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Anaïs et Marie-Madeleine

Il convient d’établir une distinction entre science et technique. Cette dernière n’a jamais été empêchée par une vision traditionnelle, religieuse du monde : que l’on en juge par les pyramides d’Égypte, les édifices de Cuzco, l’aqueduc romain de Ségovie… En termes de technique, l’esprit des Lumières, ou plus généralement l’esprit positiviste, ne représente donc pas une rupture fondamentale, dans la mesure où les capacités techniques n’étaient pas entravées auparavant et ne l’ont peut-être jamais été. La Chine qui se ferme au monde pour, semble-t-il, vivre éternellement selon ses dogmes traditionnels, est celle qui construit une « grande muraille » à cette fin. En réalité, la rupture tient bien plutôt à l’apparition d’un positivisme scientifique qui, s’il ne s’accompagne pas en toutes circonstances de la plus grande liberté d’opinion et d’expression, est la substitution d’un dogmatisme à un autre (par exemple, en plein vingtième siècle, l’« interprétation de Copenhague », tissu d’interprétations arbitraires de résultats expérimentaux [voyez ici : Copenhagen interpretation]).

Alors qu’une certaine forme de pensée mystique subsiste chez Leibniz et Newton, l’apport de ces derniers, en termes d’avancée de la pensée scientifique, est bien supérieur à nombre de leurs successeurs chez qui cette pensée mystique a disparu.

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Lorsque Jünger défend l’astrologie tout en affirmant qu’elle ne peut être jugée du point de vue rationnel, il ne convainc personne. L’astrologie ne se donne pas à connaître comme un jeu, elle cherche à défendre sa pratique rationnellement.

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À Zénon qui affirmait que le mouvement n’existe pas, Diogène le Cynique « répondit » en allant et venant. Comme si Zénon ne s’était pas aperçu qu’il pouvait aller et venir lui aussi. Si une démonstration apparemment juste peut nier le mouvement en dépit de l’expérience sensible, cette dernière n’est pas invitée à servir de contre-argument.

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Paul Bourget est contre la circonstance atténuante de la passion dans le crime passionnel au motif que l’indulgence favorise le crime. Le droit lui a entre-temps donné raison et favorise à présent le cocufiage.

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Les visées œcuméniques admettent tacitement, même malgré elles, que les rites propres à chaque Église n’ont aucune valeur surnaturelle, qu’un fidèle s’y soumet par conformisme, et consacrent ainsi la supériorité d’une doctrine purement pratique comme le zwinglianisme, où la messe est une simple commémoration sans valeur surnaturelle.

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L’eucharistie : « Celui qui mange mon corps et boit mon sang a la vie éternelle. » Alors que le Christ dit lui-même ailleurs qu’il s’exprime par paraboles, et pourquoi il le fait, et alors que les théologiens recourent à l’interprétation symbolique des Écritures, de l’ancien comme du nouveau testament, il est permis de demander pourquoi la parole citée ici a reçu un sens aussi littéral dans le rite catholique.

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Il y a dans le Journal d’Anaïs Nin la pensée qu’elle n’avait jamais rendu son mari aussi heureux que depuis qu’elle avait un amant. Quel mari ne voudrait pas être malheureux plutôt qu’heureux dans ces conditions ?

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Une passion ne se satisfait jamais qu’au détriment d’un scrupule, dans certaines âmes consciencieuses. Y renoncer, c’est la sacrifier à un scrupule, mais jamais elle ne s’estime à si bas prix et rien ne la paye assez de son sacrifice.

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Il est plus difficile à celui qui a de la culture qu’à celui qui n’en a pas de montrer qu’il possède un vernis de culture comme demandé dans les épreuves de culture générale.

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Arriver par les femmes, loin d’être un motif de honte, c’est un double motif de fierté pour le Français : être arrivé et par les femmes.

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Sautez toujours la préface. Dans une édition de La Princesse de Clèves, le préfacier écrit : « Elle [Mme de La Fayette] évite de nous montrer le ventre de Henri VIII ‘chargé de graisse’ que l’annaliste anglais etc. », puis on lit dans le texte de Marie-Madeleine de La Fayette, en p.72 de la même édition : « Henri VIII mourut, étant devenu d’une grosseur prodigieuse. » Si ce n’est pas montrer le ventre d’Henri VIII, qu’est-ce que c’est ?

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Nietzsche a écrit « Dieu est mort » mais aussi « l’art est mort » : à l’ère de l’écroulement des certitudes, les représentations idéales, idéalisées de l’art sont périmées. La science a déclassé un art plus beau que le réel, les esprits s’émancipent également de cette mystification-là. Pourtant, l’art n’a pas disparu ; ce qui porte aujourd’hui ce nom semble être en grande partie une activité spécialisée dans la production d’œuvres plus laides que le réel (expressionnisme…). Est-ce encore une forme de mystification consolatrice, une manière de rendre le réel tolérable par comparaison ?

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Une certaine spécialisation des facultés semble inhérente à la nature humaine. Même aux esprits les plus doués et les plus éclectiques il est difficile de s’intéresser en même temps à des œuvres d’imagination et à des travaux analytiques (de sciences exactes). Une sorte de baromètre intérieur leur signale le dommage, à tout le moins provisoire, que le passage d’un type d’intérêt ou d’activité à un autre fait subir à la disposition cultivée dans la pratique de l’une ou l’autre. Tandis qu’il s’adonne à tel domaine, l’esprit adopte un certain type de personnalité conforme à ce domaine et excluant provisoirement l’intérêt pour tout autre domaine. Ces autres domaines appellent chacun à leur manière un type de personnalité différent. Une éducation trop large risque donc de favoriser les intelligences moyennes, l’esprit doué qui entend donner sa pleine mesure étant conduit à se chercher un domaine de spécialisation. Il conviendrait donc peut-être de commencer par la spécialisation et d’élargir ensuite, avec l’âge, le champ des études, à rebours de ce qui se pratique. Le postulat implicite de l’éducation actuelle est que les esprits ne sont doués que pour un certain type de savoir et qu’il convient de déterminer lequel en présentant à l’élève différents domaines du savoir parmi lesquels sa tendance interne se prononcera. Ce passage programmé du généralisme à la spécialisation demande à l’esprit d’être généraliste d’emblée ou de rester médiocre (excellent dans un domaine et médiocre dans les autres : la moyenne est médiocre). On peut craindre que l’esprit doué soit ainsi voué à la médiocrité dans un système qui va du généralisme à la spécialisation plutôt que de la spécialisation au généralisme.

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Apprendre des choses, cela peut aussi revenir à tuer le poète en soi.

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Ce qui m’a longtemps retenu de m’intéresser à un parti portant le nom de Labour, c’est justement son nom, à cause de ce que cela représente de contraire à mes tendances profondes.

