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L’art poétique sophistique de Paul Valéry

« J’ai toujours fait mes vers en me regardant les faire, en quoi je n’ai jamais été proprement poète. » (Cahiers : Ego scriptor)

On ne saurait mieux dire. Seulement cette attitude a fait école en poésie, et c’est ce qu’on appelle aujourd’hui poésie, improprement. Le poète romantique se regardait vivre, le poète contemporain se regarde écrire.

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De l’inspiration à l’œuvre

« Le poète n’obéit au mètre qu’en sacrifiant sa pensée initiale. » (Cahiers : Poésie)

Il n’y a pas de pensée initiale, seulement une idée dans le mode par défaut de l’intellect : la pensée est donnée par l’inspiration au cours de l’écriture et n’est pas initiale.

Dans son mode par défaut, l’intellect ne « pense » pas : il brasse toutes sortes de perceptions immédiates mêlées de souvenirs et de vagues cogitations plus ou moins informes. Et toute concentration sur un objet dans l’intellection n’est pas encore non plus de la pensée : souvent il s’agit d’une simple rêverie éveillée. La forme, dont la présence permet seule de parler de pensée, n’apparaît qu’au cours d’un travail de l’intellect : c’est son œuvre qui est la pensée du poète.

L’œuvre résulte d’une inspiration mise en forme par un travail. Ainsi, l’art n’est jamais spontané car c’est un travail. Le travail du poète se caractérise par une « idée initiale » qui est l’inspiration première. Cette idée n’est pas encore une pensée, et le mètre de la poésie versifiée n’oblige à aucun sacrifice à cet égard : il sert au contraire à donner forme à l’idée pour qu’elle devienne une pensée, une œuvre. Le vers est une forme préétablie : en coulant l’inspiration dans la forme du vers, on parvient à une œuvre. En jetant son inspiration sur le papier par écriture automatique, dans le cas extrême des expérimentations du surréalisme, on ne fait que transcrire le mode par défaut de l’intellect. L’intérêt d’une telle démarche est purement expérimental et n’est culturel qu’au sens secondaire d’objet de commentaire pour les spécialistes.

ii

« J’observais que : de même que les opérations purement abstraites, algébriques, aboutissent, dans beaucoup de cas, à de bons résultats de physique, la pensée « physique » n’ayant joué aucun rôle pendant l’intermède analytique, ainsi, des combinaisons verbales essayées et effectuées, sans grand égard à une idée initiale à exprimer, mais avec souci de leur efficacité propre – et, au besoin, avec toute liberté de changer l’idée mère – permettaient de former les objets poétiques les plus « parfaits ». » (Cahiers : Ego scriptor)

Ici, Valéry parle d’idée initiale plutôt que de pensée initiale. Il ne fait pas de différence entre un objet de cognition avant et après une mise en forme, faute d’avoir compris qu’il existe un mode par défaut de l’intellect. Une fois cette remarque faite, on peut dire que la prémisse, dans ce passage, n’est pas complètement fausse, mais une « idée initiale à exprimer » est néanmoins, dans le sens où Valéry l’entend, erronée. Nous avons dit précédemment qu’un poète se caractérise par une idée initiale qui est l’inspiration. Or il ne s’agit pas d’une idée en tant que pensée, comme l’entend Valéry qui emploie indifféremment les deux termes : cette idée n’est pas un programme à exécuter (que le mètre empêcherait de conduire à bien tel quel et obligerait à modifier) car un programme est déjà une pensée. Dans l’idée « je veux exprimer ‘ça’ », ce « ça » n’est pas déterminé dans la phase antérieure au moindre travail de conception. Ce « ça » n’est pas encore une pensée, laquelle résultera du travail consécutif à la volonté ainsi exprimée ; c’est une simple stimulation de l’ordre le plus vague, quelque chose d’informe entre l’image et le langage. Si le poème est réussi, le « ça » existe en tant que forme et par là même en tant que pensée, œuvre.

La prémisse de Valéry n’est pas fausse mais l’auteur se méprend sur la démarche qu’il préconise : il ne s’agit nullement d’une innovation ou d’une rupture avec la pratique littéraire antérieure, mais de la nature même du travail littéraire. Jamais le travail littéraire ne part d’une « idée » au sens de programme à réaliser. Quand je veux exprimer « quelque chose » en poésie, cette chose ne m’est donnée qu’au terme de mon effort d’expression. (C’est pourquoi le qualificatif « didactique » s’applique à une œuvre ratée : est ratée, entre autres, l’œuvre qui s’est voulue la transcription d’une forme dans une autre forme.)

iii

« Grandeur des poètes de saisir fortement les mots, ce qu’ils n’ont fait qu’entrevoir faiblement dans leur esprit. » (Tel quel I)

Oui : c’est la notion de mode par défaut de l’intellect qui l’explique. L’esprit ne « fait qu’entrevoir faiblement » tant qu’il n’entre pas dans un processus de pensée, c’est-à-dire tant qu’il ne sort pas, au moyen d’un effort, du mode par défaut de l’intellection. Le poète est celui qui se met à penser dans la forme du poème, forme qui fait appel à l’inspiration.

« L’inspiration est l’hypothèse qui réduit l’auteur au rôle d’un observateur. »  (Ibid.)

Valéry prévient certes son lecteur qu’il trouvera des contradictions dans ce volume, Tel quel : il s’y trouve surtout un esprit faible. L’inspiration n’est pas quelque chose d’extérieur à l’esprit du poète : c’est purement et simplement la modalité de la pensée dans le travail poétique, une modalité différente du calcul de la pensée mathématique ou du raisonnement de la pensée spéculative. Le mathématicien et le dialecticien sont tout autant des observateurs des processus de pensée auxquels ils se soumettent en vue des fins qui sont les leurs ; dire qu’un poète pourrait se distinguer à cet égard en n’étant plus l’observateur des processus d’inspiration qu’il suit, devenir véritablement poète en étant acteur et non plus simple observateur, est une fausseté. En tant que fausseté, convertie en prescription elle est mauvaise. En réalité, cette « observation » est une pure et simple observance, le respect de certaines conditions pour obtenir un résultat valide. Si bien que, alors que nous avons reproché plus haut au poète contemporain de se regarder écrire, nous ne nous contredisons pas par les présentes réflexions : c’est Valéry qui se contredit en considérant qu’il n’est pas proprement poète du fait de se regarder faire ses vers puis de vouloir rabaisser l’inspiration comme faisant du poète un simple observateur de processus mentaux et non un acteur. Nous répondons à cela que l’observance (observation active) qu’il appelle observation (passive) est la nécessaire attention au travail qu’on est en train de mener.

