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Poésie futuriste italienne 4
Suite de nos traductions de poésie futuriste italienne. Les poètes suivants, dont l’anthologie que j’ai utilisée (la même que pour les deux précédents billets) présente la poésie de tendance futuriste des années vingt aux années quarante, ont fait leur entrée dans la littérature un peu après ceux que nous avons déjà traduits et sont dans l’ensemble moins connus que la plupart de ceux-là. Parmi les noms connus, Mainardi et D’Albisola le sont davantage pour leur œuvre, respectivement, de peintre et de céramiste que de poètes.
Les poètes ici représentés sont :
–Emilio Mario Dolfi : Porte-à-porte (a) et (b) ;
–Giovanni Gerbino : deux poèmes ;
–Enzo Mainardi: Les molécules du son ; La femme magnétique ; Stupéfiants ;
–Oreste Marchesi : mon lit ; tes cheveux verts ;
–Pino Masnata : la métropole verte ; gravier ;
–Bruno Giordano Sanzin : Intermezzo ;
–Tullio D’Albisola : un poème ;
–Geppo Tedeschi : Charpentier ivre ;
–Gaetano Pattarozzi : Vol au-dessus de l’île San Pietro ;
–Piero Bellanova : Vol au-dessus de Venise.
*
Porte-à-porte (a) (Porta a porta [a]) par Emilio Mario Dolfi
Il ne brise plus de cœurs
aux valvules de plastique
le Cupidon des années soixante-dix
programme en cartes perforées
Un échange d’électrocardiogrammes
unit Juliette et Roméo
sépare Abélard et Héloïse.
Quatre capsules d’éphédrine
et l’amour de Tristan et Iseult
se dé-wagnérise.
Un bain moussant
parfume et déterge la luxure
hétérosexuelle
au niveau de l’inconscient.
Casanova
renonce aux conquêtes
pour faire de la publicité pour déodorants.
L’amour à l’état de projet
est un mécanisme structuré
par la division
de la luxure en cycles complets.
*
Porte-à-porte (b) (Porta a porta [b]) par Emilio Mario Dolfi
Secrètement indécis
drogués de nostalgie
psychonautes maladroits
poursuivons la corruption.
La sagesse est un trésor
caché par des gnomes inconnus
en des méandres
que la meilleure des sondes
ne peut atteindre.
Le module adapté pour plonger
n’a pas été découvert
car il est plus inutile encore que le module lunaire.
Une inconsciente émulation
pousse
à des tentatives de record théologique
des corps que les stades applaudissent
dans leurs exploits dominicaux
plus importants que les rites ecclésiastiques.
La liturgie du chantage
la vocation au naufrage
conduit à une blasphématoire ligne d’arrivée.
*
Par Giovanni Gerbino
Les femmes sont toutes dans la rue
ce soir,
et vont et viennent
infatigablement,
comme les fourmis.
Mais dans la marée haute
de papillons
flottent
les pavots si roses
avec les appareils
téléphoniques
dans les yeux.
Et ce sont des sourires !
Ce soir,
je veux me réjouir moi aussi :
un sou d’amour,
pharmacien.
*
Par Giovanni Gerbino
Ce soir j’ai envie de me pendre
avec la ceinture du pantalon
à un lampadaire électrique
de place moderne ;
parce qu’elle elle ne me regarde pas
cette demi-colombe
cette demi-hirondelle
aux yeux électriques
ouverts en fente.
Et parce que les gens sont tristes
abandonnés sur les bancs
comme s’ils attendaient
le passage
d’un cortège funèbre.
Même les enfants
ne savent plus crier
pour rompre cette atmosphère
de funérailles !
*
Les molécules du son (Le molecole del suono) par Enzo Mainardi
1°
Quand se réveillent les clochers
et que le bronze en petits copeaux vibrants
s’échappe dans l’air,
métallisant le clair de lune :
Sur l’aile flasque des chauves-souris en vol
les copeaux de son
des cloches qui meurent en tremblant
s’argentent de musique lunaire.
2°
Quand les heures sonnent
je détourne les yeux de la terre moribonde
et les tourne là-bas
vers les peupliers scintillants
de miettes de lune :
Où les cloches, dissoutes dans l’air,
agonisent en vibrant contre l’argent des peupliers
qui n’est plus miettes de lune
mais miettes de son.
3°
Il neige
et l’heure de bronze tremble dans le silence
sous le ciel de coton tuant la lune :
Le cœur frissonne de froid
car dans le sang les molécules de son
trempées dans l’heure de glace
ont déposé vibrant
le tremblement de la neige.
4°
Sur le velouté silence
de la terre blanche de céruse,
retentit la sirène, la neige qui papillonne
peint un ciel neuf et blanc :
Les flocons fondants dans l’onde sonore
qui tournant et vibrant s’agrandit en tremblant,
font indécis un vol horizontal.
Ce sont des flocons de neige sonore.
Mais ensuite, la sirène mourant,
le cercle des ondes sonores
s’agrandit, s’abaisse, se perd au loin
et les flocons, abandonnés, tombent pesants
tandis que croît le velouté silence
de la terre blanche de céruse.
*
La femme magnétique (La donna magnetica) par Enzo Mainardi
Ma bien-aimée
est de brillant velours.
Pour la peindre je renverse Baudelaire,
je pense à une chatte noire
au pelage électrique
qui se glisse sur le toit doré
d’une pagode indienne, pour dominer,
répandant sur des molécules de nuits d’argent
sa luxure tropicale.
Comment la peindre ?
Une serre de lampes électriques
chauffée d’éblouissants parfums ?
L’azur qui libère
noie le chant de la lune !
L’eau, où tombe son regard,
tremble dans une molle symphonie de couleurs.
Autour d’elle tout
est une vertigineuse succession
de sens et de désirs mêlés.
*
Stupéfiants (Stupefacenti) par Enzo Mainardi
Il y a du poison,
c’est ta voix de désir qui le sécrète,
tépide comme un répons graduel
de sens épuisants qui tournent sans cesse
pour se féconder
en restant immaculés.
