Poésie futuriste italienne en prose

Tirés de la même anthologie que précédemment (ici), les poèmes suivants sont représentatifs de la poésie en prose du futurisme italien. Parmi les poètes qui figurent dans ce billet, Bruno Corra a déjà fait l’objet d’une traduction sur ce blog (ici).

La présente série comporte des poèmes de :

–Bruno Corra : Au talisman jaune ; Pour l’omnipotence ; Aventures ; Crépuscule d’avril ;

–Emilio Settimelli : Choses blanchâtres ;

–Maria Ginanni : La Place du Temps ;

–Mario Dessy : La maison aux portes fermées ; Certitudes.

*

Au talisman jaune (Al talismano giallo) de Bruno Corra

Quand je ferme les yeux, je te vois. Oui. Je crois encore à ton omnipotence. Avant toi, il me manquait toujours, dans le monde, un quelque chose vers quoi me tourner dans les moments d’aspirations désespérées. Je me rappelle nettement l’humidité délavée de cette après-midi londonienne, la salle de lecture de l’hôtel, le Chinois émacié qui lisait le Times dans le fauteuil devant moi, sa main gauche abandonnée sur le genou, maigre, nerveuse, électrique. Puis je suis sorti : mais cette préhension jaunâtre était à mon insu restée en moi. Quatre-vingt-sept jours plus tard, la caresse d’une morphinomane, se déliant à l’intérieur de ma sensibilité comme un ruban violacé, la repêcha : mon étonnement l’attacha à l’horizon. Et te voilà : talisman tout-puissamment jaune. À toi je demande ma libération de toutes les choses inutiles qui remplissent ma vie. Je sais à présent que l’inutilité est une habile dissimulation du guet-apens. Et je veux que tu demandes à toutes les choses existantes autour de moi, sans exception : quel est votre but véritable, tangible, immédiat ? quand elles répondent mal, qu’elles soient détruites. Et que soient détruites avant tout les pierres précieuses, ces petites choses hypocritement inutiles : (ne vous ai-je peut-être pas découverts dans cette nuit imbriaque où je brisai la réalité avec un éclat de rêve, gnomes hideux, dissous et fantomatiques dans votre royaume informe, ne vous ai-je peut-être pas vus fabriquer ces formidables bombes de lumières en plissant avec le travail goutte à goutte de vos si fins ongles d’agate des ciels, des espaces et des atmosphères pleins de tempêtes de couleurs ?). Et que disparaissent du monde les heures de thé lisses et blanches de céruse, avec toutes les rotondités irrémédiables et trop brillantes des plateaux capables de creuser dans le velours de la table un petit abîme de fraîcheur, bon sépulcre, tombeau véritablement plaisant (entre autres parce que dilatable) à notre nervosité ensanglantée. Et que notre vie soit libérée du tourment de la cigarette maléfique qui, vissant tout doucement dans l’air sa spirale azurée, donne vie à de concaves tourbillons de tourments qui, lorsqu’ils s’amoncellent sur le crâne, font qu’ensuite, pendant des jours, vous ne pouvez plus vous soustraire à la fureur convulsive des battements de toutes les cloches qui à peine déclenchés viennent se fracasser sur votre front, mus par une véritable attraction sexuelle. Que soit chassé hors du monde tout ce qui n’est pas application compacte de muscle ou de pensée à un travail indiscutablement utile, défini dans les moindres détails. Que je sois libéré sur le champ, sans délais, de tout ce qui peut me caresser, me faire fermer les yeux, me faire attendre. Que disparaissent de ma vie sur le champ et pour toujours : 1) ses yeux à elle quand elle ne parle pas, ou bien, sinon les yeux tout entiers, du moins ces deux millimètres que son iris absolument exagéré a de plus que les autres yeux, raisonnables (la partie centrale n’est pas dangereuse, j’en suis sûr, c’est la périphérie qui insinue en moi des raffinements menaçants) ; 2) la saveur capricieuse, salée et douceâtre des lobes de ses oreilles, en même temps que cette aigrette de travers, et le souvenir des quelques fois où elle m’a eu doubleentièrement, me brisant aussi de souffrance une centaine de nerfs que mon corps ne possède pas, avec une double-absoluité, dis-je, pénible à remembrer ; 3) toutes les sortes de bains à l’exception des douches froides ; 4) tous les parfums, créateurs de dangereuses trappes aériennes ; 5) la poudre de riz et la musique.