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J’avais des rêves de grandeur et voilà que je lis Zazie dans le métro

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Sottisier poétique
(Avec tout le respect dû aux maîtres)

La mer gronde et se gonfle, et la bave des eaux
Bien au-dessus des monts va noyer les oiseaux
(Leconte de Lisle, Poèmes barbares)

Le mot bave ne s’emploie plus au sens de « par métaph. ou compar. liquide écumeux » (Grand Robert).

Don Rui tire sa lame
Et lui fend la cervelle en deux jusques à l’âme
(ibid.)

On entendait mugir le semoun meurtrier,
Et sur les cailloux blancs les écailles crier
Sous le ventre des crocodiles
(Victor Hugo, Les Orientales)

Il semblerait que ce vent violent qu’est le simoun doive rendre difficile d’entendre le ventre des crocodiles glisser sur les cailloux, à moins que les crocodiles ne soient des espèces de colosses blindés.

L’héraldique lion qui fait rugir d’effroi
Les lionnes vivantes
(ibid.)

Ne songe plus qu’aux vrais platanes (ibid.)

Où sont les faux, dans le poème ?

Ces cheveux
qui pleurent épars autour de ton beau front,
Comme les feuilles sur le saule
(ibid.)

Est-ce parce qu’on parle de saule pleureur que le poète dit que les feuilles du saule pleurent ?

Grenade, la bien nommée,
Lorsque la guerre enflammée
Déroule ses pavillons,
Cent fois plus terrible éclate
Que la grenade écarlate
Sur le front des bataillons
(ibid.)

Bien nommée parce qu’elle éclate comme une grenade explosive !

Ton sabre
Toujours dans la bataille on le voit resplendir,
Sans trouver turban qui le rompe
(ibid.)

Le turban peut en effet casser un sabre, s’il est employé pour désigner par métonymie la tête, mais c’est bien le seul cas possible.

Berceau que la tombe a fait creux ! (Théophile Gautier, Émaux et Camées)

Quelle chute ! Le berceau que vide la mort de l’enfant est fait creux par la tombe…

Mille soldats partout, bandits aux yeux ardents (Victor Hugo, Les Burgraves)

La raison pour laquelle ce vers figure ici tient à la sonorité du second hémistiche, si l’on respecte, comme en principe on le devrait, les liaisons : « Bandits zaux zyeux zardents »…

Rome à ce grand dessein ouvrira tous ses bras (Corneille, Sertorius)

Rome comparée à la déesse indienne Kali…

Me croit-il en état de croire son arrêt ? (Corneille, Tite et Bérénice)

Faut croire.

Ses cheveux, par l’angoisse aplatis sur sa tête (Lamartine, Jocelyn)

Je crois me rappeler que Laurel et Hardy se sont inspirés de ce vers dans certains de leurs sketchs. Mais peut-être qu’ils avaient lu « dressés sur sa tête ». – Ou bien s’inspiraient-ils plutôt de cet autre vers de Lamartine :

Le vol de sa pensée agitait ses cheveux (Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses)

Pégase te soufflait des vers de sa narine (Hugo, Les Contemplations)

Les morts, ne marchant plus, dressent leurs pieds funèbres (ibid.)

Cédar la regarda les bras croisés de joie (Lamartine, La chute d’un ange)

Comme on lance une roche aux gouffres effrayés (ibid.)

Et qu’on ne peut, à l’heure où les sens sont en feu,
Étreindre la beauté sans croire embrasser Dieu !
(Hugo, La Légende des siècles)

Vu que l’étreinte dont il est ici question, compte tenu du contexte, est celle de la copulation, « embrasser Dieu » dans une telle étreinte, c’est forniquer Dieu…

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Aragon m’a toujours fait l’effet d’être le plus mauvais des surréalistes : celui qui n’ose pas se droguer comme les copains. C’était peut-être aussi le plus mauvais des communistes.

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Louis Belmontet est un poète qui a écrit des Poésies guerrières sous le Second Empire et fut pour cette raison député. C’était avant la déculottée de l’armée française au Mexique et bien sûr avant Sedan.

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La notation numérique de l’école et de l’université françaises (de 0 à 20) est plus individualisante et par conséquent plus hiérarchisante que la notation littérale nord-américaine (A, B, C…).

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Nos ancêtres les Sarrazins

Provence et Midi de la France (voyez La chèvre d’or de Paul Arène), Vendée (La fosse aux lions d’Émile Baumann), Savoie (Le cœur et le sang d’Henri Bordeaux), Normandie (Devant la douleur de Léon Daudet)…

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Gongorismes bien français

D’habitude les plus matineux sont les pigeons de Jaume ; l’aube aux mains molles jongle avec eux. (Giono, Colline)

(Le chien le suit) et Gondran écoute joyeusement le grignotis des petites pattes onglées, derrière lui. (ibid.)

La note filée d’un clairon blesse, d’une vague déchirante, le lac tumultueux de sa mémoire. (Antoine Blondin, Les enfants du Bon Dieu, 1952)

La cité de leurs fronts ombrageait la fontaine
De leurs yeux
(Léon Deubel, Poèmes)

Mais les plus forts restent quand même les Hispaniques. Quelques gongorismes mexicains :

Carballo eyacula una sonrisa espesa como la esperma, como esperma mezclada de lodo. (Rubén Salazar Mallén, ¡Viva México!, 1968)

Con veloces navajas las estrellas cortan la piel de los abrevaderos. Sangra el agua. Sangra trémulos destellos (ibid.)

La mañana está echada como un perro azul en las azoteas y ladra luz. (ibid.)

Por las puertas de sus manos entra un ademán consternado. (ibid.)

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Hypothèse. Il ne peut y avoir d’ataraxie parfaite. L’esprit qui s’en approche tend à s’accuser et à souffrir d’écarts de plus en plus minimes. De plus, l’absence de tout sentiment de coulpe dans ce même esprit serait un mouvement de passion (l’orgueil) qui le ramènerait en arrière. Non la sagesse mais l’amitié pour la sagesse.

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Barrès qui s’attaque à Kant en racontant des histoires d’amour (Les Déracinés), c’est d’une hallucinante loufoquerie.

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« Son visage pur » (Léon Daudet, Le cœur et l’absence) Pur de quoi ?

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La parcimonie des descriptions empêche qu’une atmosphère s’installe. La littérature contemporaine est retournée au stade primitif. Elle ennuiera ceux qui n’ont rien vu du monde censé se trouver dans ses pages.

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Quelques licences poétiques de Corneille

Et l’énigme du sphinx fut moins obscur pour moi (Œdipe)

Énigme est ici masculin : le vers ne peut pas être corrigé car obscure, au féminin, le rallongerait d’une syllabe.

