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Un signal radio venu de l’espace
I/ Oui (20-22 décembre 2020)
II/ Mais non (23 décembre)
I/ Oui
Les lois de la physique, de la chimie, de la biologie sont supposées valables pour tout l’univers, aussi infini soit-il, c’est-à-dire pour tout l’univers physique, chimique et biologique. Si l’on n’admet pas ce postulat, on n’admet aucune de ces sciences comme pouvant être fondées sur des lois. Partant de là, le principe est : “Mêmes causes, mêmes effets”. Ce principe s’entend en général comme impliquant des variations somme toute peu spectaculaires entre différentes parties de l’univers, et les savants qui cherchent aujourd’hui de la vie sur d’autres planètes recherchent tout d’abord des planètes pouvant présenter des caractéristiques pas trop différentes de celles de la Terre, à savoir, premièrement, des planètes qui soient dans la « zone habitable » de leur étoile. Parce que ceux qui cherchent de la vie le font avec une certaine idée de ce qu’est la vie, en gros de « longues molécules à forte teneur en carbone » : aucune molécule de cette sorte ne pourrait se maintenir aux températures d’une étoile (en réponse à une personne imaginant que le soleil serait peut-être habité par une forme de vie dont nous ignorons tout), et ces molécules ne peuvent se maintenir théoriquement que dans un certain écart de températures et en présence d’autres conditions physiques qui définissent une zone habitable.
Le principe « mêmes causes, mêmes effets » peut selon d’autres, notamment le Japonais Magoroh Maruyama, s’interpréter différemment, selon le principe « petites causes, grands effets » qui s’est dégagé plus récemment des travaux de physique sur les turbulences et la théorie du chaos : de petites différences dans les conditions initiales pourraient produire un spectre de phénomènes différents bien plus large.
S’agissant de la recherche de vie extraterrestre, le consensus scientifique est que la vie extraterrestre existe sur d’autres planètes et la question restant pendante est de savoir s’il existe de la vie intelligente. On définit cette vie intelligente comme une forme de vie qui, à un certain stade de son développement, serait capable d’émettre des ondes radio et/ou d’autres signaux d’activité, et il n’y a pas de consensus scientifique aujourd’hui sur ce point, non pas, cependant, parce que l’idée d’une vie intelligente extraterrestre serait trop étrange pour les scientifiques mais parce que l’on n’a encore détecté aucun signal de ce genre et que c’est difficile à expliquer vu le nombre d’étoiles et de planètes dans l’univers. On n’arrive pas à expliquer pourquoi, en gros, s’il existe de la vie extraterrestre intelligente, elle n’est pas déjà chez nous. C’est le paradoxe de Fermi (du nom du physicien italien Enrico Fermi).
Loin que l’idée de vie extraterrestre intelligente paraisse étrange aux scientifiques, c’est plutôt l’absence de vie extraterrestre intelligente qui serait étrange et demanderait un travail d’explication, car selon le principe « mêmes causes, mêmes effets » il est certain, d’autres planètes avec les mêmes conditions que la Terre existant et quelques-unes ayant même été identifiées, que le principe devrait conduire à l’existence d’une vie civilisée, émettant des ondes radio, comme la civilisation terrestre. Cependant, selon le principe « petites causes, grands effets », il se pourrait qu’une petite cause sur la Terre ait produit un grand effet qui ne se retrouve pas ailleurs : la vie intelligente. Mais cela reste tout de même moins probable que l’autre hypothèse, qui a pour elle les grands nombres de l’infinité de l’espace.
ii
D’autres conditions, d’autres principes, quelque part ailleurs dans l’univers, n’en seraient pas moins soumis aux mêmes limites théoriques. Que peut connaître l’homme au-delà de « la limite humaine » ? Rien. Donc, que chercher au-delà de la limite humaine ? Rien. S’il y a des choses au-delà de cette limite, elles ne peuvent nous affecter, car ce qui peut nous affecter peut être connu de nous. Si cela ne peut pas nous affecter, cela nous est indifférent. Rien n’empêche d’imaginer des plans d’existence où nous n’avons aucune part et qui n’ont aucune part au nôtre, il n’en reste pas moins que, dans le domaine du connaissable, nous posons le réel comme soumis à des lois telles que nous les donne notre entendement.
« Connaître » au sens où un rat connaît l’humain dont il est le cobaye, par exemple. Notre limite peut impliquer qu’on ne comprenne pas une intelligence extraterrestre de beaucoup supérieure, mais si elle venait en contact avec nous, à moins qu’elle se cache, nous le saurions, et si elle nous traitait comme des rats de laboratoire nous le saurions aussi, nous le « connaîtrions », même si nous ne savions pas comment ils font tout ce qu’ils nous font ni comment ils s’appellent. L’humain n’est pas au-delà de la limite du rat en ce sens.
Une intelligence extraterrestre, si elle peut entrer en contact avec nous, doit avoir des caractéristiques formelles comparables à l’intelligence humaine, et connaître, car elle y est soumise elle aussi, les mêmes lois physiques, chimiques, biologiques que nous (quelle que soit la manière dont elle les exprime et quels que soient les faits qu’elle met en lumière plutôt que d’autres). Si elle est plus avancée que nous, elle a une connaissance plus approfondie de ces lois ; si elle est moins avancée, une connaissance moins approfondie.
iii
De prochaines découvertes remettront en question les échafaudages théoriques les mieux fondés mais le fait est que ces échafaudages, ces constructions ne sont même pas le principal : on dit que la lumière est « à la fois » ondulatoire et corpusculaire et c’est une contradiction prima facie (« on the face of it » : elle n’est même pas cachée), mais nous « touchons » quand même la loi qu’est censée représenter cette construction puisque nous en tirons quelques prédictions limitées mais correctes qui nous permettent de perfectionner notre technique.
