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Philo 34 : Philosophie et bannissement des poètes
Philosophie et bannissement des poètes
Que penser de ceux qui renient les idées qui les ont rendus célèbres et sans lesquelles ils n’auraient jamais été connus ? Je parle des écrivains. Quand on est devenu célèbre par sa pornographie, quelle légitimité peut-on avoir en dénonçant la pornographie par la suite ? Et peut-on croire que si cet écrivain avait commencé par dénoncer la pornographie, plutôt qu’à s’en servir, il aurait connu le succès ? Cela s’est-il jamais vu, dans l’époque moderne ? Non, et c’est pourquoi ce n’est pas leur talent qui rend les écrivains célèbres mais leur ordure. Prenons un exemple parmi d’autres.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Japon humilié dans ses rêves de grandeur devait chercher dans l’ordure un antidote aux fantasmagories de l’idéalité. Cette ordure, il la trouva dans le jeune écrivain Yukio Mishima, qui devint instantanément célèbre avec sa Confession d’un masque, en 1949 (le Japon étant encore sous occupation nord-américaine).
Dans ces souvenirs dont une bonne partie couvrent les années de guerre, le narrateur s’y montre, en dehors d’un sadique introspectif, le contempteur du militarisme japonais. La vie civile pendant la guerre est caractérisée par « une vague de stoïcisme hypocrite » et « des innovations saugrenues ». L’usine d’armement où sont mobilisés les étudiants « était vouée à un néant monstrueux » parce que le narrateur, étudiant en droit, croit comprendre qu’elle ne reposait pas sur des principes économiques sains ; elle devait, pour fonctionner, s’appuyer sur une « grandiloquence religieuse ». Le narrateur ment au médecin militaire en affirmant qu’il crachait du sang, si bien qu’il est réformé. De retour chez ses parents, il explique qu’il méprisait « les fanatiques qui continuaient à croire à la victoire ». Autant de propos qui, tenus cinq ans plus tôt, auraient valu la cour martiale à leur auteur, et qui lui garantirent, sous occupation nord-américaine, le plus grand succès.
Pour des souvenirs de guerre publiés en 1949 par un Japonais, il ne fallait certainement pas s’attendre à du patriotisme ardent. C’est pourtant le héros de la grandeur nationale japonaise que nous citons là, le fondateur d’une armée de pacotille avec laquelle il crut pouvoir être conduit au pouvoir (l’échec de ce coup d’État entraînant son suicide, en 1970). Autrement dit, il avait cru non seulement que le talent était la cause de son succès littéraire, alors que la cause première en était son ordure, dont un pays humilié se repaissait pour se punir des idées politiques qui l’avaient conduit à la plus écrasante défaite de son histoire, mais encore que son succès littéraire était une forme authentique de l’admiration – l’admiration pour un grand homme –, transposable à la conduite de l’État, plutôt qu’un goût décadent de l’intellect mortifié pour un paillasse obscène, dans un temps où la pornographie plus franche et moins voilée de psychologie n’avait pas encore droit aux vannes grandes ouvertes.
Comme si cela ne suffisait pas, les lectures du narrateur, dans ce livre, sont entièrement occidentales. (On relèvera Là-bas de Huysmans, sur Gilles de Rais avec lequel Mishima se trouve des points communs.) Et c’est cet esprit dont pas une seule pensée n’est modelée par l’histoire littéraire et philosophique de son pays qui s’érigera par la suite en restaurateur de la grandeur nationale. En somme, une forme réactualisée de Meiji, de restauration de grandeur par emprunt étranger, n’était que Mishima, le Mishima milicien, souhaitait régénérer les valeurs antérieures au Meiji, celles des samouraïs, dont il a décrit la spiritualité dans un essai sur le Hagakuré ainsi que les campagnes de terrorisme antilibéral dans un autre roman, Chevaux échappés.
Il est très naturel de roter bruyamment, et pourtant c’est vulgaire. (C’est même pire que cela, dans certaines circonstances, et je croirais volontiers qu’un homme rotant au milieu d’un grand restaurant n’en sortirait pas indemne.) Mishima est un auteur vulgaire. Il est somme toute naturel et peut-être banal de rompre avec une femme à qui l’on a laissé croire qu’on l’épouserait, et somme toute aussi relativement bénin quand on ne l’a pas en même temps « séduite », pourtant c’est ce que des esprits plus attentifs et plus profonds ne voient pas sans colère en raison des conséquences inévitables†, et ce que certains milieux, à des époques moins basses, ne pouvaient tout simplement tolérer, non pas comme innaturel mais comme vulgaire, c’est-à-dire comme un défaut flagrant de pénétration et de profondeur humaine.
†Par exemple, cette froide transcription de l’état d’esprit de la fiancée laissée en plan, après son mariage avec un autre : « Eh bien, pour ma part, je n’ai aucune raison de le regretter. Mon mari m’aime et je l’aime aussi. Je suis vraiment heureuse. Je ne pourrais rien souhaiter de plus. Et pourtant, peut-être est-ce un mal de penser cela, mais parfois – je me demande si c’est la meilleure façon de l’exprimer – parfois dans mon imagination, je vois un autre moi qui mène une vie différente. Puis un grand trouble me saisit et je sens que je suis sur le point de dire des choses que je devrais pas dire. &c » Qu’une liaison, même innocente, rompue après une dose significative d’investissement émotionnel, fasse de cette femme une « marchandise défectueuse » pour son mari tombe sous le sens, si l’on veut bien me passer l’expression ; et qu’une telle pensée n’apparaisse nulle part dans le récit du narrateur est ce qui juge l’auteur, philosophiquement. Car, dans ce triangle, une personne se voit dénier son droit, est par là déshumanisée. S’il est bien une chose, dans Platon, à ne pas jeter, c’est le bannissement des poètes, quand bien même de nombreuses préfaces, et de nombreux commentaires, et d’innombrables phrases creuses nous demandent de ne pas confondre l’écrivain avec sa création.
Post-scriptum. Quand je mentionne l’occupation nord-américaine du Japon (1945-1952), certains pourraient comprendre que la célébrité de Mishima serait due moins à une réaction « naturelle » de l’esprit japonais au lendemain de la guerre et de la défaite, qu’à des formes de manipulation délibérée de l’opinion, une promotion au forceps, et je précise donc que je n’exclus pas non plus cette hypothèse, même si de telles manipulations hypothétiques devaient de toute façon trouver un terrain favorable. Quand on voit citée, parmi les réformes imposées par l’occupant, la liberté de la presse, on a le droit de hausser les épaules : ce n’était certes pas une liberté s’étendant aux idées que les tribunaux d’occupation étaient en train de juger. Ces tribunaux jugeaient des « crimes », mais que la liberté de la presse se soit sous l’occupation américaine étendue à la dénonciation de celle-ci, par exemple, ou bien à la dénonciation de crimes de guerre des Alliés, semble parfaitement douteux. Libres mais pas trop, un peu comme avant, en somme, l’interdit ne faisant que se déplacer.