Pour Valéry, la règle poétique est contraire à l’inspiration. Or c’est l’opposé. Le mode par défaut de la pensée, que le vulgaire appelle sa spontanéité, est une bouillie insignifiante, même chez les meilleurs esprits. Seule la contrainte crée l’inspiration, et c’est la vraie définition de la poésie : une contrainte pour maintenir l’inspiration et lui faire produire des résultats.

Le principe est le suivant : la pensée étant une tension hors du mode par défaut de l’intellect, en dehors de toute stimulation utilitaire dans le monde concret pour maintenir une tension (laquelle stimulation utilitaire a des fins utilitaires car elle est une réponse à un problème concret), la contrainte du mètre poétique a pour but de maintenir cette tension en considération de fins non utilitaires, esthétiques.

iv

« Ce que nous voyons très nettement, et qui toutefois est très difficile à exprimer, vaut toujours qu’on s’impose la peine de chercher à l’exprimer. » (Ibid.)

Ceci décrit une impossibilité. Schlegel : « Pas de pensée sans langage. » D’où résulte que cela seul est net qui est exprimé sans difficulté. – C’est d’ailleurs, avant de l’être de Schlegel, une pensée de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Un énoncé clair manifeste une conception parvenue à un degré de maturité suffisant dans la pensée, c’est-à-dire dans un travail de pensée, une tension hors du mode par défaut de l’intellect.

Nous ne prenons pas pour un esprit supérieur celui qui prétend que ses obscurités tiennent à la particularité, à l’originalité de sa pensée profonde, car nous savons qu’il est à lui-même obscur. L’homme se parle à lui-même comme il parle aux autres.

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Les connaisseurs selon Valéry

« [J]e n’ai visé que des esprits faits, capables de résistance, auxquels je puisse demander de l’effort en récompense du mien, et qui m’inspirassent une certaine crainte de leur jugement. (…) Architectes, peintres, médecins, militaires, géomètres, physiciens, économistes, voire philosophes ; et même (avec toutes les réserves qu’il fallut) ecclésiastiques ont approuvé mes propos et cité mes formules. Je ne parle pas des politiques, car ceux-là n’ont pas d’importance. Ma « gloire » est là : n’avoir pas cherché à enivrer, mais à échanger honnêtement mes produits contre attention réfléchie, en présence d’une susceptibilité critique redoutable, celle de connaisseurs. » (Cahiers : Ego scriptor)

Absurde. Un architecte etc. n’est le « connaisseur » de rien du tout, en tant que tel, en dehors de sa spécialité. En poésie, c’est donc monsieur tout-le-monde, et si sa critique est redoutable, c’est qu’est redoutable la critique de monsieur tout-le-monde. Or Valéry veut ici nous expliquer pourquoi il n’a pas recherché à être lu par « la masse indéterminée des lecteurs possibles ». Ces « esprits faits » ne sont pas faits de telle façon qu’ils puissent fournir un jugement spécialisé sur la production poétique ; ils sont précisément la masse de ceux qui reçoivent une grande partie de leurs opinions en la matière par la critique professionnelle, au jugement desquels la masse se fie. Ce ne sont donc pas des connaisseurs mais, si l’on examine la liste ici dressée, des notables.

Il ne s’agit pas de dire qu’un architecte ne peut avoir des idées sur la médecine ou un médecin sur l’architecture mais leurs idées dans les domaines où ils ne peuvent être appelés a priori des connaisseurs, à moins que l’architecte ait fait des études de médecine d’une façon ou d’une autre, etc., n’ont pas le caractère d’idées de connaisseur mais appartiennent à l’ensemble des idées d’une « masse indéterminée » avec laquelle Valéry prétend ne rien vouloir affaire. Puisque Valéry introduit de cette manière la notion de « connaisseurs », il faudrait dire qu’il n’y a pas de masse indéterminée mais uniquement des connaisseurs, dans la mesure où un architecte, un médecin, un militaire est tout aussi connaisseur de sa propre spécialité que l’est de la sienne un ouvrier tourneur, un employé de banque, un concierge. Aucune de ces spécialités ne touche de près ou de loin au travail poétique et chacun de ces spécialistes a la même légitimité en tant que public de la poésie, c’est-à-dire qu’ils forment tous à cet égard une « masse indéterminée ».

Tous les spécialistes sont égaux devant le domaine non utilitaire, l’esthétique. Ce domaine requiert cependant lui-même un certain apprentissage, une certaine « culture » qui est la culture du goût, mais précisément cette culture du goût ne s’acquiert par aucune spécialisation utilitaire, par aucun apprentissage spécialisé en dehors de l’esthétique elle-même. Les différences, des hiérarchies en la matière ne peuvent se rapporter à aucune connaissance utilitaire spécialisée de « connaisseurs » dans tel ou tel domaine, mais à la seule culture du domaine esthétique. Les notables cités par Valéry ne pourraient avoir un sens critique redoutable en la matière que s’ils consacraient plus de temps que d’autres aux préoccupations esthétiques. Cela pouvait être le cas aux temps d’une « classe de loisir » mais elle n’existait déjà plus guère à l’époque où Valéry écrivait, et de toute façon sa réflexion ne porte pas sur ces « connaisseurs » en tant qu’ils l’étaient devenus par du temps libre consacré aux préoccupations non utilitaires mais en tant qu’ils possédaient des savoirs spécialisés.

(Nous laissons de côté la mention des peintres dans la liste de Valéry, qui ne fait que montrer l’incohérence du propos général. Nous nous bornerons à dire que gagner sa vie, un fait utilitaire, en étant peintre, activité esthétique, donc, selon notre catégorisation, non utilitaire, n’est pas nécessairement contradictoire : c’est parce que les hommes ont des préoccupations esthétiques non utilitaires que certains peuvent gagner leur vie en alimentant ces préoccupations.)

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Scientisme et Poésie

« Un poème est pour moi un état d’une suite d’élaborations. Ceux que j’ai publiés sont à mes yeux des productions arrêtées par des circonstances étrangères. Et, gardés, je les eusse transformés indéfiniment. » (Cahiers : Ego scriptor)

Valéry n’a donc pas la notion de perfectionnement, les transformations dont il parle ne visent aucune perfection esthétique. C’est pleinement conforme à (1) sa conception mesquine de l’œuvre comme contingente, où le développement personnel du mortel Paul Valéry est présenté comme l’essentiel, et (2) son scientisme, c’est-à-dire l’idéologie du scientisme en général, pour laquelle, la science étant une synthèse inductive continue qui n’a et ne peut avoir de fin, l’idée de fin et de finalité est rabaissée autant que possible. Et le (1) découle du (2) : à défaut d’une finalité de l’art explosée par une approche scientiste de l’esthétique, le fait d’écrire devient une simple hygiène, une façon d’exercer des aptitudes le temps d’une vie.

ii

« L’esprit clair fait comprendre ce qu’il ne comprend pas. » (Tel quel I)

Paradoxe médiocre mais significatif : le scientisme, qui est l’idéologie de Valéry, est toujours sceptique. Et les honneurs d’une société scientiste ne sont dus qu’à ceux qui ne pensent rien et le disent.

iii

Les mathématiques seraient plus totales, seraient plus « l’esprit total » que la poésie ! Il y a une totale absence de culture philosophique chez Valéry, qui l’empêche de saisir les limites des mathématiques, la circonscription de leur domaine dans le champ de la pensée humaine. Cet aveuglement précritique est une caractéristique fondamentale de l’idéologie scientiste.