Le consensus me semble être le suivant chez ceux qui croient aux extraterrestres, c’est-à-dire parmi les gens qui travaillent au MIT et au Max-Planck-Institut : les extraterrestres intelligents devraient assez nous ressembler en termes d’intelligence. Indépendamment des particularités de la faune et de la flore des exoplanètes, et même de la physiologie des extraterrestres intelligents qui les habiteraient, le point de vue matérialiste qui s’impose à la science dans son domaine fait que la nature doit doter l’intelligence de certaines capacités générales selon un certain schéma : l’intelligence est un miroir et les miroirs, même de différentes matières, fonctionnent selon le même principe. Je crois que l’on s’attend donc à des différences à peine plus marquées qu’entre les Espagnols et les Aztèques au moment de la Conquista. Les Aztèques faisaient partie des peuples avancés de l’époque mais il a suffi d’une poignée d’Espagnols avec des fusils et des chevaux pour qu’une civilisation disparaisse. Un petit delta technique a fait toute la différence. Nous sommes déjà tournés vers l’espace, donc à la veille, pouvons-nous croire, de voyager dans l’espace (peut-être même à la veille d’envoyer un homme sur la Lune), aussi une intelligence qui voyagerait déjà ne serait pas forcément beaucoup plus avancée, seulement un peu plus.
Il reste que l’absence de signal radio extraterrestre est paradoxale (on ne parle pas forcément de signaux intentionnels mais de signaux qu’une civilisation avancée doit produire par son activité) : c’est le paradoxe de Fermi. Or la presse nous a fait part de la découverte LA SEMAINE DERNIÈRE d’un signal radio extraterrestre, le premier depuis que nous avons des capteurs braqués vers le ciel, c’est-à-dire quand même plus d’un demi-siècle. Apparemment, jusqu’à présent nous savions que nous n’avions pas reçu de tel signal dans nos capteurs, et là nous saurions apparemment que c’est ce que nous attendions et que c’est donc, mesdames et messieurs, le premier signal d’intelligence extraterrestre consciemment capté par l’humanité.
Il faut évidemment attendre de voir si ce sera confirmé mais la nouvelle est plutôt inédite, et pour cause. Il y a tout de même des chances, car les gens sont un peu fébriles au MIT-Institut (Massachusetts Institute of Technology-Institut), que ce soit une fausse alerte, et qu’on ait pris une éructation solaire pour la 5G martienne.
Sinon, dans le space opera, les U.S. viennent aussi de créer la première unité militaire au monde consacrée à l’espace : les Guardians. C’est officiel.
II/ Mais non
Alors je suis allé voir sur internet… Et ce message radio est bien un message radio mais « les astronomes savent que les planètes qui disposent d’un champ magnétique émettent naturellement des signaux radio » (Futura Sciences, « Le premier signal radio détecté provenant d’une exoplanète ? » 19/12/20) et « Il n’est pas question ici d’un message envoyé par une civilisation extraterrestre. Simplement de la preuve que cette exoplanète possède un champ magnétique. » (Même source)
Certes, la présence d’un champ magnétique (et « même si les chercheurs ont déjà débusqué, au-delà de notre Système solaire, plus de 4.000 exoplanètes, ils n’avaient encore jamais pu capter la signature de leur champ magnétique ») est supposée favorable à l’apparition de la vie sur cette planète (en raison de la protection contre le bombardement de particules cosmiques), mais après avoir dit que les signaux radio seraient un signe d’intelligence extraterrestre, nous expliquer, une fois que l’on en a détecté un, que c’est seulement un phénomène naturel, est un peu fort de café.
Le paradoxe de Fermi est basé sur le fait que nous n’avons pas détecté d’ondes radio et que nous n’avons donc pas de traces de vie extraterrestre. (« Des civilisations plus avancées auraient dû apparaître parmi les systèmes planétaires plus âgés et laisser des traces visibles depuis la Terre, telles des ondes radio. » Wikipédia : Paradoxe de Fermi) Or si les ondes radio sont un simple phénomène naturel, nous devrions en recevoir des milliers par jour si nous n’étions pas encore à l’âge de pierre des préhominiens diplômés du Massachusetts Institute of Technology-Institut !
Enfin, ce n’est même pas le premier signal radio « naturel » détecté depuis une exoplanète, contrairement à ce que racontent Futura Sciences et les autres, si j’en crois Wikipédia : « Le 22 juillet 2019 est paru un article signé X annonçant la détermination, sur des bases observationnelles, de l’intensité du champ magnétique de quatre exoplanètes de type Jupiter chaud. Ces quatre planètes sont …. [sic !] Leurs champs magnétiques ont une intensité comprise entre 20 et 120 gauss, à comparer à 4,3 gauss pour Jupiter et un demi-gauss pour la Terre. » (Wkpd : Champ magnétique planétaire)
En tout cas, les Guardians, eux, existent.
ii
Quel fumiste, ce Fermi ! La réponse au paradoxe de Fermi, c’est qu’il n’y a pas de paradoxe de Fermi. Même si des civilisations extraterrestres existaient, elles ne laisseraient pas de traces visibles « telles que des ondes radio » depuis la Terre, vu que :
1/ nous n’avons pas la technologie pour différencier une onde de champ magnétique d’une onde d’émetteur radio, et surtout
2/ nous n’avons même pas la technologie appropriée pour capter des ondes radio depuis l’espace puisque, alors qu’il est évident qu’il existe un nombre prodigieux d’exoplanètes dans l’univers (ce que Fermi ne niait pas et c’est pourquoi il a cru pouvoir formuler son paradoxe, puisque si Fermi n’était pas d’accord avec la prémisse qui est le grand nombre, voire le nombre infini d’exoplanètes, il n’y aurait pas de paradoxe de Fermi), avec, dans ce nombre infini, un nombre infini d’exoplanètes avec champ magnétique, nous ne sommes pas capables de capter distinctement leurs ondes radio naturelles, vu que nous avons réalisé pour la première fois cet exploit il y a quelques jours seulement (ou en 2019 selon la page Wikipédia précitée).
