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Philo 33 : L’État idéal comme étape nécessaire du suicide collectif universel
« Si les mots tuent, pourquoi nous faire croire à la liberté des mots, pourquoi nous faire croire que les mots sont libres ? » (Philosophie 32)
– Parce que, tout comme les citoyens sont des hommes libres sans qu’il leur soit pour autant permis de tuer leur prochain, la liberté d’expression est garantie sans que les mots qui tuent soient permissibles. – Permettez : puisque l’on ne prétend pas que la liberté limitée par l’interdiction de tuer soit, dans ce rapport entre la liberté et l’interdit, un progrès, à savoir qu’il n’est pas plus permis de tuer aujourd’hui qu’hier, qu’est-ce qui justifie d’appeler la liberté d’expression un progrès si les mots qui tuent sont réprimés comme auparavant ?
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Dans le bouddhisme on vous dira que la mort absolue est un anéantissement qui se mérite. Ailleurs, qu’il faut se préparer à la vie éternelle. Le matérialisme dit que nous dormirons tous du même grand sommeil. Je suis dans les ténèbres et me fais la réflexion que ces problèmes appellent, et pas qu’un peu, des réponses. Si le raisonnement ne peut porter, sans doute faut-il tout de même y réfléchir car c’est seulement de cette manière que pourrait se produire une illumination, une révélation, c’est-à-dire que l’illumination ne vient pas quand on se contente de l’attendre mais seulement quand on la cherche.
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L’électricité « était connue et maniée dès les temps les plus reculés », affirme un personnage du roman de Joris-Karl Huysmans Là-bas (1891). Dès lors que la pile de Bagdad n’a été découverte qu’au vingtième siècle, sur quels éléments s’appuie donc l’écrivain ?
La pile électrique de Bagdad fut découverte en 1936 par l’archéologue autrichien Wilhelm König, qui estima qu’elle était d’origine parthe et que par conséquent son âge devait être de quelque deux mille années. Qu’il s’agisse d’une pile électrique est évidemment controversé mais, quoi qu’il en soit de cette controverse, d’autres indices d’utilisation de l’électricité dans les anciens temps doivent exister, puisque Huysmans y fait allusion : son roman, du moins quand les personnages discutent des résultats scientifiques de l’époque, s’appuie sur des documents et non sur l’imagination du romancier.
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Gilles de Rais, tueur d’enfants : « le mémorable fauve » (Là-bas, ch. XVIII)… Plutôt une hyène misérable. Les fauves ont de redoutables ennemis : buffles, cervidés, même les troupeaux de zèbres savent s’organiser pour rendre la chasse onéreuse. C’est le fauve infirme qui se rabat sur des proies plus minimes.
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La politique, « cette basse distraction des esprits médiocres » (À rebours), mais Huysmans a fini par y venir. À la politique cléricale, en l’occurrence.
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La critique littéraire, sur la nouvelle Le puits et le pendule d’Edgar Poe, semble (je ne parle que des critiques que j’ai pu lire, c’est-à-dire, pardon si c’est peu, deux pages Wikipédia) omettre de dire que la véritable nature de l’horreur du puits est passée sous silence par le narrateur. Il ne s’agit pas seulement d’une chute : « mon esprit se refusa à comprendre la signification de ce que je voyais [au fond du puits] … Oh ! toutes les horreurs, excepté celle-là ! – Avec un cri, je me rejetai loin de la margelle ». Ceci après que « [e]n face de cette destruction par le feu [les cloisons ardentes de la cellule] » « l’idée de la fraîcheur du puits » lui fut apparue « comme un baume ». En voyant le fond du puits, le narrateur ne peut finalement se résoudre à s’y précipiter, en raison de ce qu’il y voit et dont « la signification » nous échappe. La critique tait délibérément le moyen qui consiste à frustrer le lecteur d’une explication. C’est l’une des meilleures nouvelles d’Edgar Poe, et elle n’est pas exempte d’un stupide procédé.
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L’État idéal comme étape nécessaire
du suicide collectif universel
L’âme ne voit rien qui ne l’afflige quand elle y pense. (Pascal)
Les lendemains qui chantent ont souvent la forme de l’État idéal. Dans la philosophie de Philipp Mainländer, l’État idéal n’est pas et ne peut être une fin en soi. L’histoire est certes un mouvement vers l’État idéal : les inégalités sociales doivent être abolies, et la bourgeoise « égalité des chances » ne représente aucunement le fin mot de cette abolition, elle n’est qu’une façade égalitaire par laquelle on prétend justifier les inégalités en affirmant que chacun a reçu les mêmes chances et que les inégalités existantes sont donc justes, or les inégalités existantes rendent impossible la moindre égalité de chances. Mais la véritable finalité de la justice sociale n’est autre que de démontrer par l’expérience aux classes actuellement défavorisées qu’aucune réforme ne peut apporter le bonheur, et que l’État idéal ne peut rien pour les aspirations légitimes de l’homme. C’est dans l’État idéal que cette réalité devient une universelle réalité d’expérience. Tant qu’il existe des classes défavorisées, la notion prévaut parmi celles-ci que leurs souffrances et leurs humiliations sont le résultat d’une exploitation sociale à laquelle l’instauration de l’État idéal peut et doit remédier. Or, s’il est exact que l’exploitation sociale joue dans l’État actuel un rôle dans la souffrance de ces classes, la raison en est que l’exploitation est la forme pour elles de la souffrance universelle dans cet État, tandis que la souffrance a pour les classes favorisées dans ce même État, exploiteuses, une autre forme. Il s’agit donc de supprimer l’exploitation afin que la souffrance ne puisse plus être imputée par qui que ce soit aux conditions sociales, et c’est le mouvement historique vers l’État idéal. Cette impossibilité d’imputation n’a rien à voir, encore une fois, avec la bourgeoise égalité des chances, selon laquelle l’individu ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même de sa situation. Dans la pensée bourgeoise, l’imputation est présumée ne pouvoir être faite sur les conditions sociales mais seulement sur soi-même, or il est absurde de considérer que les individus ne sont pas en partie déterminés par les conditions sociales. Dans l’État idéal, où la « question sociale » a été résolue, l’imputation n’est possible que sur la nature du monde et des choses, de la vie ; devient, de cette façon, universelle réalité d’expérience le fait que la vie ne vaut pas d’être vécue.