Les perles tombent dans le verre à boire
avec un tintement d’indéfinissables couleurs
d’iris malades, mourant de langueur,
dans un tableau plastique qui se meut liquéfié
dans le glissement de reflets de lumières
émanant des parfums transparents
voilés de narcotiques puissants.
*
mon lit (il mio letto) par Oreste Marchesi
et je voudrais bien voir si vous arriveriez encore
à troubler mon sommeil
femmes ingrates
je veux être seul
mes douillets matelas
seront les crêtes aiguës
des arbres les plus hauts et les plus gigantesques
avec les branches je me ferai un tapis
avec le ciel une couverture bleue
immense
immense comme l’amour
dont j’ai souhaité vous faire présent
… mais dont vous n’avez pas voulu
dans cette noyade
allez allez à la mer
les poissons ont la peau visqueuse
comme votre amour
*
tes cheveux verts (i tuoi capelli verdi) par Oreste Marchesi
je veux rafraîchir
mes mains brûlantes
merci titanesque demoiselle
mais je plongerai aussi
dans ta chevelure de plumes
tout mon corps
la terre sera ton crâne
et l’herbe fraîche sera
ma boisson consolatrice
parfumée de soleil
*
la métropole verte (la metropoli verde) par Pino Masnata
dans la ville siffle la sirène
tout répond à son propre appel de sirène électrique
le roulement le service une cheminée d’usine haute dans le ciel
jeter bois-espoir et charbon-travail mais tout devient fumée
les stalactites marmoréennes de la cathédrale suintent pleurs et prières dans les abîmes du ciel
maisons bureaux rues chantiers agité insomniaque
travailler huit heures pour ne pas mourir et pour à la tombée du jour pouvoir sans chapeau sans gilet aller avec sa petite amie sur le porte-bagages de la motocyclette voler une heure d’amour
dans la bouche les brûlures des vins frelatés et le baiser n’a plus de saveur
dans les doigts le crépitement des journaux et les nouvelles ne sont pas intéressantes
dans le nez l’odeur forte de la benzine et toutes les fleurs ont été astiquées par la domestique imbécile
dans les oreilles le vacarme de la ville et le ressac s’éboule avec le grondement des trams qui courent l’un après l’autre au loin
l’âne est un très mauvais haut-parleur
dans les yeux la poussière de l’asphalte et la campagne est une immense métropole verte
désormais notre âme est chromée
*
gravier (ghiaia) par Pino Masnata
je suis tu es il est le gravier
quand je reposais au fond du fleuve bleu je regardais les rayons de soleil se nickeler sur l’eau
j’étendais nonchalamment sur mon corps nu un réseau d’argent lumineux et je ne servais à rien
à présent la machine m’a pris, chargé sur les chariots, amoncelé au bords des fossés, pelleté sur la route, comprimé
tran tran tran tran
demain des hommes outillés de pompes et de barils me couvriront de noir noir noir jusqu’à ce que je disparaisse pour pouvoir servir
*
Intermezzo par Bruno G. Sanzin
Les antennes positives transmettent :
K-407
–Je crois en l’infini, parce qu’en lui se reflète l’insatiabilité de l’aspiration active.
M-139
–J’aime l’infini, précisément parce que le désir ne peut être comblé par aucune possession.
X-523
–L’infini est l’atmosphère idéaliste du devenir, qui lui inspire la tension anxieuse et bénéfique vers un crescendo positif sans interruption.
R-112
–L’intelligence est un fragment d’infini qui séduit le déterminé, l’amplifiant au-delà de la limite qui le contient.
A-93
– … susciter la curiosité sur le papier de verre de l’inconnu même, où il faut être prompt à absorber le nouveau à la vitesse de la lampe à magnésium.
Y-602
– … ne pas seulement découvrir mais aussi créer le nouveau, en construisant des pyramides d’idées inversées, pour symboliser : stabilité, avec la base carrée, et tension ascensionnelle, avec le sommet aigu regardant vers le haut.
––––––––
KK-LL
–vitesses pointues d’intelligence
C-815
–trajectoires hiéroglyphiques
MM-402
–allervenir
allervenir
S-188
–indécisionSTOPçasuffit !
C-815
–gouvernail se redresser démarrage se dissiper
––––––––
M-624
–mécanismes mouvementperpétuel chargés volonté volonté volontévolontévolontévolontévolonté
––––––––
AB-1
–K-407 et Y-602 affûtent leurs intelligences avec d’audacieuses évolutions géométriques. K-407 exprime un discours parfait, subtil, tournant sur lui-même de la façon la plus cinglante et sifflant les données exactes de sa vitesse périphérique. Figure immatérielle avide de tourner. Y-602 répond avec un triangle isocèle au sommet très aigu, lequel équilibre son ossature intuitive jusqu’à pointer, décidé, directement au centre du disque pour servir de support. Équilibre. Lentement le disque s’incline, tourne et s’incline, tourne et s’incline. Le sommet du triangle est contraint de glisser vers la périphérie, tandis que le disque tournant se redresse en hurlant toujours plus du fait de la vitesse due au mouvement excentrique. Le pivot effleure la limite périphérique. Moment. Action centrifuge. Fuite-éclair tangentielle du disque, victorieux sur la liaison triangulaire.
F-296
–Bientôt fusent des droites piquantes de H-41, pour affronter le fugace dans les profondeurs démesurées de l’espace.
AB-1
–Voilà M-129 qui manifeste la force explosive d’une sphère parfaite, flottant, pacifique, avec une lente tendance ascensionnelle. V-812 juge orgueil vide cette manifestation démonstrative. Il libère pour cette raison de nombreux points douteux, qui sautent sur la sphère, pesant sur celle-ci jusqu’à la faire retomber, jusqu’à la faire réabsorber par ce qui l’avait exprimée.
F-296
–À présent F-123 et N-231 se défient par questions et réponses. Ils apprêtent simultanément de tortueux problèmes. L’épreuve se décide en accrochant les points d’interrogation les uns aux autres et en tirant. Le premier qui cède a perdu.