Mais je ne réponds pas que vous trouviez les Grecs
Dans la même pensée et les mêmes respects
(La conquête de la toison d’or)

Grecs est à prononcer « grès » pour le faire rimer avec respects.

Que voulez-vous, Madame, ici que je vous die ? (ibid.)

Pour rimer avec perfidie.

Je vous avouerai plus : à qui que je me donne (Sertorius)

Votre intérêt m’arrête autant comme le mien (ibid.)

Et détruit d’autant plus, que plus on le voit croître,
Ce que l’on doit d’amour aux vertus de son maître
(Othon)

Croître doit ici, pour rimer avec maître, se prononcer craître (ou maître se prononcer moître).

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L’escobarderie au fond des intellectuels catholiques militants : « Quel plus lourd fardeau que leur morale [luthérienne] » (Maritain) Opposé à une morale légère ?

« C’est une absurdité flagrante, et en même temps un lâche procédé de réduction, de traiter les hommes comme des parfaits, et la perfection à acquérir, dont la plupart restent très loin, comme constitutive de la nature même. Tel est cependant le principe de Rousseau, son perpétuel postulat. » (Maritain, Trois réformateurs)

Écoutons donc Rousseau : « Il n’y a point d’intérieur humain, si pur qu’il puisse être, qui ne recèle quelque vice odieux. » (Les Confessions)

Au temps pour le « perpétuel postulat ». Toujours l’escobarderie.

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Les comètes du nôtre [de notre siècle] ont dépeuplé les cieux. (Musset, Poésies nouvelles)

Note du commentateur : « Ce vers obscur et peut-être fautif (certains voudraient lire « conquêtes ») a suscité de multiples discussions d’érudits. » Rien de plus simple à comprendre, pourtant : la science (l’astronomie, connaissance des comètes) a étouffé la croyance aux dieux, à la divinité. Pas besoin de je ne sais quelles conquêtes, les comètes sont nécessaires à l’équilibre du vers : ce sont des objets célestes – célestes mais objets de science – qui dépeuplent les cieux, demeure traditionnelle des dieux.

Le même commentateur n’a visiblement rien compris au vers suivant, pas plus qu’à Musset en général :

Et de ce bruit honteux qui salit la pensée

où le commentateur voit, je le cite, une « allusion aux lois de septembre 1835 contre la liberté de la presse ». Que va-t-il chercher ! La liberté de la presse est certes un beau combat mais il n’y a dans ce passage aucune allusion à de telles lois, seulement à la littérature dans la lignée de Voltaire et des philosophes dénoncée par Musset tout au long de ses poèmes. Le commentateur semble chercher à faire de Musset un libéral ou – mais ce serait un aveuglement incroyable – est convaincu qu’il l’est…

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Étude : les défroqués chez les Jacobins, Hébertistes, Enragés… La liste semble longue.

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Je peux être convaincu de la valeur de la vertu sans croire à celle de la messe.

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Tant que je n’avais pas de situation, j’avais un avenir, et maintenant que j’ai une situation je ne me vois aucun avenir, il me semble que ma vie est derrière moi.

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Dans ses carnets de voyage aux États-Unis, publiés sous le titre Outre-Mer (1895), Paul Bourget insiste sur la totale absence de grivoiserie au théâtre et dans les caricatures en Amérique. Quelle différence, par la suite, avec Hollywood (‘Pre-Code Era’) !

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Strindberg ne s’est pas trompé avec son « combat des âmes » (själakamp) : même après la mort de l’homme de génie, son préfacier le traite comme une créature malsaine.

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Zola, sur son roman La Débâcle, dans Le Gaulois : « une œuvre de patriote … maintenant la nécessité de la revanche ».

Cinq ou six ans plus tard, il écrivait J’accuse.

Les antidreyfusards, du moins certains d’entre eux parmi les plus en vue, en défendant si peu discrètement la raison d’État, le châtiment même sans culpabilité, avaient perdu d’avance : même un despote absolu a de la pudeur sur ce point et voile la raison d’État derrière des motifs plus convenables.

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Pourquoi ne pas être un homme du passé ? Le passé a sa grandeur.

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Il ne suffit pas de dire « c’est un homme à femmes » : il faut dire quelles femmes.

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Rêves-contacts (1)

Hypothèse. Les intelligences extraterrestres communiquent avec nous dans nos rêves (Nýall).

1

La nuit du 12 avril 2013, j’ai rêvé que je trouvais un fragment de roche contenant une trace de vie extraterrestre, sur le modèle de l’ambre qui encapsule un moustique de la préhistoire, à ceci près que cette roche contenait un hologramme animé d’insecte, insecte d’une dimension peu ordinaire, espèce de grand cloporte. Cet objet était considéré par moi comme provenant des étoiles. À mon réveil, j’eus la pensée qu’on avait cherché à entrer en communication avec moi, qu’on cherchait à répondre à mon poème sur les intelligences extraterrestres qui est un appel au contact.

2

G. n’a plus répondu depuis l’envoi de mon poème sur les intelligences extraterrestres. Il a peur d’un contact du troisième type. La plupart des gens ont peur, ou auraient peur s’ils pensaient le provoquer, d’un tel contact, car il devient évident à un nombre toujours plus grand de personnes que c’est quelque chose de possible.

3

Kant a une curieuse façon d’insister sur d’hypothétiques êtres non humains extraterrestres doués de raison, pour dire qu’ils sont comme nous soumis à la loi morale.

4

Nuit du 4 mai 2013. De l’existence des géants sur terre avant l’homme. C’était une époque où l’alternance des saisons s’accompagnait de phénomènes climatiques beaucoup plus intenses que ce n’est le cas aujourd’hui. Un désert de glace se transformait ainsi en quelques jours en océan plein de vie, donnant lieu à des scènes de cataclysme. Pour que la vie soit possible, il fallait une constitution physique prodigieuse. C’est sur ce seul point que Schopenhauer conteste la théorie de Darwin. Le philosophe rappelle par ailleurs qu’Averroès a vécu à Nîmes et que lui-même loge dans une chambre aux fenêtres en « papier gâché ». Sa révélation sur les géants provoque chez moi une grande exaltation, et je plane au-dessus d’un monde préhistorique qui est le monde, d’abord une mer la nuit, puis une terre d’une grande beauté, couverte de forêts et dorée par les premiers rayons de l’aube, entendant une voix qui m’exhorte à en déchiffrer les mystères.

5

Nuit du 7 mai 2013. Sur une autre planète, je suis conduit, comme prisonnier, dans une arène naturelle entre des rochers escarpés dont les flancs, derrière des grillages, servent de gradins au public. Le combat doit être un combat psychique. Chaque combattant a les pieds fixés sur un billot. Je suis ainsi un gladiateur psychique pour le plaisir de cette population extraterrestre. Or j’apprends que j’ai toutes mes chances car les humains sont considérés comme ayant un grand pouvoir psychique.