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Dans le même genre
« Voyage temporel dans le passé : théoriquement c’est possible et sans paradoxes. » (Aphadolie [blogueur])
« Si un voyage dans le temps était possible, les événements modifiés du passé se réajusteraient pour éviter toute incohérence, avancent des mathématiciens [dans la revue Classical and Quantum Gravity]. » (Courrier international, 28/9/2020)
Les mathématiciens qui voudraient donner un sens physique à la racine carrée de –1, ou même à la valeur négative –1 (au cas où je voudrais croire qu’il peut y avoir devant moi –1 orange), diraient des bêtises dans le même genre.
Le présent étant déterminé causalement par le passé, le présent ne détermine pas causalement le passé, une cause de soi ne peut exister dans une chaîne de causalité, c’est-à-dire dans la loi de causalité à laquelle notre entendement est soumis (lorsqu’il exige la validation de ses propositions).
Tout reste paradoxal dans le voyage dans le temps, en dépit des faibles exemples donnés dans l’article. Si je me déplace dans le temps jusqu’à hier, ne doit-il pas y avoir dans cet hier deux moi et cela n’est-il pas un paradoxe ? Plus je vais dans le passé, plus je me multiplie, c’est touchant.
Pour que je ne me multiplie pas autant de fois que je voyage dans le passé, il faut que je disparaisse du présent que je quitte et, non seulement cela, que je n’y aie même jamais été présent ; or j’y étais présent en vertu du passé, donc je ne peux le quitter pour un voyage dans le passé sans me multiplier autant de fois que je voyage dans le passé.
J’en appelle au sens critique contre les filmographies de science-fiction. Il y a quelques décennies, tout le monde parlait de la « cybernétique » comme de quelque chose de révolutionnaire, tout devenait cybernétique (“biologie cybernétique”, etc.), les instituts de cybernétique poussaient comme des champignons. On mettait la loi de causalité au placard car on avait vu que les « boucles rétroactives » (feedback loops) sortaient de ce cadre intellectuel périmé. Tout cela a fait long feu, les savants qui ont participé à ce phénomène hystérique de masse se sont calmés ou sont redevenus sobres (le mot reste dans quelques expressions, comme cyberespace, un espace qui ne doit cependant rien à la cybernétique). Et je pose enfin la question : comment a-t-on pu imaginer mettre en question la loi de causalité à partir de l’expérience des missiles à tête chercheuse ? C’était ridicule et navrant.
10/10/2020
Le kantisme devant le scientisme
Ces puérilités étonnent les ignorants. (Alain, Propos du 13 juin 1923, Les valeurs Einstein cotées en Bourse ; le Propos dans son intégralité, ainsi qu’un autre également sur la théorie de la relativité, sont annexés à la fin de ce billet)
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Le titre du présent essai, qui fait suite aux trois précédentes entrées de ce blog, qu’il ne sera pas inutile d’avoir lu préalablement, est Le kantisme devant le scientisme et non Le kantisme contre la science. Le kantisme est depuis des décennies, sinon des lustres, l’objet d’attaques de la part du scientisme, c’est-à-dire d’un dogmatisme en provenance des milieux scientifiques, qui, parce qu’ils s’appuient dans leurs travaux sur l’évidence mathématique, ignorent la limitation propre à leur champ de connaissance et qui se trouve être dans l’objet même de leur recherche, à savoir l’expérience sensible. Devant les difficultés de leur domaine, ces scientifiques n’hésitent pas, pour fournir au public une expression satisfaisante des équations mathématiques qu’ils utilisent ou créent, c’est-à-dire pour interpréter les résultats de ces équations, à jeter par-dessus bord les règles élémentaires de la logique et plus généralement de l’épistémologie. Aussi, la philosophie kantienne qui, sans conteste, a donné de ces règles une expression particulièrement solide et convaincante, la philosophie transcendantale de Kant, dis-je, est la cible privilégiée de ceux pour qui l’affranchissement vis-à-vis de ces catégories semble nécessité par leurs recherches et l’avancement de leur science particulière. En dépit de ces attaques scientistes, alors que les théories scientifiques continueront les unes après les autres de s’écrouler au cours de l’inévitable progrès des connaissances empiriques, quelle que soit leur utilité pour le développement matériel de la civilisation, la philosophie transcendantale demeure, inchangée pour l’essentiel. Le présent essai vise à donner quelques exemples des incohérences et des erreurs du scientisme à la lumière de la philosophie transcendantale, de façon à montrer par la même occasion la solidité de cette dernière.
i
Dans LXIV, nous avons écrit que « les jugements synthétiques a priori sont possibles parce que le matérialisme est faux ». Cette affirmation peut sembler historiquement paradoxale. Il est à première vue étonnant que le monde ait eu besoin du kantisme pour réfuter le matérialisme alors que le kantisme est né dans une période, certes de Lumières, mais aussi de foi, où la religion d’État continuait d’exercer une fonction de censure, cette censure portant en particulier sur l’athéisme, c’est-à-dire le matérialisme. Or le criticisme kantien n’est pas une argumentation dans le sens de la religion d’État contre l’athéisme ; au contraire il inclut dans sa critique les dogmes irrationnels de la religion d’État, ainsi que la notion même de religion d’État. Par conséquent, l’affirmation que le criticisme est une réfutation du matérialisme donne à comprendre que le dogmatisme théiste contre lequel il s’exerce est lui-même un matérialisme plutôt qu’un idéalisme.
