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Philo 27 : Une société d’esclaves
I
Une société d’esclaves
La suppression légale de la relation maître-esclave supprime les maîtres mais pas forcément les esclaves. Qu’est-ce qu’un esclave ? L’esclave est celui qui ne peut jamais réaliser la négation du vouloir-vivre. L’esclave antique ou bien encore l’esclave noir du Sud des États-Unis ne le pouvait pas car il était au service de son maître pour la durée de sa vie. L’existence de l’esclave était comprise par le système esclavagiste comme une pure activité instrumentale. En renonçant au vouloir-vivre, l’esclave aurait failli à ses obligations de serviteur. On voit tout de suite que la suppression du statut de maître, de la relation maître-esclave n’est pas une condition suffisante pour la suppression de la condition d’esclave : elle supprime un droit de propriété mais il faut encore que les conditions soient réalisées pour permettre à l’individu de renoncer au vouloir-vivre, le seul acte possible de liberté dans la condition humaine.
Toute personne contrainte de gagner sa vie est donc un esclave, car elle ne peut renoncer au vouloir-vivre que par le suicide. Renoncer à son gagne-pain, c’est en effet, pour cette personne, renoncer à la vie. Mais le suicide est la fausse négation du vouloir-vivre, c’est une réaction au niveau du vouloir lui-même et non l’acte libre d’une représentation détachée du vouloir et supérieure à celui-ci. En mettant fin à mes jours, je ne nie pas le vouloir-vivre car je meurs en protestation contre ma vie dans la représentation d’une vie meilleure (qui n’a de sens que superficiellement, car toute vie est absurde).
En ce qui concerne le maître, c’est son droit de propriété sur l’esclave qui le rendait libre, extérieurement, c’est-à-dire qui lui conférait la possibilité de renoncer au monde, mais il ne pouvait renoncer au monde qu’en tant qu’il restait propriétaire d’esclave, tant que son droit de propriété subsistait, car sans cela il se serait retrouvé, si l’on suppose que le travail de l’esclave était son seul bien, dans l’impossibilité de vivre. Autrement dit, le maître dépendait de l’esclave même en tant que renonçant.
La négation du vouloir-vivre suppose un état de vie sans participation au monde. C’est l’état ascétique ou monastique, et typiquement ce qu’il est impossible de penser dans une société de classe moyenne, où l’individu est, sa vie durant, dépendant pour son existence d’une activité rémunératrice. L’individu ne peut renoncer au monde qu’à la retraite, si celle-ci lui permet de vivre (ce qui n’est pas toujours le cas), c’est-à-dire qu’il ne cesse d’être un esclave qu’à la fin de sa vie. C’est par rapport à l’esclavage légal un progrès essentiellement en trompe-l’œil, car la vieillesse comporte en soi un renoncement naturel au vouloir-vivre, c’est-à-dire que l’âge a le même effet que le suicide sur la négation : elle se situe au niveau du vouloir lui-même. Le vouloir se désagrège progressivement jusqu’à la dissolution du corps, cela ne se laisse pas comprendre sous l’idée de liberté mais sous celle de nécessité naturelle. Ainsi, Charles-Quint est connu comme empereur et non comme moine, comme renonçant, bien qu’il fût entré dans un monastère à cinquante-sept ans, parce qu’il ne renonçait qu’au déclin de sa vie naturelle (et qu’il était d’ailleurs malade), tandis que le Bouddha est connu comme renonçant et non comme prince, bien qu’il eût régné jusqu’à vingt-neuf ans, parce qu’il renonçait au monde dans sa jeunesse.
Le renoncement au vouloir-vivre implique une forme de parasitisme sur les non-renonçants, de mendicité (les ordres mendiants), mais il s’agit en principe seulement de subvenir au minimum vital. Ce minimum vital, c’est ce que les sociétés « avancées » cherchent à garantir bureaucratiquement, en France par exemple avec le RSA, ex-RMI. La moindre conditionnalité en termes de participation au monde comme la moindre limitation dans le temps sont cependant contraires à l’idée du renoncement, et ces politiques se voient comme visant à insérer ou réinsérer l’individu dans la classe moyenne, ainsi que l’indique assez le nom de revenu minimum d’insertion. Un revenu de base universel, étant entendu que, par ailleurs, tout rentier, tout héritier, toute personne faisant fortune et pouvant dès lors ne rien faire, est ipso facto libre et non esclave (au plan de la liberté externe, c’est-à-dire de la possibilité matérielle du renoncement, que la personne se serve ou non de cette liberté pour choisir le renoncement libre plutôt que le vouloir absurde et conditionné), serait la seule mesure qui permettrait d’ôter l’étiquette de société d’esclaves s’appliquant à la société de classe moyenne.
(ii)
Les ordres monastiques, le clergé régulier continue de jouer ce rôle au sein de l’Église catholique. On ne peut cependant le dire du clergé séculier sans préciser notre définition : « La négation du vouloir-vivre suppose un état de vie sans participation au monde. » Dans la mesure où le clergé catholique, régulier comme séculier, tout comme le clergé bouddhiste, renonce à la chair, même sans renoncer à toute participation au monde, le clergé séculier est tout de même renonçant car la chair est la forme la plus forte d’attachement au monde auquel renoncer ne soit pas encore une forme de suicide. Si je cesse de me sustenter, je me suicide, car mon organisme ne peut vivre sans aliments. En revanche, je peux vivre sans activité sexuelle.