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Mallarmé : une atrocité sans lendemain. (Valéry, son plus fidèle disciple, sans lendemain.)

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« Quand le vers est très beau on ne songe même pas à comprendre. » (Cahiers : Poésie)

Comme si un vers pouvait être beau indépendamment de son sens. Comme si pouvait être dite belle en poésie une simple succession de sons. C’est la musique et elle seule qui est belle par le son sans l’entendement.

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Dessèchement de la fibre morale :
Un art poétique de squelette

« Je considère le sujet comme aussi peu important à un ouvrage littéraire que le sont les paroles de l’opéra (généralement non saisies par l’auditeur – et toujours purement indicatrices). » (Cahiers : Ego scriptor)

Ce paradoxe est un appauvrissement. Fondé sur une observation juste – le caractère secondaire du sujet dans une œuvre d’art –, il tire une conclusion fausse. L’observation elle-même n’est du reste guère nouvelle : qui peut penser un seul instant que les sujets mythologiques de la peinture et de la poésie classiques sont plus qu’un simple prétexte ? Mais il y a un sujet dans le sujet, et c’est ce sujet-là qui importe, en poésie, plus que les résonances acoustiques ou les autres considérations « scientifiques » d’un Valéry. Ce sujet dans le sujet est la connaissance de l’homme en tant qu’être moral.

ii

J’aime la majesté des souffrances humaines.

Valéry prétend que ce vers de Vigny « n’est pas pour la réflexion ». Or ce vers est pour le sens moral et, s’il est beau, ce n’est pas parce que majesté et souffrance sont « des mots importants », ce qui ne veut rien dire, mais parce qu’il exprime une vérité morale. Ce vers ne parle pas de la « rage de dents » mais des souffrances humaines, c’est-à-dire morales.

iii

Ce scientiste froid répudie l’émotion. Or « l’étalage de l’émotion » n’est pas forcément de l’« impudeur », ce qui est le reproche de Valéry à Musset, qu’il trouve vulgaire. Il existe des émotions proprement morales, conformes à la vocation la plus haute de l’homme, et les appréciations de Valéry trahissent la sclérose de son sens moral, le dessèchement scientiste de cette fibre chez lui.

iv
Poète ou hygiéniste ? : L’immortel, moyen du mortel

Pour Valéry, l’œuvre n’est pas une fin mais un moyen, et la finalité de l’œuvre est le « développement » de cet individu qui s’appelle Paul Valéry. L’immortel (au sens où l’on parle d’œuvres immortelles) est ainsi un moyen pour le développement fini d’un mortel. En quoi cette conception est-elle plus élevée que « j’écris pour me sentir bien » ? C’est une conception parfaitement méprisable. L’œuvre est le moyen de l’immortalité dans l’Histoire et c’est pourquoi les contingences de la vie de l’auteur ne sont la finalité et son œuvre le moyen de quelque chose dans cette vie que pour les âmes méprisables.

Si Valéry avait parlé d’un développement en vue de la vie après la mort (l’immortel, moyen de l’immortel), le jugement serait évidemment très différent, mais c’était un bel et bon matérialiste de l’école française.

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Quand Valéry distingue vers trouvés et vers faits, il prétend que sont donnés par Dieu (c’est pour lui une simple façon de parler) ou par la Muse les vers trouvés et que partant de là le poète fait les autres vers. Mais un vers n’est jamais trouvé par quelqu’un qui n’est pas familier avec la contrainte : il faut connaître les règles pour savoir qu’un vers est un vers. Par conséquent, même ce donné (ce « trouvé ») résulte d’un apprentissage et d’un travail, d’un « faire » préalable.

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L’idée d’un écart entre une pensée et le résultat dû à la règle est fausse : il n’y a d’écart qu’entre une conception informe et une forme. La différence entre la prose et la poésie est que la prose produit de la forme dans la considération de l’utilité, tandis que la poésie produit la forme pure et c’est pour cela qu’elle a besoin de règles plus complètes et contraignantes, parce que l’utilitaire occupe le milieu entre l’informe et la forme.

La forme pure est l’Idée platonicienne. On ne l’atteint pas dans la langue utilitaire, et la langue ne peut véritablement cesser d’être utilitaire (tout en se hissant hors du mode par défaut de l’écriture automatique) que par une contrainte gratuite du point de vue de l’utilité. (Cette contrainte n’est d’ailleurs pas absolument gratuite puisqu’on trouve plus gratuit, et absurde, comme de n’employer jamais la lettre « e », par exemple. La contrainte poétique ne supprime aucune des ressources de la langue.)

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Valéry pense que s’il avait écrit en prose il aurait produit des beautés que la contrainte du vers ne lui a pas permis de produire. Or c’est ce qu’un poète ne saurait dire, parce que le poète sait qu’une telle idée est fausse.

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L’art poétique du behavioriste Paul Valéry, La Mettrie au petit pied, est une faible pensée matérialiste appliquée à la poésie : « idée atomique » de Mallarmé, « la matière littéraire qui est langage », « par analogie avec la chimie »…

Son « absence de culture scientifique » fut une gêne pour ce que voulait faire Mallarmé ! Toute la scientificité du monde ne sert ici de rien : elle n’est qu’utilitaire, empirique. Les formes pures sont métaphysiques.

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Un médiocre acousticien

« Dans le vers c’est la résonance qui importe. Le langage en tant que résonance. » (Cahiers : Poésie)

Soit Valéry parle de la notion physique de résonance et il rabaisse alors le vers à une question de mécanique empirique, soit il entend autre chose et c’est alors du charabia recourant à des notions hétérogènes, hétéroclites. Mais c’est bien la réalité de l’art poétique de Valéry qu’il tend à réduire la poésie à une branche de l’acoustique.

ii

Or, même comme mécanicien-acousticien, Valéry est médiocre.