––––––––
Ces géométries potentielles abstraites, qui tendent à une vie active, ont finalement attiré l’attention des indolentes stations négatives, lesquelles d’autre part – comme d’habitude embrumées dans les miasmes somnifères qui donnent raison à leur existence passive – ont léché superficiellement, et mal, et n’ont pas atteint en profondeur le sens des manifestations développées ; de sorte qu’il en sort une imitation grotesque qui avilirait tout esprit. Voilà donc :
–Calculons :
5 + 1 = 6
2 x 3 = 6
(surprise) Tiens ! Comme c’est étrange ! Comment se fait-il que le résultat pour les deux soit 6 ????
*
Par Tullio d’Albisola
La graine noire
EN DÉBUT DE SOIRÉE
Je suis un gros camion
–avec une remorque d’illusions–
chargé d’espérances
qui vais à 60
vers un garage fermé.
Phosphorescents d’amour
mes yeux-phares
déchirent
l’obscurité suave de la route.
(Pour parvenir jusqu’à toi,
j’ouvre grand ma réserve
de jeunesse,
Nelly !)
PLUS TARD
Le vent, ce soir,
gonfle les nuages et les salit
(ils ont une couleur
sidérurgique
et des formes grasses,
obscènes,
monstrueuses de baraques de foire).
Je lève la branche d’olivier bénite
que tu m’as donnée
et ils fuient
comme des diables
vers les Giovi1.
Difficilement lisible
comme une radiographie,
à présent
je te vois toi seule
dans le réservoir vide
–profond comme une cathédrale gothique–
de mon âme ;
et tu m’es plus chère
qu’une fresque du Giotto
et tu me sembles plus irréelle et divine
qu’une peinture religieuse de Fillia2,
Nelly !
La pulpe juteuse
SURPRISE
Près de l’arche de la voie ferrée
avec l’arrière-plan Butterfly3
le direct
des 10 et 40
m’a attaqué
bruyamment,
me mitraillant sur la bouche
30 grands baisers
horizontaux en or,
au goût rapide.
Oh… comme ça… demain,
furieusement
comme le direct,
Nelly !
(Je sens cette fuite d’acier
et ta fougue
dans ce dernier café.)
.
1 Les Giovi (verso i Giovi) : toponyme pouvant renvoyer à divers lieux que ni le poème ni l’anthologie ne permet de déterminer.
2 Fillia : nom d’artiste de Luigi Colombo, peintre futuriste.
3 Butterfly (il fondale Butterfly) : la caractérisation de cet arrière-plan renvoie sans doute à une forme ou une autre de style ou de technique artistique, mais, quant à savoir de quoi il s’agit au juste, ce n’est malheureusement pas dans mon bagage culturel et ne se laisse pas non plus aisément déterminer par une recherche en ligne. Spontanément, cela évoque en moi l’Art nouveau.
*
Charpentier ivre (Falegname ubriaco) par Geppo Tedeschi
Hier soir
j’ai vu là-bas
sous une arcade bleue
de ciel
le vieux charpentier
qui s’étant enivré
avec le moût
d’un coucher de soleil
d’août
voulait liquéfier
en hâte
sa colle
avec le feu d’un ver luisant
Et puis en repassant
je l’ai revu
en train de clouer distraitement
des bouts de nuit
et de lune couchante
*
Vol au-dessus de l’île San Pietro (Volare sull’isola di San Pietro) par Gaetano Pattarozzi
Ndt. L’île San Pietro est, en Sardaigne, une des deux îles de l’archipel des Sulcis.
Dans la vasque de porcelaine
les petites mains de l’aube
savonnent l’île San Pietro
rinçant rochers et crevasses
des ténèbres de la nuit
Les chevaux affamés du trimoteur
rêvent aux verts faisceaux
des algues
fauchés dans les grottes marines
par les coutelas du soleil
Mais les antennes des bateaux
prient les bras en l’air
Ne troublez pas
l’arôme de la mer
avec des pesanteurs d’huile
et l’irisation de l’essence
Dans les hauteurs ondoient
de fabuleuses forêts de diamants
sur les îles de nacre
des nuages
dans les sables desquels
brillent
comme des yeux de chat
les paillettes d’or
du matin
Tandis que depuis les quais de corail
de l’horizon
grossissent des voiles violettes
ruisselant du moût des crépuscules
et que le soleil comme un écu tombe
dans la tirelire des montagnes
*
Vol au-dessus de Venise (Volare su Venezia) par Piero Bellanova
La lagune nous offre
un couchant tremblé
aux ténues opalescences de perle
Un or de mosaïques
coule du soleil
en flot unique
comme une crosse de patriarche
sur cette cathédrale brillante
tapissée d’azur liquide
Parfums de madones
et nuages infinis de voiles
tendres de première communion
Je sens dans la langueur de la lagune
un battement de cils bruns
qui baisent tes yeux
amoureux
Des caresses de gondoles
chargées de rêves
s’enroulent autour de ton cou
avec des médaillons de lune
et des écumes de dentelle
VIENS
Sur l’aile d’argent
je veux t’offrir Venise
de 3.000 mètres de haut
Petite perle
avec de minces veines de turquoise
À présent c’est un joyau
ciselé en filigranes vert pâle
de petites pierres taillées
Mets-le dans tes cheveux noirs
que baise mon regard
et que l’hélice pétrit
avec des vapeurs de soleil
VIENS
Nos cœurs proches
ont de longues ailes
dont l’ombre
donne des frissons
à l’eau caressée
Et moi avec les lèvres
humides de tous tes baisers rêvés
j’effleure le creux de tes mains
qui ont un parfum
d’étoiles et de forêts lunaires
*

Poésie futuriste italienne en prose
Tirés de la même anthologie que précédemment (ici), les poèmes suivants sont représentatifs de la poésie en prose du futurisme italien. Parmi les poètes qui figurent dans ce billet, Bruno Corra a déjà fait l’objet d’une traduction sur ce blog (ici).
La présente série comporte des poèmes de :
–Bruno Corra : Au talisman jaune ; Pour l’omnipotence ; Aventures ; Crépuscule d’avril ;
–Emilio Settimelli : Choses blanchâtres ;
–Maria Ginanni : La Place du Temps ;
–Mario Dessy : La maison aux portes fermées ; Certitudes.