L’Église catholique rend l’appartenance au clergé indissoluble, c’est-à-dire que le clerc ne peut renoncer à son état. Les églises bouddhistes permettent quant à elles de renoncer aux « vœux » attachés à la cléricature, de quitter l’état de clerc sans encourir de sanction. C’est là un problème organisationnel que l’on pourrait dire classique, et le paradoxe que le renoncement conduise à de la théorie des organisations n’est qu’apparent puisque, entre autres, ces renonçants continuent de participer au monde. Le problème est le suivant. Les dispositions en vigueur dans l’Église catholique dissuadent les vocations incertaines, permettant de ne recruter que les plus motivés, mais créent le risque de brebis galeuses (les clercs indignes et hypocrites), tandis que les dispositions retenues par les églises bouddhistes permettent aux vocations qui s’avèrent à l’expérience insuffisantes de quitter l’organisation, ce qui est de nature à mieux préserver celle-ci des corruptions de l’hypocrisie, mais le recrutement est trop ouvert. On pourrait penser que le choix bouddhiste est plus optimal car fondé sur et appuyé par un retour d’expérience : le recrutement trop ouvert se corrige automatiquement par les défections. C’est sans tenir compte de deux considérations : une considération de théorie des organisations, à savoir le « coût » que représente le fait de quitter une situation, ce qui crée une hystérésis des défections (elles ne sont pas au niveau requis pour corriger parfaitement le recrutement trop large), mais aussi une considération métaphysique, à savoir que le choix catholique est le seul à considérer le renoncement avec tout le sérieux requis, comme un renoncement sur lequel on ne revient pas. De ce dernier point de vue, le clergé catholique est infiniment supérieur dans l’idéalité de sa conception : le clerc catholique, idéalement, a renoncé pour de bon, à tout jamais, tandis qu’un clerc bouddhiste peut n’être que dans une expérience éphémère (il est d’ailleurs intégré dans les pratiques sociales que les jeunes hommes de bonne famille passent quelques mois dans l’état monastique, une sorte de stage). Mais, encore une fois, cette idéalité peut se payer de plus graves abus, si les brebis galeuses en viennent à corrompre le troupeau, et cette suspicion est difficile à combattre. Les accusations sont d’ailleurs beaucoup plus graves, quant à leurs conséquences, pour le clergé catholique que pour le clergé bouddhiste, qui connaît aussi ses scandales (en raison de l’hystérésis précitée). Car c’est l’existence du clergé lui-même en tant qu’organisation qui est alors en cause. D’un côté, les accusations ont pour elles la plausibilité que donne la force de l’instinct parmi les créatures vivantes : on admet facilement que ce renoncement doive créer des perversions et des troubles psychiques de toute sorte ; le protestantisme, cette prétendue « virtuosité de l’ascèse » selon Max Weber, est largement fondé sur une telle conception. D’un autre côté, ce genre d’accusations est si facilement déstabilisant et potentiellement dévastateur que l’on imagine sans difficulté l’abus qu’on peut en faire pour toutes sortes de raisons liées au moindre ressentiment, à certaines conceptions fanatiques (athées) du monde et de l’ordre social, etc.
Cela dit, il ne convient pas de modifier notre définition pour dire que la négation du vouloir-vivre serait le renoncement à la chair, car il se trouve à chaque génération un nombre déterminé d’individus qui renoncent à la chair par la force des choses. Ce sujet connaît une certaine actualité sociologique avec le néologisme d’incel, pour involuntary celibate. Dans la mesure où le ratio des sexes est à chaque génération un 1:1 (un pour un) à peu près constant, le choix d’une personne de renoncer à la chair implique, en monogamie, l’impossibilité pour une personne de l’autre sexe de trouver un partenaire sexuel. Je souligne cette possibilité qui ne vient généralement pas à l’esprit de ceux qui examinent ces questions : pour eux, le célibat involontaire a quelque chose à voir avec l’idiosyncrasie du célibataire. Or, dans un monde, par exemple protestant, où chacun et chacune n’aurait de cesse qu’il n’ait trouvé un partenaire, chacun doit trouver sa chacune. C’est en dernière analyse d’une véritable idéologie, hostile à la négation du vouloir-vivre, qu’il s’agit, et nous y voyons même le principal moteur des conceptions médico-physiologiques décrivant la chasteté comme une forme de maladie, débouchant en particulier sur des perversions (suivez mon regard, voyez ce prêtre catholique…). L’idée est au fond que la chasteté est une injustice faite à la personne de l’autre sexe dont j’aurais été le partenaire puisque, si je fais ce choix, je force (dans le ratio un pour un) une autre personne, qui n’avait pas forcément cette intention, à la chasteté, à moins qu’elle ne cohabite avec un tiers ayant déjà son partenaire. Le célibat est donc à la fois injuste et, pour Hegel, une cause d’immoralité (ce qui ne s’entend pas seulement du célibataire mais aussi du partenaire potentiel qu’il lèse par son célibat). Or nous disons que la négation du vouloir-vivre est la vocation de l’être humain et que ces considérations sont donc frivoles.
Nous ne pouvons retenir cette définition (la négation du vouloir-vivre est, sans plus, le renoncement à la chair) car la chasteté suppose, pour être une négation du vouloir-vivre, un vœu et non un simple état de fait. Que ceux dont l’état de fait se prolonge indéfiniment puissent avoir tendance à vouloir se lier par un vœu se conçoit : cela n’ôte rien à la fermeté de la vocation pour autant que l’état de clerc ne rende pas tout à coup, paradoxalement, la personne susceptible d’avoir les rapports sexuels qu’elle n’avait pas auparavant. Or il est certain que l’état de clerc séculier, dans sa participation au monde, offre des opportunités de contact avec toutes sortes de personnes, par exemple des enfants dans le cadre d’institutions d’enseignement, et que la personne dont la vocation est née d’une frustration prolongée pourrait trouver alors un débouché illicite à ses instincts dans ce cadre. Cependant, n’importe quelle situation est susceptible de la même analyse : si l’on compare le niveau d’exigence requis pour devenir clerc dans l’Église et celui requis pour occuper une place au contact d’enfants dans d’autres secteurs éducatifs, par exemple une place d’animateur en colonie de vacances, on voit où doit se porter le choix de la personne frustrée qui rechercherait une situation pour les contacts illicites qu’elle pourrait y avoir.
Il n’en reste pas moins vrai que, du fait de sa participation au monde, le clergé séculier est, suppose-t-on, soumis à de plus grandes tentations que le clergé régulier, dont l’origine remonte aux pères du désert, à ceux qui fuyaient le monde pour se libérer des tentations. Car la chair reste un principe de tentation tant que l’âge ne l’a pas complètement émoussée, si cela peut arriver jamais (et si c’est le cas c’est alors, comme expliqué précédemment, un phénomène naturel et non un véritable renoncement). Aussi en arrive-t-on à l’idée que le mérite est plus grand pour le clergé séculier qui maintient ses vœux dans le monde, car il est plus exposé aux tentations que dans « le désert », c’est-à-dire dans la réclusion d’un monastère où les contacts sont le plus souvent limités à la fréquentation de quelques frères du même sexe (on n’entend plus guère parler de scandales homosexuels entre moines, mais c’était au sein de l’Église un problème qui fut pris au sérieux, voyez le Livre de Gomorrhe, ca. 1050, du père Damiani).