Exilé sur une autre planète, je suis transformé en figurine de pain. Je retrouve espoir en voyant un jour mon reflet sur une pièce polie de tuyauterie, car je me vois tel qu’en moi-même, et j’acquiers alors la certitude que je saurai reconduire tous ceux qui comme moi ont été transformés en pantins divers et variés, chez eux, où chacun retrouvera son vrai moi.

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Les progrès de la science semblent avoir pour conséquence de toujours plus établir l’homme dans la nature, au détriment de sa réalité nouménale, en même temps que le régime démocratique qui a toujours assuré favoriser ce progrès lui oppose toujours l’obstacle du libre-arbitre de l’homme, dont on ne sait d’où il le tire s’il ne le rapporte à une liberté de la volonté indépendante de la nature.

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Schopenhauer réfute les antinomies kantiennes en disant que quelque chose de réel (Wirkliches) ne peut en même temps être et ne pas être. Or les (deux premières) antinomies portent sur le temps et l’espace : ce sont des formes a priori qui ne disent rien du réel en tant que tel.

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Les vortex cosmiques en philosophie (Wirbel, δίνη) : Empédocle, Démocrite, Descartes, Laplace, Kant (dans Geschichte der Philosophie de Schopenhauer). J’ajoute, dans l’histoire des sciences et des idées sinon dans celle de la philosophie : Swedenborg (jeune) et Hans Hörbiger (Welteislehre).

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« Le soleil tourne autour du monde [de la terre] » (Rousseau, L’Émile) : le soleil suivrait un cercle dont le centre est au cœur de la terre. Et il a existé un état de nature où les hommes vivaient solitairement.

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« L’aveugle mécanisme de la matière mue fortuitement » ne peut conduire à l’harmonie du monde, affirme Rousseau, dans sa réfutation du matérialisme, à la suite de considérations sur les « jets » de Diderot par lesquels, selon ce dernier, s’est ordonné le chaos primordial (jets au sens probabiliste de combinaisons). Or, si le monde est volonté et représentation (Wille und Vorstellung), ces essais combinatoires de la matière en mouvement n’ont pas eu lieu réellement.

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Les langues tonales comme le thaï (où l’intonation sert à distinguer les mots entre eux) ont besoin de recourir à des expressions langagières pour exprimer les nuances émotionnelles que les autres langues expriment par des intonations. Par exemple, เสียเลย sia-lei « exprime le soulagement ».

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Selon Schopenhauer (Parerga und Paralipomena), les vérités du christianisme le distinguent du paganisme gréco-romain (à peine métaphysique) et le rapprochent du brahmanisme et du bouddhisme. D’ailleurs, le nouveau testament doit être d’origine indienne. Pendant la fuite en Égypte (Matthieu 2:13-15), Jésus fut initié par des prêtres égyptiens à leur religion, qui était d’origine indienne. Il aurait plus tard accompli des prodiges « au moyen de l’influence métaphysique de la volonté » (mittelst des metaphysischen Einflusses des Willens).

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Schopenhauer confirme mon objection à Max Weber sur les protestants « virtuoses de l’ascèse », en signalant, avant même que se soit exprimé Weber, qui aurait bien fait de lire son compatriote, que le protestantisme a rejeté le célibat et l’« ascèse authentique » (die eigentliche Askese).

Je rappelle la chronologie des faits :

1/ Schopenhauer dit que le protestantisme a rejeté l’ascèse authentique ;

2/ Max Weber écrit que les protestants sont des virtuoses de l’ascèse ;

3/ Je lis Weber et trouve que son idée n’a aucun sens, bien que ce soit une idée reçue autour de moi ;

4/ Je prends connaissance de 1/ et me félicite de n’avoir pas cédé aux tenants de l’idée reçue, car à présent nous sommes deux pour la combattre.

[Comme témoignage de 3/ voyez mon essai La théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, de 1998, au chapitre 1A « Rationalisation et modernisation chez Max Weber » (ici). Habermas reprend à son compte l’idée de Weber sans discussion.]

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Avec Heidegger méditant sur la chose en soi kantienne, on approche dangereusement de la « pensée Tetris » (Tetris thinking) : comme les tétraminos, les pensées s’annulent et disparaissent en se combinant. Exemple : la chose en soi est un néant car elle n’est pas un étant : « Par néant, nous entendons ce qui n’est pas un étant mais est tout de même quelque chose. » (Kant et le problème de la métaphysique)

Je ne condamne pas d’emblée la pensée Tetris : c’est peut-être l’usage de la pensée le plus rationnel chez l’homme. Le flux constant de pensées-tétraminos en mode psychique par défaut nous contraint à une activité permanente de dégagement.

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Quand une dangereuse bête sauvage s’affaire dans vos provisions, vous n’êtes pas assez fou pour faire le moindre geste et risquer de provoquer une attaque de sa part. Vous l’observez de biais, pétrifié. Mais si elle lève les yeux sur vous ?

Pensées L (50) La transparence et le silence

Bassesse infuse du haut fonctionnaire

Dans l’échelle des êtres vivants, le haut fonctionnaire de la République française est situé particulièrement bas. Je ne prends pas pour critère celui de sa rémunération, qui le conduit à quitter l’administration dès qu’il le peut, pour aller « planter » les fleurons de l’industrie nationale ; je parle de la vie qu’il mène, au service non pas d’idées mais des maîtres politiques que lui désigne le scrutin.

Dans le système administratif républicain, il est impératif que le haut fonctionnaire, ce « technicien de la chose publique », ne conçoive pas son existence comme étant au service d’idées. Car il est au service de celles des hommes politiques qui alternent au pouvoir. Or, si la définition d’une existence moralement élevée est qu’elle est au service d’idées ou d’idéaux, celle du haut fonctionnaire est tout le contraire d’une vie moralement élevée.

Nous devons un tel système au général de Gaulle, qui l’a repris du régime de Vichy et de son École d’Uriage. Ce système avait été conçu dans un cadre non démocratique n’ayant pas vocation à organiser l’alternance politique des pouvoirs suprêmes. J’ignore si de Gaulle, qui avait bien mal à propos gardé de sa jeunesse un vieux fonds monarchiste, imaginait une république, une démocratie sans alternance. J’aurais peine à croire à une telle aberration mentale si plusieurs autres de ses idées ne le faisaient penser.