Je l’ai déjà écrit plusieurs fois (et cela me rassure au sujet des responsabilités) : notre réalité est enveloppée de millions d’autres réalités qui tendent à la tirer de ses gonds. Pour notre salut il faut éliminer au plus vite tout ce qui est non-réalité, non-humanité, non-utilité. Il faut fermer les portes aux autres pour travailler en sécurité chez soi, puisque, je le répète, il y a des raisons de croire que d’un moment à l’autre notre monde sera désagrégé par un autre dont les contreforts sont déjà enfoncés dans notre matérialité.

Et pour moi j’invoque la libération immédiate de l’existence visqueusement frivole de la soie, des cheveux, de la poudre de riz et des colifichets, qui m’absorbe à présent dans son baiser vide.

Il existe un révolver dont le canon a « exactement » le diamètre de mon orbite. Sa crosse a « exactement » la forme de ma paume.

Note. –  Ces dernières paroles ne font pas partie de la précédente invocation. Mais une part du feuillet sur lequel j’écrivais serait restée blanche. Et le feuillet serait resté là, seul, toute la nuit. J’ai pensé que j’aurais pu trouver au matin ces paroles écrites par une autre main : et alors j’ai préféré, tout compte fait, les écrire moi-même.

*

Pour l’omnipotence (Per l’onnipotenza) par Bruno Corra

Il existe des raffinements spirituels qui se développent en arabesques insaisissables parmi des sphères d’un néant complètement étranger à tout ce qui est matériel ; il y a des aventures de passion et de pensée si indescriptiblement illimitées qu’elles font penser à une vie dont la seule règle serait l’absence de règles. Et j’intuitionne dans ces merveilles fugitives une vibration de germes irréels mûrissant une puissance de libération totale. Je songe à la possibilité d’accélérer cette maturation timide et séduisante en isolant la zone intellectuelle où elle se produit de toute contamination par contact matériel. Je décide donc de tuer le temps, entité antipathique et vilement envahissante, qui ne veut pas renoncer à mesurer les rythmes intellectuels même les plus libres et dématérialisés.

J’ai réfléchi. Le passé et le futur ne sont rien d’autre que deux infinis qui se vident l’un dans l’autre à travers le présent. Le présent permet au temps de passer du futur au passé, de se mouvoir, de s’écouler, de vivre : c’est le cœur et le pivot du temps. J’ai examiné le présent, cette atmosphère instantanée dans laquelle l’événement vit un instant étincelant, pour devenir ce qu’il a été. Et je mettrai à profit la relation entre l’évènement et l’instant du présent, je me servirai du passage précipité d’un évènement de l’immensité du futur à l’immensité du passé à travers l’indiscutable exiguïté d’un instant actuel. J’ai observé à quel point cet instant-présent fuyant et pourtant toujours vif et tenace se préoccupe de prévoir les évènements pour se disposer de façon à les laisser passer facilement : au cours de funérailles, les instants passent rigides, géométriques, sourds – pendant un enthousiasme populaire, ils savent devenir sonores, vibrants, dilatés, – durant une souffrance intime, ils sont comme enveloppés d’acier, écrasés, encerclés, tellement durs que vous ne pourriez les briser même avec un assassinat. Il suffira donc de prendre le présent au dépourvu ; de faire naître à l’improviste devant un moment-actuel un évènement conformé de la manière la plus follement bizarre et imprévisible. L’instant sera brisé par l’évènement se précipitant à travers lui et le temps cessera de vivre. Mais il faut la trouvaille géniale et instantanée : trouver l’action, le geste, le fait, et le trouver à l’improviste –, l’exécuter instantanément sans y avoir pensé d’abord. Hier j’ai renversé à l’improviste l’encrier dans le poêle et mis un pied sur le bureau : mais évidemment l’action était peu significative, petite, pas assez grave. La nuit venue, sur une place déserte, je me suis fourré précipitamment un doigt dans le nez et jeté à plat ventre par terre en susurrant : gador kra tuki – ; mais j’ai eu la sensation de ne pas avoir effectué le mouvement suffisamment vite. Cependant, je ne me décourage pas. Parfois, quand dans ma bouche le palais semble se désagréger au contact de la langue plaquée par le vertige de cent cigarettes –, quand un bon narcotique est parvenu à soigneusement enfiler chacun de mes nerfs sur un fil agité d’ébriété – ; quand après une nuit qui fut une irruption tressaillante de tourbillons en petits coquillages charnus, il me pèse fastidieusement sur les flancs comme une montagne de plumes – ; j’ai des flambées neurasthéniques froidement imbibées d’innocence et de désespoir où le vertige vibrant et martyrisé serpente vers quelque chose d’immensément déséquilibré. Dans un moment comme celui-là, j’aurai l’inspiration géniale et instantanée.