Les religions plus tardives, typiquement le christianisme réformé, le protestantisme, abandonnent le concept même de clergé, c’est-à-dire la négation du vouloir-vivre elle-même. La morale est conçue dans ces religions sur le modèle aristotélicien du « juste milieu ». Il faut souligner ce point : si la religion médiévale était aristotélicienne au plan spéculatif, avec la scolastique, le protestantisme est aristotélicien par sa conception de l’éthique. Compte tenu du primat de la raison pratique, la civilisation chrétienne s’est dans l’ensemble paganisée avec le protestantisme.
(iii)
Supposons qu’un esclave de la classe moyenne nie le vouloir-vivre et tombe dans la mendicité. Nous voyons dans nos villes des sans-abris, des clochards, des mendiants, qui ne sont pas des religieux. Ne peut-on leur appliquer le statut de renonçants ? Cela ne semble pas complètement impossible et l’on pourrait dès lors objecter à notre point de vue que les gens sont libres de tomber dans la mendicité, où ils continuent de vivre, et que, puisque existe cette liberté, nous ne sommes pas une société d’esclaves. Or cela ne semble pas complètement impossible, disons-nous, mais ce n’est pas non plus avéré. Nous demandons la preuve qu’un de ces clochards est un renonçant plutôt qu’une victime des circonstances ou un alcoolique intempérant. Qu’importe cette preuve, dira-t-on encore, c’est la possibilité de principe qui compte : puisque ce choix est possible en principe sans être une forme de suicide, notre point de vue est faux. Que ce ne soit pas une forme de suicide est contestable, en tout cas que ce soit une forme de vie plutôt que de survie. La négation du vouloir-vivre ne passe pas par une lutte de tous les jours pour la survie, qui s’apparente à une activité draconienne, certes « libre » de toute interférence organisée dans un milieu de travail mais extraordinairement contraignante ; et renoncer à cette lutte serait suicidaire, c’est-à-dire que le mendiant de cette sorte, le sans-abri se dégage de toute participation au monde « institutionnel » seulement pour entrer dans une participation, sous forme de lutte pour la survie, dans un monde marginal, auquel renoncer serait alors un suicide, pour peu qu’il n’ait plus la possibilité de se réinsérer dans le monde institutionnel. Il n’est donc a priori guère pertinent de parler de renoncement puisque ce mendiant échange une situation d’esclave pour une autre situation d’esclave, où l’alternative reste la même : accepter d’être esclave ou mourir. Si l’on veut, donc, affiner le modèle, il faut dire que la société d’esclaves comporte deux types d’esclaves, les esclaves institutionnels de la classe moyenne et les esclaves marginaux, et que le renoncement des premiers passe d’abord par l’état des seconds avant d’être un véritable suicide.
La mendicité des ordres monastiques est totalement institutionnalisée. La négation du vouloir-vivre ne peut avoir de réalité déterminée que via des institutions.
(iv)
Ne puis-je absolument pas me suicider librement, c’est-à-dire comme une forme valable de négation du vouloir-vivre ? Si je suis convaincu de la rationalité et de la nécessité de cette négation, tout en constatant la contrainte qui s’impose à moi de participer au monde via une activité rémunératrice, donc mon statut d’esclave, pourquoi mon suicide serait-il une « protestation contre ma vie dans la représentation d’une vie meilleure » plutôt que la simple conséquence logique de ma conviction quant à la réalité du vouloir absurde ? La réponse à cette question est dans le fait que le suicide suppose ici la condition d’esclave : sans cette condition, la négation ne passerait pas par le suicide, c’est donc celle-ci qui est la cause matérielle et formelle du suicide quand intervient la représentation de l’absurdité du vouloir comme cause motrice. Sans cette cause matérielle et formelle, la représentation n’est pas cause motrice de suicide mais de renoncement et détachement parce que le suicide suppose la protestation contre une cause formelle (ou bien suppose une cause finale comme la purification de karma dans le cas du santhara jaïn et de l’automomification du bouddhisme shingon – voyez Philo 22 « Phénoménologie de l’au-delà » –, ou encore comme un sacrifice au profit d’une cause, comme une forme de protestation militante, etc. : ces causes finales sont un conditionnement au niveau du vouloir). Plus exactement, pour que la négation soit un acte libre, il faut que la cause motrice, la représentation, soit détachée du vouloir, et cela suppose que la cause formelle – les conditions de la vie – n’agisse pas dans le même sens que la cause motrice ou, plutôt, agisse seulement de manière ténue (car toute vie est absurde et donc toutes les conditions de la vie agissent plus ou moins dans le même sens que la représentation de l’absurde). Dans le cas de l’esclavage, la cause formelle ne pourrait agir davantage dans le sens de la cause motrice puisqu’elle ne laisse d’autre choix, comme acte en résultant, que de renoncer à la vie avec le vouloir-vivre, ce qui rend la négation non libre alors qu’il s’agit de la réaliser comme le seul acte de liberté possible de la condition humaine. C’est bien le tragique de cette situation, qu’elle ne permet pas de réaliser la négation du vouloir-vivre.
(v)
Comment la négation du vouloir-vivre peut-elle être, comme nous l’avons dit, la vocation de l’être humain alors qu’elle suppose une forme de parasitisme sur des non-renonçants ? C’est comme la fin de l’histoire : il faut une fin de l’histoire pour croire au progrès mais cela ne signifie pas que l’humanité la connaîtra un jour. Croire à cette vocation, ce n’est pas forcément être convaincu qu’elle peut se réaliser dans le temps. On peut cependant concevoir une société d’abondance où les robots subviendraient à tous les besoins de l’humanité ; les renonçants seraient alors, comme les autres, des parasites des robots et la vocation pourrait se réaliser sans contradiction. Cette idée de société d’abondance est à la base de notre conception de la croissance économique ; seulement, là aussi, cela ne se réalise jamais, les gens ne travaillent pas moins dans l’ensemble, ou quand les chiffres à cet égard sont bons, en termes de gains de temps libre, c’est un argument pour allonger la durée du temps de travail, nécessaire pour maintenir la croissance et nos richesses. Une société d’esclaves ne va certainement pas vers un état de liberté.
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II
Tu me dis de tempérer mon emportement, mais toi tempère d’abord ton adulation. – L’emportement est un caractère des prophètes.