Il convient à ce sujet de citer une pensée de Schopenhauer relative à la portée de l’œuvre de Kant : « Le grand point de vue idéaliste qui règne dans toute l’Asie non convertie à l’islamisme et en domine la religion même [Schopenhauer a en vue l’hindouisme et le bouddhisme], c’était à Kant qu’il était réservé de le faire triompher en Europe et dans la philosophie. » (Critique de la philosophie kantienne) On voit donc que, pour Schopenhauer, en Europe l’idéalisme ne précède pas la philosophie kantienne. Du point de vue de l’idéalisme représenté tant par Kant que par Schopenhauer, et qu’il convient d’appeler l’idéalisme transcendantal, idéalisme qui admet l’existence d’une chose en soi inconnaissable en dehors de l’expérience sensible, les autres formes d’idéalisme ne se distinguent pas du matérialisme au plan épistémologique. Aussi, quand nous disons que les jugements synthétiques a priori sont possibles parce que le matérialisme est faux, il faut comprendre qu’est également vraie la proposition selon laquelle ces jugements sont possibles parce que l’idéalisme (non transcendantal) est faux. La démonstration est la suivante.
Dans le matérialisme, toute notre connaissance est tirée de la matière, c’est-à-dire de l’expérience sensible, et notre cognition est un simple miroir de la réalité (notre connaissance des objets de l’expérience est « correcte », selon le terme d’Engels). Par conséquent, des jugements apodictiques, présentant un caractère d’universalité et de nécessité absolues, ne pourraient nous venir que de l’expérience comme le reste de notre connaissance. Or nous ne pouvons tirer aucune connaissance apodictique de l’expérience sensible (voyez la démonstration de ce point au ii). Puisque nous avons des connaissances apodictiques, telles que les axiomes de la géométrie (jugements synthétiques a priori), le matérialisme est faux.
De même, dans l’idéalisme toute notre connaissance est tirée des idées liées à nos sensations, et notre cognition est le simple miroir de ces idées. Par conséquent, des connaissances apodictiques ne pourraient nous venir que de l’expérience sensible qui nous est donnée en tant qu’idée, même si cette expérience sensible n’est pas objectivement matérielle. Or nous ne pouvons tirer aucune connaissance apodictique de l’expérience sensible. Puisque nous avons des connaissances apodictiques, l’idéalisme est faux.
Ainsi, Lénine a tort d’affirmer que toute philosophie se distingue selon qu’elle est matérialiste ou idéaliste, car le matérialisme et l’idéalisme ne se distinguent pas au plan de épistémologique : dans un cas comme dans l’autre, les propositions synthétiques a priori sont paradoxales et inexpliquées. C’est seulement la philosophie transcendantale qui fournit l’explication de ces propositions, à savoir qu’elles existent comme régulatrices de notre expérience, laquelle est limitée aux phénomènes ainsi régulés et non à la chose en soi traduite dans les phénomènes et qui reste, en soi, inconnaissable.
ii
Il convient à présent de démontrer, comme annoncé, que l’expérience sensible ne peut apporter aucune connaissance apodictique.
Le concept d’une chose de l’expérience est ou bien un agrégat de caractères (Merkmale) coordonnés ou bien une série de caractères subordonnés. Le nombre de caractères coordonnés possibles est infini. Le nombre de caractères subordonnés possibles est limité a parte ante, car la série s’arrête à certains concepts inanalysables, mais infini a parte post. Avec la synthèse de nouveaux caractères coordonnés s’accroît la distinction (Deutlichkeit) extensive, avec celle de nouveaux caractères subordonnés s’accroît la distinction intensive du concept. (Logique de Kant)
Ainsi, la synthèse du concept d’un objet tiré de l’expérience est infinie. Pour tout objet je peux découvrir de nouveaux caractères, de nouvelles propriétés, rendre son concept plus distinct qu’il ne l’est actuellement dans ma représentation. C’est l’objectif même des sciences empiriques. La connaissance que j’acquiers d’un objet de l’expérience n’est donc jamais que relative. De ce que l’expérience peut toujours permettre de découvrir de nouveaux caractères d’un concept, il résulte que les concepts empiriques ne peuvent pas être définis.
Ces sciences empiriques, en outre, se fondent sur des hypothèses. Les hypothèses ne peuvent, pas plus que les concepts des objets sensibles, donner lieu à une connaissance apodictique car il faudrait pour cela que toutes les conséquences possibles d’une hypothèse soient vraies. Or toutes les connaissances possibles ne peuvent être connues : « Nous ne pouvons jamais déterminer toutes les conséquences possibles » & « Des hypothèses restent toujours des hypothèses » (Kant, op. cité). Nous acquérons simplement « un analogue de la certitude » quand toutes les conséquences jusque-là rencontrées se laissent expliquer à partir du principe, mais c’est une certitude obtenue par induction et non une certitude apodictique.
Ces propriétés des hypothèses et des concepts tirés de l’expérience expliquent les progrès constants des sciences empiriques et l’impossibilité de parvenir par leur moyen à une connaissance absolue même de leur propre domaine, celui de l’expérience sensible (c’est-à-dire sans même parler de la chose en soi).
La nature cumulative – par distinction extensive et intensive croissante des concepts et certitude croissante tirée des conséquences possibles connues – des sciences empiriques suffit à déterminer le caractère relatif et non apodictique des connaissances qu’il est possible d’en tirer. La connaissance apodictique ne se trouve que dans les mathématiques, où elle est fournie par les jugements synthétiques a priori (axiomes et postulats), dans la métaphysique, où elle est fournie par les catégories de l’entendement, qui déterminent les critères formels de la vérité (principe de contradiction et d’identité, principe de raison suffisante, principe du tiers exclu), et dans la morale, où elle est fournie par l’impératif catégorique (la loi morale).
iii
L’évidence mathématique résulte, d’une part, du recours à l’intuition et, d’autre part, de la formation arbitraire des concepts qui en rend possible la définition, contrairement à la synthèse empirique. Mais le recours à l’évidence mathématique par les sciences empiriques n’est nullement de nature à pallier les propriétés des objets de l’expérience précédemment décrites qui en rendent les résultats nécessairement provisoires.