Il semble que ce soit lui le responsable de la fixation des commentateurs contemporains sur l’assonance et l’allitération. La « poésie pure » que Valéry cherchait à créer manquait nécessairement de fond (le réel concret est impur), les jongleries formelles prenaient donc la première place et pour ces jongleries la rime offrait le principe à étendre, celui de la « résonance », qu’il produirait alors en écrivant et récrivant ses vers de façon que « résonnent » entre elles des voyelles et des consonnes. Travail absurde et contraire à l’euphonie, laquelle demande la plus grande variété de sons possible, c’est-à-dire à supprimer des résonances plutôt qu’à en ajouter. Les résonances excessives introduisent de la monotonie et de la lourdeur.

La résonance à la rime est toujours suffisante dans un vers jusqu’à l’alexandrin de douze syllabes (c’est le savoir légué par notre tradition) ; toute autre résonance sacrifie l’euphonie et ce sacrifice : 1) n’est permis que parce que toute langue comporte un nombre limité de phonèmes et que des résonances sont donc inévitables, et 2) n’est souhaitable, en tant que figure de style, que pour créer un effet déterminé. Dans le célèbre vers de Racine, les serpents sifflants sont présents par le son sifflant des « s » accentués. Or on aurait tort de croire que le vers n’est pas venu naturellement à Racine pendant l’écriture et qu’il a dû beaucoup y réfléchir pour le produire. On aurait tort parce qu’une langue présente un certain caractère onomatopéique : le serpent siffle, en français, plutôt que miaule, parce que « siffler » est une approximation onomatopéique d’un sifflement tandis que « miauler » l’est d’un miaulement. Autrement dit, il n’y a pas d’allitération plus naturelle et nécessitant moins de travail que le spontané « serpent siffle ». Qu’il faille louer Racine d’avoir renforcé dans son texte ce trait de la langue naturelle, au détriment de la langue poétique qui demande quant à elle, à l’intérieur des vers résonnant entre eux par les rimes, la plus grande variété, est en réalité parfaitement douteux au point de vue de l’art.

Quant à ceux qui se livrent à ce genre de petites constructions dans le vers « libre », ils sont comiques car le vers était dit libre parce qu’on prétendait avoir fait litière des contraintes. Or ce n’est pas une liberté que de s’astreindre à l’ajout d’assonances et allitérations, même si cette contrainte-là n’obéit à aucune règle prédéfinie (sinon le principe primitif « plus y en a, mieux ça vaut »). C’est une pure et simple absurdité qui nécessite, du côté du récepteur, un professeur de lettres contaminé par les Cahiers de Paul Valéry. – Voir aussi les commentateurs ingénus qui parlent de leur poète comme d’un pourfendeur de formes désuètes, carcans, corsets, quand ce poète est par exemple Victor Segalen qui, dans ses Odes, remplace l’alexandrin 6+6 par un alexandrin 5+7… Il est certain que cet alexandrin 5+7 est une nouveauté, mais qu’un tel remplacement d’une forme imposée par une autre présente le moindre intérêt, c’est ce que le commentateur est bien en peine d’expliquer. Quel commentateur dira jamais comment un poète a pu en venir à la haine (c’est ce que prétend le commentateur) d’une forme 6+6 en raison d’une préférence pour une forme 5+7 ?

Nota Bene. Quand nous parlons du langage poétique opposé au langage courant, nous nous plaçons au point de vue de Valéry lui-même, qui dit avoir recherché la difficulté dans son activité littéraire, et pour qui, par conséquent, une langue littéraire se distingue forcément de la langue courante en raison d’une difficulté la produisant. (Recherche de difficultés qui ne l’a pas empêché de publier et republier des vers faux, dans l’Album de vers anciens, qui avaient d’abord paru en revue.)

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« Un ouvrage littéraire se propose comme une spéculation linguistique » : c’est de l’autisme. Et cet autisme est devenu la marque de l’exégèse littéraire.

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On rend célèbre celui qui, dans son Monsieur Teste, dit qu’il ne faut pas le devenir, parce que c’est ce que veulent entendre ceux qui ne le peuvent.

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« La syntaxe est une faculté de l’âme. » (Tel quel I)

Cela n’avait pas été relevé avant Valéry parce que c’est la moins importante des facultés de l’âme.

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Les arguments du scepticisme philosophique sont tout aussi rigoureux que la science, ses paradoxes sont insolubles, mais n’empêchent pas la science d’obtenir des résultats. Cela s’explique par l’idéalisme transcendantal. La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.

Prenons ce que dit Valéry de l’esprit « capable de saisir la complication de son cerveau » et qui est « plus complexe que ce qui le fait être ce qu’il est » (Tel quel I). Valéry veut dire que le fonctionnement empirique du cerveau est plus complexe que la pensée, et c’est vrai parce que le monde des objets, la nature est une synthèse en cours dans l’intuition et que cette synthèse s’opère sur une échelle métrologique infinie dans toutes ses directions et dimensions. C’est justement pourquoi la nature n’est pas le domaine propre de la raison prééminente, laquelle est la raison pratique morale.

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Une exégèse scientifique, c’est-à-dire l’application de la méthode scientifique à la poésie, à l’esthétique, relève du stade précritique de la pensée : son produit est aussi vain et aussi stérile que la vieille métaphysique précritique. La Critique de la faculté de juger, troisième et dernier volume de la Critique de Kant, a précisément été écrite pour mettre en garde contre un tel travers.

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Des réflexions critiques antérieures sur la pensée de Valéry se trouvent à Philosophie 7 : « Spectacle de Variétés : Paul Valéry ».

Lumière méditerranéenne : La poésie du Brésilien Raul de Leoni

Pour qu’un poète brésilien nomme l’unique recueil publié de son vivant Lumière méditerranéenne (Luz mediterrânea, 1922), il faut qu’il ait été bien loin des tendances qui commençaient à se faire jour à l’époque dans la littérature du Brésil et des autres anciennes colonies d’Amérique latine, tendances qui entendaient « nationaliser » la littérature produite localement. Raul de Leoni (1895-1926), mort à trente et un ans, est l’auteur de ce seul recueil « méditerranéen », publié en 1922 et qui connut huit éditions entre sa parution et la mort du poète, témoignage de son succès.

Issu de la communauté des émigrés italiens au Brésil, Raul de Leoni fit à la veille de la Première Guerre mondiale un long voyage en Europe, où les impressions d’Italie semblent avoir été particulièrement fortes, sans doute nourries par les évocations de son milieu familial à Petropόlis, au Brésil.