On a souvent perçu comme un paradoxe les taux élevés de suicide des pays scandinaves, qui sont les plus avancés vers l’État idéal en termes non seulement de sécurité sociale et d’égalité mais aussi de libertés fondamentales. Ce paradoxe est parfois résolu par l’idée selon laquelle c’est parce que les statistiques y sont meilleures que dans les autres pays : si les statistiques nationales françaises, par exemple, étaient aussi performantes que celles de la Suède, cette dernière ne se singulariserait pas en termes de suicides. Bien que ne reposant sur aucune preuve, puisqu’il faudrait pour cela comparer des ensembles statistiques suffisamment élaborés alors que l’argument consiste à dire que les autres ensembles sont déficients, le raisonnement n’est pas sans force. Où l’État est plus avancé, il faut en effet s’attendre à ce qu’il soit plus performant, par exemple quand il s’agit de recueillir des données sur les causes de la mortalité. L’argument est cependant spécieux : la question de savoir si telle mort est un suicide ou autre chose n’est pas de nature à pouvoir discriminer entre services statistiques de manière significative. Par exemple, quand une mort intervient à la suite d’une chute, dans certaines conditions la certitude d’un suicide plutôt que d’un accident ou vice-versa n’est guère permise, et ce quelle que soit la performance des services de l’État. Le témoignage des uns et des autres pourra faire pencher la balance vers une hypothèse ou vers l’autre, mais sans véritable certitude. En réalité, plus l’État est avancé dans la résolution définitive des contradictions sociales, plus le suicide y doit être élevé. Car la souffrance n’a plus dans l’État idéal, ou bien a beaucoup moins, de causes externes sur lesquelles s’imputer, et par conséquent elle ne permet plus que l’on puisse penser s’y soustraire autrement que dans la mort.
Cela signifie-t-il que, dans l’État imparfait, les riches se suicident plus que les pauvres ? Ce sont les pauvres qui peuvent en effet penser changer leur situation avec les réformes sociales et par là cesser de souffrir, mais les riches, dont nous disons qu’ils souffrent de la même souffrance universelle, ne peuvent, eux, espérer obtenir une meilleure situation sociale dans l’État idéal (bien qu’il se trouve aussi des riches qui soient pour la résolution de la question sociale, ce qui montre que certains d’entre eux ont aussi l’espoir d’alléger leurs souffrances par ce moyen) ; ont-ils d’autre possibilité que le suicide ? Si le pauvre ne se suicide pas quand il croit que l’État idéal mettra fin à ses souffrances, à quoi croit le riche pour ne pas se suicider ? On peut penser qu’il impute ses souffrances à l’inquiétude que les pauvres font peser sur lui par leurs revendications continuelles. Il est connu que les religions et les philosophies insistent sur les maux attachés aux richesses, ainsi que le proverbial « l’argent ne fait pas le bonheur ». On a cru que c’était un moyen d’endormir les pauvres : montrer que le riche souffre devrait rendre inutiles les revendications populaires et donc les faire cesser. Or, dans cette dualité de riches et de pauvres, la souffrance des uns est pour ceux-là une réalité d’expérience tandis que celle des autres ne l’est, pour les mêmes, nullement, et la différence est de taille. Le pauvre connaît d’expérience sa souffrance, tandis qu’il ne peut qu’imaginer celle du riche. La religion n’a pas tort de montrer du doigt les maux attachés aux richesses et le socialisme n’a pas tort de vouloir supprimer les inégalités sociales.
L’État social est la condition du passage universel de l’être au non-être, c’est-à-dire la condition de la fin du monde. Mainländer suppose alors que ce passage pourrait se produire par « contagion spirituelle », comme aux temps du martyre des premiers chrétiens et des Croisades. Il faut entendre par là que la contagion entraînerait un suicide collectif universel.