Par ailleurs, les résultats de ces sciences sont soumis aux critères de la vérité tels qu’ils nous sont donnés par l’intuition et par l’entendement, les deux participant à la définition d’un concept de l’expérience possible, l’intuition par la géométrie et la mathématique, l’entendement par la logique. (C’est là, me semble-t-il, le point de vue kantien, sur lequel je reviendrai dans un autre essai.)
La logique « sert non pas, assurément, à l’extension mais bien à l’appréciation critique (Beurteilung) et à la rectification (Berichtigung) de notre connaissance » (Kant, op. cité). Aussi, on ne voit pas bien quelle justification le scientisme peut présenter quand il demande, de façon plus ou moins voilée, qu’on l’affranchisse, dans l’interprétation des résultats scientifiques, des règles de la logique. Car les succès pratiques de tels résultats ne sont pas déterminants dans la défense de la théorie dans la mesure où celle-ci s’appuie toujours plus ou moins sur des hypothèses ad hoc destinées à « sauver les phénomènes » (expression qui s’emploie depuis l’époque du ptolémaïsme), quand elle ne contredit pas d’autres théories rencontrant elles-mêmes des succès pratiques indéniables, et ne peuvent donc légitimer à eux seuls le moindre affranchissement des règles logiques.
iv
Il est sans doute venu à l’esprit de certains représentants du scientisme de s’appuyer sur la « crise des fondements » des mathématiques (1931) pour en tirer la conclusion que la logique n’était pas un canon immuable de la connaissance (je tire cette conclusion de l’expression des scientifiques eux-mêmes car il faut bien trouver une raison qui paraisse valable à leur tentative d’affranchissement). Il convient de voir que dans ce cadre les mathématiques sont apparentées à la logique, comme chez Bertrand Russell (« All mathematics is symbolic logic »), tandis que pour Kant l’évidence mathématique relève de part en part de l’intuition. (Je dois réserver ma position sur cette question et la présenterai dans un essai ultérieur ; si le point de vue kantien est bien que toute la mathématique relève de l’intuition, à savoir, en gros, la géométrie par le biais de l’espace et la numération par le biais du temps, j’ai dans mes précédents essais adopté une position différente de ce point de vue en plaçant la numération dans le domaine purement logique.) Il est étonnant que l’on puisse se prévaloir d’une crise des fondements logiques tout en inférant de l’évidence mathématique une supériorité des sciences empiriques sur la philosophie, alors que l’on assimile en même temps les mathématiques à la logique. Mais passons.
La crise des fondements est liée au théorème d’incomplétude de Gödel, qui repose sur le phénomène de l’autoréférence, dont il faut donc dire un mot. L’énoncé G ainsi formulé « G n’est pas démontrable » est une proposition autoréférente, tout comme « Cette phrase a cinq mots » (exemples tirés de l’Invitation à la philosophie des sciences, 1992, de Bruno Jarrosson). Est donc autoréférente la proposition qui se prend elle-même pour objet. L’autoréférence conduit selon Gödel à des propositions vraies indémontrables, que d’autres appellent indécidables.
L’autoréférence caractérise de fait une proposition sans objet, car l’objet d’une proposition est entendu comme ce sur quoi porte une proposition ex post. Selon la loi de causalité rien n’est cause de soi-même (dans l’expérience régie par cette loi). Or une autoréférence est une cause de soi-même (en dehors de toute expérience). Autrement dit, une proposition autoréférente n’est pas une proposition valable dans l’expérience, c’est une pure opération logique fondée sur la mise entre parenthèses de certains autres principes logiques (la loi de causalité) nécessaires dans l’exercice d’une pensée orientée vers la connaissance d’objets. L’expérience n’appelle aucune proposition autoréférente, elle n’appartient pas à l’expérience possible.
Il est évident que si, dans notre expérience, quelqu’un dit « Je mens », on ne peut l’entendre au sens de l’autoréférence : la proposition se rapporte soit à une autre proposition soit à une tendance morale reconnue de bonne foi soit à autre chose. Un Français qui dirait « Les Français sont menteurs », ce ne serait pas non plus de l’autoréférence, car il faut tenir compte de l’intention contenue dans la proposition, par exemple un parti-pris chez cette personne d’ignorer, soit au moment de l’énoncé seulement soit de manière générale, sa francité ou bien, à nouveau, l’aveu d’une simple tendance. Et les exemples pris par B. Jarrosson dans le sous-chapitre intitulé « L’autoréférence dans la vie », ne relèvent pas de l’autoréférence. Par exemple, présenter la question « Faut-il respecter la liberté des ennemis de la liberté pour la défendre ? » comme un « problème autoréférent » (p. 53) n’a pas de sens : Quelle est la proposition autoréférente dans ce problème ? « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » (Saint-Just) ? En quoi est-ce autoréférent ? Le problème est d’ordre pratique. Jarrosson explique qu’en laissant la liberté aux ennemis de la liberté les démocraties ont été renversées par le totalitarisme tandis que si elles avaient refusé la liberté à de tels mouvements elles seraient devenues d’elles-mêmes totalitaires ; c’est ça qui ressemblerait à de l’autoréférence, mais ce n’est pas du tout un problème logique.