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À Sodome ils étaient tous pourris ; ça arrive. « Peut-être ne s’y trouvera-t-il que dix justes. Et Dieu dit : À cause de ces dix, je ne détruirai pas Sodome. »
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Le « système » est avant tout un besoin psychologique subjectif du penseur lui-même, qui veut que son travail lui apparaisse comme une œuvre et non comme un zibaldone.
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L’engouement de son époque pour Hegel s’explique par la psychologie des foules. Il faut être indifférent à la philosophie, n’avoir été touché par aucune œuvre philosophique pour dire « voilà ce que j’attendais, voilà ce que nous attendions ». Si ce que nous attendons n’est pas déjà là avec Platon, c’est qu’il n’y a rien à attendre ; et si ce que nous attendons est déjà là, non plus. Il faut être prodigieusement ignorant de ce qui existe pour ne pas accueillir avec scepticisme ce qui vient encore, et pour au contraire l’accueillir avec engouement, comme si j’avais épuisé l’existant, comme si j’en avais exprimé tout le suc. Ceux qui attendent quelque chose sont ceux qui ne peuvent profiter de rien.
L’historicisme d’un Hegel est la négation du dialogue qu’est la philosophie. Qu’est-ce qui a changé entre l’époque où vivait Socrate et notre époque ? Ce qui a changé, c’est que les juges de Socrate sont morts. Mais Socrate est vivant, cela n’a pas changé.
Les paroles de Jésus étaient peut-être difficiles à croire mais elles n’étaient pas difficiles à comprendre. Aujourd’hui, on prétend que ce sont les esprits difficiles à comprendre – Hegel etc. – qui changent le monde. Comme si je pouvais adhérer à quoi que ce soit sans le comprendre. On peut être convaincu que quelque chose est croyable, digne de foi, et y adhérer ; mais il ne suffit pas de croire que quelque chose est compréhensible pour y adhérer, il faut encore le comprendre. Si Hegel bouge le monde, c’est que le monde comprend Hegel. Tellement évident. L’évidence même.
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Les méchants ne pensent qu’à leurs plaisirs. Cela ne veut pas dire qu’ils mènent une vie de plaisirs ; dans une société d’esclaves, la plus grande partie de la vie est consacrée à la routine, dans laquelle on ne pense absolument rien. Cela veut juste dire que, quand ils pensent, ils ne pensent qu’à leurs plaisirs. Et la conséquence en est que, dans une société d’esclaves, tout le monde est méchant, parce que personne n’a beaucoup de temps et tout le monde veut rattraper le temps perdu car il n’y a pas de plaisir dans la routine. La seule chose qui rachète un peu l’esclave, ce sont les enfants qu’il doit élever, car leur fragilité l’oblige ordinairement à voir le monde avec moins d’indifférence et de méchanceté. Les jeunes y sont donc dans l’ensemble particulièrement atroces. (Les études sont une routine au même titre que le travail.)
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Dans une société d’esclaves, il n’y a pas de temps libre, seulement du temps de récupération, d’où toute activité policée est exclue car impossible. Voyez ces diplômés vautrés devant des matchs de foot : toutes ces années d’études pour ça.
Si le foot a supprimé l’élitisme, tout le monde communiant dans un même spectacle, supprimez les études longues car ce n’est pas que des esprits supérieurement formés aient des goûts plus élevés qui est choquant mais bien le fait qu’ils n’aient pas des goûts plus élevés que des esprits moins formés. – Les études ne forment pas l’esprit. L’argent non plus.
Je veux bien que des bourgeois me reprochent mon élitisme. Leurs goûts prouvent qu’ils ne travaillent pas moins que les prolétaires et qu’ils sont engrenés dans les mêmes mécanismes d’abrutissement par la routine et la récupération vulgaire que ceux qu’ils craignent. « Puisque je suis comme eux, puisque mon argent ne me différencie d’eux en aucune façon, qu’ai-je à craindre ? » Ils oublient que l’argent est l’idole des pauvres autant qu’il est la leur, et que d’une idole on imagine facilement des pouvoirs surnaturels, invisibles : aucune différence perceptible mais elle est forcément là.
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Je ne parviens à concevoir aucune raison au fait que, malgré l’écrasante supériorité de l’Amérique dans tous les domaines, nous conservions pour les Américains une forme de mépris indéracinable, autre qu’un sens aristocratique qui s’est maintenu chez nous à travers les vicissitudes de l’histoire et qui nous imprègne collectivement. On a tort de ne pas admirer avec quelle sincérité touchante le Français le plus médiocre se sent supérieur à l’Américain en sachant ce qu’il lui doit. J’avoue que ce trait, chez le Français vraiment médiocre qui n’a de prise sur rien, me paraît admirable. Car le fanatisme est, au fond, une vertu.
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Aujourd’hui les lois ne sont plus votées par acclamation mais par éructation.
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Si l’Italie percevait un droit, par exemple un centime, chaque fois que quelqu’un utilise (par éructation) le mot fasciste, ce serait le pays le plus riche du monde. Et pourquoi n’y aurait-elle pas droit, puisque c’est elle qui a inventé le fascisme ?
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J’ai dit ailleurs que la classe d’âge, en tant que concept, pouvait garantir la culture contre la dictature du « on » décrite par Heidegger, et je pensais à la jeunesse, mais cela ne signifie pas que la jeunesse joue forcément ce rôle. Au contraire, il est certain que les jeunes forment aujourd’hui le fer de lance de la dictature du « on ». Les Jeunesses onticiennes.
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L’éternité après la mort est paradoxalement définie par un état, béatitude ou souffrance, qui dans cette vie est toujours connu comme passager. Nous allons de béatitude en souffrance et de souffrance en béatitude, en passant par l’ennui, si bien que l’idée d’éternité définie par l’un de ces états paraît la plus difficile à comprendre. Serait-ce la preuve de sa vérité ? Quel esprit humain aurait pu inventer une chose pareille, dont nous n’avons aucune représentation, pour l’appliquer à ce qui nous attend dans l’au-delà et à la façon dont nous devons déterminer ici-bas notre conduite ? Il semblerait que la représentation la moins intuitive soit encore bonne, et cela ne peut être que parce que la loi morale est en nous et que ce n’est pas une représentation qui nous guide mais la loi morale elle-même.