Peut-être les forces intellectuelles libérées du temps nous donneront-elles immédiatement cette omnipotence qui est désormais un droit de notre vie trop orgueilleuse.

*

Aventures (Avventure) par Bruno Corra

Un soir, en me promenant, je me sentis suffoquer, et une force étrangère me reconduisit chez moi et me fit entrer dans ma chambre. Par la fenêtre grande ouverte je regardai un moment une étoile, et cela suffit pour que d’un coup je me sentisse étranger à toute chose terrestre. Le ciel s’empara de moi comme un tourbillon. Je sentis mon corps s’effriter, broyé par des chutes successives entre des engrenages de forces et d’astres. Je n’existais plus : ou bien j’existais à peine. Ma personnalité subsistait encore en un seul point de la terre : en ce point je me sentais encore. Mon corps, devenu un nuage d’atomes gonflé d’âme, voguait à travers l’univers ; un courant de vie le prit, le modela et le transforma dans la chevelure verte d’une gitane habitant sur la planète Vénus. Mais seulement pour quelques instants. Un météore tomba, écrasa la gitane, pulvérisant ses cheveux. Nouvelles chutes, nouveaux flottements, nouveaux voyages dans le vide. Puis un attendrissement soudain de l’univers, un larmoiement mélancolique de l’espace… et voilà que les atomes de mon corps commencèrent à glisser tout doucement vers ce point où subsistait encore ma personnalité. Alors, dans une rapide agrégation de molécules, je me sentis renaître à la vie matérielle. Je me trouvais dans ma chambre, au même endroit, avec la même chair, les mêmes vêtements. Cela pouvait n’avoir été qu’une hallucination mais rien, au fond, ne m’empêchait de croire que je m’étais trouvé en présence d’une réalité. Et j’y ai cru. Je me souvins d’autres phénomènes qui m’étaient arrivés : il m’était déjà arrivé de me sentir enlevé des bras fluides de la matière ; enfant, je fus longtemps dominé par une chose : la porte d’une grange, en haut de quatre marches, rouge, despotique. Elle remplissait mes rêves, jetait des reflets rouges dans mes jeux les plus bleus, dans ma vie tout entière : parfois, à distance, sans que je la visse, elle me forçait d’aller vers elle ; je montais les marches, m’accroupissais à ses pieds, et ma conscience d’enfant aussitôt disparaissait dans sa flamme prépotente pendant des heures. Je ne me rappelle dans ma vie aucune communion plus intime, aucune possession, aucun dévouement plus complets.