Sa poésie, que d’aucuns veulent décrire comme de transition, pour la raison, semble-t-il, qu’elle reçut les faveurs jusques et y compris de la critique acquise aux notions d’avant-garde, peut être comparée à celle de Paul Valéry en France au même moment (avec La jeune Parque de 1917, l’Album de vers anciens en 1920, Charmes en 1922…) : les deux renouent avec l’inspiration de l’Antiquité dans un esprit résolument moderniste, symboliste. Cette approche qui fit de Valéry le poète le plus en vue en France me paraît, je dois le dire, moins intéressante chez ce dernier que chez le poète brésilien dont sont ici traduits dix poèmes. La poésie de Valéry tend en effet vers l’abstrait, voire l’abscons ; ses vers intellectuels et soporifiques paraissent témoigner d’une époque où, en France, la poésie devenait pâture de professeurs, avec, devant un texte littéraire quel qu’il soit, cette principale préoccupation : « Comment ceci se laisse-t-il commenter par l’exégèse scientifique ? » (« La matière poétique qui est langage etc. »)

Les textes qui suivent, traduits pour la première fois en français ici, sont tirés de l’anthologie Melhores poemas de Raul de Leoni, publiée en 2002 par Global Editora. Le premier poème, Ode à un poète mort, parut en plaquette en 1919 avant d’être inséré dans les éditions ultérieures du recueil Lumière méditerranéenne. Les deux derniers poèmes, Décadence et Eugenia, ont été publiés à titre posthume.

Raul de Leoni (à gauche) Source : Academia Brasileira de Poesia – Casa de Raul de Leoni

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Ode à un poète mort (Ode a um poeta morto)

À la mémoire d’Olavo Bilac

Ndt. Olavo Bilac (1865-1918) est un des grands poètes parnassiens du Brésil. L’ode est un portrait du personnage du Poète à travers les âges.

Semeur d’harmonie et de beauté
qui reposes en glorieuse sépulture,
ton âme fut un chant varié
plein de l’éternelle musique des choses :
une voix supérieure de la Nature,
une sonore idée de l’Univers !

Où tu passais, le long des routes,
des trames d’images rutilantes et vives
tissaient en filigrane, comme le regard des fées,
dans les plus belles et nobles perspectives,
le panorama des idéaux de cette Terre
et le paysage onduleux de l’âme humaine.

Toute l’émotion qui vit dans les choses parle,
avec ses différents accents, reflets et couleurs,
par ta voix irisée d’opale
faite de rayons et fines tessitures :
depuis la vie subtile du papillon
jusqu’à l’âme légère de l’eau et des fleurs,
l’exaltation du soleil et le rêve des créatures :
toute la sensualité éparse de notre planète.

Dans ton art frémit le sang de Dionysos
dilué dans les vertus apolliniennes ;
et de son sein voluptueux pleuvent
d’albes âmes païennes, des frises ardentes,
bas-reliefs, camées, sanguines,
dans une palpitation de jeune chair.

Écorçant un destin splendide,
le toucher de ta main possède
la subtilité platonicienne et la douceur
d’un Florentin de la Renaissance
qui, tourmenté d’élans romantiques,
travaille l’émail du Piémont,
ayant dans son burin lascif et fin
le rêve capiteux d’Anacréon
et le lyrisme sensuel du Cantique des cantiques.

Tu viens de loin pour aller loin. Ton âme
s’incarna dans d’autres entités,
peuples, temps et pays,
et poursuit, éblouissante,
plastique, mobile, irisée et nue,
sa longue pérégrination à travers les âges,
laissant après elle ses fruits et ses racines.

Tu fus l’Homme de toujours, dans un prestige
de poète sensualiste, traversant les siècles,
retrouvant partout tes propres vestiges :
un jour, dans l’Inde védique, rêvant
au seuil des éternels printemps
– les mains pleines de roses et d’améthystes –,
tu fais des offrandes lyriques et des vœux
aux puissants génies avatars
et composes tes poèmes animistes
sur la feuille du lotus et du nymphéa,
sur la fleur somnambule du nénuphar…
Et tes vers, dans lesquels un vaste rêve est embrassé,
descendent en chantant le Gange.

Puis, pasteur dans l’Argolide ou l’Épire,
vivant en paix parmi les troupeaux,
au clair de lune, sur les montagnes, une à une
tu vas comptant les étoiles dans le ciel,
et la sonate subtile de ta flûte
a la saveur du miel d’abeille
et la mélodie simple et sereine
de l’âme errante et docile des brebis.

Plus tard, en Thessalie, parmi forêts et rivières,
compagnon des satyres vagabonds,
tu modules ton chant étourdissant
et vas chercher le son de tes rimes
dans l’intermezzo des sources, au levant,
dans la chanson de l’eau fraîche,
l’orchestre nostalgique des vents,
les cavalcades des centaures sauvages,
les rires faunesques,
la pourpre rayonnante des vendanges.

Dès que le soleil dore la feuille de vigne
et que tu entends le bruit des premiers pipeaux,
tu sors guetter, des heures durant,
sur le sable argenté des rives
les oréades turbulentes et imprudentes
aux bras entrelacés,
ourdissant la toile d’or des aurores
dans la fantasmagorie de leurs danses.

Après tant d’existences, tu réapparais
avec le même cœur immense et sonore
dans les cours bibliques et chantes
sur la longue harpe rituelle, entre les spirales de l’encens,
les triomphes des rois et les moissons bénies,
les légendes du Jourdain et le regard des Moabites.

Tu retournes en Grèce, où tu appartiens
au peuple et es le poète de la ville.
Tu fais honneur à la vieille race des rhapsodes ;
ta voix a la sublimité
du parfum des parcs athéniens :
et c’est une expression de la patrie et l’évangile de tous.
Tu portes des myrtes et des pampres au front,
entonnes des hymnes à Phébus
et danses, avec Anacréon,
dans l’arabesque de la ronde des éphèbes.

Ensuite, à Mytilène, tu es le seul homme
dans cette île extravagante de femmes.
Les épithalames que tu profères,
parmi des bruits de crotales et de coupes
s’élèvent et se consument dans l’air ;
ils éveillent de nouveaux désirs,
et tu parviens à posséder pour tes caresses
Sappho elle-même, une nuit – avant de t’en aller.

Tu te rends à Rome, au sommet de l’Empire,
où te favorise la prédilection des Césars.
On te donne à Tibur des domaines et des villas ;
tu fréquentes à Capri la cour de Tibère ;
tu bâtis ton palais sur l’Aventin ;
des eunuques éthiopiques gardent ta porte
et tes litières d’étoffe damasquine ;
tu es l’âme délirante des tricliniums,
exhortes aux jeux du cirque,
chantes dans le bain bleu des courtisanes impériales,
es l’intime des chambres nuptiales patriciennes,
où tes vers sacrés et profanes
sont gardés dans les urnes légendaires
sur de précieux papyrus africains.