Le haut fonctionnaire mène une vie basse. La seule justification qu’il pourrait avancer pour nier ce fait serait d’affirmer qu’il vit au service de certaines idées qui ne sont jamais remises en cause par l’alternance. Ce faisant, il dirait aux électeurs que la politique ne porte que sur des questions de détail et que, l’important étant intangible, ils peuvent bien rester chez eux plutôt que d’aller voter pour des broutilles. C’est d’ailleurs ce à quoi tend, en démocratie, tout discours sur les valeurs : si « nos valeurs » sont intangibles, le droit de vote est une bien misérable conquête, et la « liberté » ne se conçoit que comme une accumulation d’interdits et de tabous qu’il n’est permis à aucune formation politique d’enfreindre sous peine d’excommunication.

Comme ce n’est évidemment et naturellement et bien évidemment pas le cas, il faut empêcher que davantage de Français ne se vouent à une vie de technocrate si accablante et vile en dépit de la « culture générale » de concours qu’elle suppose. L’intégration européenne doit, en bonne gestion, laminer les hautes administrations nationales. Pourquoi une telle pléthore encore aujourd’hui en France ? Poursuivons la révision générale des politiques publiques, dite RGPP, le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en retraite, en veillant à ce que, dans ce rapport d’un sur deux, il y ait neuf hauts fonctionnaires sur dix. (avril 2012)

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Pensée dionysiaque et tests de QI

Porté sur les études de sciences sociales, au détriment de mon activité poétique, j’ai pris connaissance de diverses recherches sur l’intelligence et sa mesure par des tests standardisés. Tout en admettant la validité de la pratique, je ne pouvais m’empêcher de penser, à la lecture de ces travaux, que quelque chose échappe à la mesure des tests, et des mots comme « pouvoir de l’imagination », « tempérament créatif », « art », « culture », me venaient à l’esprit. C’est le terme « dionysiaque » qui décrit le mieux ce qui n’est pas mesuré de cette manière.

Des pensées de Nietzsche comme « Sans la musique la vie serait une erreur » (Le Crépuscule des idoles) ou encore « Comparée à la musique, toute expression verbale a quelque chose d’indécent ; le verbe délaie et abêtit ; le verbe dépersonnalise » (La Volonté de puissance) témoignent d’une rationalité, d’une sagesse, étrangère à l’ensemble défini et mesuré par la psychologie factorielle. En même temps, cette sagesse semble assez fragile, et la preuve s’en trouve dans la pensée de Nietzsche lui-même. S’il est connu pour avoir dit que Dieu est mort, il a aussi écrit, après Hegel, que l’art est mort. Car l’art repose sur l’illusion, et notre cerveau évolué est dans la démarche de déchirer tous les voiles des « mystères », de la religion, de la culture… Ce qui a fait déplorer au dionysiaque Oscar Wilde le « déclin du mensonge ».

Or, que l’art soit mort, que la sagesse dionysiaque soit confondue avec les élucubrations des aliénés ou qu’elle soit socialement circonscrite dans une « sphère de rationalité » esthétique (Max Weber), chez les bohèmes et les érotomanes, c’est ce que Nietzsche n’a jamais pu admettre, et sa philosophie est la tentative de sauver un type d’homme auquel, depuis des temps immémoriaux, mythologiques, l’attribut de grandeur fut conféré par une humanité reconnaissante. L’alternative est aujourd’hui la suivante : ou bien se faire le thuriféraire du « mensonge » et de la Rome des Borgia (L’Antéchrist), ou bien tuer le poète en soi. Un choix impossible, tragique. (février 2014)

[Je suis pourtant la preuve que le choix est possible puisque j’ai tué le poète en moi : cf « l’autodafé » des Fragments de jeunesse échappés à l’autodafé (2018)]

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Schopenhauer et la théorie de l’évolution

Si Kant a raison et si l’esthétique transcendantale est valide, l’évolution du monde avant l’apparition de l’homme qui s’en fait une représentation n’est qu’une fable.  Or c’est bien ce que dit Schopenhauer. Ce dernier a écrit avant Darwin, mais Darwin n’a pas découvert l’évolution du monde et de l’homme, il a découvert la sélection naturelle, qui l’explique. Schopenhauer décrit l’évolution du monde et l’apparition tardive de l’homme, à partir de primates, tout en précisant que cette évolution est un scénario nécessaire mais imaginaire. En effet, si le principe d’individuation soumis à l’espace et au temps n’existe pas dans la « chose en soi » mais seulement dans notre représentation, il en résulte qu’il ne peut y avoir d’évolution dans l’espace et le temps avant qu’existe notre représentation. Or, d’après Schopenhauer, si ce que notre représentation nous offre à voir dans le monde conduit à l’idée d’évolution, c’est-à-dire à un scénario d’après lequel notre représentation apparaît au cours d’une évolution dans l’espace et le temps, l’esthétique transcendantale (selon laquelle le temps et l’espace sont les formes a priori de notre entendement) dément la réalité en soi de ce scénario.

Schopenhauer traite à peine de ce point me semble-t-il crucial, comme si l’objection n’était pas de nature à exploser tout le système. Dans l’ensemble de son œuvre on ne trouve que quelques lignes, dans Parerga et Paralipomena (et, plus exactement, Paralipomena, Kapitel 6: Zur Philosophie und Wissenschaft der Natur), qui disent « oui, l’évolution » mais « elle est purement phénoménale, das heißt imaginaire ». (Quelques lignes du Monde comme volonté et comme représentation peuvent même affaiblir son point de vue car Schopenhauer semble évoquer une première vague représentation chez un animal primitif, ce qui laisse entendre qu’au détriment de l’esthétique transcendantale cette représentation est le produit d’une évolution dans l’espace et le temps, et donc que l’évolution précède la représentation et non l’inverse.)

Sauver l’esthétique transcendantale, sur laquelle repose entièrement la saine critique de la raison consciente de ses limites et antinomies, implique de ne laisser aucune ambiguïté sur le fait que la représentation ne peut être le produit d’une évolution dans l’espace et le temps, à savoir être elle-même purement phénoménale.

À suivre.

Encore une fois, je vous parle d’un temps où Darwin n’avait pas encore écrit L’Origine des espèces. (juillet 2014)

[Les citations allemandes originales de Schopenhauer sur le sujet dans les Paralipomena peuvent être lues sur cette autre page de mon blog .]

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Extrait d’une lettre à un jeune poète : … Je t’invite également à lire quelques auteurs anarchistes, pour le jour où tu te diras, vers le milieu de ta vie, que tu l’as ratée, et tu sauras alors que la cause en est dans une société qui brise les hommes. Les artistes qui vivent aujourd’hui de leur art sont des parasites du travailleur.