*
Au talisman jaune (Al talismano giallo) de Bruno Corra
Quand je ferme les yeux, je te vois. Oui. Je crois encore à ton omnipotence. Avant toi, il me manquait toujours, dans le monde, un quelque chose vers quoi me tourner dans les moments d’aspirations désespérées. Je me rappelle nettement l’humidité délavée de cet après-midi londonienne, la salle de lecture de l’hôtel, le Chinois émacié qui lisait le Times dans le fauteuil devant moi, sa main gauche abandonnée sur le genou, maigre, nerveuse, électrique. Puis je suis sorti : mais cette préhension jaunâtre était à mon insu restée en moi. Quatre-vingt-sept jours plus tard, la caresse d’une morphinomane, se déliant à l’intérieur de ma sensibilité comme un ruban violacé, la repêcha : mon étonnement l’attacha à l’horizon. Et te voilà : talisman tout-puissamment jaune. À toi je demande ma libération de toutes les choses inutiles qui remplissent ma vie. Je sais à présent que l’inutilité est une habile dissimulation du guet-apens. Et je veux que tu demandes à toutes les choses existantes autour de moi, sans exception : quel est votre but véritable, tangible, immédiat ? quand elles répondent mal, qu’elles soient détruites. Et que soient détruites avant tout les pierres précieuses, ces petites choses hypocritement inutiles : (ne vous ai-je peut-être pas découverts dans cette nuit imbriaque où je brisai la réalité avec un éclat de rêve, gnomes hideux, dissous et fantomatiques dans votre royaume informe, ne vous ai-je peut-être pas vus fabriquer ces formidables bombes de lumières en plissant avec le travail goutte à goutte de vos si fins ongles d’agate des ciels, des espaces et des atmosphères pleins de tempêtes de couleurs ?). Et que disparaissent du monde les heures de thé lisses et blanches de céruse, avec toutes les rotondités irrémédiables et trop brillantes des plateaux capables de creuser dans le velours de la table un petit abîme de fraîcheur, bon sépulcre, tombeau véritablement plaisant (entre autres parce que dilatable) à notre nervosité ensanglantée. Et que notre vie soit libérée du tourment de la cigarette maléfique qui, vissant tout doucement dans l’air sa spirale azurée, donne vie à de concaves tourbillons de tourments qui, lorsqu’ils s’amoncellent sur le crâne, font qu’ensuite, pendant des jours, vous ne pouvez plus vous soustraire à la fureur convulsive des battements de toutes les cloches qui à peine déclenchés viennent se fracasser sur votre front, mus par une véritable attraction sexuelle. Que soit chassé hors du monde tout ce qui n’est pas application compacte de muscle ou de pensée à un travail indiscutablement utile, défini dans les moindres détails. Que je sois libéré sur le champ, sans délais, de tout ce qui peut me caresser, me faire fermer les yeux, me faire attendre. Que disparaissent de ma vie sur le champ et pour toujours : 1) ses yeux à elle quand elle ne parle pas, ou bien, sinon les yeux tout entiers, du moins ces deux millimètres que son iris absolument exagéré a de plus que les autres yeux, raisonnables (la partie centrale n’est pas dangereuse, j’en suis sûr, c’est la périphérie qui insinue en moi des raffinements menaçants) ; 2) la saveur capricieuse, salée et douceâtre des lobes de ses oreilles, en même temps que cette aigrette de travers, et le souvenir des quelques fois où elle m’a eu doubleentièrement, me brisant aussi de souffrance une centaine de nerfs que mon corps ne possède pas, avec une double-absoluité, dis-je, pénible à remembrer ; 3) toutes les sortes de bains à l’exception des douches froides ; 4) tous les parfums, créateurs de dangereuses trappes aériennes ; 5) la poudre de riz et la musique.
Je l’ai déjà écrit plusieurs fois (et cela me rassure au sujet des responsabilités) : notre réalité est enveloppée de millions d’autres réalités qui tendent à la tirer de ses gonds. Pour notre salut il faut éliminer au plus vite tout ce qui est non-réalité, non-humanité, non-utilité. Il faut fermer les portes aux autres pour travailler en sécurité chez soi, puisque, je le répète, il y a des raisons de croire que d’un moment à l’autre notre monde sera désagrégé par un autre dont les contreforts sont déjà enfoncés dans notre matérialité.
Et pour moi j’invoque la libération immédiate de l’existence visqueusement frivole de la soie, des cheveux, de la poudre de riz et des colifichets, qui m’absorbe à présent dans son baiser vide.
Il existe un révolver dont le canon a « exactement » le diamètre de mon orbite. Sa crosse a « exactement » la forme de ma paume.
Note. – Ces dernières paroles ne font pas partie de la précédente invocation. Mais une part du feuillet sur lequel j’écrivais serait restée blanche. Et le feuillet serait resté là, seul, toute la nuit. J’ai pensé que j’aurais pu trouver au matin ces paroles écrites par une autre main : et alors j’ai préféré, tout compte fait, les écrire moi-même.
*
Pour l’omnipotence (Per l’onnipotenza) par Bruno Corra
Il existe des raffinements spirituels qui se développent en arabesques insaisissables parmi des sphères d’un néant complètement étranger à tout ce qui est matériel ; il y a des aventures de passion et de pensée si indescriptiblement illimitées qu’elles font penser à une vie dont la seule règle serait l’absence de règles. Et j’intuitionne dans ces merveilles fugitives une vibration de germes irréels mûrissant une puissance de libération totale. Je songe à la possibilité d’accélérer cette maturation timide et séduisante en isolant la zone intellectuelle où elle se produit de toute contamination par contact matériel. Je décide donc de tuer le temps, entité antipathique et vilainement envahissante, qui ne veut pas renoncer à mesurer les rythmes intellectuels même les plus libres et dématérialisés.