La relation de l’État actuel au suicide est, comme on peut s’y attendre, parfaitement incohérente. D’un côté, l’État avancé supprime l’absurdité, prétend-il, qui consiste à faire du suicide un crime alors que le coupable est mort et n’a commis de violence qu’envers lui-même. Cela n’empêche nullement cet État de demander à ce que les dettes d’un mort soient payées : les personnes sur qui retombent le cas échéant ces dettes n’ont-elles pas sujet de se plaindre d’un mort ? De même que celles envers qui le mort était obligé d’autres manières. D’un autre côté, l’État français traque les « dérives sectaires » depuis des affaires de suicide collectif au sein de communautés religieuses. On prétend que les suicidés ont agi sous emprise : quelle preuve a-t-on de cela ? N’est-ce pas plutôt une affirmation gratuite ? Il est parfaitement concevable que des individus décident collectivement de se tuer de plein gré ; le nier, c’est montrer un préjugé contre le suicide que l’on n’attendrait pas d’un État qui ne connaît plus du suicide comme crime. La question est évidemment différente lorsqu’il se trouve parmi ces suicidés collectifs des enfants. Cependant, des mineurs se suicident même en dehors des contextes « sectaires » : faut-il que les tuteurs de ces enfants, leurs parents, soient tenus responsables de leurs suicides ? L’incitation au suicide reste un crime en droit mais la raison n’en est pas du tout claire, compte tenu du fait que le suicide n’est plus un crime. Alors que les délits d’incitation ou provocation portent sur des actes réprimés par le droit, ici le délit ne porte plus que sur un acte décriminalisé. Il faut donc ou bien comprendre que le délit d’incitation au suicide est tacitement caduc depuis que le suicide n’est plus un crime, ou bien que cela reste un délit parce que notre droit entend punir des incitations contre la morale, car si l’incitation au suicide reste punissable c’est que le suicide est un mal, et définir un mal de la conduite personnelle qui ne soit pas un crime ne se peut guère qu’en disant que c’est un mal moral. Cette dernière interprétation est contraire à tous les présupposés de notre droit positif. Enfin, l’État qui tolère ou permet les suicides assistés est d’autant moins légitime à rechercher les raisons pour lesquelles les gens se suicident.
Le suicide collectif semble parfaitement cohérent avec le caractère de retrait du monde que présentent de nombreuses sociétés dites sectaires. Dès lors que l’on n’attend plus rien de ce monde, et que l’on ne cherche pas non plus à le changer si l’on perçoit la vanité de ces tentatives, on pratique une forme de retrait ascétique, de renoncement avec lequel le suicide n’est pas a priori contradictoire. Nous avons, dans de précédents billets, opposé une phénoménologie de l’au-delà (Philosophie 21 et 22) d’où le suicide s’évince de lui-même à la philosophie de la transmigration, où le suicide est un interdit moral sans justification phénoménologique : de même qu’à notre conception de l’anhistoricité de l’homme, nous y renvoyons le lecteur qui verrait une forme d’incitation répréhensible dans ce que nous écrivons ici. Hégésias de Cyrène, qui préconisait le suicide, fut exilé par Ptolémée II, et ses livres interdits. Mainländer, dont je discute la pensée, s’est suicidé peu de temps après la publication de son livre, Die Philosophie der Erlösung (1876), lequel n’a pas à ma connaissance été censuré, mais sans doute est-il permis de penser que si l’auteur avait vécu plus longtemps il aurait été inquiété, ce que je donne pour une raison possible de son suicide car je ne pense pas du tout qu’il se soit agi d’une supposée mise en conformité des actes avec la pensée : une telle conformation exigeait au contraire de sa part qu’il défende son livre devant les objections philosophiques qu’il pourrait susciter.
Revenons à la notion d’emprise. Que des gens renoncent au monde ensemble, même en admettant que ce soit par la conviction acquise après avoir entendu les paroles d’une certaine personne, d’un « gourou », si l’on veut, qu’est-ce qui permet de parler d’emprise ? Supposons qu’une personne dont un proche s’est ainsi confiné dans une ferme isolée avec d’autres après avoir vendu sa maison et purgé ses dettes, diligente un détective privé sur la personne du gourou de la secte. Au cas où le détective trouverait que le gourou vit, à l’insu de ses fidèles, une existence contraire à son enseignement, il s’agirait d’une tromperie : cet homme abuse de la crédulité d’autrui. Mais supposons que le détective trouve que ce gourou vit de la même manière que ses fidèles, qu’à ces derniers rien n’est caché, qu’est-ce qui permettrait de parler d’emprise dont l’État aurait à connaître si ces gens préméditaient ensemble de mettre fin à leurs jours ? On pourrait toujours supposer que l’un d’eux, de toute évidence le « gourou », provoque les autres à se suicider et serait donc coupable du délit de provocation au suicide, mais la supposition n’existe que parce que le délit existe, c’est-à-dire parce que la provocation n’a pas été décriminalisée en même temps que le suicide lui-même. Si le délit n’existait pas, cette supposition, fût-elle vraie, ne pourrait servir à l’État pour intervenir ; or, si l’État ne manque pas de justification du fait de l’existence en droit de ce délit, cette dernière exige quant à elle une justification qui lui fait défaut depuis la dépénalisation du suicide.
Cet interdit légal est, semble-t-il, une cause significative du fait que la question du suicide, la discussion du pour et du contre, ne soit pas davantage présente dans l’espace public, alors même qu’« il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : le suicide », selon la célèbre formule d’Albert Camus dans son Mythe de Sisyphe, un problème que cet auteur traite cependant avec la médiocrité qu’on lui connaît. On peut également voir dans ce fait une autre raison de prudence, c’est qu’il ne convient pas de faciliter la tâche de ceux qui nous en veulent à mort, et que passer, même si c’est faux, pour suicidaire parce que l’on discute du seul problème philosophique vraiment sérieux est un moyen de leur faciliter la tâche dans la mesure où la chute mortelle d’une personne passant pour suicidaire n’éveille guère de soupçons.