Rimbaud négrier
Rimbaud négrier,
ou Pour la séparation de la culture et de l’État
Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. (Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, 2001)
À la suite de mon essai Réexamen de la relation entre Verlaine et Rimbaud (ici), dans lequel je rappelle – et étaye – l’hypothèse d’une conversion de Rimbaud à l’islam, des amis ont appelé mon attention sur différents éléments que je n’ai pas discutés dans ledit essai, en particulier concernant la « seconde vie » de Rimbaud comme négociant en Afrique. En examinant ces matériaux, qui cherchent à nier le fait que Rimbaud fût impliqué dans le trafic d’esclaves, j’ai acquis la conviction que Rimbaud fut impliqué dans le trafic d’esclaves.
Ma connaissance très partielle de la documentation de l’affaire, à savoir seulement de ce qui vient d’être porté à mon attention, ne m’empêche pas de publier le présent essai car je suis assuré de trouver la confirmation de mon point de vue argumenté en lisant à l’avenir davantage de sources connues. En effet, ce que l’on m’a donné à connaître de ces sources est si peu de nature à écarter l’hypothèse d’un Rimbaud négrier que je sais par avance qu’elles sont dans l’ensemble peu catégoriques et au mieux sujettes à interprétation (en l’absence de nouvelles découvertes).
On comprend donc que c’est par ironie que j’ai placé la citation du biographe de Rimbaud, le médecin Jean-Jacques Lefrère (1954-2015), en exergue de cet essai : le problème n’est réglé que pour ceux que dérange la vérité d’un Rimbaud négrier. Son expression trahit d’ailleurs le véritable état d’esprit de l’auteur : il s’agit d’un problème à régler, au mieux des intérêts considérés, plutôt qu’à trancher, au service de la vérité.

I
Allah kerim
Avant d’aller plus avant, un petit complément au précédent billet. Un ami m’a présenté une interprétation possible des derniers mots de Rimbaud sur son lit de mort – à savoir, selon son biographe et beau-frère, le poète Paterne Berrichon, « Allah kerim ! » (voyez le Réexamen) – par une réminiscence dans le moment où Rimbaud mourant voyait défiler sa vie. Il aurait pu avoir été marqué par un épisode de tumulte à Harar au cours duquel une population affamée assiégea la factorerie française Bardey aux cris de « Allah kerim ! »
Ce serait la première fois que j’entends dire que les dernières paroles d’un mourant sont dues à une hallucination, comme si Rimbaud se voyait en mendiant désespéré à l’assaut de la factorerie. Mais peut-être que la fièvre des suites de l’amputation aidant… Or, comme il n’a pas crié « Arrête, pauvre Lelian, tu me fais mal ! », on peut subodorer qu’il n’y a pas eu d’acte homosexuel, n’est-ce pas ? À part ça, il faut admettre, si l’on admet cette version, que c’est un cri typique de musulman qui rend l’âme.
Or pourquoi Paterne Berrichon, son beau-frère, marié à la très croyante Isabelle Rimbaud, aurait-il inventé une chose pareille, comme s’il voulait promouvoir l’islam. Est-ce crédible ? Faut-il croire qu’Isabelle Rimbaud et lui interprétaient ce cri comme celui d’un chrétien en arabe, car les Arabes chrétiens appellent également Dieu Allah ? Mais les chrétiens ont-ils eux-mêmes cette formule « Allah kerim » ? Il est permis d’en douter. Et si c’était le cas, pourquoi Rimbaud exprimerait-il en arabe son retour à la foi de ses pères ? Cela n’aurait aucun sens. Je persiste et signe : c’est un cri typique de musulman qui rend l’âme.
II
Documentation
i
Parmi les sources alléguant le trafic d’esclaves de Rimbaud, on peut passer rapidement sur la presse de l’époque, par exemple L’Écho de Paris, qui en 1891 qualifiait Rimbaud de « négrier de l’Ouganda ». Dans le même journal, le journaliste Edmond Lepelletier l’appela un « pourvoyeur de nègres ». On souligne en général dans ce dernier témoignage l’animosité du journaliste ami de Verlaine envers Rimbaud, contre lequel il avait pris parti dans un livre sur son ami Verlaine, et l’on voit donc dans son article sur le négrier une diffamation pour raisons personnelles, mais ce n’est d’aucune portée dans la discussion puisque Lepelletier n’a pas concocté lui-même cette histoire de traite d’esclaves, qu’au pire il a enrobée dans un langage venimeux.
ii
De bien plus de poids sont les affirmations de la critique irlandaise Enid Starkie dans son Rimbaud en Abyssinie (1931, en français) et Rimbaud in Abyssinia (1937). À l’appui de l’affirmation selon laquelle Rimbaud se livrait au trafic d’esclaves, Enid Starkie se réfère à des sources diplomatiques étrangères, à savoir le gouverneur anglais et le consul italien d’Aden.
Sur la foi du biographe Jean-Jacques Lefrère, un ami m’écrit que « par la suite, il a été unanimement admis que les documents sur lesquels Enid Starkie appuyait son argumentation étaient présentés de manière tendancieuse ».
iii
Dans la documentation dont je dispose, Jean-Jacques Lefrère est le principal pourvoyeur de la supposée démystification. Voici, avant de les discuter, quelques citations de sa biographie de Rimbaud de près de 1.500 pages dans la seconde édition (1.250 pages dans la première).
« Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. » (C’est la citation que nous avons placée en exergue du présent essai.)