Jarrosson affirme en outre : « On serait tenté d’abandonner le principe du tiers exclu … car il semble bien que les propositions indémontrables ne font pas toutes appel à l’autoréférence ». Il eût été bienvenu qu’il cite un exemple de proposition indémontrable ne faisant pas appel à l’autoréférence, pour que le lecteur puisse juger si cela permet de tirer la conclusion (encore que Jarrosson la tire très timidement) que le principe du tiers exclu doive être abandonné. On ne voit d’ailleurs pas non plus en quoi une proposition indémontrable pourrait servir à cela, et Aristote, le premier à avoir traité en détail du principe du tiers exclu, a longuement traité dans ses Seconds Analytiques des principes premiers indémontrables également : « Toute science n’est pas démonstrative, mais celle des propositions immédiates est au contraire indépendante de la démonstration. Que ce soit là une nécessité, c’est évident : s’il faut en effet connaître les prémisses antérieures d’où la démonstration est tirée, et si la régression doit s’arrêter au moment où l’on atteint les vérités immédiates, ces vérités sont nécessairement indémontrables. »
v
La « confirmation » de la théorie de la relativité générale par la détection, lors de l’éclipse du 29 mai 1919, de la déviation, à proximité du soleil, de la lumière d’une étoile, est une belle démonstration des lois de la balistique, où un projectile subit une légère déviation à proximité d’un corps massif.
vi
En se passant de l’éther, la théorie de la relativité retire ses propriétés d’onde à la lumière puisqu’une onde est « la vibration d’un milieu » et que ce milieu était l’éther. La lumière est, dans la théorie de la relativité, énergie et masse. Quid des interférences des fentes de Young, expérience qui « permet, dans un cas particulier, d’obtenir l’obscurité en un point éclairé par deux sources lumineuses, ce qui est explicable en théorie ondulatoire, mais pas en théorie corpusculaire » (Jarrosson, op. cité, 87) ?
vii
Je viens d’avoir la preuve d’une simultanéité absolue en physique (LXV-xiii explique que la relativité restreinte a contraint la physique à renoncer à toute simultanéité absolue). Cette preuve est le corpuscule qui passe par les deux fentes de Young simultanément.
« Si l’on réduit l’intensité de l’émission lumineuse jusqu’à ce que l’on observe le départ des particules une à une, le cumul dans le temps des impacts des corpuscules forme quand même le diagramme d’interférence de la figure 7-1b. C’est dire que ces corpuscules, que l’on observe comme tels, ne sont pas passés par l’une ou l’autre des deux fentes, mais par les deux simultanément. » (Jarrosson, op. cité, 118)
Puisque la simultanéité se déduit de la formation du diagramme d’interférence, et non d’une mesure quelconque, on peut bien parler de simultanéité absolue. Des observateurs dans différents référentiels verront tous le diagramme se former et devront donc en tirer la même conclusion de simultanéité.
viii
La relativité restreinte, on l’a dit (LXV), c’est qu’il faut tenir compte de la vitesse de la lumière. La mécanique quantique, c’est qu’il tenir compte des photons :
« L’ensemble du système d’observation qui capte les photons émis réduit son paquet d’ondes et décide de la vie ou de la mort du chat [dans le paradoxe du chat de Schrödinger]. » (Jarrosson, op. cité, 126-7) Sans système d’observation, le chat, bien sûr, serait à la fois mort et vivant.
Si, par analogie avec ce paradoxe, ce sont les photons qui rendent impossible d’écarter l’incertitude de Heisenberg dans les mesures de la mécanique quantique, cette incertitude n’a rien de théorique (c’est-à-dire, elle n’est pas plus théorique que les limitations des instruments de mesure et d’observation jusqu’alors) car, de même que le diagramme d’interférence des fentes de Young « sauve » la simultanéité absolue (en physique) par une observation indirecte, rien n’empêche d’imaginer une observation indirecte des trajectoires et positions des particules.
ix
« Dans ce milieu dynamique que l’on appelle le vide quantique, il existe un espace et un temps. Ce qu’il serait absurde de supposer dans le néant. » (Jarrosson, op. cité, 112)
Or le vide est le concept d’un espace sans matière et non celui d’un espace sans espace ! Réfuter l’existence d’un espace sans espace serait de valeur épistémologique archinulle, tout comme l’est la distinction entre vide et néant puisqu’elle oppose un concept, le vide (même s’il n’appartient pas à notre expérience possible), à un non-concept. Or, selon les mécaniciens quantiques, ce non-concept est même censé exister réellement, puisque notre univers s’étendrait non dans le vide mais dans le néant.
Ce n’est pas tant supposer un espace dans le néant que supposer un néant sans espace qui est absurde. L’espace et le temps sont les formes a priori de notre intuition. Rien de ce que nous pensons ne peut exister en dehors de ces deux formes ; seule la chose en soi inconnaissable échappe à ces formes, et c’est parce qu’elle échappe à ces formes qu’elle reste inconnaissable. Quand nous faisons abstraction de l’espace et du temps, ce n’est pas le néant que nous avons devant nous mais la chose en soi, dont nous ne pouvons rien dire puisque, précisément, de tout ce dont nous pouvons dire quelque chose nous n’avons connaissance que dans les formes de l’espace et du temps.
(Si l’espace s’étendait dans le néant, il faudrait penser que c’est là quelque chose que l’on peut observer d’une manière ou d’une autre. Autant je ne peux, malgré ma bonne volonté, penser aucun obstacle a priori à l’observation du mouvement et de la position d’une particule en même temps – malgré l’inégalité de Heisenberg dp.dq > h/2π –, autant je sais a priori que l’espace s’étendant dans le non-espace n’est pas du registre de l’expérience possible.)