Lorsque l’on demandait au philosophe Hégésias, qui préconisait le suicide, pour quelle raison il ne se suicidait pas, il répondait qu’il devait d’abord convaincre les gens du bien-fondé de sa philosophie : c’est la raison pour laquelle il incitait les gens à se suicider plutôt que de se suicider lui-même. Nous avons déjà parlé du suicide de Mainländer. Ce dernier aurait, selon une banale hypothèse, agi conformément à sa pensée en se suicidant. Or sa pensée est que l’humanité disparaîtra lorsque l’État idéal sera réalisé, possiblement – Mainländer se borne à des conjectures sur ce point – par un phénomène de contagion spirituelle qui verra l’humanité se suicider en masse, jusqu’au dernier homme. Et pourquoi pas ? L’État idéal est l’état du désespoir irrémédiable, il ne reste aucune chose à changer, plus rien ne peut être amélioré pour rendre l’homme heureux, et la vérité se montre alors à lui tout entière : le néant est préférable à l’être. Cette évidence en grande partie occultée par les imperfections sociales apparaîtra de manière universelle aux yeux de tous et de chacun, comme elle est apparue aux grands esprits de tous les temps. Et si ces grands esprits ne se sont pas tous suicidés, il est permis de penser que c’est en raison des obstacles propres à leurs époques respectives, à commencer par l’interdit du suicide, et faute de la contagion spirituelle requise. – Ceci est la seule philosophie de l’histoire réaliste fondée sur l’idée de progrès.
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Il n’existe à ce jour aucune traduction française de la Philosophie der Erlösung de Philipp Mainländer, publiée en 1876. Une telle traduction est impossible dans un pays comme la France.
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Le matérialisme est la philosophie par laquelle l’homme n’a rien à penser en vue de la mort. Nous mourrons tous mais ceci, pour le matérialiste, est complètement indifférent ; nous devons vivre comme si la mort n’existait pas, puisqu’il n’y a rien à faire en vue de la mort. La mort existe mais qu’est-ce que ça change ? Mènerions-nous une vie différente si la mort n’existait pas ? Celui qui se goberge continuerait de se goberger, celui qui veut devenir très savant deviendrait de plus en plus savant, le riche de plus en plus riche… Le matérialiste a la mentalité de la vie éternelle, dans cette vie barrée par l’horizon de la mort.
Ils disent : « Vivre sa vie avant la mort. » (Parfois, c’est pire, ils disent « profiter de la vie », quel aveuglement.) Mais cette mort – que demande-t-elle ?
Que veut de moi la mort ? Cette vie, c’est la nature, l’individu que je suis n’est qu’un instrument de son aveugle volonté, le prix qu’elle attache à ma personne celui de l’esclave pour le maître. Vous n’avez pas existé comme une personne pour elle, votre individu, celui qui vit sa vie, n’existe nulle part dans la nature comme une personne – et si vous vous croyez une personne, il faut pour cela que la nature n’ait pas le dernier mot, mais alors c’est la mort qui vous demande quelque chose en tant que personne, en tant que vous êtes une personne. La mort attend la personne que la nature a méconnue.
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Si la mort est un long sommeil, et si la vie peut être une jouissance, les malheureux peuvent se consoler à l’idée que la mort sera la fin de leurs maux et la fin des injustes jouissances des heureux. Eux doivent gagner la paix et les autres perdre leurs plaisirs. Pourquoi cette pensée ne serait-elle pas suffisamment consolatrice, qu’il faille imaginer en outre un paradis, un enfer ?
Philo 32 : Un mot de la mort relative
ÉPISTÉMOLOGIE
Le savant est non savant dans tout autre domaine que sa petite spécialité. La remarque de Jean Rostand est de la suffisance.
« À la différence d’Oppenheimer, je ne pense pas que les non-savants soient désormais condamnés à ignorer les grandes conclusions – toujours provisoires – de la science. Mais ce qui leur est quasiment interdit, c’est d’avoir un avis, de porter un jugement. » (J. Rostand, Carnet d’un biologiste) (Philo 31)
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Hugo Dingler explique que la théorie de Maxwell, bien avant la relativité générale, introduisit le « mathématisme » dans la physique : on se contente désormais de rendre les résultats des mesures expérimentales en équations mathématiques sans se soucier d’en donner une interprétation ou explication intuitive (anschauliche Erklärung). – Cela ne change évidemment rien au fait que les savants sont non savants hors de leur domaine : ce n’est pas le mathématisme qui est cause de l’ignorance des spécialistes.
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Zénon d’Élée : je ne peux penser le vécu. Pour qu’un objet aille d’un point à un autre dans ma représentation, je dois oublier la divisibilité de l’espace à l’infini, une loi nécessaire de l’espace mathématique. Ne pas penser pour comprendre. Penser s’oppose à comprendre.
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Si le monde physique est fini (Aristote, Mainländer), peut-on avoir l’expérience de cette finitude ? Et quelle pourrait être cette expérience ? Nous verrions la limite de la totalité physique, nous toucherions la fin au-delà de laquelle il n’est rien et pourtant si quelque chose nous empêchait d’avancer plus avant la main ce serait comme une limite physique séparant deux milieux physiques. Il n’y a pas d’expérience possible de la totalité physique, ce qui revient à dire que le monde physique ne peut être fini. Le monde est une simple idée.
Aucun raisonnement (par exemple, le monde est une somme de forces finies, donc est lui-même fini) ne peut rendre possible l’expérience du monde en tant que totalité. Le raisonnement qui se sert des catégories de l’expérience possible pour tirer des conclusions au-delà de cette expérience, c’est la vieille métaphysique.
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ESTHÉTIQUE
On comprend mieux la nature du marché de l’art contemporain quand on sait qu’il existe pour les riches un marché des livres anciens avec autographe, ou comment réduire un livre à sa page de titre. Tout comme dans ce dernier marché le livre n’a pas la moindre importance, que dis-je ? la littérature tout entière n’a pas la moindre importance, l’art n’est rien dans le marché de l’art.