« Le monopole de ce trafic dans cette région était tenu par la famille des Abou Bekr, qui en tirait l’essentiel de ses revenus. Si Rimbaud approuvait la passivité des autorités françaises, c’était que l’interdiction de la traite eût entraîné par contrecoup, de la part des Abou Bekr, l’immobilisation des caravanes pour l’intérieur. En décembre 1885, une telle situation eût été désastreuse pour ses affaires. »
« Si Ménélik interdisait officiellement leur vente dans son royaume, il fermait les yeux sur leur achat. Tout en feignant de proscrire la traite, il laissait aussi passer les convois des Abou Bekr, qui, dans le cas contraire, eussent empêché le départ des livraisons d’armes au Choa. Comme de telles caravanes ne pouvaient partir de Zeilah, localité tenue par les Anglais, c’eût été une catastrophe pour Ménélik, qui se préparait à une guerre avec son empereur. »
« Plusieurs Européens vivant en Abyssinie possédaient des esclaves sans soulever l’indignation de leurs compatriotes. Labatut, Savouré, Borelli, lorsqu’ils résidaient dans le Choa, en avaient à leur service dans leurs habitations. »
« Tous les Européens qui avaient vécu en Abyssinie devaient plus tard dénoncer l’absurdité de la légende d’un Rimbaud négrier : une telle activité était totalement impossible pour un Frangui. Rimbaud et Labatut brandissaient déjà cet argument dans leur lettre du 15 avril 1886 au ministre français des Affaires étrangères : ‘l’exportation des esclaves […] [[coupure par Lefrère lui-même]] existe entre l’Abyssinie et la côte, depuis la plus haute antiquité, dans des proportions invariables. Mais nos affaires sont tout à fait indépendantes des trafics obscurs des Bédouins. Personne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave, à la côte ni dans l’intérieur.’ Rien d’inexact dans cette affirmation. Il était pourtant arrivé à des Européens d’associer leur caravane à celle de convoyeurs d’esclaves. »
Tous les Européens dénonçaient l’absurdité d’un Frangui, un Européen, trafiquant d’esclaves, mais c’était pourtant arrivé ! Je souligne ce point d’emblée car Lefrère passe la contradiction sous silence, alors que ce témoignage ne vaut rien. Car associer une caravane à celle d’un convoyeur d’esclaves, c’est former une association commerciale et être partie à ce titre : voyez plus loin la question du commerce caravanier.
« En décembre 1885, de Tadjourah où il préparait sa caravane d’armes, Rimbaud signalait à sa famille que la localité vivait surtout du commerce des esclaves : ‘D’ici partent les caravanes des Européens pour le Choa, très peu de chose, et on ne passe qu’avec de grandes difficultés, les indigènes de toutes ces côtes étant devenus ennemis des Européens depuis que l’Amiral anglais Hewett a fait signer à l’empereur Jean [Johannès] [[précision de Lefrère]] du Tigré un traité abolissant la traite des esclaves. Cependant sous le protectorat français on ne cherche pas à gêner la traite, et cela vaut mieux. N’allez pas croire que je sois devenu marchand d’esclaves.’ »
« Faut-il s’étonner que, dans sa correspondance, Rimbaud – acheteur mais non vendeur d’esclaves – n’ait pas la moindre parole d’indignation pour le sort des Noirs enlevés et amenés en Arabie ? »
Poser la question, c’est y répondre, et le lecteur aura déjà compris en quel sens, dans l’étrange état d’esprit de Jean-Jacques Lefrère.
III
Discussion
i
Les dénégations de Rimbaud à sa mère, dans la lettre de décembre 1885, ne sont pas d’un grand poids. Mort en 1891, il a pu se mettre à cette activité après la rédaction de cette lettre, mais surtout il a pu mentir plutôt que d’avouer quelque chose qui serait passé pour un crime et un péché. C’est pour une semblable raison que je doute de la version devenue officielle car je ne vois que trop l’intérêt à balayer la poussière sous le tapis s’agissant d’une figure tellement officialisée et parée de tous les hommages étatiques des Assis. C’est celui qui dit « tendancieux » qui l’est, si vous voulez mon avis. Car si cette version devait être maintenue, l’establishment politico-médiatique ne pourrait tout simplement plus continuer de rendre ce culte hypocrite au poète, l’éducation nationale devrait renoncer à imprimer des affiches avec son portrait, un Ballamou ne pourrait plus en parler la larme à l’œil, car il y aurait toujours des gens pour dire : « Ah oui, le marchand d’esclaves ! » et cela en couvrirait beaucoup de honte.
On relèvera, dans cette même lettre de Rimbaud, la politique accommodante du protectorat français. Je trouve hautement significatif que des Français possédassent des esclaves en Abyssinie à l’époque alors que l’esclavage était interdit chez nous depuis 1848. Un maître d’esclaves n’est moralement guère différent d’un trafiquant, car sans le maître il n’y aurait pas de trafiquant. Vous trouverez peu de gens aujourd’hui pour dire que cette politique accommodante n’était pas écœurante. Et quand on pense que c’est Mussolini qui abolit l’esclavage en Éthiopie, en prenant ce prétexte comme justification morale de sa conquête, on se dit qu’un pays comme la France qui laissait ses ressortissants posséder des esclaves là-bas était bien mal placé, moralement parlant, pour s’élever contre une telle croisade, car cette opposition ne pouvait guère avoir en la circonstance le moindre fondement moral. Autrement dit, si Rimbaud était lui-même maître d’esclaves, cette vérité elle-même n’aurait aucune chance de prospérer : ce serait, comme l’autre, de la poussière à mettre sous le tapis par le révisionnisme d’État.
La France faisait sans doute bien, comme Rimbaud le pensait, de ne pas interférer avec la traite parmi les populations locales du protectorat, mais je suis choqué qu’elle ait permis à ses ressortissants de s’insérer dans ce système ou d’y rester, comme maîtres d’esclaves, car en le leur interdisant comme à tout Français sur le sol national elle n’aurait pas interféré avec les coutumes locales tout en étant cohérente avec elle-même et sa loi. Cette politique est donc coupable sur ce point et la Troisième République doit être vitupérée pour cette tolérance infâme.
Les extraits tirés de Lefrère montrent clairement que, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, la question n’est pas du tout réglée et que tous les doutes sont permis. En effet, Lefrère prend pour parole d’évangile le témoignage des « Européens qui avaient vécu en Abyssinie ». C’est comme si l’on demandait aux pieds-noirs d’écrire l’histoire de la guerre d’Algérie ! Et ce témoignage vaut en effet son pesant d’or comme monument de mauvaise foi, ou comment se donner de la respectabilité tout en étalant un racisme à peine voilé : « les trafics obscurs des Bédouins », pas de ça chez nous, monsieur ! (Malheureusement pour Rimbaud, son nom est associé à cette lettre.) Il faut bien mal connaître la littérature européenne pour prendre ce numéro de notables indignés pour argent comptant : ces protectorats grouillaient de picaros qui auraient vendu leur mère pour une affaire, d’aventuriers cherchant une fortune rapide, des Monfreid trafiquants de drogue (cf. Trilogie du haschich, La croisière du haschich…) et… des Rimbaud trafiquants d’esclaves, même s’il a pu s’agir de simple convoyage. Sans doute suffisait-il d’organiser une caravane pour que des esclaves s’y trouvent forcément. C’est le principe de la caravane : le marchand qui l’organise ne transporte pas que sa propre marchandise mais aussi celle d’associés. Ce numéro de notable indigné, chez Rimbaud (mais il a dû se contenter de signer un texte de ce Labatut), laisse rêveur.