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La statuaire grecque, considérée par les philosophes de l’art (Schopenhauer, Hegel…) comme dépourvue de caractère sexuel ou sexualisant, provoque selon Mishima, dans sa Confession d’un masque, des érections chez les invertis, à commencer par lui-même (la généralisation étant d’après Hirschfeld). Or on dit aussi des Grecs anciens qu’ils étaient portés sur les charmes masculins : cette statuaire avait-elle donc pour but de leur provoquer des érections ? Pourtant, les nus féminins de cette statuaire ne nous en produisent pas et nous inclinent dès lors à donner raison aux philosophes.
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« J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. » C’est ainsi que l’antiquaire miraculeux décrit sa grande sagesse, dans La Peau de chagrin de Balzac. À ce compte, il est fort peu d’hommes qui soient dénués de sagesse car sans doute en trouve-t-on fort peu qui manquent entièrement de ce genre d’imagination. Un sommet du génie littéraire français, et il faut chercher très bas dans la littérature de la « bégueule » Angleterre pour trouver des niaiseries pareilles.
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Faits divers
Il faut de temps en temps montrer que la philosophie ne plane pas dans l’éther des purs concepts mais sait aussi, à petites doses, lire les journaux. Il faut parfois même qu’elle aille jusqu’aux faits divers – ce qui reste moins sordide que les pages des suppléments littéraires – pour sauver du naufrage le bon sens et le droit.
(i)
Dans un journal du 28 novembre 2022, on peut lire qu’un jeune homme âgé de seize ans a été arrêté et placé en garde à vue pour avoir adressé au frère de la victime d’un atroce assassinat dont on avait récemment parlé dans les médias, une vidéo avec des photos de la victime ainsi que des images rappelant le crime, et demandant au frère « ce qu’il pense de ce montage ». Que de tels faits soient passibles de poursuites judiciaires n’a rien d’étonnant a priori : la malveillance dont semble faire preuve un tel acte, dans le contexte émotionnel d’une famille endeuillée, cette volonté d’insulter à la douleur, est choquante. Les choses se gâtent malheureusement, pour le bon sens, quand on lit que l’auteur de ce montage a reçu une convocation en justice pour « violences avec ITT de moins de huit jours » ; un sujet d’abord seulement choquant verse d’un coup dans l’absurde.
Précisons. La garde à vue ainsi que le chef d’accusation ont été motivés par deux éléments : 1) ladite « violence volontaire avec préméditation », également caractérisée dans l’article par les termes « violences avec ITT de moins de huit jours », et 2) l’« apologie d’un crime ». Une « source proche de l’enquête » indique qu’« il fallait montrer qu’il était hors de question de laisser impuni ce genre de choses ». Ce sont là des propos qui peuvent paraître anodins mais qui sont en réalité très étonnants. En droit, il ne s’agit pas de savoir s’il est question ou pas question : quand un droit est lésé, réparation s’impose. Cette réparation est due quoi qu’en pensent telles ou telles autorités, qui sont au service des lois et non au-dessus d’elles. Aussi, quand du côté de ces autorités, on entend qu’il « n’est pas question », on n’est déjà plus dans le droit mais dans le pouvoir : le pouvoir juge opportun de ne pas laisser impuni ce genre de choses.
C’est la première interprétation possible : le pouvoir nous dit qu’il va s’exercer contre des faits qu’il réprouve. Or on ne lui demande rien, à ce pouvoir, car le droit est là pour réparer les lésions indument subies, et, fondamentalement, dans l’essence du droit prévaut l’idée d’une automaticité excluant le pouvoir d’appréciation des autorités sur ce point (nous n’aborderons pas les quelques corrections qui s’imposent à cette affirmation et leurs limites). Quand du côté des autorités (administratives) on indique qu’« il fallait montrer qu’il était hors de question etc. », on se trompe sur la nature de ses missions : le droit n’a rien à montrer, il est aveugle à toute autre considération que la réparation due. Pour le pouvoir qui parle ainsi, il existe une politique du droit, un usage du droit par le pouvoir, et cet usage obéit à des principes hétérogènes à la nature du droit : la réparation, quand elle a lieu, « montre » quelque chose, en l’occurrence la pertinence du pouvoir, alors qu’en réalité la réparation ne traduit que la nécessité du droit et son inviolabilité.
La seconde interprétation possible de ces paroles, c’est que les autorités cherchent à pallier une insuffisance de moyens qui pourrait empêcher le droit de suivre son cours naturel. « Il n’était pas question » prend alors la nuance de l’interventionnisme radical : le droit ne permettait pas d’agir mais il n’était pas non plus question de ne rien faire… Le pouvoir couvre donc de sa discrétion absolue un défaut de moyens automatiques, c’est-à-dire que le pouvoir discrétionnaire se substitue à la loi.
Dans les deux cas, la loi se relègue au second plan et la volonté des autorités passe au premier. Dans le premier cas, il se substitue dans les mêmes termes à la loi en vigueur ; dans le second, à la loi prise en défaut. Dans le premier cas, il prétend, en lui dictant une finalité hétérogène, occuper la place de la loi, qui se maintient pourtant dans son existence en dehors et au-dessus de lui. Dans le second cas, il dicte la loi, n’étant pas sûr que, telle qu’elle existe en dehors et au-dessus de lui, elle ne serait pas prise en défaut dans le cas d’espèce. Les deux reviennent au même.
C’est ainsi que la police et le ministère public invoquent, pour faire passer en justice la vidéo dont il est question, 1) des violences avec ITT de moins de huit jours, et 2) l’apologie d’un crime.
Pour ce qui est de ce dernier chef d’accusation, l’apologie de crime, deux choses. A) Le caractère choquant des faits n’est pas tant, ici, l’apologie impersonnelle d’un fait criminel (une forme d’expression qui devrait selon nous être protégée par le droit de libre parole) que l’apostrophe personnalisée aux proches endeuillés, semblant indiquer une volonté d’aggraver leur souffrance et leur deuil (l’auteur des faits, entre parenthèses, dit avoir agi pour « voir la réaction des gens »). B) Ensuite, et surtout, l’apologie ne semble guère articulée, en la circonstance. Le simple fait d’évoquer un crime choquant de manière complètement distanciée peut être en soi, dans certains contextes, une forme de provocation envers l’émotion suscitée par ce crime, ou en réaction à celle-ci, mais ce n’est pas assez pour parler d’apologie. Telle que décrite succinctement dans l’article, la vidéo ne comporte aucun message verbal autre que la question adressée au destinataire de savoir ce qu’il pense du montage. Les autorités ont fait usage de la première chose qui leur venait à l’esprit, au risque, si ce chef d’accusation n’est pas écarté, de voir l’apologie s’appliquer de manière illégitimement étendue. Ne pas pleurer avec d’autres pourrait, par exemple, devenir une apologie. (Incontestablement, l’idée se défend que cette abstention pourrait être une apologie « en creux », absente une raison plausible de ne pas vouloir témoigner avec les autres les émotions de l’humanité meurtrie, mais si nous voulions nous aventurer sur ce terrain, en droit, il faudrait conclure à la nécessité de supprimer ce délit d’apologie car il ne permettrait plus de garantir la liberté de conscience. Pour autant qu’elle soit aujourd’hui garantie.)