Il est peut-être outrecuidant, de la part d’un philosophe, sachant qu’un philosophe est toujours plus ou moins tenté de bannir les poètes, de dauber ainsi sur ce plaisir de riche alors qu’il est possible qu’une véritable émotion esthétique en soit à l’origine, qu’une véritable émotion esthétique soit comme une lumière dans la vie sinistre d’un riche ; et pourquoi dénigrer la seule façon d’hommage dont le riche soit capable, l’hommage monétaire, au prétexte que celui-ci porte sur une chose aussi futile qu’une signature ? Le riche qui acquiert la signature d’un auteur n’a de cet auteur rien de plus que ceux qui lisent les livres, et même plutôt moins car il n’est pas certain qu’il lise, mais la mémoire du poète n’est-elle pas grandie par ces transactions, quand ses livres sans autographe doivent être vendus au kilomètre ou bien bennés ?
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Il est établi que la promotion d’au moins l’une des composantes majeures de l’art contemporain, l’expressionnisme abstrait, fut un instrument de l’agence d’espionnage nord-américaine, la CIA, dans la guerre culturelle contre le réalisme socialiste, qui n’est autre qu’une forme d’académisme ou de pompier.
Le futurisme italien a directement inspiré le dadaïsme et, via celui-ci, le surréalisme, dont les accointances idéologiques sont connues, mais les futuristes italiens, à commencer par Marinetti, dénonçaient la poussée du communisme comme un phénomène d’épuisement ou de lassitude après la Première Guerre mondiale, tout en rejetant le passéisme artistique et littéraire, et notamment le culte des musées. On comprend qu’un tel mouvement pût naître en Italie, depuis toujours la proie de cette engeance, le touriste, qui voudrait que l’Italie ne fût qu’un champ de ruines : de belles ruines romaines mais en somme des ruines.
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Le tripot littéraire
Jean-Jacques Rousseau parlait du « tripot littéraire ». Nous sommes plus dans le freak show, le cirque des monstres, un Barnum de foire. Le succès littéraire fait penser à ces détenus qui trouvent à se marier, en prison, parce que les gens se bousculent pour voir des tarés célèbres.
Leurs livres mêmes, à ces détenus, tueurs, psychotiques, se vendent si bien que les États doivent passer des lois pour interdire ces ventes ou pour que les revenus en soient versés à d’autres, comme des associations de victimes. C’est le véritable prototype des gens de lettres, ou, disons, le modèle des maisons d’édition, qui font les gens de lettres. (Les gens de lettres sont des employés de maison d’édition. Un exemple en est cet écrivain salarié 2.200 euros par mois par son éditeur en échange des livres qu’il écrirait ; il avait droit à ce salaire ainsi qu’à une secrétaire peut-être payée autant que lui.)
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PHILOSOPHIE POLITIQUE
« [L]a crise engendrée par la COVID-19 a déstabilisé de nombreuses personnes en perte de repères dans une société complexe, interconnectée où l’information côtoie la désinformation. » &
« Il convient tout de même de souligner que chacun peut déterminer lui-même le contenu de ses représentations intellectuelles et politiques. Tout individu a le droit de douter, de s’interroger, surtout en cette période de crise sanitaire doublée d’une crise sociale. Cela relève de la liberté de pensée garantie tout aussi bien par l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen que par l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme. »
(Dernier rapport de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, la Miviludes : nous ne donnons que ces deux courts extraits pour ne pas encombrer notre blog avec une prose infâme ; ils montrent que la défense de la liberté d’expression, droit fondamental, est réduite à une clausule « tout de même », après que la Miviludes incite longuement le gouvernement –dont elle est un bras administratif–, de manière monomaniaque et vitupérative, à sévir contre les désinformations et les complotismes de toutes sortes, car la mission interministérielle définit à présent le « complotisme » comme une dérive sectaire.)
« Il convient tout de même de souligner… »
Ah, « tout de même » ! Remercions les auteurs du rapport pour ce « tout de même » qu’ils feraient presque oublier. Pour résumer, nous avons donc : oui mais non mais oui mais non… Une énième, si belle illustration de la loi pénale « claire, précise et intelligible » qui permet de dire à son sujet tout et son contraire. Et c’est surtout en cette période de « crise » que tout individu a le droit de douter, de s’interroger, dans cette période qui impose par ailleurs aux pouvoirs publics, selon ce même rapport, d’être particulièrement vigilants, c’est-à-dire répressifs, vis-à-vis de toutes formes de désinformations. Au fond, il y a ceux qui ont le droit et ceux qui sont manipulés et ce n’est pas leur faute, donc il faut sévir. Puisque ce n’est évidemment pas en même temps pour les mêmes, ce « tout de même ». Ce « tout de même », c’est en fait pour les fonctionnaires de la Miviludes. Eux ne sont pas manipulables, fragiles, dans le doute, impressionnables, voire manipulateurs, prédateurs, sectaires. Car eux sont payés par le gouvernement, c’est toute la différence avec le vulgaire pékin (vulgum pecus), qu’il faut protéger des « délinquants » qui propagent des paroles et des mots, oui, mesdames et messieurs, des paroles et des mots comme autant de chaînes pour la pensée libre qui plane dans l’éther administré. Tout de même. Ou est-ce plutôt « quand bien même » ? Quand bien même l’article 10 et l’article 9 disent ceci et cela, nous, nous, nous, nous pourchassons les délinquants, tous ceux qui croyaient que ces articles protégeaient leurs opinions délinquantes et leurs mots qui tuent. Car les mots tuent, au cas où vous ne l’auriez pas appris. C’est la liberté d’expression mais « tout de même » des mots qui tuent. Si les mots tuent, pourquoi nous faire croire à la liberté des mots, pourquoi nous faire croire que les mots sont libres ? – Quand des articles juridiques sont dans la catégorie « tout de même », c’est qu’ils n’existent pas.