Or « tous les Européens », dit Lefrère, dénonçaient la légende d’un Frangui négrier ; cependant la « légende » elle-même s’appuyait sur des sources diplomatiques occidentales ! Exploitées tendancieusement, dit-on, mais comment peut-on se tromper à ce point ? Comment une exploitation tendancieuse de documents diplomatiques, qui sont des sources d’information pour le gouvernement et sont donc en général d’une parfaite clarté, peut-elle faire d’un honnête marchand un négrier ? Ce fait en lui-même paraît extraordinaire. Lefrère affirme que lesdits consulats étaient informés par leurs « services spéciaux », et en parlant de ces services, ainsi nommés entre parenthèses par lui-même, de la façon suivante : « Ainsi ont toujours fonctionné les ‘services spéciaux’ », il laisse entendre que ces services sont peu scrupuleux, un sous-entendu sans fondement.
Je pense plutôt que les sources diplomatiques en question doivent bien décrire une participation de Rimbaud au trafic d’esclaves, en quelque sorte par la force des choses, à savoir, comme je l’ai dit plus haut, qu’à moins de mesures administratives fortes, comme dans les protectorats britanniques voisins, un marchand dans ces régions était forcément plus ou moins mêlé au trafic d’esclaves, mais la véritable situation à cet égard est toujours un peu occulte, un voile tend à la couvrir : que l’on songe à l’universalité du langage crypté qui sert à désigner les esclaves jusques et y compris dans la comptabilité commerciale, « l’ébène » pour les noirs, « les cochons de lait » pour les coolies chinois…
Lefrère le reconnaît lui-même qu’«[i]l était pourtant arrivé à des Européens d’associer leur caravane à celle de convoyeurs d’esclaves ». Le « pourtant » semble indiquer ici que cette affirmation contredit le témoignage des Européens en Abyssinie. Or Lefrère ne remet nullement en cause ce témoignage, qui lui sert au contraire à démystifier la légende, et il ne devrait donc pas garder ce « pourtant » : selon lui, visiblement, que des Européens aient associé leurs caravanes à celles de convoyeurs d’esclaves n’en fait pas pour autant des convoyeurs d’esclaves eux-mêmes. Or il se trompe en cela car l’associé est une partie prenante de l’association. C’est exactement ce que j’ai décrit sous le nom de « force des choses » : ces marchands étaient en quelque sorte des négriers passifs, si l’on veut, mais néanmoins des négriers, car il aurait fallu une ferme politique de prohibition, comme chez les Anglais, pour qu’ils ne le fussent point.
Sans doute la principale raison de la politique accommodante de la Troisième République est que la métropole ne voulait pas s’aliéner ses marchands. Rimbaud l’a souligné, l’interférence de la métropole aurait ruiné son commerce. Mais quand les biographes citent son éclectique marchandise, dont les casseroles, il paraît évident qu’il faut voir cet inventaire moins comme successif que comme simultané, chacune ou la plupart de ses caravanes comportaient à la fois des armes, du moka, des casseroles… Des esclaves. Ses marchandises mais aussi celles d’associés. Et le marchand occidental devait à peu près forcément avoir des associés locaux. L’interférence aurait ruiné tout le commerce des marchands français, sauf à adopter, autrement, des formes de ségrégation stricte, d’apartheid, ce que les Anglais faisaient par ailleurs dans leurs protectorats et colonies mais pas nous, Français, dans les nôtres.
Examinons plus attentivement quelques affirmations de Lefrère sur ces questions.
ii
« Bien que le problème soit aujourd’hui réglé, il est difficile de passer sous silence qu’une réputation de trafiquant d’esclaves a longtemps entaché la mémoire de Rimbaud. »
Très étrange formulation. « Le problème est aujourd’hui réglé », à savoir Rimbaud n’a pas été négrier. Qui donc a réglé le problème ? Lefrère pond une biographie de près de 1.500 pages après avoir été pêché toutes sortes de documents inconnus mais il écrit comme s’il n’apportait rien de nouveau sur le sujet et que le problème avait déjà été réglé avant qu’il découvre ces documents et prenne la plume pour les présenter. Le problème a donc été réglé avant que tous les documents soient connus, et dès lors on peut supposer qu’on l’a réglé dans le sens que l’on voulait.
Lefrère confirme la démystification, il ne prétend pas régler lui-même le problème, car s’il le prétendait il aurait écrit de la manière suivante : « Je règle enfin le problème avec mes recherches ici documentées, ce qui me permet de mettre un terme à la réputation de trafiquant d’esclaves entachant la mémoire de Rimbaud et prévalant jusqu’à ce jour. » Mais non, la mauvaise réputation de Rimbaud a « longtemps » entaché la mémoire du poète, et ce forcément avant que quelqu’un d’autre que Lefrère ne rétablisse la vérité puisqu’au moment où Lefrère écrit, cette mauvaise réputation serait déjà en partie oubliée vu que l’on pourrait –certes tout de même difficilement – la passer sous silence. Qui donc a rétabli la vérité ? Une chose est sûre, ce n’est pas l’Irlandaise Enid Starkie.
La rédaction de Lefrère est au fond tellement grotesque qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il cherche à introduire sa propre conception en contrebande dans l’état des connaissances sur la question.
iii
« Labatut, Savouré, Borelli, lorsqu’ils résidaient dans le Choa, en avaient [des esclaves] à leur service dans leurs habitations. »
Le même négociant français Pierre Labatut écrit avec Rimbaud une lettre où l’on peut lire que leurs « affaires sont tout à fait indépendantes des trafics obscurs des Bédouins » et que « [p]ersonne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave ». Cela fait partie des témoignages qui permettent à Lefrère de conclure que ni Rimbaud ni aucun autre Occidental ne pratiquaient le trafic d’esclaves.
Or Lefrère aurait-il pu retenir ce témoignage s’il avait observé l’absurdité d’une telle affirmation sous la plume d’une personne, Labatut, ayant des esclaves à son service ? À qui Labatut achetait-il ses esclaves ? Si c’est, même indirectement, à des Bédouins, il avait des liens avec les « trafics obscurs » de ces derniers, quoi qu’il en ait dit. Et si c’est à des Occidentaux, ne serait-ce que par exemple dans la mesure où les esclaves auraient été vendus avec la maison achetée par Labatut et à laquelle ils étaient attachés en vertu d’un droit commercial local esclavagiste, alors des Occidentaux se livraient au trafic d’esclaves puisque même dans le cas envisagé, la moins compromettante des hypothèses, ils vendaient une maison avec des esclaves plutôt que d’affranchir ceux-ci.