Il reste les « violences avec ITT [interruption temporaire de travail] de moins de huit jours ». Nous serions donc dans le cadre des « violences psychologiques » et la victime aurait fait ou serait sur le point de faire constater une « ITT psychologique ». L’infraction de violence psychologique existe en droit français, formulée comme suit : « des actes répétés, qui peuvent être constitués de paroles et/ou d’autres agissements, d’une dégradation des conditions de vie entraînant une altération de la santé physique ou mentale » (loi du 9 juillet 2010). C’est nous qui soulignons les mots « des actes répétés ». Cette loi vise les comportements de maltraitance ou harcèlement moral dans le couple ou la famille, d’autres textes portent sur le harcèlement moral au travail. L’extension au cas de l’espèce n’est donc guère légitime puisque le ou les sujets traités par le législateur sont tout à fait différents et sans lien possible avec l’affaire qui nous occupe, et que par ailleurs l’envoi du montage est un acte isolé, non répété.
Dès lors qu’il est très douteux que l’acte dont nous discutons soit une apologie de crime et tout aussi douteux qu’il soit une violence psychologique au sens de la loi française, il devient évident qu’« il fallait montrer qu’il était hors de question »… Dans la bouche d’une autorité qui n’a pas les moyens légaux de punir ce genre de choses ! Il serait dangereux que le juge suive cette ligne d’argumentation, nous l’avons dit pour l’apologie et nous le disons pour ces violences psychologiques, car à quoi la qualification de violences ne pourrait-elle pas s’étendre si l’on allait sur ce terrain ? Mais, du reste, la loi française telle qu’elle est conçue ne permet pas, en raison de son objet, une telle extension.
Pourquoi avons-nous dit, au commencement, que cette incrimination était contraire au bon sens ? Nous n’ignorions pas que la violence psychologique est un objet juridique et que ce ne sont pas seulement les coups et blessures qui peuvent entraîner une ITT, mais la loi française, qui n’a pas manqué de bon sens en la matière, a souhaité restreindre l’emploi de cette notion à des situations particulières de dépendance : les enfants vis-à-vis de leurs parents ou tuteurs, le conjoint dans un couple, un employé dans une hiérarchie de travail. Le législateur a souhaité prévenir l’utilisation de ce moyen par des personnes qui voudraient soigner au contentieux leur susceptibilité froissée ou leur dignité méconnue par des actes d’une grande banalité, dont ils ont le droit d’être affectés. Nous entendons bien que les personnes endeuillées présentent une fragilité particulière qui pourrait recevoir une protection à ce titre de la même manière que les autres catégories de personnes déjà concernées ; seulement le législateur ne l’a pas prévu (aux articles invoqués par l’accusation), et si le juge s’y substituait en l’espèce, comme le lui demande le ministère public, il deviendrait un juge légiférant, ce qui ne correspond pas du tout à notre tradition juridique (du moins en ce qui concerne le juge judiciaire, puisque, d’un autre côté, il y a longtemps que le juge administratif, c’est-à-dire, l’administration, même si ce n’est pas l’administration dite active, joue ce rôle quand le législateur ne souhaite pas assumer certaines réformes : par exemple, le droit de réserve des fonctionnaires est d’origine jurisprudentielle). Le juge judiciaire n’a pas ce pouvoir.
On nous demandera : N’est-il donc pas possible de prévenir « ce genre de choses » ? C’est tout à fait possible : en droit français, nous l’avons déjà laissé entendre, cela passe par le législateur, qui doit voter une loi. Par ailleurs, l’affaire ne poserait pas la moindre espèce de difficultés en common law anglo-saxonne, où les réparations pour ce genre de préjudices peuvent être obtenues au civil en invoquant une « infliction of moral distress » (ce qui n’est cependant pas toujours possible en raison du Premier Amendement de la Constitution américaine garantissant, plus et mieux qu’ailleurs, la liberté d’expression).
Ce qui nous conduit à cette conséquence : que les autorités françaises sont d’autant plus véhémentes en général à « montrer » leur détermination contre « ce genre de choses » qu’elles reconnaissent bien moins aux particuliers le droit de s’en défendre eux-mêmes devant les tribunaux. En France, il s’agira d’un procès pénal déclenché par les autorités publiques et dans lequel les victimes pourront éventuellement se porter partie civile pour obtenir des réparations. Dans les pays de common law, en revanche, un procès civil pourra suffire ou pourra se conduire en parallèle d’un procès pénal. Ce sont ces pays, en particulier les États-Unis, qui sont caractérisés dans l’hexagone comme procéduriers ou quérulents (or, pour ce qui s’agit de l’emotional distress, la jurisprudence indique que la réparation est due seulement si cette détresse est « sévère » [severe]). Notre pays, à l’inverse, passe dans les pays anglo-saxons (du moins dans leur partie saine) pour un « État policier » et c’est à fort juste titre si l’on veut bien en juger par la présente analyse. Cet État qui n’a jamais de lois adaptées parce que tout part toujours de la citadelle du gouvernement central et doit passer par un Parlement négligent, une pétaudière où le moindre texte fait l’objet de centaines, voire de milliers d’amendements aux motivations les plus disparates, dont la majorité retient toujours une partie pour des raisons de pure opportunité politique en perdant de vue toute cohérence, cet État, dis-je, fait subir à ses citoyens arrestations, gardes à vue et autres mesures féroces et humiliantes pour des faits que rien ne permet, même choquants, de poursuivre en justice.