(ii)
Poursuivons l’analyse de ce grand moment de philosophie cartésienne (du nom de Descartes, le philosophe qui a longuement disserté de la glande pinéale).
« Le complotisme est un mode de pensée antisystème qui s’appuie sur des arguments non falsifiables, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent être ni prouvés ni récusés, ou sur une vérité partielle, soumise à une interprétation rationnelle mais erronée. »
Les « arguments non falsifiables », qui « ne peuvent être ni prouvés ni récusés », sont un emprunt à la thèse de Karl Popper selon laquelle, en gros, la science se fonde sur des arguments falsifiables, tandis que le marxisme et le freudisme s’appuieraient quant à eux sur des arguments non falsifiables. Une thèse parfaitement saugrenue. Eysenck a surabondamment récusé les arguments du freudisme, par exemple, et bien d’autres après lui. On peut ainsi écarter le complexe d’Œdipe du point de vue darwinien, par l’absurde : si le complexe d’Œdipe existait, les personnes qui en souffrent auraient un moindre succès reproductif, compte tenu de la moindre viabilité de la descendance des couples consanguins, donc le complexe disparaîtrait : un tel complexe ne pourrait avoir la moindre réalité que si l’évolution favorisait les couples consanguins, or c’est le contraire qui se produit, l’évolution s’oppose à la fixation dans une espèce de l’attraction consanguine (Thornhill & Palmer, 2000), et l’idée que chaque individu, au sein d’une espèce, devrait surmonter une tendance naturelle opposée à son intérêt reproductif n’a pas le moindre sens évolutionniste, de sorte que, au final, ou bien le freudisme (ici le complexe d’Œdipe) est vrai et la théorie de l’évolution est fausse ou bien l’inverse. Cette discussion a pour but de montrer que le freudisme, qu’on veuille ou non l’appeler une science, est complètement susceptible d’être ou bien récusé ou bien prouvé, comme n’importe quel ensemble de propositions, de quelque nature qu’elles soient. Mais les fonctionnaires de la Miviludes ne pensent pas. Pour eux, Karl Popper a posé une vérité d’école, il existe des arguments non falsifiables et la messe est dite. Que le gouvernement ait nié l’utilité des masques hygiéniques contre le covid-19 quand il n’y avait pas de stocks de masques dans le pays (en dépit des mesures adoptées à la suite des épisodes de grippe aviaire et porcine qui exigeaient la constitution de stocks de masques) puis qu’il ait imposé le port du masque une fois seulement que des stocks furent constitués, serait un argument non falsifiable ? Ce que nous disent, au fond, ces fonctionnaires, c’est que le gouvernement et son appareil répressif ont trouvé l’argument idéal pour supprimer toute forme de débat sérieux, à savoir qu’il existe des arguments non falsifiables qui, en tant que tels, ne pouvant être ni prouvés ni récusés, ne doivent jamais entrer dans le moindre débat. Le gouvernement aurait ainsi pour mission de traquer les arguments non falsifiables afin que le débat public n’en soit pas pollué. Or, mesdames et messieurs, les arguments non falsifiables n’existent pas, et le gouvernement traque un fantôme. La Miviludes se trompe lourdement si elle croit que son misérable argument a la moindre portée.
Si, par conséquent, le « complotisme » requiert, pour exister, des arguments non falsifiables, il n’y a pas de complotisme, seulement une autorité administrative en roue libre qui ne sait plus quoi produire pour protéger l’administration et le gouvernement de la moindre critique et du moindre examen. Un plaidoyer pro domo au mépris des libertés fondamentales.
Quant aux « vérités partielles », que la Miviludes décrit de manière vague et d’ailleurs contradictoire (de quelle manière une interprétation rationnelle peut-elle être erronée ? seulement si l’on donne au mot « rationnel » un sens très large, comme lorsque l’on décrit l’homme comme un animal rationnel, c’est-à-dire que la raison n’empêche pas de se tromper, mais alors c’est du bavardage puisqu’une interprétation de l’esprit humain, erronée ou pas, est toujours rationnelle dans la mesure où l’homme est un animal rationnel), elles appellent la même réponse. Si la Miviludes donne des exemples de ce qu’elle avance, je me fais fort de lui prouver que ce ne sont ni des arguments non falsifiables mais des arguments ou bien corrects ou bien erronés, ni des vérités partielles mais ou bien des vérités ou bien des erreurs. (Je ne prétends pas juger de la vérité de n’importe quelle proposition, cela demanderait d’être omniscient ; il s’agit simplement de montrer les conditions dans lesquelles on peut juger d’un argument.)
Un dernier mot sur les « vérités partielles ». Quand de prémisses justes on tire une conclusion fausse, il s’agit non pas d’une vérité partielle mais d’un argument faux. Le problème, quand une mission interministérielle emploie ce genre de langage, c’est non seulement que l’administration d’un État supposé pluraliste se permette de juger de la vérité en dénonçant certaines formes d’expression comme des vérités seulement « partielles », ce qui signifie qu’elle peut aussi en dénoncer d’autres comme entièrement fausses, et d’autres encore, ou les mêmes, comme dangereuses, mais aussi que l’administration pourrait réprimer toute forme d’expression comme une vérité partielle sur le fondement des secrets qu’elle possède et qui ne sont pas divulgués au public : en effet, le gouvernement qui ne renonce pas à la raison d’État a les meilleures raisons du monde de dire que le public ne sait pas et doit donc se taire. Or ce même État nous assure qu’il défend notre liberté d’expression.