C’est pourquoi j’y ai cru. La théorie m’en était également donnée : ma vie étrange, différente de toutes les autres, engendrait des déséquilibres de forces dans l’obscur substrat invisible où est régie la vie apparente ; ces forces omnipotentes, détournées, réagissaient sur moi, me désagrégeant et me recomposant, me surhumanisant, me révélant des fragments de vies nouvelles, des écorces d’espaces inconnus, d’abîmes, de vides ; peut-être qu’un jour, quand je m’y attendrais le moins, d’un geste trop innaturel il pourrait arriver que je déchaîne un cataclysme de forces désastreux pour moi, pour les autres, pour le monde ; peut-être qu’à certain moment, en levant un doigt, je pourrais provoquer la chute d’un astre.

Tout cela était possible. Une énergie électrique dirigée sans intelligence peut produire une catastrophe. Il en va de même pour les énergies ignorées qui s’agitent dans la matière et dans les êtres, autour de nous et en nous-mêmes. Vivant très étrangement, agissant beaucoup et de manière toujours neuve, toujours différente, il pouvait bien arriver que je produisisse une décharge violente, apparemment illogique.

Là un torrent d’imagination s’était renversé sur ma vie. Après un moment d’inconscience, de distraction, je me ressaisis, épouvanté ; que m’était-il arrivé durant ce moment où je n’avais plus conscience de moi-même ? Étais-je resté le même qu’auparavant et après, ou bien plutôt avais-je été jeté dans d’autres espaces, étais-je tombé dans d’autres vies, disparu mort, revenu à la vie ? Impossibilité absolue de répondre avec une certitude scientifique. Un soir, entrant dans un salon lourdement décoré de rouge, j’eus l’intuition fulgurante, dans toutes les choses qui s’y trouvaient, d’une hostilité sourde et basse contre mon être : je dus me forcer pour avancer, comme si je m’encastrais dans un bloc de répugnante matière visqueuse ; pendant toute la soirée je dus lutter contre la malignité mesquine des choses : au moment où je voulus m’asseoir, la chaise glissa sous moi, le pianoforte détonait et stridulait, la tasse de thé se brisa entre mes doigts. Une nuit, à la mer, alors que je me promenais sur la plage, je ramassai un coquillage de nacre lisse et brillant ; par je ne sais quel rapport extralogique, immédiatement je sentis se déchaîner en moi un tumulte de pensées inattendues qui fusaient sans ordre dans ma cervelle : souvenirs de choses très anciennes oubliées depuis des années, projets absolument étrangers à mon mode de vie et à mon ordre d’idées, pourtant nets et précis comme si je les avais déjà médités minutieusement, conceptions extravagantes, enchevêtrements de sensations diverses, fusions de sentiments opposés. Je laissai tomber le coquillage et le brisai sous mon pied : tout s’arrêta, mais après cela je fus longtemps incapable d’écrire une ligne, de trouver une idée : j’avais le cerveau stérile, atone, vide. Un jour je me confessai à un individu que je savais absolument incapable d’apprécier mes confidences : ce fut parce que, tout à coup, alors que je parlais avec lui de choses indifférentes, un courant d’infini envahit mes pensées, les souleva, les projeta en dehors de moi.

Il y a des objets vertigineux qui semblent fabriqués avec des bouts d’abîmes. Il y a, sur les routes et dans les champs, des surfaces intenses où semblent coïncider et, coïncidant, se détruire des profondeurs sans fond et des hauteurs sans sommets. Il y a des points de la terre qui deviennent parfois les pivots de colossales créations de mondes.

À de certaines heures, l’infini envahit la matière.

J’ai pensé et expérimenté tout cela. Et en moi s’est imposée l’idée de l’impossibilité de démontrer que le surnaturel n’intervient pas à tout moment dans ma vie. Une telle possibilité est devenue mon idée fixe.

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Crépuscule d’avril (Crepuscolo d’aprile) par Bruno Corra

Oh ! cette douceur dans mon studio près de la fenêtre grande ouverte. Je voudrais, mourir. Je suis le monde. Virgule : agile frisson ailé d’une vieille fenêtre craquelée qui sent s’approcher le firmament.