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Singuliers trous noirs

Sur la singularité du trou noir, cette citation : “gravitational force is only theoretically infinite at the zero-size center of the black hole. At any location that could actually be measured, the forces are finite, although extremely large.” (Ray Kurzweil 2005). Questions : Quelque chose qui n’existe que théoriquement existe-t-il ? Quel peut être l’effet réel d’une chose qui n’a qu’une existence théorique ? Si la densité infinie n’est réellement nulle part dans le trou noir, alors que sa présence définit le trou noir, il n’existe aucun trou noir.

Ce qu’on observe n’est pas un trou noir si la définition du trou noir implique une densité infinie. Les astrophysiciens n’ont pas une dérogation pour s’affranchir des lois de la pensée. Si le trou noir existe, la densité infinie ne peut pas être seulement théorique : il faut qu’elle existe aussi. Le problème, c’est qu’on ne peut même pas la penser, au sens que les lois de notre pensée nous l’interdisent. Appliquer le raisonnement mathématique abstrait de cette façon à un objet de l’intuition (un objet de l’espace physique) est absurde.

De sorte que, par nécessité absolue, plus notre observation des phénomènes astrophysiques se perfectionnera, plus il apparaîtra clairement qu’une théorie comprenant une densité infinie n’est pas valide, et que le phénomène s’explique autrement, d’une manière conforme aux lois de notre pensée. Notre pensée est actuellement prise en défaut pour expliquer un phénomène : elle tente de violer ses propres lois pour surmonter le problème, mais c’est complètement vain. C’est même le contraire de l’intelligence.

Il faut dire, pour être précis, qu’un trou noir « relativiste » n’existe pas. Pas plus qu’un Big Bang relativiste (avec singularité).

La notion de singularité est moins acceptable que celle de Dieu. Je perçois qu’elle commence à devenir gênante : cf la citation supra, où l’auteur croit bon de préciser que la singularité est seulement théorique – une précision nullement satisfaisante car on ne peut pas accepter, pour décrire la réalité, une théorie qui mettrait dogmatiquement à l’abri certaines de ses parties du contrôle de la réalité. Or une densité infinie n’est pas vérifiable empiriquement, pas plus que la notion de Dieu (à ceci près que la notion de Dieu ne viole pas les lois de la pensée humaine de façon si flagrante). La science ne doit pas être une religion ; c’est pourtant ce qu’elle devient si elle recourt à des notions invérifiables car s’affranchissant des lois de la pensée humaine.

Le paradoxe de Zénon apporte de l’eau à mon moulin : on peut, par un raisonnement abstrait et en apparence formellement rigoureux, aboutir à une absurdité. L’absurdité du paradoxe de Zénon est manifeste, celle de la singularité l’est tout autant, mais Zénon présente son paradoxe comme un paradoxe, pour demander que les conditions d’une pensée juste soient définies, tandis que la relativité présente sa singularité comme un résultat nécessaire. (octobre 2015)

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La transparence et le silence

Un e-mail du 29 juin 2016 au secrétariat de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui reçoit et examine les déclarations de revenus des députés (secretariat.declarations@hatvp.fr) :

Madame, Monsieur,

Les « déclarations d’intérêts et d’activité » des députés publiées sur le site de la Haute Autorité sont peu lisibles, car il semble que vous ne précisiez pas sur quels montants portent les demandes. Ainsi, on trouve pour les revenus, selon les déclarations des uns et des autres, des montants « nets », « bruts », « avant impôt », « après impôt », bref on trouve de tout, et quand aucune mention n’est faite par le député en vue de préciser sur quoi portent les chiffres qu’il déclare, comment faut-il lire ces chiffres ? Merci d’avance pour les explications que vous voudrez bien m’apporter.

Pas de réponse.

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La « vallée inquiétante » (Masahiro Mori)

J’ai tendance à partager le point de vue de Gunpei Yokoi sur les choix de débauche technologique versus les idées simples et originales qui ont fait le succès des jeux Nintendo quand il en dirigeait la conception. Il y a sans doute aussi, dans le jeu vidéo actuel, un phénomène « uncanny valley » : la simulation s’est rapprochée du réel mais n’étant pas encore parfaite elle produit un effet d’étrangeté rebutante (dès lors que ce sont des personnages humains qui sont représentés et non des monstres, auquel cas le phénomène ne s’applique pas, et les monstres peuvent être très réussis dans la mesure même où ils n’appellent pas notre empathie ou dans une bien moindre mesure). Le personnage virtuel nous est désagréable car l’imitation du réel est trop bonne pour être du dessin animé et pas assez bonne pour être hors de la vallée inquiétante. Tandis qu’un bon vieux Mario, ça reste du dessin animé.

L’uncanny valley est un concept majeur exposé par le roboticien japonais Masahiro Mori dans les années soixante-dix. On peut penser qu’en plus de détecter, dans le futur, les robots avec des tests de Turing ou des tests à la Blade Runner, le test de l’uncanny valley sera peut-être toujours valide : les robots ne sortiront peut-être jamais de la vallée, même si les signaux étranges qu’ils émettent malgré eux (gestes saccadés etc.) deviennent de plus en plus infimes.

Exposé par un roboticien, le concept est utilisé en robotique mais on peut l’appliquer à toute technologie qui tente de simuler la réalité biologique humaine, sur quelque support que ce soit : effets spéciaux de films, images de synthèse, graphisme des jeux vidéos… Les personnages en image de synthèse ne sont pas encore des acteurs crédibles à cause de l’uncanny valley. Il y a d’ailleurs un film (j’ai oublié lequel car je ne l’ai pas vu) dont on attendait un grand succès et qui a fait un flop à cause de ses personnages en image de synthèse qui ont fait une mauvaise (uncanny) impression sur le public.

C’est pourquoi les hôtels robotisés au Japon remplacent leurs Actroïdes par des… robots dinosaures. Voici un lien vers une vidéo YouTube qui montre un de ces hôtels. Il y a bien quelques Actroïdes, en réalité, mais aussi un dinosaure, qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans un hôtel, et ce n’est pas non plus un délire des managers, car le dinosaure est une interface de service plus plaisante que l’Actroïde avec son visage humain et ses mouvements saccadés. Ces Actroïdes ont quelque chose du musée de cire. C’est très uncanny, peut-être que vous en ferez des cauchemars la nuit dans votre chambre d’hôtel… Dans la même veine, le robot Lakshmi (de conception française : il s’agit en fait du robot NAO créé en 2006 par la société Aldebaran Electronics), qui répond aux questions des clients d’agences bancaires en Inde, bien qu’humanoïde ne s’embarrasse pas d’apparence humaine : on dirait un jouet. (janvier 2017)

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L’islam est pacifique

L’histoire de l’expansion de l’islam présente deux faces, l’une guerrière, l’autre pacifique. Si « la guerre de mille ans » (P.N. Oak) est une manière des Hindous les plus extrémistes de décrire leur relation avec l’islam, il y a aussi le cas de l’Asie du Sud-Est, où l’islam s’est répandu sans une goutte de sang versée.