Post-scriptum. Au cas où des éléments de droit auraient échappé, c’est toujours possible, à la présente analyse, et que l’arrestation et la garde à vue du concepteur de la vidéo seraient moins choquantes que ce que nous prétendons, non pas moralement mais en droit, nous appelons l’attention du lecteur sur nos autres études de cas juridiques ; il comprendra que nos conclusions générales ne seraient pas profondément modifiées par une telle correction. Il se reportera notamment à notre étude sur le long contrôle judiciaire infligé à des Gilets Jaunes pour la décapitation d’une effigie du président de la République, qui fut au bout du compte reconnue par la justice comme parfaitement compatible avec la loi. Peut-être guère respectueuse de la personne du président de la République mais en tout cas respectueuse des lois. C’est bien la caractéristique d’un État policier que les officiers publics s’y prennent pour la loi dont ils ne sont que les serviteurs. Là aussi, « il fallait montrer qu’il n’était pas question », ou quelque chose d’approchant ; c’est cette phrase qui nous a conduits à la présente discussion.
(ii)
Dans le même journal, du même jour, il est question d’un jeune Français condamné pour « terrorisme » parce qu’il avait souhaité se rendre en Syrie, c’est-à-dire que ce terroriste n’avait commis aucun acte de terrorisme à proprement parler mais tenté de rejoindre l’organisation de l’État islamique. C’est pourquoi l’on entend beaucoup parler, sans généralement que soit relevé l’étrange paradoxe, de ces « terroristes » qui sortent en masse de prison. Un étrange paradoxe car, l’étiquette de terrorisme évoquant des actes parmi les plus graves, attaques homicides contre la population, attentats à la bombe, fusillades de masse, on a peine à comprendre que des terroristes s’en tirent à si bon compte. La résolution toute simple du paradoxe est que les autorités et les journaux appellent « terroriste » toute personne condamnée pour avoir manifesté le souhait, qui pourrait n’être à la rigueur qu’une velléité (car l’imagination est une chose, le réel en est une autre), de combattre dans les rangs d’une organisation figurant sur liste antiterroriste et dont le siège se trouvait en Syrie, où elle était combattue par l’État syrien, la Russie, l’OTAN, les Kurdes, et j’en oublie peut-être.
Bref, le jeune homme en question a de nouveau été arrêté pour être sorti du territoire français (puis revenu) sans en avoir informé les autorités, alors que ceci fait partie des menues obligations auxquelles il est depuis sa sortie de prison contraint en raison du fait que son nom figure sur un fichier national antiterroriste. Le journal indique qu’au cours de sa garde à vue il a soudainement agressé un policier. Cela lui vaut donc une nouvelle incrimination. Par ailleurs, et c’est le point qui nous intéresse ici, ce jeune terroriste avait avant cela, au cours de la même garde à vue, « lâch[é] des propos menaçants à une policière », propos dans lesquels il était question de lesbiennes et qui sont cités, mais que je ne citerai pas, n’ayant pas avec moi les services juridiques d’un quotidien national pour éviter tout malentendu. Le parquet, « avisé », a « notifié au jeune islamiste une garde à vue élargie au chef d’”injure publique”. » Ce chef s’ajoutera donc aux autres faits reprochés au jeune homme. Aussi, quand on nous apprend de temps en temps que tel individu malfaisant se trouvait libre alors qu’il a reçu quelque quinze ou vingt condamnations, souvent ces quinze ou vingt doivent être ramenées à leur juste proportion en retirant les trois quarts d’outrage à personne dépositaire qui s’y trouvent et dans lesquels on peut aussi bien ne rencontrer qu’un « m*** » et quelques autres grossièretés du même acabit (« grossier mais pas vulgaire », se justifiait l’humoriste, rappelez-vous). On comprend dès lors que toute personne délinquante ne soit pas forcément condamnée à des centaines d’années de prison et que certains ressortent « presque aussitôt », selon le reproche classique, comme si le petit trafic de cannabis, agrémenté de quelques outrages, était passible de la prison à vie.
Il se trouve que, dans la présente affaire, le propos n’était pas un outrage à personne dépositaire mais plutôt, si nous tâchons de déchiffrer cette prose succincte, une injure publique envers un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle, les lesbiennes. Que le parquet n’ait pas en outre élargi la garde à vue pour « violence psychologique » envers la policière du fait de ces propos (voyez i) n’est peut-être qu’une négligence ou bien un exemple de plus du laxisme bien connu de la justice.
L’article ne dit mot des circonstances de ces paroles, qui ne surprendront pas, a priori, de la part d’un djihadiste, mais dont le contexte intéresserait aussi l’esprit féru de précision. On ne sait pas, par exemple, s’il s’adressait à la policière de son propre chef ou bien si c’est elle qui l’engageait à s’exprimer sur les lesbiennes, dans une forme d’interrogatoire bien intentionné. Le fait que le journaliste présente les propos comme « menaçants » n’est pas en outre des plus clairs : s’agit-il d’une menace envers la policière – et alors pour quelle raison supposait-il qu’elle fût lesbienne ? – ou d’une menace dans la tête du journaliste ?
Mais notre véritable intention, en discutant cette affaire, c’est la qualification d’injure publique. Cette qualification repose sur la distinction bien connue en droit de la presse (c’est le nom qu’on donne en France à, entre autres choses, des échanges de paroles en garde à vue) entre propos privés et publics, les seconds étant beaucoup plus sévèrement réprimés que les premiers, qui ne récoltent, autre exemple de laxisme, qu’une simple contravention.
Les propos sont donc publics en garde à vue. Nous répétons : les propos tenus dans cet espace calfeutré, loin de l’agitation trépidante du monde, où le législateur a considéré devoir rendre l’enregistrement audiovisuel obligatoire (en 2007 en matière criminelle) en raison des choses étonnantes qui s’y passent parfois à l’abri des regards, tout en interdisant la diffusion de ces enregistrements sous peine d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende, ces propos sont publics.
Il faut de temps en temps montrer que la philosophie ne plane pas dans l’éther des purs concepts mais sait aussi, à petites doses, lire les journaux. Il faut parfois même qu’elle aille jusqu’aux faits divers – ce qui reste moins sordide que les pages des suppléments littéraires – pour sauver du naufrage le bon sens et le droit. – Car, quant à eux, les journalistes ne s’étonnent de rien.
(Extraits : Le Parisien 28/11/2022)
Philo 24 : “La vie est jugée”
i
La vie est-elle jugée ?
On trouve dans Nietzsche une critique de l’ascétisme, voire de la sagesse, en particulier adressée à Schopenhauer, dans laquelle il affirme que c’est être décadent que de considérer, à la vue des maladies et de la mort, que « la vie est jugée ». Cependant, ce n’est pas seulement, ni même principalement, la considération des maux soufferts par l’homme en raison de sa naturalité, à savoir les maux qu’il souffre à cause de la nature, comme la maladie, qui conduisent à l’ascétisme, mais avant tout la considération des maux que l’homme inflige lui-même, et c’est ainsi l’homme qui est « jugé ». Le renoncement ascétique ne vient pas tant de la considération du mal souffert que de celle du mal infligé. L’homme qui recherche son bonheur se voit opposer non seulement la nature aveugle, avec ses maladies, ses accidents, la fatalité de la mort, mais aussi les autres hommes égoïstes qui recherchent leur propre bonheur, dans une lutte sans merci.