Plus tard, à l’époque alexandrine,
tu conquiers à nouveau la terre hellénique
et, doux poète ironique,
dans le ton élégant et frais des bucoliques,
tu chantes les chants que t’enseigne Théocrite.

Je te revois alors
à Cordoue comme à Bagdad, presque en secret,
dans ton destin idéal de citharède :
chanteur du califat, parmi les trésors
de l’Islam et les mystères de l’Orient.
Tu dors au harem royal et combats dans les guerres,
continuant d’être parmi les Maures
le même qu’en d’autres temps sur d’autres terres.

Dans la Germanie féodale tu trouves au loin
un groupe d’harmonies qui communient
avec ton cœur de poète hellène.
À ton oreille, en écho murmure
la légende païenne des Niebelungen.
Tu es tout l’amour des chatelaines du Rhin
et ta voix de minnesinger résonne
tantôt véhémente et profonde, tantôt en suaves trémolos :
avec Tannhäuser elle visite le Venusberg
et chante dans les châteaux des margraves.

Plus avant,
tu renais dans la Florence bleue de la Signoria1.
Florence exhale dans le chant de ses cloches
son âme de Vénus et de Marie.
C’est un rêve d’amour dans les Apennins.
La cité des fleurs et des poètes,
des passions élégantes et discrètes,
des fontaines, des jardins et des duchesses,
des chefs-d’œuvre et des raffinements.
C’est tout un peuple aimable qui s’anime
pour aimer et sourire de l’aube au crépuscule.
Elle fait de la Vie un chef-d’œuvre
de sensibilité et de bon goût…

Il y a des guirlandes votives
d’acanthes et de lauriers dans les rues !
Le grand Pan est revenu ! Les formes vivantes
de la Grèce réapparaissent, brillantes et nues !
Dans les maisons seigneuriales et les villas bourgeoises,
égayées par les fêtes, tout le monde
apprend la langue homérique,
s’entretient d’Érasme et de Boccace,
d’humanistes et de lettrés,
et des derniers marbres trouvés
sous la poussière catholique de Rome.
Sur les belvédères de l’Arno se promènent les grandes dames,
Esmeralda, Lucrèce, Simonetta,
parmi les roses, les sourires et les épigrammes…
Botticelli contemple le ciel couleur de violette ;
on lit Platon dans les églises ; et je te vois,
serein et beau,
dans un cortège devant le Ponte Vecchio
récitant des sonnets dorés à des princes,
Laurent de Médicis écoutant !

Tu composes aussi de ton génie audacieux,
dans l’antique forme cristallisée,
certains vers du dix-huitième siècle,
quand Watteau peignait au cœur du printemps
l’Embarquement pour Cythère
et Jean-Jacques écrivait la Nouvelle Héloïse.

Poète cosmopolite, âme moderne,
avec Leconte2 et Banville du Paris des années soixante-dix
tu cherches tes motifs artistiques dans les voyages,
passes l’hiver à Nice, le printemps à Lucerne,
et ton ombre périodique apparaît
dans les salons de Mathilde Bonaparte.

…..

Dans l’amplitude de ton embrassement
– hors du temps et de l’espace
dans l’humanité et dans le monde –
je te vois partout présent
où un homme éprouve
que la vie est un sentiment splendide et profond !
Les âmes comme la tienne, à qui les considère,
transmettent l’émotion de la vie souveraine.

En tous lieux on peut les comprendre
car, sans fin, sans patrie et sans limite,
elles possèdent dans le concept éternel de l’âme humaine
l’universalité des étoiles.
Si l’humanité était faite d’elles,
dans le doute auquel elle n’appartient pas
et dans lequel elle se rétrécit,
peut-être ne serait-elle pas plus heureuse, qui sait,
mais elle serait plus belle et plus parfaite…

Tu as dignifié l’Espèce, dans la noblesse
des grandes sensations d’harmonie et de beauté ;
tu as dit la gloire de vivre, et désormais
ton écho, en chantant dans les siècles à venir,
dira aux hommes que la meilleure destinée,
le sens de la Vie et son arcane,
est l’immense aspiration d’être divin
dans le suprême plaisir d’être humain !

1 la Signoria : Piazza della Signoria, à Florence.

2 Leconte : Leconte de Lisle. (On trouve « Lecomte » dans le texte, une coquille.)

*

Portique (Pόrtico)

Âme d’origine attique, païenne,
né sous le ciel bleu
qui azura les divines épopées,
je suis frère d’Épicure et de Renan,
je connais le plaisir subtil de la pensée
et la sereine élégance des idées…

Il y a dans mon être des crépuscules et des aurores,
tous les florilèges du génie aryen,
et mon ombre aimable et douce
passe dans l’écoulement universel des heures
en cueillant les fleurs de la destinée humaine
dans les athéniens jardins de l’Ironie…

Ma pensée libre, qui s’unit
aux idéologies claires et spontanées,
est une suave ville grecque,
dont le souvenir
est splendide vision dans l’histoire
des civilisations méditerranéennes.

Cité de l’Ironie et de la Beauté,
elle repose dans le pli bleu d’un golfe pensif
entre des ceintures de plages cristallines,
déchirant des enluminures de collines
avec la grâce ornementale d’un chromo vivant :
la baignent d’antiques eaux délirantes,
bleues, kaléidoscopiques et délectables,
où se reflète en réfractions distantes
la forme panoramique d’Athènes…

Entre les dieux et Socrate elle apparaît
et contient dans l’amplitude de son génie
toute la grandeur grecque dont je descends ;
de l’Hellade des héros à la fin de Rome,
des cités illustres d’Étrurie
au mystère des îles de l’Hellespont…

Cité des vertus indulgentes,
fille de la Nature et de la Raison
– déjà corrompue par la luxure orientale –,
elle sourit au Bien, ne croit pas au Mal,
se fie à la vérité de l’illusion
et vit dans la volupté et le savoir,
jouant avec les idées comme avec les formes…

Par le passé elle pensait beaucoup,
tenta de pénétrer le monde des essences ;
elle souffrit tant de cet effort inutile
qu’à la fin elle perdit foi
dans la pensée ; si elle pense encore,
c’est dans une indifférente sérénité
et elle trouve son confort peut-être bien plus
dans la joie des belles apparences
que dans la contemplation des idées éternelles.