Le livre d’Ignacio Olagüe publié en 1974 (sous le patronage de Fernand Braudel), La revolución islámica en Occidente, remet en cause l’historiographie officielle de la « conquête » de l’Espagne par les Maures, sur la base des recherches du général Édouard Brémond, le « Lawrence français », (Berbères et Arabes, 1942), (c’est malheureusement Brémond qui est le Lawrence français et non Lawrence le Brémond anglais), qui fait état de l’impossibilité technique d’une telle conquête. La base des Arabes pour la conquête de l’Espagne était l’Égypte, non l’Afrique du Nord, qu’ils ne contrôlaient pas au moment de l’« invasion » de l’Espagne, ce qui suppose une logistique qui dépassait largement leurs moyens. Et l’Espagne aurait été conquise en trois ou quatre années, tandis que la Reconquête aurait pris 800 ans…

En réalité, ces faits, tels qu’ils ont été déformés par des chroniqueurs arabes ultérieurs inspirés par la muse épique, et dont les histoires ont été reprises telles quelles par les historiens occidentaux, renvoient à des luttes intestines entre Wisigoths, avec intervention de troupes berbères d’Afrique du Nord sous domination wisigothique, commandées par des Goths. La lutte opposait ariens unitaires et catholiques trinitaires. Les Ariens partageant une conception unitarienne avec l’Islam, cette dernière conception commença à se répandre, via les Berbères, en Afrique du Nord puis dans la péninsule ibérique. Un Abderraman, célèbre roi andalou, est selon toutes les descriptions connues, un Germain, blond aux yeux bleus, un Goth et non un Arabe ni même un Berbère. La pénétration de l’Islam en Ibérie a été pacifique, par prédication unitarienne, et non le fruit d’une invasion militaire arabe.

Le mouvement a été porté par une immigration berbère en grande partie causée par la désertification de l’Afrique du Nord (les peintures rupestres du Sahara montrent une faune de paysages agrestes, ce qui prouve l’extension du désert au sud du Maghreb), désertification qui s’est d’ailleurs étendue et continue de s’étendre en Espagne et dans le Midi de la France.

Par la suite, l’Afrique du Nord a connu une « contre-réforme » islamique avec les Almohades et Almoravides de Mauritanie, et ces derniers ont été les véritables envahisseurs militaires de l’Espagne (les batailles du Cid), mais nous parlons là des 12e et 13e siècles…

Les mêmes erreurs d’interprétation sont peut-être commises dans d’autres régions du monde. Olagüe souligne que l’Afrique noire, où les Arabes étaient présents depuis longtemps, a commencé à s’islamiser massivement pendant la colonisation européenne (peut-être en réaction)+. Je pense aussi à la Crimée et au Caucase ; je ne connais pas les circonstances exactes de leur islamisation mais je vois très clairement que l’envahisseur, là-bas, s’appelle le Tsar de la Sainte Russie et que cette invasion a été horriblement sanglante. Le terme « cosaquer » (pour décrire les viols de masse et le passage au fil de l’épée de populations entières), aujourd’hui tombé en désuétude, l’atteste. (octobre 2017)

+ La remarque d’Olagüe sur l’Afrique noire est de nature à contredire une pensée exprimée dans mon poème La Chute des Arabes du Congo (recueil La Lune chryséléphantine), selon laquelle l’impérialisme européen en Afrique barra la route à l’impérialisme arabe. Elle la contredit dans la mesure où ce serait en fait l’impérialisme européen qui aurait « armé » en Afrique l’expansion islamique, par réaction. Sans ce colonialisme occidental, les négriers arabes auraient continué à faire la traite depuis la côte orientale, les négriers européens et américains depuis la côte occidentale, et les Africains auraient conservé leurs traditions locales.

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Helgi Pjeturss

Je lus il y a quelques années sur internet un essai en anglais sur l’interprétation des rêves par le savant islandais Helgi Pjeturss (1872-1949), géologue de réputation internationale également féru de sciences plus ésotériques, une des sources d’inspiration du mouvement Asatru, et dont le prix Nobel de littérature islandais Halldor Laxness aurait fait l’éloge.

Pjeturss affirme que les habitants d’autres planètes communiquent avec nous dans nos rêves et recommande de noter ses rêves pour parvenir à déchiffrer leur message. (Aussi parce que je trouvais que je commençais à manquer de pratique dans l’écriture créative) je suivis ce conseil. Je me rendis alors compte rapidement que beaucoup de mes rêves, si ce n’est tous, bricolaient classiquement avec des éléments de ma vie, qu’un extraterrestre ne doit pas connaître, et j’arrêtai rapidement. Mais peut-être que l’extraterrestre introduit son message occulte dans la matière familière du rêve.

Je cherchai donc tout de même à en savoir plus et j’ai commandé un de ses livres, le premier dans la série de collections d’essais Nýall (éditions Félag Nýalsinna) à la librairie universitaire de Reykjavík, que je contactai par e-mail et qui, sans doute mise en joie par une demande inattendue (une commande depuis un pays aussi exotique que la France), m’offrit tout bonnement le livre, en me laissant payer les seuls frais d’expédition. Que la librairie en soit ici remerciée.

Voici le livre en photo. Il a une belle couverture en (simili-)cuir avec lettrage doré, et l’intérieur –c’est original– est imprimé à l’encre bleu marine.

Je pensais que je ferais d’une pierre deux coups : découvrir la pensée de cet auteur et, faisant fond sur mes connaissances en suédois, apprendre l’islandais. J’ai vite déchanté (car le suédois est une version très simplifiée du vieux norrois dont l’islandais actuel est quant à lui très proche) et ce livre conserve donc encore tous ses mystères pour moi.

Il existe toutefois un site internet de l’Institut Pjeturss qui comporte quelques textes en anglais, bien plus que la dernière fois que je l’ai consulté, il y a quelques années, au moment de lire l’essai sur les rêves (un texte trouvé sur ce même site). Si vous googlez le nom du savant, le site de cet institut est le premier résultat que vous verrez apparaître.

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Un décret très subliminal ayant échappé à l’attention de tout le monde
(La transparence et le silence II)

L’article 10 du décret n° 92-280 du 27 mars 1992 dispose : « La publicité ne doit pas utiliser des techniques subliminales. »

L’article 1er dispose quant à lui : « Le présent décret est applicable aux éditeurs de services de télévision. » Par conséquent, la loi française n’interdit pas la publicité subliminale sur tout autre support de médias : journaux, radio, livres, cinéma, internet…

En ce qui concerne le cas particulier du visage subliminal de François Mitterrand dans le générique du journal TV en 1988, au moment de la campagne pour les élections présidentielles, il est probable que ce décret, s’il avait existé à ce moment-là, aurait été d’application trop restreinte : puisqu’il est question de publicité (art.10) à la télévision (art.1er), cela vise a priori les spots publicitaires, peut-être aussi la promotion commerciale de produits dans certaines émissions, et non un générique de journal TV.