Certes, Nietzsche parle par ailleurs d’un droit de conquête des forts, qui incorpore cette lutte dans le rejet de la « moraline » ; de ce point de vue, juger l’homme parce que sa force le conduit à soumettre ceux qui sont plus faibles est encore décadent, c’est le même symptôme. Le fort, ainsi, n’a d’autre choix que d’assujettir et conquérir : quand l’homme ne conquiert pas, c’est qu’il est faible, donc il sera conquis par plus fort que lui. Dans cette vie vouée à l’usage de la force, le philosophe n’est qu’un parasite, un faible dont l’arme est la persuasion et qui convainc les autres de lui céder une part du butin auquel il n’a pas droit en jus naturalis puisque ce butin doit s’acquérir par la force. Le philosophe est la même chose que le prêtre : ce sont ces faibles, ces décadents qui sont à l’origine de la morale. On voit d’emblée que cette conception, largement inspirée et reprise par les diverses critiques de la religion, est un monolithisme sociologique : les sociétés d’ordres, telle que la république envisagée par Platon, reposent sur l’erreur fondamentale qu’une classe philosophique-sacerdotale doit exister au-dessus des guerriers, alors que ces derniers représentent la vie dans son unique vérité de lutte sans merci.
Or le bonheur auquel renonce l’ascète est celui qui se définit par la nécessité naturelle, mais, si l’on considère que l’homme, outre des nécessités naturelles, possède aussi des fins dernières, et que ses nécessités doivent être subordonnées à ses fins, l’ascète ne renonce au bonheur découlant de la satisfaction des nécessités naturelles que pour une vie dans la plénitude des fins. On ne peut, par définition, renoncer à des nécessités, et en l’occurrence il faut manger pour vivre, mais chacun voit bien que, même dans le cas de cette nécessité qui semble être à certains égards la seule à devoir recevoir ce nom à proprement parler, et même parmi des individus qui ne font état d’aucune aspiration à l’ascétisme, les comportements alimentaires peuvent différer du tout au tout, par où se laisse penser la notion d’une pratique alimentaire raisonnable par rapport à des pratiques déraisonnables.
En vue du bonheur hors de toute considération de finalités dernières, on s’engage dans une voie sans fin ; le temps de la vie humaine n’y peut suffire car la satisfaction naturelle ne dépend pas de ma seule personne, c’est-à-dire de critères qui pourraient être objectifs (il faut objectivement telles choses à telle personne) ; c’est une compétition interpersonnelle qui nous impose nos buts, voies et moyens, ne serait-ce que parce que, fondamentalement, même s’il existait des critères objectifs du bonheur, que l’on pourrait atteindre objectivement, il faudrait encore un surcroît de biens par rapport à ces biens-là pour les défendre vis-à-vis de toute remise en cause possible par la nature et par autrui. Je dois non seulement acquérir mon bonheur mais aussi le garantir, et même dans l’hypothèse où l’acquisition du bonheur, conditionnée à certains biens, serait une opération objectivement mesurable pour tout individu pris isolément, sa garantie nécessiterait encore une évaluation des forces externes susceptibles de le menacer, donc un ajustement permanent à l’état de ces forces. Ce souci permanent, cette « course aux armements » s’oppose à la quiétude incluse dans le concept de bonheur naturel. Le bonheur se définit par la garantie crédible de la satisfaction des désirs incessamment renouvelés ; c’est la crédibilité de cette garantie qui crée la quiétude, la possibilité du bonheur.
Or Nietzsche ne conçoit pas la lutte sans merci comme une lutte pour le bonheur. Le « bonheur » est davantage, pour l’organisme non décadent, dans la lutte elle-même, dans l’emploi de ses forces : c’est là que réside la seule et véritable joie, non dans un bonheur défini par la quiétude, un bonheur de rentier. La joie est dans l’inquiétude. La joie est dynamique, le bonheur est passif, mou, décadent. C’est donc là que réside à proprement parler la nécessité naturelle : dans l’emploi de ses forces par l’individu, pour des finalités qui relèvent de la nature et non de lui, qui n’est que l’instrument de la nature.
Quand nous distinguons les fins et les nécessités, nous le faisons sans doute à partir d’une idée préconçue qui est que l’âme humaine survit à la mort naturelle, donc aux nécessités naturelles ; c’est une telle préconception qui conduit à la distinction elle-même, car nous devons alors imaginer un but –une « fin »– qui diffère de la nécessité naturelle, et nous la cherchons dans l’individu lui-même en ce qu’il serait quelque chose d’indépendant et différent de la nature. Cette préconception, que nous recevons comme une idée possible parmi d’autres léguées par l’histoire de la pensée, peut-elle se fonder sur une phénoménologie qui en ferait plus qu’une simple préconception : une idée nécessaire ? C’est à quoi nous avons tâché de répondre dans nos billets Philo. 19 à 23.
La compétition continue que suppose la poursuite du bonheur naturel, c’est-à-dire, selon Nietzsche, cette compétition dont l’acceptation est ce que l’homme sain peut espérer de mieux, même si la chance ne lui sourit pas toujours, tandis qu’elle est rabaissée par les décadents qui prônent à son encontre une morale universelle, est d’un autre point de vue la recherche d’une garantie suffisante de la satisfaction de désirs raisonnables, ce qui se laisse conformer à l’acceptation d’une morale universelle à même de définir le caractère raisonnable des désirs ou besoins, sous forme de leur modération : c’est le « juste milieu » aristotélicien. Nous nous garantissons de la nature (de « la vie est jugée ») par la technique, contre les événements climatiques indésirables, et par la médecine, pour la prévention et le traitement des maladies, et nous nous garantissons d’autrui (de « l’homme est jugé ») en bornant par le droit les exigences légitimes, collectivement acceptables des individus. Ces garanties sont imparfaites mais peuvent passer pour un bon compromis. C’est ce compromis qui passera à son tour pour le juste milieu entre le défaut et l’excès.
Or qu’avons-nous accompli, par la technique, la médecine et le droit ? Par la technique, nous allons au-devant de graves ennuis avec le dérèglement climatique de la planète provoqué par la pollution et la destruction irrémédiables des écosystèmes naturels. Nos garanties locales ont créé un déséquilibre global (il est déjà frivole de parler de ce sujet au futur). Les bienfaits de la technique sont en voie d’annulation complète.