Les propriétés de l’espace et du temps ne sont pas construites par synthèse empirique comme les objets de l’expérience et ne sont donc pas des objets tels que l’on puisse dire que l’observation et l’expérimentation doivent déterminer par exemple quelle géométrie, euclidienne ou non euclidienne, s’applique à l’espace. L’espace a trois dimensions et le temps a une dimension et une directionnalité, ce ne sont pas là des propositions d’expérience, que l’observation pourrait infirmer ou confirmer. Si c’était le cas, un savant pourrait dire, par exemple, que l’espace n’a pas trois dimensions mais, d’après ses observations, 3,000001 dimensions ; et dix ans plus tard, un autre savant ajouterait que l’espace a plus exactement 3,00000099 dimensions, et ainsi de suite, le concept d’espace se précisant à mesure que la recherche avance. J’ai par ailleurs déjà dit dans un autre essai ce qu’il convenait de penser des dimensions surnuméraires de l’espace.
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Selon l’interprétation de Copenhague, on ne peut connaître le monde en soi (Jarrosson, op. cité, 143). C’est donc du kantisme ? En réalité, l’inégalité de Heisenberg, résultat d’une science empirique, ne porte que sur le monde des phénomènes, et le principe d’incertitude n’est qu’une illustration du fait décrit en ii : « Les concepts empiriques ne peuvent pas être définis. »
L’objection à l’interprétation de Copenhague relative aux « variables cachées » (l’argument dit EPR d’Einstein et al., 1935) est elle-même évidente car elle n’est qu’une formulation différente de cet autre principe décrit en ii : « L’expérience peut toujours permettre de découvrir de nouveaux caractères d’un concept. » Ces variables cachées ne sont en rien différentes de la « cause cachée » dans la discussion de Grete Hermann avec Heisenberg et Weizsäcker en 1931 ou 1932 (voyez LXVI). Ces variables ou causes cachées résultent de la loi de causalité elle-même, à savoir que rien n’est cause de soi-même, et que dès lors que l’on constate qu’un électron a telle trajectoire, la question « pourquoi a-t-il cette trajectoire ? » appelle une réponse, que l’expérience fournira nécessairement, et peu importe le temps que cela prendra. La réponse « cette trajectoire n’a pas de cause » n’est autre que l’expression séculaire du dogmatisme, en même temps qu’une infraction au canon de la logique. (Heisenberg précise cependant qu’il exprime là sa conviction, c’est-à-dire une conviction avec la part de subjectivité qu’une telle admission invite à reconnaître.)
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L’impossibilité de définir un concept empirique (ii & x) fait que la technologie est un bluff. La technologie ne nous assure qu’un contrôle incertain de la nature car, à tout projet technologique, s’attache une indistinction infinie des objets empiriques du projet. L’omission délibérée qu’un battement d’ailes de papillon, pour reprendre une image célèbre, dans telle aire du projet à tel moment peut, par réaction en chaîne, entraîner la destruction complète de l’infrastructure, est la condition nécessaire à la réalisation de ce projet (« il n’y a pas de risque zéro »). Or la spécialisation et la concentration croissantes rendent des portions toujours plus larges de la population mondiale dépendantes de tels projets (énergétiques, etc.). Ce n’est pas là un raisonnement « collapsiste », où l’analyse des tendances est censée dégager une forte probabilité de catastrophe systémique ; c’est, indépendamment des tendances autres que celle de l’intégration technologique croissante de la population mondiale, le constat que, cette intégration étant déterminée par une technologie dont le fondement épistémologique est caractérisé par l’indistinction foncière des concepts, elle fait dépendre de manière croissante la sûreté de l’humanité d’une connaissance par nature incertaine. Le criticisme nous invite donc à modérer, puisque aussi bien nous n’avons pas d’autres ressources épistémologiques pour organiser notre existence matérielle, nos connaissances a priori n’étant pas directement opératoires en ces domaines, cette intégration et concentration.
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Annexes
Je joins à cet essai deux Propos du philosophe Alain (Émile Chartier) concernant un certain scientisme de la théorie de la relativité. Ils sont déjà parus sur ce blog en complément (Commentaires) à Thoughts III: Kantism & Astronomy (4 Fragments) (x).