J’ai réfléchi. Le passé et le futur ne sont rien d’autre que deux infinis qui se vident l’un dans l’autre à travers le présent. Le présent permet au temps de passer du futur au passé, de se mouvoir, de s’écouler, de vivre : c’est le cœur et le pivot du temps. J’ai examiné le présent, cette atmosphère instantanée dans laquelle l’événement vit un instant étincelant, pour devenir ce qu’il a été. Et je mettrai à profit la relation entre l’évènement et l’instant du présent, je me servirai du passage précipité d’un évènement de l’immensité du futur à l’immensité du passé à travers l’indiscutable exiguïté d’un instant actuel. J’ai observé à quel point cet instant-présent fuyant et pourtant toujours vif et tenace se préoccupe de prévoir les évènements pour se disposer de façon à les laisser passer facilement : au cours de funérailles, les instants passent rigides, géométriques, sourds – pendant un enthousiasme populaire, ils savent devenir sonores, vibrants, dilatés, – durant une souffrance intime, ils sont comme enveloppés d’acier, écrasés, encerclés, tellement durs que vous ne pourriez les briser même avec un assassinat. Il suffira donc de prendre le présent au dépourvu ; de faire naître à l’improviste devant un moment-actuel un évènement conformé de la manière la plus follement bizarre et imprévisible. L’instant sera brisé par l’évènement se précipitant à travers lui et le temps cessera de vivre. Mais il faut la trouvaille géniale et instantanée : trouver l’action, le geste, le fait, et le trouver à l’improviste –, l’exécuter instantanément sans y avoir pensé d’abord. Hier j’ai renversé à l’improviste l’encrier dans le poêle et mis un pied sur le bureau : mais évidemment l’action était peu significative, petite, pas assez grave. La nuit venue, sur une place déserte, je me suis fourré précipitamment un doigt dans le nez et jeté à plat ventre par terre en susurrant : gador kra tuki – ; mais j’ai eu la sensation de ne pas avoir effectué le mouvement suffisamment vite. Cependant, je ne me décourage pas. Parfois, quand dans ma bouche le palais semble se désagréger au contact de la langue plaquée par le vertige de cent cigarettes –, quand un bon narcotique est parvenu à soigneusement enfiler chacun de mes nerfs sur un fil agité d’ébriété – ; quand après une nuit qui fut une irruption tressaillante de tourbillons en petits coquillages charnus, il me pèse fastidieusement sur les flancs comme une montagne de plumes – ; j’ai des flambées neurasthéniques froidement imbibées d’innocence et de désespoir où le vertige vibrant et martyrisé serpente vers quelque chose d’immensément déséquilibré. Dans un moment comme celui-là, j’aurai l’inspiration géniale et instantanée.
Peut-être les forces intellectuelles libérées du temps nous donneront-elles immédiatement cette omnipotence qui est désormais un droit de notre vie trop orgueilleuse.
*
Aventures (Avventure) par Bruno Corra
Un soir, en me promenant, je me sentis suffoquer, et une force étrangère me reconduisit chez moi et me fit entrer dans ma chambre. Par la fenêtre grande ouverte je regardai un moment une étoile, et cela suffit pour que d’un coup je me sentisse étranger à toute chose terrestre. Le ciel s’empara de moi comme un tourbillon. Je sentis mon corps s’effriter, broyé par des chutes successives entre des engrenages de forces et d’astres. Je n’existais plus : ou bien j’existais à peine. Ma personnalité subsistait encore en un seul point de la terre : en ce point je me sentais encore. Mon corps, devenu un nuage d’atomes gonflé d’âme, voguait à travers l’univers ; un courant de vie le prit, le modela et le transforma dans la chevelure verte d’une gitane habitant sur la planète Vénus. Mais seulement pour quelques instants. Un météore tomba, écrasa la gitane, pulvérisant ses cheveux. Nouvelles chutes, nouveaux flottements, nouveaux voyages dans le vide. Puis un attendrissement soudain de l’univers, un larmoiement mélancolique de l’espace… et voilà que les atomes de mon corps commencèrent à glisser tout doucement vers ce point où subsistait encore ma personnalité. Alors, dans une rapide agrégation de molécules, je me sentis renaître à la vie matérielle. Je me trouvais dans ma chambre, au même endroit, avec la même chair, les mêmes vêtements. Cela pouvait n’avoir été qu’une hallucination mais rien, au fond, ne m’empêchait de croire que je m’étais trouvé en présence d’une réalité. Et j’y ai cru. Je me souvins d’autres phénomènes qui m’étaient arrivés : il m’était déjà arrivé de me sentir enlevé des bras fluides de la matière ; enfant, je fus longtemps dominé par une chose : la porte d’une grange, en haut de quatre marches, rouge, despotique. Elle remplissait mes rêves, jetait des reflets rouges dans mes jeux les plus bleus, dans ma vie tout entière : parfois, à distance, sans que je la visse, elle me forçait d’aller vers elle ; je montais les marches, m’accroupissais à ses pieds, et ma conscience d’enfant aussitôt disparaissait dans sa flamme prépotente pendant des heures. Je ne me rappelle dans ma vie aucune communion plus intime, aucune possession, aucun dévouement plus complets.
C’est pourquoi j’y ai cru. La théorie m’en était également donnée : ma vie étrange, différente de toutes les autres, engendrait des déséquilibres de forces dans l’obscur substrat invisible où est régie la vie apparente ; ces forces omnipotentes, détournées, réagissaient sur moi, me désagrégeant et me recomposant, me surhumanisant, me révélant des fragments de vies nouvelles, des écorces d’espaces inconnus, d’abîmes, de vides ; peut-être qu’un jour, quand je m’y attendrais le moins, d’un geste trop innaturel il pourrait arriver que je déchaîne un cataclysme de forces désastreux pour moi, pour les autres, pour le monde ; peut-être qu’à certain moment, en levant un doigt, je pourrais provoquer la chute d’un astre.
Tout cela était possible. Une énergie électrique dirigée sans intelligence peut produire une catastrophe. Il en va de même pour les énergies ignorées qui s’agitent dans la matière et dans les êtres, autour de nous et en nous-mêmes. Vivant très étrangement, agissant beaucoup et de manière toujours neuve, toujours différente, il pouvait bien arriver que je produisisse une décharge violente, apparemment illogique.