Toujours est-il que ceux qui écrivent « en 1992, une loi a été votée pour interdire l’usage des images subliminales à des fins publicitaires » se trompent. Ce n’est pas à proprement parler une loi mais un texte d’application d’une loi : la loi 86-1067 du 30 septembre 1986. Une recherche sur Légifrance montre que cette loi ne contient même pas le mot « subliminal ». Autrement dit, la question des techniques subliminales a très bien pu ne pas être discutée du tout au Parlement.

La loi contient dix-sept fois le mot « publicité » et je pense que l’interdiction de la publicité subliminale à la télé par le décret de 1992 est en application de l’article 43 de la loi de 1986 : « Toute forme de publicité accessible par un service de communication audiovisuelle doit être clairement identifiée comme telle. Elle doit également permettre d’identifier la personne pour le compte de laquelle elle est réalisée. » Mais c’est tout de même un saut qualitatif important car l’article 43 couvre aussi des pratiques qui sont très éloignées des techniques subliminales au sens strict.

Ce décret est resté lettre morte, il n’a eu aucune conséquence dans notre ordre juridique. Il a donné lieu à une, et une seule, recommandation du CSA, le 27 février 2002 : « En application de l’article 10 dudit décret ‘la publicité ne doit pas utiliser des techniques subliminales’ entendues comme visant à atteindre le subconscient du téléspectateur par l’exposition très brève d’images. Or, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a récemment pu relever sur l’antenne d’un service de télévision la présence d’images subliminales, introduites lors des opérations de montage mettant en œuvre des technologies numériques. La présence de telles images n’est pas conforme aux dispositions précitées. » (texte entier)

Dans son exposé public, le CSA indique : « Cette recommandation a été adressée à M6 accompagnée d’un courrier spécifique. » (voir site du CSA)

Le décret de 1992 qui crée le délit de publicité subliminale à la télévision (et je répète que cela ne concerne que la publicité et que la télévision) ne prévoit aucune peine pour ceux qui ne respectent pas l’interdiction. De sorte que le CSA, quand il a constaté que M6 avait enfreint l’interdiction, en 2002, n’a pu qu’adresser une « recommandation » à la chaîne privée, sans valeur contraignante et sans saisine de la justice, et sans même nous dire sur son site si M6 a obtempéré. Et depuis lors, plus rien. C’est ce qui s’appelle une parodie de législation et de justice. (mars 2018)

J’ai donc écrit au CSA (par e-mail le 5 mars 2018). Je lui ai adressé un premier e-mail alors que je connaissais l’existence du décret de 1992 mais non l’avis de 2002. En voici le contenu :

Madame, monsieur,

Aux termes du décret n° 92-280 du 27 mars 1992 applicable aux services de télévision, ‘La publicité ne doit pas utiliser des techniques subliminales.’ (article 10)

Je souhaiterais connaître les réflexions du CSA au sujet des techniques subliminales et si des cas de publicité utilisant des techniques subliminales ont déjà été soumis à l’attention du régulateur.

Quels sont les critères retenus par le CSA, ou le législateur (mais je ne connais pas d’autre texte normatif évoquant ces techniques, et la loi de 1986 dont le décret de 1992 est un texte d’application ne comporte pas le mot « subliminal »), pour caractériser ces techniques subliminales ?

Peut-on vous soumettre des cas et quelles suites y donnez-vous ? Peut-on saisir la justice et quelles suites donne-t-elle à ces saisines ?

Je ne reçois pas de réponse. Entretemps, je découvre l’existence de son avis de 2002 et lui récris donc (le 17 mars) :

Madame, Monsieur,

Oh, quelle interessante recommandation du CSA en 2002 à la chaîne M6 qui s’est rendue coupable de diffuser des images subliminales en violation du règlement de 1992 ! J’espère que vous avez un dossier annexe à cette recommandation, détaillant les faits, car je voudrais le consulter.

Je vous appelle un de ces jours pour prendre rendez-vous.

Pas de réponse. À suivre pour vous raconter mon expédition subliminale au CSA « un de ces jours ».

Le décret a été pris par l’administration après que le Parlement a voté une loi dont aucun article n’évoque la publicité subliminale et donc sans que le Parlement, les partis politiques aient débattu du sujet. Le décret sert à faire passer le message que la thématique est prise en considération, puis un avis est pris par le CSA pour rendre le même service, et la mascarade est jouée, les choses peuvent s’arrêter là. Les esprits peu profonds qui ont fait une vague recherche sur le sujet vont assurer leurs lecteurs que le droit français les protège contre des techniques mystérieuses et inquiétantes, et que, par un simple décret sorti de la manche du gouvernement et un avis dont les détails ne sont connus de personne, toute entreprise de manipulation a été étouffée dans l’œuf. Autrement dit, le titre que j’ai choisi, « un décret ayant échappé à l’attention de tout le monde », est inexact : peu de gens ont certes entendu parler du décret mais ceux qui ont cherché à savoir l’ont trouvé, ainsi que l’avis du CSA, sur leur chemin, et la confiance innée du bon citoyen dans les institutions de son pays fait le reste.

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Au chanteur Benoît Carré, laissé sur son blog :

Vous avouez utiliser des techniques subliminales (« voix cachée ») dans la dernière chanson de l’album Fermé pour la saison. Je suppose que l’on ne peut pas déchiffrer à l’oreille ce que dit cette voix « cachée ». Pourquoi ne pas nous révéler ici les paroles qu’elle prononce, pour être sûr qu’elle n’incite pas à se droguer ou à commettre des meurtres ?

J’ai repéré une technique de voix « cachées », c’est-à-dire audibles mais dont il est impossible de saisir à l’oreille les paroles, dans les chansons Something Got Me Started de Simply Red et I Love the Dead d’Alice Cooper. Je n’ai pas réussi à faire réagir le responsable d’un compte Twitter d’Alice Cooper quand je lui ai demandé la même chose qu’à Benoît Carré, à savoir de révéler les paroles enregistrées en « voix cachée ».

Et Benoît Carré n’a pas non plus répondu (ni publié mon commentaire sur son blog).

Si un ingénieur du son ne prend pas spontanément contact avec moi en lisant ces lignes pour que nous déchiffrions ensemble les paroles mystérieuses de ces « voix cachées » et cachottières, j’en contacterai un pour recourir à ses services.

Donc, là aussi, à suivre.