Par la médecine, nous avons éradiqué certaines maladies et allongé de quelques années l’espérance de vie. D’aucuns affirment que nous sommes à la veille d’une nouvelle révolution médicale qui pourrait, entre autres choses, doubler l’espérance de vie. En attendant, nous sommes confrontés au problème de masse de la fin de vie et, si cette nouvelle révolution médicale devait doubler, voire, pourquoi pas, tripler l’espérance de vie des seuls grabataires en fin de vie, ce ne serait qu’une massification du problème ; quand nous ne mourrons plus de mort naturelle parce que nous pourrons être maintenus indéfiniment dans un état végétatif, il faudra se résigner à mourir par suicide assisté. En outre, le remède universel des antibiotiques est en train de perdre toute efficacité, les microbes y devenant résistants (l’élevage intensif a dramatiquement accéléré le phénomène, puisque de 70 à 75 % des antibiotiques administrés dans le monde le sont à des animaux d’élevage). Le problème n’est pas seulement que nous guérirons moins efficacement des maux relativement bénins comme les sinusites ou les angines ; nous verrons aussi resurgir des maladies extrêmement incapacitantes comme, peut-être, la syphilis congénitale, avec des enfants nés frappés d’horribles malformations. Les bienfaits de la médecine sont en voie d’annulation complète.
Par le droit, nous avons cherché à garantir à chacun la jouissance de sa propriété et de ses autres droits. Cela n’a servi qu’à exacerber la compétition intraspécifique humaine. L’exemple des États-Unis est éclairant. Ce pays, décrit par Tocqueville dans le fameux ouvrage que nous n’avons pas besoin de nommer, comme le plus égalitaire au monde non seulement en termes de droits mais aussi, et surtout, en termes de conditions matérielles, est aujourd’hui de tous les pays occidentaux le plus inégalitaire quant aux conditions matérielles. Les lois anti-trust qui devaient, en cohérence, garantir la jouissance de la propriété sont devenues, non sans une certaine cohérence également, des coquilles vides. D’un côté, assujettir la propriété privée à des régulations anti-trust est une limitation du droit de propriété ; d’un autre côté, l’accumulation de propriété par le jeu de la libre concurrence peut certes conduire à l’accroissement global de la production mais c’est au détriment de l’égalité des conditions matérielles, véritable fondement de la liberté économique américaine, à l’opposé de la ploutocratie en voie de consolidation définitive. Aujourd’hui déjà, le droit d’expression, par exemple, c’est-à-dire la libre diffusion des idées, cette pierre angulaire du système politique américain (et, à vrai dire, de lui seul), est entièrement entre les mains de quelques grandes fortunes, qui censurent à leur volonté la parole et la pensée de centaines de millions, voire de milliards d’internautes. Les bienfaits du droit sont en voie d’annulation complète.
Tel est l’état contemporain du compromis réalisé par les sociétés les plus avancées pour permettre la recherche du bonheur naturel. Ce compromis était fondé sur l’idée de progrès, autour des acquis cumulatifs des sciences empiriques, et de la vocation morale de l’homme cristallisée dans le droit.
ii
Ploutos l’halluciné
Précisément en ce qu’elle se fonde dans une compétition, la recherche du bonheur naturel est, dans ses modalités, irrationnelle. C’est ce que remarque Augustin, déjà, dans ses Confessions, lorsqu’il explique, notamment à l’épisode du larcin des poires (livre II), que le plaisir de voler en dehors de toute nécessité, et d’autres de ses actes qu’il improuve en rédigeant son autobiographie, viennent du fait d’être accomplis en groupe ou en vue du groupe. L’ostentation consubstantielle au désir d’être envié dans la compétition pour le bonheur rend toute limite fondée en nature inexistante, et les économistes ont donc beau jeu de souligner qu’il est impossible de fixer des limites à la croissance dans la mesure où elle ne satisfait pas seulement des nécessités naturelles et donc bornées. Seulement nous n’avons pas la planète qu’il faut pour nos besoins sans limite. Il convient de rappeler à cet égard que la croissance économique ne produit rien, car le principe à l’œuvre est que rien ne se crée, tout se transforme ; et si le principe comporte également que « rien ne se perd », il n’en reste pas moins que des besoins sans limite ne peuvent trouver en vertu de ce principe aucune satisfaction durable puisque leur tendance est de croître alors que le principe ne le permet pas.
Nous voulons nous attarder un instant sur un exemple d’irrationnalité qui nous semble frappant, tiré du film documentaire The Tiger Mafia de Karl Ammann et Laurin Merz (2021), sur le commerce de la viande et des produits issus du tigre, en Asie. Il n’existe pratiquement plus aujourd’hui, selon le conservationniste suisse Karl Ammann, de tigres à l’état sauvage. Les forêts d’Asie du Sud-Est sont à peu près vidées de leurs grandes espèces animales (ce qui, entre parenthèses, est de nature à rendre la défense de la préservation de ces forêts contre l’industrie du bois ou l’extension de terres agricoles – c’est-à-dire de la monoculture – d’autant plus fragile que ces forêts tendent à devenir des « espaces vides », d’où les grands animaux ont disparu). En revanche, s’est développée une industrie d’élevage de tigres en captivité, en violation des accords internationaux qui ne permettent de tels élevages qu’en vue de l’espèce vivant à l’état sauvage, ce qui n’est guère plus le cas pour le tigre. Les activités de parcs zoologiques liées à ces élevages et qui se justifient par des projets de réintroduction d’individus dans la nature sont une simple tromperie. Le véritable but de ces élevages est la vente de viande et de produits à base de tigre considérés en Asie comme des produits de luxe dans une logique ostentatoire irrationnelle. Le tigre était un animal dangereux pour l’homme et dont la chasse demandait de grands moyens : une peau de tigre, dans ce passé primitif, symbolisait donc les grands moyens à la disposition du propriétaire, typiquement un seigneur. Cet imaginaire se perpétue dans les nouvelles classes riches de Chine, du Vietnam, du Laos, de Thaïlande, de Birmanie, alors qu’il ne s’agit plus que d’animaux d’élevage engraissés dans des cages et abattus à coups d’électrochocs. La viande de tigre et le « vin de tigre », un alcool de riz dans lequel a macéré le squelette d’un tigre, se vendent encore, à des prix exorbitants, comme dotés de toutes sortes de vertus dans le contexte semi-magique de la « médecine traditionnelle chinoise », où la force du tigre à l’état libre se transmet via la consommation des produits organiques tirés de l’animal. Mais quelle peut bien être l’énergie « transmise » par un tigre ayant passé toute sa vie en cage, on se le demande. La raréfaction des tigres à l’état naturel alimente la logique ostentatoire du « tout ce qui est rare est cher ». L’élevage, avec l’organisation de la reproduction (en retirant immédiatement ses petits à la mère pour qu’elle se remette à copuler), permet une offre continue pour satisfaire les besoins d’une clientèle riche, et la compétition ostentatoire n’ayant aucun terme rationnel certains clients cherchent à se distinguer en achetant des bijoux en os de tigre rosés, plus chers et qu’on obtient en découpant le tigre en morceaux encore vivant.