TRADUCTION ANALYTIQUE

C’est un soir d’avril. À la tombée du jour. J’éprouve clairement de la douceur à me trouver ici dans mon studio près de la fenêtre grande ouverte. Je voudrais, (une hirondelle est passée, à toute vitesse, près de la fenêtre ; ce trait noir, soudain, dans la clarté du ciel m’a fait sursauter, et ma main, involontairement, a porté un coup contre le papier : c’est ainsi que m’est venue une virgule hors de lieu) mourir. Mais attardons-nous un peu sur cette étrange sensation. Il semblerait presque que le passage de cette hirondelle se soit traduit au moyen de ma main par cette virgule sur le papier. Pensant à cette situation sinueuse d’avoir été, d’une certaine façon, lié au monde pour un moment, je la ressens intensément et il me semble être véritablement raccordé au monde, que je m’identifie petit à petit avec le monde. Ce signe a été la traduction graphique d’un mouvement nerveux qui m’est venu d’une hirondelle. Oui, une hirondelle est passée devant ma fenêtre, un trait noir, puis plus rien, quelque chose comme un frisson ; mais à présent, une sensation de torpeur venant de ma sensibilité exacerbée impose comme un brouillard sur mon intelligence, il me semble ne plus être sûr qu’il se soit agi à proprement parler d’une hirondelle, peut-être que ces murs fissurés ne sont pas des choses mortes, il y a peut-être une vie en eux, peut-être cette fenêtre que j’ai devant moi est-elle une entité dans laquelle s’agite une âme inconnue et ce trait noir que j’ai vu, un frisson à elle, un sursaut à elle. Mais, en admettant que cette fenêtre ait une sensibilité, pour quelle raison a-t-elle frissonné ? Peut-être parce qu’elle a senti descendre de l’infini, sur sa pauvre vieillesse délabrée et fissurée, l’immense majesté du firmament. Bientôt vont poindre les premières étoiles.

Et si toute cette rêverie était vraie, je pourrais dire que cette virgule hors de lieu est le symbole du sursaut de la vieille fenêtre de mon studio, qui a frissonné en sentant s’approcher le firmament.

Con Mani di vetro (Avec des mains de verre), prose poétique, par Bruno Corra. Couverture de la 1e édition, 1915.
Perché ho ucciso mia moglie (Pourquoi j’ai tué ma femme), roman de Bruno Corra, 1918. Couverture de la 2e édition, 1920.

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Choses blanchâtres (Cose biancastre) par Emilio Settimelli