Là un torrent d’imagination s’était renversé sur ma vie. Après un moment d’inconscience, de distraction, je me ressaisis, épouvanté ; que m’était-il arrivé durant ce moment où je n’avais plus conscience de moi-même ? Étais-je resté le même qu’auparavant et après, ou bien plutôt avais-je été jeté dans d’autres espaces, étais-je tombé dans d’autres vies, disparu mort, revenu à la vie ? Impossibilité absolue de répondre avec une certitude scientifique. Un soir, entrant dans un salon lourdement décoré de rouge, j’eus l’intuition fulgurante, dans toutes les choses qui s’y trouvaient, d’une hostilité sourde et basse contre mon être : je dus me forcer pour avancer, comme si je m’encastrais dans un bloc de répugnante matière visqueuse ; pendant toute la soirée je dus lutter contre la malignité mesquine des choses : au moment où je voulus m’asseoir, la chaise glissa sous moi, le pianoforte détonait et stridulait, la tasse de thé se brisa entre mes doigts. Une nuit, à la mer, alors que je me promenais sur la plage, je ramassai un coquillage de nacre lisse et brillant ; par je ne sais quel rapport extralogique, immédiatement je sentis se déchaîner en moi un tumulte de pensées inattendues qui fusaient sans ordre dans ma cervelle : souvenirs de choses très anciennes oubliées depuis des années, projets absolument étrangers à mon mode de vie et à mon ordre d’idées, pourtant nets et précis comme si je les avais déjà médités minutieusement, conceptions extravagantes, enchevêtrements de sensations diverses, fusions de sentiments opposés. Je laissai tomber le coquillage et le brisai sous mon pied : tout s’arrêta, mais après cela je fus longtemps incapable d’écrire une ligne, de trouver une idée : j’avais le cerveau stérile, atone, vide. Un jour je me confessai à un individu que je savais absolument incapable d’apprécier mes confidences : ce fut parce que, tout à coup, alors que je parlais avec lui de choses indifférentes, un courant d’infini envahit mes pensées, les souleva, les projeta en dehors de moi.
Il y a des objets vertigineux qui semblent fabriqués avec des bouts d’abîmes. Il y a, sur les routes et dans les champs, des surfaces intenses où semblent coïncider et, coïncidant, se détruire des profondeurs sans fond et des hauteurs sans sommets. Il y a des points de la terre qui deviennent parfois les pivots de colossales créations de mondes.
À de certaines heures, l’infini envahit la matière.
J’ai pensé et expérimenté tout cela. Et en moi s’est imposée l’idée de l’impossibilité de démontrer que le surnaturel n’intervient pas à tout moment dans ma vie. Une telle possibilité est devenue mon idée fixe.
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Crépuscule d’avril (Crepuscolo d’aprile) par Bruno Corra
Oh ! cette douceur dans mon studio près de la fenêtre grande ouverte. Je voudrais, mourir. Je suis le monde. Virgule : agile frisson ailé d’une vieille fenêtre craquelée qui sent s’approcher le firmament.
TRADUCTION ANALYTIQUE
C’est un soir d’avril. À la tombée du jour. J’éprouve clairement de la douceur à me trouver ici dans mon studio près de la fenêtre grande ouverte. Je voudrais, (une hirondelle est passée, à toute vitesse, près de la fenêtre ; ce trait noir, soudain, dans la clarté du ciel m’a fait sursauter, et ma main, involontairement, a porté un coup contre le papier : c’est ainsi que m’est venue une virgule hors de lieu) mourir. Mais attardons-nous un peu sur cette étrange sensation. Il semblerait presque que le passage de cette hirondelle se soit traduit au moyen de ma main par cette virgule sur le papier. Pensant à cette situation sinueuse d’avoir été, d’une certaine façon, lié au monde pour un moment, je la ressens intensément et il me semble être véritablement raccordé au monde, que je m’identifie petit à petit avec le monde. Ce signe a été la traduction graphique d’un mouvement nerveux qui m’est venu d’une hirondelle. Oui, une hirondelle est passée devant ma fenêtre, un trait noir, puis plus rien, quelque chose comme un frisson ; mais à présent, une sensation de torpeur venant de ma sensibilité exacerbée impose comme un brouillard sur mon intelligence, il me semble ne plus être sûr qu’il se soit agi à proprement parler d’une hirondelle, peut-être que ces murs fissurés ne sont pas des choses mortes, il y a peut-être une vie en eux, peut-être cette fenêtre que j’ai devant moi est-elle une entité dans laquelle s’agite une âme inconnue et ce trait noir que j’ai vu, un frisson à elle, un sursaut à elle. Mais, en admettant que cette fenêtre ait une sensibilité, pour quelle raison a-t-elle frissonné ? Peut-être parce qu’elle a senti descendre de l’infini, sur sa pauvre vieillesse délabrée et fissurée, l’immense majesté du firmament. Bientôt vont poindre les premières étoiles.
Et si toute cette rêverie était vraie, je pourrais dire que cette virgule hors de lieu est le symbole du sursaut de la vieille fenêtre de mon studio, qui a frissonné en sentant s’approcher le firmament.


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Choses blanchâtres (Cose biancastre) par Emilio Settimelli
Grandes coulisses de verre en moi : glaciales, blanches, mais non parce que teintes de blanc, blanches parce que pâlies…
Après le petit égarement de qui entre dans l’antichambre d’un photographe, on ne trouve personne et on reçoit sur le front et les yeux la lumière froide qui pleut de la salle de pose…
On avance puis on entre dans celle-ci : personne. La sonnette de la porte nous a en vain annoncé… Le photographe est dans le noir, qui sait avec quelle intention.