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Le mouvement Dhammakaya, introduisant dans le bouddhisme thaïlandais un esprit un peu nouveau, est devenu un mouvement de masse, ce pourquoi il est entré dans le collimateur des autorités et son abbé se trouve aujourd’hui en fuite on ne sait où pour éviter une incarcération et un procès pour prétendus détournements de fonds. Le mouvement, dont les membres appartiennent principalement à la classe moyenne éduquée, continue cependant d’exister. Il a même créé un parti politique, The Land of Dharma Party, Pak Pandin Dhamma, qui se fait critiquer pour sa défense des valeurs traditionnelles bouddhistes, ce qui semble assez paradoxal dans un pays aussi majoritairement bouddhiste mais également connu pour être, depuis la guerre du Vietnam, un marché du sexe à ciel ouvert, dont profitent les élites politico-militaires par la voie de la corruption, une situation volontiers présentée par les médias internationaux comme le signe de la tolérance de la religion bouddhiste alors que ces dépravations sont condamnées à tout point de vue (esprit de lucre, de stupre, drogue, violence…) par la morale bouddhiste, pour qui la tolérance de cette gangrène est elle-même condamnable en soi.
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Dans son arrêt Perinçek c/ Suisse de 2012, par laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a frappé la Suisse pour avoir condamné M. Perinçek qui avait nié le génocide arménien, elle a précisé, pour en même temps maintenir intactes les législations condamnant la négation des crimes jugés par le tribunal international de Nuremberg en 1945, que ce négationnisme-là « traduit invariablement une idéologie antidémocratique », tandis que la négation du génocide arménien ne présenterait pas nécessairement un tel caractère. Il faut donc comprendre que la parole est libre en Europe à condition de ne pas promouvoir une idéologie antidémocratique, c’est-à-dire qu’elle n’est pas plus libre qu’ailleurs. En effet, les régimes antidémocratiques ne supprimant pas toutes les libertés et les régimes démocratiques ne garantissant pas toutes les libertés, ce qui revient à dire que ces derniers ne suppriment pas non plus toutes les libertés, les régimes démocratiques et antidémocratiques sont par conséquent une seule et même chose au regard des libertés. Ils sont tous dans le « plus ou moins », et chaque individu aura plus ou moins de griefs envers son régime selon qu’il se situe dans le plus ou le moins de ces privations de liberté. C’est ce qui ressort clairement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
Supposons un régime antidémocratique enclin au nationalisme, on pensera que la critique de la majorité nationale n’y est pas permise, tandis que dans un régime démocratique ce sont les minorités qui sont avant tout protégées par les lois de suppression de la parole. Certains croient en effet savoir que le « racisme anti-Blancs » n’est pas pénalement condamnable en France, par exemple, pays de majorité blanche. Quel est donc le régime « majoritaire », entre les deux ?
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Nous mesurons l’incongruité de défendre la liberté d’expression dans un milieu tellement envahi de pornographie, et tandis que les gens doivent se boucher le nez, en plus des yeux, dans ces remugles, on étouffe facilement la critique. – Pour notre justification, voyez notre essai Pacta turpia cannot be speech (ici, en anglais).
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À la rubrique des faits divers : Condamnée pour « atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte », l’administration « se réjouit ».
(Le Parisien, article du 17 mai 2022 « Beauvais : Les fidèle soulagés après la réouverture de la mosquée ». Citations : « Le juge des référés a ainsi estimé que ‘le maintien de la fermeture de la mosquée porte une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte’ et a suspendu la décision de la préfète de l’Oise, lui enjoignant de ‘réexaminer la demande de réouverture de la mosquée’. » ; « De son côté, la préfecture a pris acte de la décision. ‘On se réjouit de ce que la période de fermeture de la mosquée ait pu permettre de mieux garantir le respect par celle-ci des lois et des valeurs de la République.’ »)
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Si les gens pensaient, où cela les conduirait-il ?
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La conception du monde « haineuse et desséchante » de Freud : ce mot rachète Jaspers.
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PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
Un point de vue musulman
Selon certains intellectuels musulmans, l’échec des croisades induisit les chrétiens à se remettre en question tandis que les musulmans se seraient endormis sur leurs lauriers. Les chrétiens se seraient notamment mis à traduire les livres arabes en latin pour apprendre la science arabe ; cela aurait même pris le nom de « croisades de l’esprit ».
De ce point de vue, le réformisme fondamentaliste de Mohamed Abduh (1849-1905) est la clé de toutes les interprétations ultérieures, par exemple celle du Maulana Wahiduddin Khan : « The day they [les musulmans] rediscover the Qur’an, they will recover all other things they have lost, uncluding Science. » (Indian Muslims, 1994, p. 89)
(ii)
Le géocentrisme, le rejet de l’héliocentrisme par le clergé chrétien est imputé par le Maulana Wahiduddin Khan à l’idée du Dieu fait homme : la Terre l’ayant vu naître et vivre doit être le centre du monde. (Ibid., p. 74) – L’islam était donc héliocentrique avant Galilée ?