Grandes coulisses de verre en moi : glaciales, blanches, mais non parce que teintes de blanc, blanches parce que pâlies…
Après le petit égarement de qui entre dans l’antichambre d’un photographe, on ne trouve personne et on reçoit sur le front et les yeux la lumière froide qui pleut de la salle de pose
On avance puis on entre dans celle-ci : personne. La sonnette de la porte nous a en vain annoncé… Le photographe est dans le noir, qui sait avec quelle intention.
Ce son inutile nous entre dans le cœur comme une graine maléfique…
Comme le germe d’une philosophie de renoncements désespérés…
Semence prodigieuse, elle croît peu après en nous et nous enserre dans une étreinte d’anguille de glace…
Pas comme un serpent : non. L’écaille est une cuirasse guerrière. Non, une anguille : lisse, bassement charnue
La crasse des verres blanchâtres rappelle le visage des convalescents après de longues maladies, visage où les potages anémiques et prudents sont de façon répugnante devenus de la peau, quasiment sans la moindre transformation…
Ils se sont un peu coagulés et c’est tout…
Il y a de ces visages de convalescents qui sont formés de dix potages assimilés d’un coup par la gloutonnerie du désespéré…
À peine transformés par l’organisme avide et peu actif, de sorte que sur ces visages de misère certaines poussières ne sont rien d’autre que les petites graines noires qui restent parfois dans la semoule et sont avalées…
Coulisses de verre : les doigts touchent en frissonnant…
Elles coupent, coupent, coupent l’air et nous disent que la vie est une constante séparation
Oui, et une fin constante…
Le commencement d’une chose est la fin d’une autre… Et pour vivre il faut constamment commencer et par conséquent finir constamment…
Ah ! la vie n’est rien qu’une mort continue !
Ah ! finir ! finir ! et finir de consomption… Ah ! Dieu ! pourquoi n’as-tu pas fait que la fin fût seulement rouge et violente !…
Ah ! finir, Dieu, finir… Tu ne devais pas nous imposer ce martyre ! Pourquoi, pourquoi as-tu créé la fin par consomption ?
Oh ! pire, pire que les maladies les plus implacables, que les vulgarités les plus infâmes…
Oh ! quelle angoisse, Dieu ! l’idée de finir dans cet automne qui pénètre fibre après fibre et donne à chaque fibre une graine de sa froidure semblable à un petit cerveau mélancolique… et alors tout mon être cellule après cellule pense aujourd’hui que tout, tout, tout est condamné à finir lentement… Des millions de pensées de mort minuscules mais extrêmement aiguës fourmillent sur moi et me percent…
Ah ! Dieu !… Tu ne devais pas, tu ne devais pas créer la mort par consomption…
Grandes coulisses de verre en moi : mon âme est pareille à la chambre de verre† d’un photographe…
Oui, parce que moi aussi je suis photographe : je voulais fixer les choses les plus insaisissables et n’y suis jamais parvenu car mes plaques prenaient la lumière en raison du mépris d’un destin ennemi…
Oh ! nous aurions autrement l’Infini de profil et l’Amour en format de tesselle !
Moi aussi je suis photographe : le photographe de l’absurde et je ne me sens pas ridicule après cette comparaison inusitée…
Le photographe a quelque chose d’alchimique, de mystérieux, de chirurgical avec sa blouse de travail…
Et dans mon âme aussi il y a ce qu’on trouve dans la salle de pose
De grandes photos bien réussies mais tellement loin de l’original !…
Nombreux visages qui se montrent en moi !
Un nuage pour le trucage d’une photographie dans le ciel…
Un petit nuage en carton…
Comme une tentative absurde…
Peut-être le reste d’un firmament mort de consomption pour n’avoir pas d’étoiles…
Un cheval pour les enfants…
Moi aussi, moi aussi j’ai en moi un cheval à bascule pour mon âme infantile…
Quelque chose de théâtral, de postiche, d’ingénument grand, un effort vers la hauteur… et il n’en reste entre les mains qu’un nuage de carton et un dada de bois…
Oh ! finir, mon Dieu !… finir lentement ! Grandes et désolées coulisses de verre en moi : elles me disent des paroles grandes comme elles et transparentes :

…NAUFRAGE…

…FAIRE VOILE AU LOIN…

Maman ! Maman !
Personne ne répond, ah ! personne ne répond !…
Papa ! Papa !
Personne ne répond, ah ! personne ne répond !…
Giulio ! Giulio !
Personne, toujours personne !…
Alberto ! Alberto !
Personne, toujours personne !…
Nina ! Ninuccia ! Ninuccia !
Ah ! au moins toi !… Au moins toi !… souviens-toi, souviens-toi de mes baisers ! souviens-toi !… réponds !…
Personne, toujours personne !
Ah ! mais tout finit donc ?… Tout perd ses couleurs… tout se consume !…
Non ! non ! ce n’est pas vrai !… ce n’est pas vrai !… c’est le ciel, c’est le ciel qui me donne ce cauchemar effroyable !
C’est lui, c’est lui avec le sourire blanchâtre de qui voit mourir ce qui aime trop et veut être fort : le sourire tremble, tuberculeux, sur ses lèvres contractées…
Oui, blanchâtre comme s’il était teinté par le reflet cadavérique de son soleil mourant…