Ce son inutile nous entre dans le cœur comme une graine maléfique…
Comme le germe d’une philosophie de renoncements désespérés…
Semence prodigieuse, elle croît peu après en nous et nous enserre dans une étreinte d’anguille de glace…
Pas comme un serpent : non. L’écaille est une cuirasse guerrière. Non, une anguille : lisse, bassement charnue…
La crasse des verres blanchâtres rappelle le visage des convalescents après de longues maladies, visage où les potages anémiques et prudents sont de façon répugnante devenus de la peau, quasiment sans la moindre transformation…
Ils se sont un peu coagulés et c’est tout…
Il y a de ces visages de convalescents qui sont formés de dix potages assimilés d’un coup par la gloutonnerie du désespéré…
À peine transformés par l’organisme avide et peu actif, de sorte que sur ces visages de misère certaines poussières ne sont rien d’autre que les petites graines noires qui restent parfois dans la semoule et sont avalées…
Coulisses de verre : les doigts touchent en frissonnant…
Elles coupent, coupent, coupent l’air et nous disent que la vie est une constante séparation…
Oui, et une fin constante…
Le commencement d’une chose est la fin d’une autre… Et pour vivre il faut constamment commencer et par conséquent finir constamment…
Ah ! la vie n’est rien qu’une mort continue !
Ah ! finir ! finir ! et finir de consomption… Ah ! Dieu ! pourquoi n’as-tu pas fait que la fin fût seulement rouge et violente !…
Ah ! finir, Dieu, finir… Tu ne devais pas nous imposer ce martyre ! Pourquoi, pourquoi as-tu créé la fin par consomption ?
Oh ! pire, pire que les maladies les plus implacables, que les vulgarités les plus infâmes…
Oh ! quelle angoisse, Dieu ! l’idée de finir dans cet automne qui pénètre fibre après fibre et donne à chaque fibre une graine de sa froidure semblable à un petit cerveau mélancolique… et alors tout mon être cellule après cellule pense aujourd’hui que tout, tout, tout est condamné à finir lentement… Des millions de pensées de mort minuscules mais extrêmement aiguës fourmillent sur moi et me percent…
Ah ! Dieu !… Tu ne devais pas, tu ne devais pas créer la mort par consomption…
Grandes coulisses de verre en moi : mon âme est pareille à la chambre de verre† d’un photographe…
Oui, parce que moi aussi je suis photographe : je voulais fixer les choses les plus insaisissables et n’y suis jamais parvenu car mes plaques prenaient la lumière en raison du mépris d’un destin ennemi…
Oh ! nous aurions autrement l’Infini de profil et l’Amour en format de tesselle !
Moi aussi je suis photographe : le photographe de l’absurde et je ne me sens pas ridicule après cette comparaison inusitée…
Le photographe a quelque chose d’alchimique, de mystérieux, de chirurgical avec sa blouse de travail…
Et dans mon âme aussi il y a ce qu’on trouve dans la salle de pose…
De grandes photos bien réussies mais tellement loin de l’original !…
Nombreux visages qui se montrent en moi !
Un nuage pour le trucage d’une photographie dans le ciel…
Un petit nuage en carton…
Comme une tentative absurde…
Peut-être le reste d’un firmament mort de consomption pour n’avoir pas d’étoiles…
Un cheval pour les enfants…
Moi aussi, moi aussi j’ai en moi un cheval à bascule pour mon âme infantile…
Quelque chose de théâtral, de postiche, d’ingénument grand, un effort vers la hauteur… et il n’en reste entre les mains qu’un nuage de carton et un dada de bois…
Oh ! finir, mon Dieu !… finir lentement ! Grandes et désolées coulisses de verre en moi : elles me disent des paroles grandes comme elles et transparentes :
…NAUFRAGE…
…FAIRE VOILE AU LOIN…
Maman ! Maman !
Personne ne répond, ah ! personne ne répond !…
Papa ! Papa !
Personne ne répond, ah ! personne ne répond !…
Giulio ! Giulio !
Personne, toujours personne !…
Alberto ! Alberto !
Personne, toujours personne !…
Nina ! Ninuccia ! Ninuccia !
Ah ! au moins toi !… Au moins toi !… souviens-toi, souviens-toi de mes baisers ! souviens-toi !… réponds !…
Personne, toujours personne !
Ah ! mais tout finit donc ?… Tout perd ses couleurs… tout se consume !…
Non ! non ! ce n’est pas vrai !… ce n’est pas vrai !… c’est le ciel, c’est le ciel qui me donne ce cauchemar effroyable !
C’est lui, c’est lui avec le sourire blanchâtre de qui voit mourir ce qui aime trop et veut être fort : le sourire tremble, tuberculeux, sur ses lèvres contractées…
Oui, blanchâtre comme s’il était teinté par le reflet cadavérique de son soleil mourant…
† Chambre de verre (camera a vetri) : Cette chambre de verre est sans aucun doute la « chambre photographique » des anciens appareils de photographie, qui utilisaient un film sur plaques de verre. Du reste, tout le poème étant construit sur cette métaphore du salon de photographie, les « coulisses » dont il est question, traduction du mot quinta pl. quinte, pourraient ne pas tant renvoyer au monde du spectacle qu’à celui de la photographie ; cependant, aucun des dictionnaires que j’ai consultés ne corrobore une telle hypothèse (mais on sait que les lettres italiennes recourent parfois à des régionalismes que les dictionnaires de la langue nationale ne connaissent pas toujours). C’est en tout cas un moyen d’exprimer ce qui se trouve « derrière », caché.
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La Place du Temps (La Piazza del Tempo) par Maria Ginanni
Cette nuit, Dieu accepte seulement nos deux sanglots, dans ce calme-respiration évaporé de toute l’Essence de l’univers – (l’univers se vide en essaims de fumées d’une extrême subtilité qui se déversent dans le calme qui lui est équivalent : calme, univers, entités sœurs). – Seulement deux sanglots : celui de ma tragédie mêlé à celui de votre âme menue, lubies. –
Pendant que je dévidais mon désir d’impossibilité et l’accrochais à des univers lointains, quelqu’un dans la chambre à côté de la mienne a bougonné parce que la mayonnaise ce soir n’était « pas bonne » puis s’est endormi en ronflant avec une pesanteur sûre.
Cet énorme déséquilibre, quel déchaînement de forces pouvait-il produire ? À seulement deux ou trois mètres de distance agissaient mon énergie s’entortillant autour des étoiles et celle de ce pauvre homme réduit au poids de son propre corps. Et l’une pesait terriblement sur le monde, l’autre s’y appuyait à peine. Je sentis par ce déséquilibre que la loi de l’attraction universelle était sur le point d’être brisée dans ses tendons-chaînes-forces excessivement tendus : que le parquet se serait retourné en renversant sur moi la folie hurlante des Existences, et j’ai fui, j’ai fui vers un vide plus grand qui puisse me contenir.