Autrement dit, Lefrère n’est nullement fondé à ponctuer la citation de cette lettre par les mots : « Rien d’inexact dans cette affirmation ». Au contraire, c’est un mensonge flagrant de la part de Labatut (et de Rimbaud), et Lefrère aurait dû le savoir puisque c’est lui-même qui nous apprend que Labatut était maître d’esclaves. On ne peut prêter foi à l’affirmation que les affaires de Labatut n’avaient rien à voir avec les « trafics obscurs des Bédouins » (sauf, évidemment, à ne considérer que celles de ces affaires où les esclaves n’entrent pas en ligne de compte !) et en même temps qu’aucun Européen ne se livrait au trafic d’esclaves† (en dehors du fait déjà souligné que les Européens ne peuvent pas « tous » avoir dénoncé la « légende » puisqu’elle est justement née dans des milieux européens, à savoir anglais et italiens). Lefrère n’a pas été capable de comprendre les implications de la condition de maître d’esclaves, le fait qu’elles démentent formellement l’affirmation relative aux affaires de Labatut. C’est assez dire le faible discernement de Lefrère dans toutes ces questions et donc l’absence de valeur de ses conclusions.
†Labatut et Rimbaud écrivent : « Personne n’oserait avancer qu’un Européen ait jamais vendu ou acheté, transporté ou aidé à transporter un seul esclave, à la côte ni dans l’intérieur. » Pour certains casuistes, même si des Européens vendaient ou achetaient des esclaves au vu et au su des auteurs de cette phrase, elle ne serait pas encore un mensonge car le fait sur lequel elle porte, dans la forme, est que « personne n’oserait avancer » une telle chose, ce qui peut être vrai même si ce trafic était courant parmi les Européens. Cela voudrait alors simplement dire que la chose était passée sous silence. Or, quoi qu’en pensent les casuistes, ça n’en reste pas moins un mensonge car le contexte rend suffisamment clair que ce que Labatut et Rimbaud entendent communiquer est que ce trafic n’existe pas chez les Européens (l’information principale est contenue dans la proposition subordonnée), et si la forme crée une ambiguïté, celle-ci est imputable soit à une volonté de pouvoir nier le cas échéant, par un moyen grossier, avoir menti, soit à une maladresse d’expression qui rend quelque chose de parfaitement clair légèrement confus. En l’occurrence, la proposition principale n’est qu’une figure de rhétorique n’ayant d’autre but que de rendre l’hypothèse contraire moins défendable encore : « Le fait est si vrai que personne n’oserait avancer le contraire. »
iv
Enfin, Lefrère nous informe que les Français de ces parages possédaient des esclaves et j’ai dit ce qu’il fallait penser de la différence, moralement parlant, entre un maître d’esclaves et un trafiquant d’esclaves, à savoir qu’elle est nulle. Dès lors qu’il est avéré que Rimbaud fut lui-même maître d’esclaves ou chercha à l’être, la supposée démystification de la légende de Rimbaud négrier n’est pas de nature à soulager les Assis dans leur compulsion à encenser le poète.
Il est vrai que Lefrère parle des Européens ayant vécu en Abyssinie tandis que les sources de Starkie sont des consulats européens au Yémen. Mais s’il faut avoir vécu en Abyssinie pour connaître la situation locale, pourquoi ces consulats se sont-ils cru autorisés à parler de cette situation en connaisseurs ? Et si ces consulats pouvaient être bien informés, comme ils le pensaient (ce que nous admettrons si nous sommes dépourvus de parti pris sur la compétence des « services spéciaux »), le témoignage des Européens d’Abyssinie, fût-il unanime, est contredit par d’autres sources européennes fiables. Il faudrait donc expliquer les motifs pouvant pousser une critique et philologue comme Enid Starkie à délibérément altérer le sens des documents. En l’occurrence, il ne semble que trop évident que la critique française se vautre dans un vil chauvinisme, écartant des sources étrangères sous des prétextes futiles dans le but de sauver la réputation d’un poète national. Enid Starkie peut être regardée à cet égard comme un critique bien plus neutre.
De fait, la discussion du sujet par Lefrère est une pure diversion sur fond de chicane. Dépenser tant d’énergie à montrer que Rimbaud n’a jamais vendu un esclave pour reconnaître sans difficulté qu’il en achetait (ou souhaitait en acheter) est dérisoire. Rimbaud était négociant dans ces régions et à la recherche d’esclaves pour le servir dans ses activités commerciales. « Je vous confirme très sérieusement ma demande d’un très bon mulet et de deux garçons esclaves. » Cette phrase est tirée d’une lettre de Rimbaud du 20 décembre 1889, citée par Lefrère, qui ajoute : « Que Rimbaud – parce qu’il pouvait manquer de domestiques ou de porteurs – ait souhaiter acheter deux esclaves à Ilg est un fait. » Certes, manquer de domestiques ou de porteurs est un motif extrêmement légitime pour vouloir se procurer des esclaves… Si l’idée d’un Rimbaud vendant des esclaves est insupportable à Lefrère, celle qu’il en achète n’entache selon lui aucunement la réputation du poète ! Car, si je comprends bien, ce dernier point est excusable en raison des mœurs locales de l’époque. Or, non seulement le fait d’être négrier pourrait lui aussi s’excuser par les mœurs des temps et des lieux, mais les mœurs en question, comme Lefrère le reconnaît lui-même, sont celles des seuls Français dans ces protectorats et non, par exemple, celles de leurs voisins anglais, si bien que ces mœurs sont en réalité liées à la politique spécifique de la Troisième République française, politique que j’ai qualifiée d’infâme, et n’avaient déjà rien que de très relatif pour elles dans un milieu occidental.
L’État ne peut commémorer à grands flonflons un Rimbaud négrier ou maître d’esclaves, il devrait donc s’abstenir de ce genre de manifestations pitoyables plutôt que de balayer la poussière sous le tapis et d’inciter, même passivement, du simple fait de la non-séparation de la culture et de l’État, des chercheurs avides de reconnaissance officielle à balayer.