Les classes riches fonctionnent partout selon ce type de schémas irrationnels et primitifs. En Afrique du Sud, on élève des lions qu’on lâche un jour sur une carcasse dans un enclos pour que de riches touristes dégénérés les abattent au fusil à lunette et ramènent les peaux chez eux, comme s’ils étaient des guerriers de la tribu ancestrale ayant risqué leur vie contre des bêtes féroces. Il faut avoir complètement décroché de la réalité pour adopter ce genre de conduite, en ne demandant au « faire semblant » que le minimum minimorum de vraisemblance, et pouvoir s’en satisfaire ; seulement, ce qui remplace le courage, l’audace, l’exploit physique, c’est l’argent, ces activités touristiques étant supposées réservées à une « élite », et c’est le message à faire passer dans la compétition ostentatoire : « mon argent m’a permis de tuer ce lion. » C’est le conservatisme des riches : ils sont conservateurs parce que primitifs, ils vivent réellement dans le passé le plus lointain.
Or rien dans la philosophie de Nietzsche, à qui nous ne voulons nullement faire l’insulte d’imputer ces goûts misérables, ne s’y oppose ; au contraire tout les encourage. Le riche fait usage de sa force, c’est-à-dire de son argent, contre la bête féroce, c’est-à-dire le lion élevé en cage que l’on présente, occupé sur une carcasse, à la lunette d’un fusil. Il faut bien mal connaître le pouvoir de l’argent pour ne pas comprendre que l’illusion est entière pour le psychisme primitif et dégénéré. Le riche est dans la joie et l’exultation contre toutes les « moralines » ; et ce lion trucidé par lui de la manière la plus vulgaire jouit encore dans son estime d’une plus grande considération, en tant que représentant de la force naturelle, que la plupart de ses contemporains, à l’exception de ceux qu’il cherche à imiter.
(Si l’on réalisait une segmentation précise de ce marché barbare, on verrait certainement que ce que nous venons de décrire aux deux précédents paragraphes est plutôt cheap et que ceux qui payent pour ces fusillades visent à « faire comme » le plus riche qu’eux, qui chasse quant à lui des lions sauvages avec force 4×4 et petites mains veillant à ce qu’il ne revienne pas bredouille, mais l’illusion est la même parce qu’il faut toujours croire, dans ce « faire semblant », qu’au moins la chasse la plus onéreuse sur le marché a le même caractère que pouvait avoir la chasse au lion dans les anciens temps, alors qu’il ne s’agit que de signer un chèque, le reste en découlant automatiquement.)
iii
Progrès et décadence
La grande force de la philosophie de Schopenhauer est qu’elle présente une phénoménologie descriptive intégrale de la moralité en même temps que du fait historique que la moralité ne s’étend pas comme quelque chose que l’on apprendrait. La moralité, selon Schopenhauer, est fondée sur le tat tvam asi de la sagesse hindoue : « Tu es cela. » En fondant son action sur cette pensée, l’idée de vouloir faire du mal à « cela », à ce qui n’est pas moi selon les apparences, est impossible car mon moi et cela sont selon la réalité la plus profonde, selon l’essence de l’être, une seule et même chose. C’est un peu l’idée qu’il ne faut pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fît : on pense à son moi en pensant à autrui, avec cette différence qu’autrui n’est pas un autre moi, un autre avec son propre moi, mais, en réalité, la même chose que moi. Si je n’ai pas à penser à ne pas me faire du mal, ce que la morale tient pour évident, alors, dès lors que je pense qu’autrui, « cela » (y compris les animaux, même si Schopenhauer apporte là quelques tempéraments, notamment vis-à-vis du végétarianisme absolu) est la même chose que moi, je ne peux penser faire du mal à cela. Ce principe admis, son application dépend d’une certaine qualité de la faculté de représentation (Vorstellung) conférant au tat tvam asi une évidence plus ou moins grande. Tout le monde peut avoir entendu cette pensée et pourtant ne pas la concevoir, ne pas y trouver un frein à son propre égoïsme. Cette phénoménologie est donc, au final, une caractérologie : ceux dont la représentation est suffisamment claire et lucide reçoivent le tat tvam asi comme une évidence, et entrent dans la voie du renoncement car la poursuite du bonheur naturel n’est autre chose que la poursuite de buts égoïstes dont la conciliation avec le bonheur d’autrui est au mieux un compromis ; puisque je dois renoncer au bonheur intégral, quel est le sens de cette poursuite d’un compromis qui doit laisser l’égoïsme insatisfait ? Les autres ignorent plus ou moins ce principe et poursuivent donc plus ou moins agressivement leur bonheur égoïste. C’est une caractérologie : en fonction de la qualité d’un trait de personnalité, certains agissent ou peuvent agir moralement, les autres non. Une telle vue s’oppose à la philosophie de notre temps, qui voit dans ce genre de pensée une prémisse à l’eugénisme. Car une telle caractérologie permet de penser la possibilité d’une sélection artificielle des tempéraments disposés à la moralité, et l’éviction délibérée, programmée, scientifique des autres.
La philosophie de notre temps doit d’ailleurs, selon cette moralité, être jugée de manière négative. Comme elle s’oppose à la moindre sélection artificielle parmi les hommes en fonction de critères déterminés de leurs facultés, elle ne peut pas non plus voir que les moins égoïstes sont appelés à l’échec reproductif en comparaison des plus égoïstes. Ce point sera lui-même contesté : on assurera que l’égoïste, vicieux et taré, s’évince lui-même dans la compétition en raison précisément de ses tares ; on déclarera que l’intempérance comporte en elle sa propre punition sous forme de débilitation ; on montrera que la moralité est recherchée par l’un et l’autre membre des sexes opposés pour former le couple où se décide le succès reproductif, et ainsi de suite. L’eugénisme historique croyait fonder ses prescriptions sur le constat objectif que les éléments les moins utiles à la société se reproduisaient plus que les autres, et que la société avait le droit de s’opposer à cette tendance en raison de l’hérédité des caractères. Par un étrange renversement, le consensus contemporain de la psychologie évolutionniste est que le succès reproductif est au contraire corrélé à des traits a priori utiles à la société.