Ce sont vos petites pointes d’acier qui m’ont soutenu avec le fait de leur concrétude solide et sûre s’enfonçant densément dans l’inconsistant écroulement de ma fuite. J’ai senti ma nébuleuse essentielle se glacer dans les infinis cristallins de vos cris (vapeur-vie qui se condense en diamants glacés sur le verre froid secoué de frissons de la divine fenêtre grande ouverte au Mystère Total) et donc se retrouver dans ce fourmillant principe de solidité qui m’a fait espérer en une reconstruction complète.
Lubies : scies à chantourner extrêmement minces taillant en facettes l’énorme cristal-parfum de la nuit.
Lubies : tendons de musique excessivement tendus dans l’effort de contenir la nuit qui déborde. Je sais que par votre travail vous correspondez aux tendons-chaînes-forces de la loi d’attraction qu’il y a peu j’ai sentie se tendre excessivement dans la tragédie titanesque d’un déséquilibre moléculaire.
Vous avez évité l’écroulement avec votre désir de bruit et c’était assez pour sauver le monde pour au moins dix minutes ! – cela me suffit ! mais, travaillez à ce que de petites lubies répandent à travers vos filtres mités cette mienne puissance trop densifiée, en un seul point face à un fait trop mesquin, à la répandre sur beaucoup de sciure de musique ! c’est seulement ainsi que sera rétabli l’équilibre, et ce soir vous n’existez que pour cela.
Mais les lois du monde résisteront-elles jusqu’à ce que votre travail soit accompli ? Par pitié, ne vous arrêtez pas, même un seul instant. Angoisse, éprouvée chaque nuit, d’une suspension de votre chant : révélation de votre nécessité !
À vous, à vous pour cette raison je confierai mon secret, à vous qui préparez sur les nerfs de la nuit (nos frissons naissant dans le noir lui tissent-ils une nervure complexe ? Nuit : hésitation à avancer la main par peur de déranger une chose parfaite, d’abîmer une délicatesse absolument sans défense…), avec vos minutes, des navettes rythmiques de bois faisant craquer la robe ajustée à ma Spiritualité ! à vous je confierai mon secret : Mon Âme est entourée de tournoyantes volutes d’impossibilité qui se réintègrent dans l’infini, elle cherche avec ses bras si fins à s’accrocher aux nombreux cercles fugitifs pour les remonter comme les marches d’un escalier. Combien de bras lui sont-ils brisés, à l’Âme, avant qu’elle n’approche de seulement cinq centimètres de l’infini ? – mais ce soir je sortirai : je saurai enfin ! Oui, parce que j’ai découvert près de chez moi le lieu de la Révélation, la Place du Temps : une vaste étendue où la foule des arbres isolés au milieu, glacés dans leur immobilité, attend tragiquement l’immolation mystérieuse d’un être qui n’existe pas, sur l’échafaud livide de la lune, et j’attends, j’attends la consommation de ce rite, ce geste lumineux qui doit déployer pour moi, à la fin, un moment d’absolue vérité.
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La maison aux portes fermées (La casa dalle porte chiuse) par Mario Dessy
Le portail de cet édifice immense est toujours fermé. Mais j’y suis tout de même entré, en rêve, et à présent je me trouve là, égaré dans ces longs couloirs, longs comme des soupirs, où chaque porte est une ombre, est une question sans réponse, un moment d’attente, un petit mystère.
Une voix me dit qu’une porte doit s’ouvrir devant moi et me laisser passer ; elle doit se trouver là-bas au fond de ce couloir qui tourne à droite. À pas lents et hésitants, je m’en approche. Ma main, devenue froide et blanche comme celle d’un mort, se pose lentement, pour ne pas faire de bruit, sur la poignée de la grande porte noire ; mais elle s’immobilise, elle n’a pas le courage d’appuyer et de pousser. Que trouverai-je derrière cette porte noire ? Le bonheur ?… La gloire ?… Le pouvoir ?… L’amour… ou la mort ?… Ma main quitte instinctivement la poignée froide. Je jette des regards autour de moi pour chercher… pour voir s’il est une autre porte à ouvrir, moins noire que celle-ci.
Mais je ne vois rien d’autre que de longs couloirs, longs comme des soupirs, où chaque porte est une ombre, est une question sans réponse, un moment d’attente, un petit mystère.
Refaire le chemin ?… Non ! J’ouvre la porte pesante comme une plaque d’ardoise, j’entre dans une nuit plus noire encore que la nuit, et referme derrière moi le tombeau.
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Certitudes (Certezze) par Mario Dessy
Cette nuit je suis sûr de recevoir une balle dans la tête, là-bas, au coin de la rue. De qui ? Je ne sais pas ! Mais j’en ai la certitude.
Je suis arrivé au bout de la rue et avec anxiété et trépidation je fais le pas fatidique. Aucun coup de feu, dommage !
Cette fois, ma sensibilité s’est trompée.
D’un pas décidé, je me dirige vers l’hôtel : je veux m’étendre dans le cercueil que je suis certain de trouver au deuxième étage.
Je monte lentement les escaliers et déjà je sens l’odeur de la caisse de sapin frais.
Je suis arrivé au premier étage : encore quarante marches et puis le repos éternel !
Au pas de course j’atteins le palier supérieur : rien !
Je suis terriblement nerveux. Je ressens le besoin d’entendre le bruit d’une lutte ou d’une tempête –en appuyant l’oreille contre la porte de la chambre voisine, j’obtiendrai sûrement satisfaction.
…Murmure de douces paroles… baisers… soupirs…
Je ne peux m’empêcher de pousser un hurlement féroce. J’entre dans ma chambre et perçois une personne invisible installée dans le fauteuil à côté du lit, fumant tranquillement un cigare de qualité, tandis que les meubles et les choses ont une conversation animée à voix basse.