(iii)
Le Maulana ne veut pas que les musulmans s’opposent à des relocalisations de mosquées par le gouvernement indien (Ibid., p. 254), mais il a dit auparavant que, quand une mosquée a été établie régulièrement, même un musulman ne peut contester cet emplacement (p. 192) : « wherever a mosque has been lawfully built, that will be the mosque’s permanent site. Even the Muslims have no right to re-locate it. » Apparemment, c’est donc plutôt « only the Muslims have no right » !
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Je suis riche parce que mes grands-parents, qui ne l’étaient pas, ne possédaient pas tous ces objets que je possède. C’est ainsi que tout le monde est riche.
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Notes sur la philosophie hégélienne de l’histoire
L’histoire universelle est-elle guidée par l’idée de liberté (Hegel) ou par celle d’égalité (Tocqueville) ?
(ii)
Dans l’État jésuite du Paraguay, une cloche sonnait la nuit pour rappeler les indigènes à leur devoir conjugal. Ce que Hegel interprète comme un signe de la débilité naturelle des Indiens plutôt que de leur condition particulière dans cet État. Or le fait rappelle les animaux des zoos, dont la vigueur génésique décroît fortement.
(iii)
La description de l’Afrique subsaharienne : de minces côtes suivies d’une ceinture de marécages puis de monts difficilement franchissables, dont l’intérieur reste inconnu mais qui est habité par des hordes féroces qui parfois franchissent les montagnes pour attaquer les tribus vivant sur les flancs extérieurs. De ces hordes Hegel nomme les « Fullahs » (Peuls) et les « Mandingos » (Mandingues).
(iv)
Alors que la religion apparaît avec la conscience d’une force supérieure, même seulement naturelle, il n’existe selon Hegel rien de tel chez les Noirs d’Afrique, qui prétendent commander à la nature par des sortilèges. La religion est opposée de cette façon aux pratiques magiques.
(v)
C’est en monarchie que « Alle sind frei » (tout le monde est libre) – en aristocratie comme en démocratie, seuls « Einige sind frei » (quelques-uns sont libres). Les trois étapes du développement historique sont : despotisme, aristocratie-démocratie, monarchie.
Le peuple romain demandait sous la république ce qu’il avait eu sous les rois, à savoir « Grundbesitz und Schutz gegen die Mächtigen » (la propriété et la protection contre les puissants).
(vi)
Avec le zoroastrisme, le général (das Allgemeine) n’est plus quelque chose dans la nature empirique, mais c’est la lumière : « nicht diese oder jene besondere Existenz, sondern…die sinnliche Allegemeinheit selbst, die enfache Manifestation » (non cette existence particulière-ci ou celle-là, mais … la généralité sensible elle-même, la manifestation simple).
(vii)
Le bouddhisme est la vénération d’un homme-Dieu, « ein Mensch als Gott », mort dans le bouddhisme original (c’est Fo [Hegel donne au Bouddha Gautama son nom chinois]), vivant dans le lamaïsme (le Dalaï-Lama ou le Taschi-Lama, plus un troisième en Sibérie). – L’« homme-Dieu » caractérise le bouddhisme, non le christianisme, caractérisé quant à lui par ein Gott als Mensch.
(viii)
La religion ne sert pas l’État mais l’État sert la religion. Je prétends que c’est une proposition hégélienne.
Hegel admirant Napoléon, pouvait-il ne pas voir que l’empire napoléonien était un État religieux (création de l’Empire et sacre de Napoléon la même année, en 1804) ?
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PHILOSOPHIE MORALE
Un mot de la mort relative
Le Bouddha Gautama avait un fils qu’il nomma Rahula, ce qui signifie « entrave », le Bouddha reconnaissant l’obstacle à la libération que représentent les attachements familiaux. Mais cette entrave est plus profonde qu’il ne l’a cru, car avoir une descendance, c’est, selon la typologie de Mainländer, se vouer à la « mort relative » contre la « mort absolue », l’homme continuant de vivre dans sa descendance. La libération absolue n’est possible que dans la mort absolue. Autrement dit, si d’autres Bouddhas que Siddharta Gautama ont vécu sans engendrer, ce sont les véritables Bouddhas, ce qui nous conduit à l’ascétisme hindou, à l’hindouisme, où les Bouddhas doivent être cherchés et trouvés.
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Les gens souffrent pour élever des enfants qui souffriront.
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En tournant son intelligence contre soi, dans l’ascèse, on sert l’esprit d’une façon indirecte également, que l’on n’a pas encore bien comprise : c’est que l’ascète s’oppose au progrès. La macération de la chair a pour effet de détourner de l’agitation qui est la cause du progrès des hommes et, plus encore que la chair elle-même, de leur mort spirituelle.
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Les sentiments ont de la force sur nos pensées jusqu’à un certain point. Le sentiment de l’absurde peut bien me faire considérer que la raison est absurde et ce parce qu’elle ne répond pas à mes besoins présents. Mais le sentiment de l’absurde ne peut rien contre les vérités inconditionnelles (dont celles des mathématiques sont les moins contestées par le vulgaire). Ce sentiment est en réalité celui de la déficience de mon être sensible, or là-bas, de l’autre côté de l’absurde, dans l’évidence des vérités inconditionnelles, il n’y a pas de place pour ma sensibilité : où donc est l’absurde ?
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La totalité de la nature, du monde est une hypothèse de la raison pure (une « Idée » de la raison) mais, par le sentiment de l’absurde, une réalité existentielle pour la raison pratique : c’est cette totalité hétérogène à mon être moral qui m’apparaît absurde.