Aimable ville où la vie passe
en défaisant un collier de réticences :
elle a l’âme ironique des décadences
et les cristallisations d’une fin de race…

Elle conserve dans la mémoire des sens
l’expression de ses origines séculaires,
et parmi ses habitants des milliers sont
descendants des dieux oubliés ;
et tous les autres ont encore bien vivant,
dans la noble géométrie de leur crâne,
le plus pur profil dolicho-blond…

Les dieux de la cité sont morts…
Mais, les aimant toujours, joyeusement,
elle les garde dans le désir et le souvenir ;
et ce fut vers elle (son destin est grand !)
que Julien l’Apostat, en expirant,
dirigea son dernier espoir,
par la bouche d’Ammien Marcellin…

Cité d’harmonies délicieuses
où, souriant à la ronde des destinées,
les hommes sont humains et divins
et les femmes, fraîches comme les roses…
Des jardins aux perspectives enchantées
– bustes de faunes aux carrefours –
ouvrent à l’or du soleil leurs éventails de longues
promenades arborées : éphèbes, poètes, sages
s’y croisent, dialoguant avec délectation
sur la plus bienveillante des philosophies.
Avec le bord des coupes lesbiques aux lèvres
et des émotions dionysiaques dans les yeux…

Comme sont lumineux ses jardins
aux joyeuses colorations musicales !
Sur la rive fleurie des étangs parés
de roses et d’aloès, d’anémones et de myrtes,
boivent des colombes blanches et chastes ;
et, limpides et scintillantes,
irisées, joviales et transparentes,
les eaux aromatiques, souriantes,
tombent de la bouche austère des tritons,
glougloutant de furtives ritournelles…

Dans la moulure de feu des aurores,
aux plages d’opale et d’or, antiques,
sur la mollesse du sable, en farandoles
dansent leurs rondes saines et sonores
adolescents et jeunes filles,
copiant la frise des Panathénées…

Au bord de la mer, suivant la courbe onduleuse
du vieux quai long, éblouissant,
quand l’horizon et le ciel entre chien et loup
s’élèvent dans la porcelaine des crépuscules,
des silhouettes furtives
de belles courtisanes d’Agrigente et de Chypre,
comme en rêve, regardent recueillies
le retour des trirèmes et des vaisseaux
qui leur rapportent l’esprit de l’Orient,
en pierreries, légendes, parfums…

Alors ondoient dans l’air diaphane et fluide
des suavités d’idylles, des accords
de flûte, de cornemuse et d’ocarina
qui viennent de loin, de l’âme blanche des bergers,
apportées par les vents d’outre-mont
et spiritualisés en sourdines…

Terre qui entendit Platon dans les temps anciens…
Son peuple spirituel, lyrique et généreux
qui sourit au monde et à ses secrets
n’entend plus l’oracle d’Éleusis
mais aime encore, presque avec ingénuité,
la nostalgie glorieuse de ses dieux
dans les chants ancestraux des citharèdes
et les épithalames de l’Orient…

Ses fils aiment toutes les idées,
dans l’œuvre des sages et les épopées,
dans les formes claires et celles obscures,
cherchant dans les choses le moyen de les comprendre
– fuites de sentiment et de subtilité –
et les comprennent dans la nature elle-même,
entendant Homère dans la rumeur des ondes,
lisant Platon dans l’éclat des étoiles…

Ses poètes, hommes forts et sereins,
produisent un art royal, subtil et fin,
la douceur des ultimes Hellènes
stylisée dans l’éloquence latine…

Et les vieillards de la cité, gracieux ponants
de radieux rhéteurs et sophistes,
passent, regardant les choses et les créatures,
avec de pieux sourires indulgents
où leurs longs renoncements optimistes
s’ouvrent, au milieu de l’ironie,
à tous les rêves de l’Univers…

Se revoyant dans une époque engloutie,
ma pensée, toujours très humaine,
est une cité grecque décadente
du temps de Lucien
qui, glorieuse et sereine,
souriant de la parole nazaréenne,
a lentement disparu
dans le plus aimable crépuscule des choses…

*

Florence (Florença)

Matin d’automne…
À travers la gaze humide du brouillard,
ton panorama, tremblant, hésitant,
furtivement se dessine
dans une blanche douceur de dentelle…

Du balcon fleuri de San Miniato,
comme dans un cosmorama imaginaire,
je vois se révéler peu à peu ton paysage
en sérénissime appareil…

Avec des tons changeants de nacre,
aux reflets d’un arc-en-ciel fugace,
dans l’air transparent et le ciel doux,
s’ouvre en lumière le coquillage coloré
de la vallée de l’Arno…

Au loin, où le brouillard bleu se dilue entre les lignes
aimables des collines
en capricieuses courbes serpentines
d’oliviers en fleur, d’ormaies et de vignes,
de pins royaux et d’amandiers tranquilles,
Fiesole, bucolique et galante,
montre, dans une rafraîchissante expression de couleurs,
l’émail seigneurial de ses villas
et le chromo pastoral de ses domaines,
dans les bosquets du Décaméron…
Des coupoles de mosaïque se dressent, profils durs
d’arrogants palais gibelins,
des silhouettes de basiliques votives,
des tours mortes et de suaves perspectives,
ainsi que le long méandre de tes murs
coupant le cadre bleu des Apennins…

Tes cloches chantent en lent prélude
l’élégie des heures immortelles ;
c’est la chanson de ton propre sentiment
dans la voix somnambule des cathédrales…

C’est alors que je franchis tes portes
et, entendant tes ruines pensives,
je me sens de corps et d’esprit à Florence :
la plus humaine des villes vivantes,
la plus divine des villes mortes…

Florence, ô mon refuge spirituel !
subtile vignette de ma pensée !
C’est avec la même affection humaine que je t’ai aimée
depuis que tu fus la commune guelfe
idéaliste, rebelle et sanguinaire,
jusqu’au jour
où ton âme, fleur liturgique et sombre
de l’esprit chrétien,
fuyant du « Jardin des Écritures »,
allant chercher la lumière d’autres hauteurs,
s’assit au « Banquet de Platon » !

Noble, aimable Florence !
douce fille du Christ et d’Épicure !
fleur de Volupté et de Connaissance !
dans ton âme de Vénus et de Marie
se trouve une étrange harmonie ambiguë, indescriptible :
la chaste mélancolie des lys
et la grâce aphrodisienne des roses ;
la mansuétude ingénue de Fra Angelico !
et la joie piquante du Boccace !

Je t’aime ainsi, indéfinie et variée !
chaste et vicieuse – gothique et païenne,
harmonie entre l’Acropole et le Calvaire.
Ô Patrie sérénissime
des formes pures, des idées claires ;
des églises, des fontaines, des jardins ;
des mosaïques, des dentelles, des brocarts ;
des coloristes limpides et délectables ;
des âmes versicolores et de la grâce perverse ;
du discret esthétisme des raffinements ;
des vices rares, des perversions élégantes ;
des poisons subtils et des poignards lascifs ;
délicieuse dans le crime et la vertu,
où l’existence était une belle attitude
de sensibilité et bon goût,
et qui passas dans l’histoire en vive farandole
méditative et brillante
de fête galante3 !…

…..