Chambre de verre (camera a vetri) : Cette chambre de verre est sans aucun doute la « chambre photographique » des anciens appareils de photographie, qui utilisaient un film sur plaques de verre. Du reste, tout le poème étant construit sur cette métaphore du salon de photographie, les « coulisses » dont il est question, traduction du mot quinta pl. quinte, pourraient ne pas tant renvoyer au monde du spectacle qu’à celui de la photographie ; cependant, aucun des dictionnaires que j’ai consultés ne corrobore une telle hypothèse (mais on sait que les lettres italiennes recourent parfois à des régionalismes que les dictionnaires de la langue nationale ne connaissent pas toujours). C’est en tout cas un moyen d’exprimer ce qui se trouve « derrière », caché.

*

La Place du Temps (La Piazza del Tempo) par Maria Ginanni

Cette nuit, Dieu accepte seulement nos deux sanglots, dans ce calme-respiration évaporé de toute l’Essence de l’univers – (l’univers se vide en essaims de fumées d’une extrême subtilité qui se déversent dans le calme qui lui est équivalent : calme, univers, entités sœurs). – Seulement deux sanglots : celui de ma tragédie mêlé à celui de votre âme menue, lubies. –

Pendant que je dévidais mon désir d’impossibilité et l’accrochais à des univers lointains, quelqu’un dans la chambre à côté de la mienne a bougonné parce que la mayonnaise ce soir n’était « pas bonne » puis s’est endormi en ronflant avec une pesanteur sûre.
Cet énorme déséquilibre, quel déchaînement de forces pouvait-il produire ? À seulement deux ou trois mètres de distance agissaient mon énergie s’entortillant autour des étoiles et celle de ce pauvre homme réduit au poids de son propre corps. Et l’une pesait terriblement sur le monde, l’autre s’y appuyait à peine. Je sentis par ce déséquilibre que la loi de l’attraction universelle était sur le point d’être brisée dans ses tendons-chaînes-forces excessivement tendus : que le parquet se serait retourné en renversant sur moi la folie hurlante des Existences, et j’ai fui, j’ai fui vers un vide plus grand qui puisse me contenir.

Ce sont vos petites pointes d’acier qui m’ont soutenu avec le fait de leur concrétude solide et sûre s’enfonçant densément dans l’inconsistant écroulement de ma fuite. J’ai senti ma nébuleuse essentielle se glacer dans les infinis cristallins de vos cris (vapeur-vie qui se condense en diamants glacés sur le verre froid secoué de frissons de la divine fenêtre grande ouverte au Mystère Total) et donc se retrouver dans ce fourmillant principe de solidité qui m’a fait espérer en une reconstruction complète.
Lubies : scies à chantourner extrêmement minces taillant en facettes l’énorme cristal-parfum de la nuit.
Lubies : tendons de musique excessivement tendus dans l’effort de contenir la nuit qui déborde. Je sais que par votre travail vous correspondez aux tendons-chaînes-forces de la loi d’attraction qu’il y a peu j’ai sentie se tendre excessivement dans la tragédie titanesque d’un déséquilibre moléculaire.
Vous avez évité l’écroulement avec votre désir de bruit et c’était assez pour sauver le monde pour au moins dix minutes ! – cela me suffit ! mais, travaillez à ce que de petites lubies répandent à travers vos filtres mités cette mienne puissance trop densifiée, en un seul point face à un fait trop mesquin, à la répandre sur beaucoup de sciure de musique ! c’est seulement ainsi que sera rétabli l’équilibre, et ce soir vous n’existez que pour cela.
Mais les lois du monde résisteront-elles jusqu’à ce que votre travail soit accompli ? Par pitié, ne vous arrêtez pas, même un seul instant. Angoisse, éprouvée chaque nuit, d’une suspension de votre chant : révélation de votre nécessité !