(Toutes choses discutées dans mon livre The Science of Sex: Competition and Psychology, dont le pdf est disponible en table des matières de ce blog. J’y conteste le point de vue du renversement, qui me paraît transposer de manière irréfléchie les schémas observés par l’éthologie des grands singes, à savoir la logique du mâle alpha, que l’on retrouve peut-être dans certains modèles de sociétés humaines que j’ai rassemblés sous le nom de « caciquisme » mais dont il est bien plus douteux qu’elle soit généralisée dans les sociétés plus avancées ; le point de vue antérieur ne disposait pas de données précises sur le fonctionnement des sociétés animales et n’était donc pas aussi tenté de vouloir comprendre les sociétés humaines à la lumière de telles données ; il était par ailleurs influencé par les réflexions de Malthus faisant intervenir un facteur de contrainte morale propre à l’homme, et ne pouvait donc penser chercher un modèle chez les primates.)
En particulier, le succès reproductif serait corrélé à la richesse. Ce que nous avons esquissé plus haut montre que ce n’est pas rassurant, loin de là, puisque ce qui s’hérite alors, se transmet de génération en génération n’est pas seulement l’égoïsme de ces riches mais leur primitivisme, leur « conservatisme », au sens de passéisme de gens complètement inadaptés à la réalité, qui « chassent » le lion en cage, « se tonifient » avec la force du tigre en buvant du sang d’animaux élevés en batterie et dont la vie n’est qu’une lente agonie, sont capables des comportements les plus déréglés pour étaler un statut monétaire dans une compétition ostentatoire irrationnelle. De même que, selon l’eugénisme historique, les tarés pauvres se reproduisaient davantage que les autres couches de la population, ici les riches tarés se reproduisent davantage ; leur inadaptation à la réalité n’empêche pas, favoriserait au contraire leur succès reproductif, conduisant les sociétés au chaos via la barbarie.
Une caractérologie n’est pas nécessairement un biologisme mais l’idée que le caractère soit entièrement décorrélé de la morphologie et de la physiologie n’est pas non plus très vraisemblable. La personnalité des animaux est reflétée par leur morphologie individuelle. On pratique la sélection artificielle sur des animaux depuis des millénaires, depuis des époques où l’homme n’aurait eu, selon l’idée reçue, aucune notion d’évolution naturelle, mais celui qui constate l’hérédité des caractères dans les espèces animales a forcément l’idée plus ou moins nette de l’évolution de ces espèces : il sait que si, dans une génération, tels individus se reproduisent et tels autres ne se reproduisent pas, l’espèce présentera tels caractères plutôt que tels autres à la génération suivante. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance des réflexions de Darwin sur le mécanisme de l’évolution, mais la connaissance empirique de l’hérédité (« tel père, tel fils ») est un indice suffisant de la connaissance de l’évolution. Avant la sécularisation de la pensée, cette conception s’arrêtait certes le plus souvent à la fixité des espèces, à savoir que l’on envisageait peu la possibilité qu’un taxon évolue en un autre taxon, et en particulier elle s’arrêtait à la fixité de la nature humaine, que l’on se refusait à penser comme pouvant être évoluée d’un autre taxon, à savoir d’un primate. On fera simplement remarquer à cet égard que le « chaînon manquant » (ou l’ancêtre commun) n’est toujours pas connu, c’est-à-dire qu’il manque ni plus ni moins que la preuve matérielle que l’homme descend du singe.
Pour la caractérologie, la disposition à la moralité, qui dans l’ensemble présente des caractères utiles à la société, est définissable et potentiellement corrélée à des mesures physico-physiologiques : prémisse de l’eugénisme. La morale en tant que juste milieu se conçoit sans problème comme l’utile au point de vue social, surtout quand ce juste milieu se définit circulairement comme un compromis collectif sur les notions de mesure et d’excès. La morale ascétique n’a plus le même statut utilitaire : pour les critiques de la religion, cela devient du parasitisme. Par ailleurs, nous venons de dire que la philosophie de notre temps s’opposait à l’eugénisme et personne ne le contestera (l’interdit de l’eugénisme est acté dans la législation des États), pourtant nous avons d’autres fois présenté cette même philosophie comme un biologisme. La philosophie de notre temps est contradictoire, tout simplement ; il n’y pas lieu de s’en étonner beaucoup.
Nous considérons comme décadent le riche primitif, qui ne peut être primitif que parce qu’il est dégénéré et que sa vie mentale le plonge sur le mode hallucinatoire dans l’état qui devait être celui du chaînon manquant de la théorie, sans possibilité mentale de donner un sens concret à tout ce qui ne s’insère pas dans ses schémas bruts d’agression et d’exploitation. Il est temps que la démocratie serve à quelque chose et prévienne, par l’exercice du pouvoir majoritaire, les conséquences du pouvoir de l’argent exercé par ces primitifs dangereux. Ces primitifs sont en même temps le principal agent du progrès puisque c’est par leur capital industriel et financier que le mythe trouve une expression concrète, qu’il se réalise dans le monde. La réalité du progrès est la négation du mythe du progrès. Nous avons parlé plus haut des « bienfaits » de la technique et de la médecine (en voie d’annulation) mais ce n’est que par concession au mythe que nous avons employé ce terme car les acquis du progrès se sont toujours payés à prix coûtant, et plus le mythe se concrétise, plus sa nature mythique devient manifeste par l’excès du prix payé.
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Que puis-je être dans un troupeau démocratique sur le point de disparaître dans l’incendie de l’abattoir ? Je peux être, moyennant quelques bassesses, Ploutos l’halluciné qui chasse et risque sa vie dans la savane ancestrale. Ploutos le tueur de dragons !
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Le Gestell et la barrière de Melilla
Annexe à Le Dasein comme « problème anthropique » (x)
Le Gestell (Heidegger), milieu autoréférent de la technique, abolit la transcendance subjectivante dans le vide de l’abstraction. L’animalité de l’homme devient une machinalité, même au point de perdre la sensibilité, dans le surmenage, l’autosuggestion et la fin de vie. Le légume de la fin de vie indéfinie devient le prototype du travailleur. Cette carcasse paralysée a plus de valeur comme comburant commode que le mouvement des bras. Tout se transforme, le grabataire insensible est une mine. Alimenté par intraveineuse, avec du jus de viande animale afin d’accélérer le mouvement d’extension de la monoculture du soja dans le bassin amazonien, s’il pouvait parler il nous dirait à quel point la vie est une abstraction. Ni bonne ni mauvaise. La quintessence de la technique nous serait rendue évidente par sa voix. Nous connaîtrions de manière nécessaire l’illusion qu’est la forêt où mord le Gestell. L’abstraction s’étend sur une illusion, recouvre un néant pour que vive un vide pur. Les tempêtes magnétiques n’ébranlent nullement le désert immuable autour de nos dômes et nous ne les percevons que par un grésillement funèbre dans les circuits des rayons X. La sublimité des tempêtes est dissoute dans l’infinitésimale incommodité. Quel paradis. Mais c’est un rêve hélas : ne voyez-vous pas la barrière de Melilla défoncée par des hordes d’ombres ?