Je t’apporte ma gratitude latine
car ce fut dans ton sein qu’eut lieu
la résurrection de la Vie de lumière :
Ô Florence ! Florence !
la plus humaine des villes vivantes,
la plus divine des villes mortes…

3 fête galante : en français dans le texte.

*

Machiavélien (Maquiavélico)

À de certaines heures mon âme songe
à des temps altiers qui n’existent plus,
incarnée en prince humaniste,
sous le Lys rouge4 de Florence.

Je la vois alors, dans cette présence historique,
harmonieuse et subtile, égoïste et sensuelle,
fille de l’idéalisme épicurien,
formée par la morale de la Renaissance.

Je la vois ainsi, fleur aimable de l’Hellénisme,
virtuose – restaurant les vieilles cartes
du génie antique, entre exégète et artiste.

En même temps, par dilettantisme,
trempant dans l’intrigue des papes
avec l’élégante perfidie d’un sophiste…

4 Lys rouge : blason de la ville de Florence. Voyez le roman d’Anatole France Le Lys rouge (1894).

*

Histoire ancienne (Histόria antiga)

Dans mon grand optimisme ingénu,
je n’ai jamais su pourquoi… un jour
elle me regarda d’un air indifférent.
Je lui en demandai la raison… Elle ne savait pas…

De ce moment notre intimité sans réserve
passa subitement
aux salutations de pure courtoisie
et la vie suivit son chemin…

Nous avons cessé de nous parler… elle va distante…
Mais quand je la revois, toujours un vague moment
son regard muet se pose sur le mien,

et j’éprouve, sans pourtant la comprendre,
qu’elle tente de me dire quelque chose
mais qu’il est trop tard pour le dire…

*

Platonicien… (Platônico…)

Les idées sont des êtres supérieurs
– âmes cachées de sensitives –
pleines d’intimités fuyantes,
de scrupules, délicatesses et pudeurs.

Où que tu ailles, où que tu sois,
fais attention à ces fleurs pensives,
qui ont pollen, parfum, organes et couleurs
et souffrent plus que toutes autres choses vivantes.

Cueille-les dans la solitude… ce sont des chefs-d’œuvre
venus d’autres temps et d’autres climats
pour les jardins de ton âme dans lesquels je pénètre.

Pour tisser avec elles, sur le versant,
la couronne votive de ton Rêve
et la légende impériale de ta Vie.

*

Imagination (Imaginação)

Schéhérazade de l’esprit, qui brodes
sur un fil idéal de vraisemblances
le Symbole et l’Illusion, les seuls biens
que nous ont laissé les dieux en héritage !

Transformant nos tentes en Alhambras,
par ta voix notre regard atteint
les Mille et Une Nuits de l’Espérance
et la sphère bleue des rêves et légendes !

Quand le réveil de la Réalité
nous blesse, c’est toi qui de nouveau nous persuades,
avec tes consolations qui ne trompent pas toujours.

Car, dans ta splendide éloquence,
tu es le sixième sens de l’Existence
et la mémoire divine de l’âme humaine !

*

Sincérité (Sinceridade)

Homme qui penses et dis ce que tu penses,
si tu veux que parmi les hommes et les choses
tes idées vivent dans le monde,
crois d’abord en elles, souffres-en,
fais en sorte qu’elles vivent dans ton âme,
dans la sincérité la plus intime de ton être !

Il y a des idées que nous cultivons dans la vie
pour l’inutile volupté de penser,
pour la simple beauté, pour la grâce
florale, pour le plaisir qu’elles nous donnent…
Pour cet état d’illusion chinoise5
dans lequel elles endorment notre conscience :
éphémères aquarelles de l’esprit,
adorables paysages de l’imagination,
belles idées qui ne créent rien !
Elles passent, rayonnantes, colorées,
dans la fluctuation superficielle de la pensée ;
oui, ce sont des plantes aquatiques, des nénuphars
d’or équatorial, des nymphéas enchantés
par l’argent des clairs de lune sédatifs,
légères végétations aux teintes lumineuses,
rêves des eaux tremblantes qui passent
– racines flottant sur le miroir des ruisseaux –,
avec des musiques de couleurs dans les plumes,
des vanités féminines dans les palmes,
mais sans un grain de vie ni le moindre fruit
dans cette éblouissante stérilité…

Les idées qui créent, les idées
vivantes qui bâtissent des religions et des empires,
qui font les génies et les héros et les martyrs et les saints ;
les idées organiques, éternelles
qui donnent leur nom aux siècles, leur destinée
aux races, la gloire aux hommes, force à la Vie,
qui nourrissent l’âme et guident les peuples,
fécondent les générations, engendrent les dieux
et qui sèment les civilisations,
ces idées devront venir de notre source humaine,
jetant de profondes racines
dans l’esprit généreux où elles naissent :
elles devront être humaines, ce qui veut dire
être notre énergie et notre foi,
être des semences cachées, être des douleurs,
des sentiments, des passions, presque des instincts,
être la voix des abîmes transcendants
de la conscience profonde… être nous-mêmes…
Car les arbres les plus féconds sont ceux
qui vont au plus profond dans les entrailles du sol
et font le plus souffrir le cœur de la terre.

5 illusion chinoise : allusion à l’opium (compte tenu du vers suivant, où il est question d’un endormissement de la conscience).

*

Décadence (Decadência)

C’est l’habitude de vivre, au fond,
qui fait que nous continuons à vivre.
Aucune autre intention que, simplement,
la tendance mélancolique de l’être…

On continue à vivre… c’est le vice de vivre…
Et si ce vice donne quelque plaisir aux gens,
comme tout plaisir vicieux il est triste et dolent,
car le vice est la douleur du plaisir…

On continue à vivre… et l’on vit trop,
et vient un jour où ce que nous sommes
n’est plus que la nostalgie de ce que nous avons été…

On continue à vivre… et souvent nous ne sentons même pas
que nous sommes des ombres, que nous ne sommes déjà plus rien
que le survivant de soi !…

*

Eugenia

Nous sommes nés l’un pour l’autre, de cette argile
dont sont faites les créatures rares ;
tu as des légendes païennes dans tes chairs limpides
et moi l’âme des faunes dans ma pupille…

Tu es comparable aux beautés héroïques,
en moi la flamme olympienne flamboie.
En nous crient toutes les nobles tares
de la Grèce splendide et tranquille…

La gloire qui nous guide est telle,
dans notre amour d’élite, profond,
que (j’entends au loin l’oracle d’Éleusis)

si j’étais tien un jour et toi mienne
notre amour concevrait un monde
et de ton ventre naîtraient des dieux…