À vous, à vous pour cette raison je confierai mon secret, à vous qui préparez sur les nerfs de la nuit (nos frissons naissant dans le noir lui tissent-ils une nervure complexe ? Nuit : hésitation à avancer la main par peur de déranger une chose parfaite, d’abîmer une délicatesse absolument sans défense…), avec vos minutes, des navettes rythmiques de bois faisant craquer la robe ajustée à ma Spiritualité ! à vous je confierai mon secret : Mon Âme est entourée de tournoyantes volutes d’impossibilité qui se réintègrent dans l’infini, elle cherche avec ses bras si fins à s’accrocher aux nombreux cercles fugitifs pour les remonter comme les marches d’un escalier. Combien de bras lui sont-ils brisés, à l’Âme, avant qu’elle n’approche de seulement cinq centimètres de l’infini ? – mais ce soir je sortirai : je saurai enfin ! Oui, parce que j’ai découvert près de chez moi le lieu de la Révélation, la Place du Temps : une vaste étendue où la foule des arbres isolés au milieu, glacés dans leur immobilité, attend tragiquement l’immolation mystérieuse d’un être qui n’existe pas, sur l’échafaud livide de la lune, et j’attends, j’attends la consommation de ce rite, ce geste lumineux qui doit déployer pour moi, à la fin, un moment d’absolue vérité.

*

La maison aux portes fermées (La casa dalle porte chiuse) par Mario Dessy

Le portail de cet édifice immense est toujours fermé. Mais j’y suis tout de même entré, en rêve, et à présent je me trouve là, égaré dans ces longs couloirs, longs comme des soupirs, où chaque porte est une ombre, est une question sans réponse, un moment d’attente, un petit mystère.

Une voix me dit qu’une porte doit s’ouvrir devant moi et me laisser passer ; elle doit se trouver là-bas au fond de ce couloir qui tourne à droite. À pas lents et hésitants, je m’en approche. Ma main, devenue froide et blanche comme celle d’un mort, se pose lentement, pour ne pas faire de bruit, sur la poignée de la grande porte noire ; mais elle s’immobilise, elle n’a pas le courage d’appuyer et de pousser. Que trouverai-je derrière cette porte noire ? Le bonheur ?… La gloire ?… Le pouvoir ?… L’amour… ou la mort ?… Ma main quitte instinctivement la poignée froide. Je jette des regards autour de moi pour chercher… pour voir s’il est une autre porte à ouvrir, moins noire que celle-ci.

Mais je ne vois rien d’autre que de longs couloirs, longs comme des soupirs, où chaque porte est une ombre, est une question sans réponse, un moment d’attente, un petit mystère.

Refaire le chemin ?… Non ! J’ouvre la porte pesante comme une plaque d’ardoise, j’entre dans une nuit plus noire encore que la nuit, et referme derrière moi le tombeau.

*

Certitudes (Certezze) par Mario Dessy

Cette nuit je suis sûr de recevoir une balle dans la tête, là-bas, au coin de la rue. De qui ? Je ne sais pas ! Mais j’en ai la certitude.
Je suis arrivé au bout de la rue et avec anxiété et trépidation je fais le pas fatidique. Aucun coup de feu, dommage !
Cette fois, ma sensibilité s’est trompée.
D’un pas décidé, je me dirige vers l’hôtel : je veux m’étendre dans le cercueil que je suis certain de trouver au deuxième étage.
Je monte lentement les escaliers et déjà je sens l’odeur de la caisse de sapin frais.
Je suis arrivé au premier étage : encore quarante marches et puis le repos éternel !
Au pas de course j’atteins le palier supérieur : rien !
Je suis terriblement nerveux. Je ressens le besoin d’entendre le bruit d’une lutte ou d’une tempête –en appuyant l’oreille contre la porte de la chambre voisine, j’obtiendrai sûrement satisfaction.
…Murmure de douces paroles… baisers… soupirs…
Je ne peux m’empêcher de pousser un hurlement féroce. J’entre dans ma chambre et perçois une personne invisible installée dans le fauteuil à côté du lit, fumant tranquillement un cigare de qualité, tandis que les meubles et les choses ont une conversation animée à voix basse.

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