Et si ces grands esprits ne se sont pas tous suicidés, il est permis de penser que c’est en raison des obstacles propres à leurs époques respectives, à commencer par l’interdit du suicide, et faute de la contagion spirituelle requise. – Ceci est la seule philosophie de l’histoire réaliste fondée sur l’idée de progrès.

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Il n’existe à ce jour aucune traduction française de la Philosophie der Erlösung de Philipp Mainländer, publiée en 1876. Une telle traduction est impossible dans un pays comme la France.

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Le matérialisme est la philosophie par laquelle l’homme n’a rien à penser en vue de la mort. Nous mourrons tous mais ceci, pour le matérialiste, est complètement indifférent ; nous devons vivre comme si la mort n’existait pas, puisqu’il n’y a rien à faire en vue de la mort. La mort existe mais qu’est-ce que ça change ? Mènerions-nous une vie différente si la mort n’existait pas ? Celui qui se goberge continuerait de se goberger, celui qui veut devenir très savant deviendrait de plus en plus savant, le riche de plus en plus riche… Le matérialiste a la mentalité de la vie éternelle, dans cette vie barrée par l’horizon de la mort.

Ils disent : « Vivre sa vie avant la mort. » (Parfois, c’est pire, ils disent « profiter de la vie », quel aveuglement.) Mais cette mort – que demande-t-elle ?

Que veut de moi la mort ? Cette vie, c’est la nature, l’individu que je suis n’est qu’un instrument de son aveugle volonté, le prix qu’elle attache à ma personne celui de l’esclave pour le maître. Vous n’avez pas existé comme une personne pour elle ; votre individu, celui qui vit sa vie, n’existe nulle part dans la nature comme une personne – et si vous vous croyez une personne, il faut pour cela que la nature n’ait pas le dernier mot, mais alors c’est la mort qui vous demande quelque chose en tant que personne, en tant que vous êtes une personne. La mort attend la personne que la nature a méconnue.

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Si la mort est un long sommeil, et si la vie peut être une jouissance, les malheureux peuvent se consoler à l’idée que la mort sera la fin de leurs maux et la fin des injustes jouissances des heureux. Eux doivent gagner la paix et les autres perdre leurs plaisirs. Pourquoi cette pensée ne serait-elle pas suffisamment consolatrice, qu’il faille imaginer en outre un paradis, un enfer ?