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Thalès, compagnon muet (Propos du 31 octobre 1921)
Quand un de nos agités me tire par la manche pour me faire connaître que toute la physique est maintenant changée, je pense d’abord à délivrer ma manche. S’il me tient ferme, alors je me mets tristement à réfléchir sur ces faibles propositions que l’on peut lire partout, et dans lesquelles je cherche vainement l’apparence d’une erreur. L’un me dit que la longueur d’un corps en mouvement dépend de la vitesse. J’ai depuis longtemps l’idée qu’un torpilleur lancé à toute vapeur se trouve un peu raccourci, comme s’il heurtait du nez un corps dur. Et l’on m’a conté que les tôles d’un torpilleur rapide s’étaient trouvées comme plissées après les essais ; chose prévisible. « En réalité, dit un autre, il s’agit d’un raccourcissement apparent, qui vient de ce que nos mesures sont changées par la vitesse. » Tout à fait autre chose alors ; mais je n’ignore point non plus que les mesures sont changées par le mouvement ; si je marche en sens contraire, un train mettra moins de temps à passer devant moi. « Justement nous y voilà, dit un troisième ; le temps dépend des vitesses ; ainsi ce qui est long pour l’un est réellement court pour l’autre. Et comme tout au monde est en mouvement, il n’y a donc point de durée de quoi que ce soit qui puisse être dite véritable. » Eh bien, pourquoi ne dit-il pas aussi qu’il est impossible à la rigueur de régler une montre sur une autre ? Par exemple, on règle un pendule de Paris sur un pendule de New-York, par la télégraphie sans fil ; mais si vite que courent les ondes, je n’entends toujours pas le « Top » au moment même où il est envoyé. Et que sais-je de la vitesse de ces ondes elles-mêmes, si ce n’est par d’autres mesures ? Alors le quatrième : « Nous mesurons la vitesse de la lumière, et toujours par le moyen de quelque mouvement que nous supposons uniforme ; cela même, l’uniformité, est relatif à la rotation de la terre, que nous supposons se faire toujours en un même temps. Cercle vicieux évidemment ; l’horloge témoigne que la terre tourne avec une vitesse constante ; mais la rotation de la terre, comptée par les étoiles, prouve que l’horloge marche bien. Le temps absolu nous échappe. »
Sur quoi, je voudrais répondre que le mouvement absolu nous échappe aussi. Descartes a déjà dit là-dessus le principal ; et quand on dit qu’une chose tourne ou se meut, il faut toujours dire par rapport à quoi ; le passager qui se meut par rapport au navire, peut être immobile à ce moment-là par rapport au rocher. J’avoue qu’il est toujours utile de réfléchir là-dessus ; mais que l’idée soit neuve, je le nie. C’est comme le grand et le petit, qui dépendent du point de comparaison. Platon s’amusait déjà à dire que Socrate, comparé à un homme plus petit que lui et à un homme plus grand, devenait ainsi plus grand et plus petit sans avoir changé de grandeur. Or ici le cinquième, qui est philosophe de son métier, me dit : « Vous battez la campagne, au lieu d’étudier les théories elles-mêmes. Vous n’oseriez pas dire que l’espace où nous vivons est absolument sans courbure. Comment affirmeriez-vous que le temps dans lequel nous vivons a une vitesse constante, ou seulement une vitesse qui soit la même partout ? » Dans la bouche de ce mal instruit apparaît enfin une faute connue et bien ancienne, qui est de prendre la figure pour l’espace et le mouvement pour le temps. Car c’est une figure qui est droite ou courbe, et non pas l’espace ; et c’est un mouvement qui est vite ou lent, et non pas le temps. Mais la discussion n’instruit pas. Je m’enfuis jusqu’à Thalès, compagnon muet.
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Les valeurs Einstein cotées en Bourse (Propos du 13 juin 1923) par Alain
Le vieux Salamalec remonta du royaume des Ombres, à la faveur de la nuit, et se plaça près de la tête de son fils, professeur et académicien, qui pour lors rêvait aux anges. Il lui parla à l’oreille et lui dit : « Mon fils, ne placez pas tout votre argent sur Einstein. Je n’entends pas mon argent, qui est en bonnes valeurs, je le sais ; j’entends votre argent à vous qui est de gloire et qui orne votre nom. Vendez à de bonnes conditions tout le papier Einstein ; vous le pouvez encore ; et sachez que c’est votre père lui-même qui vous le conseille. »
Le dormeur là-dessus s’agitait. « Comment ? disait-il ; aucune valeur fut-elle jamais mieux garantie ? À peine deux physiciens sur mille, gens de métier, il est vrai, dont l’un dit que c’est absurde, et dont l’autre dit que ce n’est rien. Au reste de quoi se mêle aujourd’hui mon père vénérable ? Et que sait-il de ces choses ? Ce rêve est ridicule. Éveillons-nous. »
« Mon fils, dit le père, non, ne vous éveillez pas encore ; restez encore parmi les Ombres. Car je ne vous parle pas sans raison. Il n’y aurait point de faillites sans la confiance de beaucoup. Mais ignorant ces autres valeurs, dont je vois que vous avez bourré votre portefeuille, j’ai interrogé là-dessus des Ombres considérables. Du célèbre Blaise Pascal, fort renfermé et froid, je n’ai pu tirer que des paroles énigmatiques : « Un aveugle de naissance, qui rêverait toutes les nuits qu’il voit ; c’est par les doigts qu’il en faut juger. » Ce sont ses propres paroles. Mais M. Durand, qui enseigna la logique, me fit plus large part de ses pensées. « Je ne m’étends point, a-t-il dit, sur les jeux de l’algèbre, qui ne rendent jamais que ce qu’on leur donne, ni sur les expériences, qui peuvent toujours s’expliquer par plus d’une supposition, et ne prouvent donc jamais la vérité de pas une. Toutefois les conclusions me suffisent, d’après lesquelles l’univers serait fini, tout mouvement revenant sur lui-même selon une loi de courbure, et après des millions ou des milliards d’années. Ici sont enfermées toutes les confusions possibles concernant, soit la forme et la matière, soit le contenant et le contenu ; sans compter l’absolu partout, sous l’annonce de la relativité généralisée. Car qu’est-ce, je vous le demande, que le courbe, sans le rapport au droit ? Et qu’est-ce que cette courbure bordée de néant ? Nous voilà revenus à la sphère de Parménide. Mais j’attends qu’un de ces matins cet auteur propose comme possible une marche rétrograde du temps ; car je ne vois rien, dans ses principes, qui y fasse obstacle. Ainsi je reviendrai sur la terre, et à l’école, et je mourrai le jour de ma naissance. Ces puérilités étonnent les ignorants ; seulement à nos yeux elles sont usées. » Ainsi parla cette Ombre à l’ombre de votre père. Vendez mon fils, vendez la valeur Einstein. »
Le dormeur cependant cherchait le monde ; ses bras tentaient de saisir l’Ombre messagère ; trois fois il crut la saisir ; mais comment aurait-il saisi ce rayon de lumière matinale qui jouait sur ses doigts ? Ainsi le songe impalpable jetait partout quelque lumière en ses pensées. Il s’éveillait deux fois. Il parlait maintenant à son propre esprit. Cependant la nature plus forte, par le chocolat et les pantoufles de vert brodées, l’eut bientôt rejeté dans le songe académique.