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Philo 36 : Il n’y a pas d’anthropologie possible du Dasein
FR-EN-IT
« Nous avons besoin de concepts pour décrire le monde, mais nous avons besoin de redoubler ces concepts lorsque nous nous pensons décrivant le monde. Et ainsi de suite dans une régression infinie. » Nous pensons le monde et nous nous pensons décrivant le monde : en quoi cela déclenche-t-il une régression ?
Nous aurions : le monde (1), penser le monde (2), se penser pensant le monde (3), penser cela (4). Ensuite, on peut se penser pensant cela [se penser pensant (4)] (5), penser cela (6), se penser pensant cela (7), penser cela (8), se penser pensant cela (9), etc. Ce n’est pas une régression à l’infini mais une oscillation ; je pense et me pense pensant, voilà tout. La difficulté ne paraît pas être sous la forme d’une régression à l’infini. Est-ce le modèle « spéculaire » de la conscience qui appelle cette formalisation, avec l’idée que penser est un miroir et se penser un autre miroir, deux miroirs en regard l’un de l’autre créant une mise en abyme ? Un exemple de régression à l’infini clairement défini sous cette forme est le « mode » sceptique exposé par Sextus Empiricus : une proposition doit se prouver, ce qui requiert une autre proposition qui doit être à son tour prouvée, etc.
(ii)
Le problème est celui de l’inclusion. Ce problème vient des logiciens et de la pensée mathématique, et sa transposition au monde de l’expérience n’est pas légitime : aucune connaissance empirique, c’est-à-dire hors des objets a priori de la connaissance, n’est concevable sans cette inclusion du sujet dans le monde. Ce qui est nécessaire, ne pouvant être autrement, n’est pas un problème. Par exemple, le « je mens » n’est pas « autoréférentiel » dans le monde vécu : l’autoréférence n’existe que dans une logique formelle a priori ; dans le monde vécu, je peux dire « je pense » sans que ce soit un paradoxe, car cela signifie seulement que « je viens à l’instant de mentir » ou que, m’arrêtant dans un long exposé fantaisiste, j’avoue à mes interlocuteurs que cet exposé est un pur produit de mon imagination. Il n’y a donc pas lieu de parler d’esquive quand le problème est ignoré en philosophie, car la philosophie est autre chose que la logique formelle, comme c’est autre chose que les mathématiques pures, comme c’est autre chose que n’importe quelle discipline spécialisée, la cryogénie, la thermodynamique ou la charronnerie. Les problèmes spécialisés de ces domaines n’emportent guère de conséquences en philosophie, et c’est pourquoi Kant, qui a décrit dans sa troisième décennie d’existence la formation des nébuleuses de façon toujours correcte aujourd’hui (le modèle dit de Kant-Laplace, quand on veut bien ne pas omettre le nom de Kant) a ensuite entièrement laissé de côté les questions spécialisées de science positive (au grand étonnement de Carnap). Prétendre introduire l’autoréférence dans le Lebenswelt est un procédé sophistique.
Glose sur « je mens ». – Ce n’est, nous l’avons dit, que dans la méthode apriorique de la logique formelle pure que cette phrase peut être autoréférentielle, que l’on présente la chose « En disant que je mens, je mens » ou comme on voudra (pour que l’autoréférence soit bel et bien établie, il faut que la proposition soit d’une lourdeur considérable). Ceci est possible car la logique fonctionne comme les mathématiques à partir de définitions a priori : « Soit la proposition ‘en disant que je mens, je mens’… » : ici la proposition est autoréférente par définition, c’est-à-dire que l’autoréférence est posée, à partir des seules caractéristiques formelles de l’énoncé. Mais quand on prétend, sous le même énoncé, trouver encore l’autoréférence dans des exemples tirés de l’expérience, réelle ou imaginaire, on se fourvoie. C’est ce que nous avons montré en discutant et critiquant la parabole proposée par Ferdinand Gonseth (Philo 6 : Des « forces nouvelles » pour la logique…). Le raisonnement qui s’appuie sur des observations ne s’appuie pas sur des définitions. Quand on observe quelque chose, on n’observe pas une définition ; une définition ne vient qu’au terme des observations. Et les définitions d’observation, que l’on emploie pour les objets de notre expérience, ne sont pas des définitions a priori et ne peuvent servir de point de départ au raisonnement de la même manière : elles ne servent qu’à permettre d’autres observations et non pas à résoudre formellement un problème dans un accord absolu.
Glose sur « Ce qui est nécessaire, ne pouvant pas être autrement, n’est pas un problème. » – On me répliquera qu’en mathématiques tout est nécessaire et que l’on y résout pourtant des problèmes. Il y a deux types de problèmes, les problèmes aprioriques –ceux des mathématiques dans l’intuition pure, ceux de la logique dans l’entendement pur, ceux de la métaphysique dans la raison pure– et les problèmes de la phénoménalité. Les premiers sont dans le domaine de ce qui ne peut être autrement (les lois a priori), les seconds sont dans un domaine dont une partie ne peut être autrement (lois naturelles) et l’autre peut être autrement (libre arbitre). Dans les problèmes de physique et des autres sciences, les problèmes portent sur la partie de la phénoménalité qui ne peut être autrement. À présent, si l’on veut traiter l’inclusion elle-même en problème, quel pourrait bien être ce problème ? Je ne peux ni prendre le monde-en-tant-que-totalité comme un objet de la nature à l’instar des autres objets ni exercer ma liberté pour être hors du monde. C’est en ce sens que l’inclusion étant nécessaire, elle n’est pas un problème dont la solution serait à chercher. L’inclusion n’est pas un objet soumis aux lois mais est elle-même une loi, elle est le domaine même de la phénoménalité qui ne peut être autrement, à savoir que je suis un sujet dans le monde.
Ensuite, la volition a ses problèmes qui tous relèvent de la phénoménalité pouvant être autrement, à savoir que je ne peux être mû par un vouloir que si ce mouvement est possible. C’est ce que j’appelle mon libre arbitre. À cet égard aussi, celui de la volition, l’inclusion dans le monde ne se laisse pas appréhender comme problème, puisque ce serait vouloir un mouvement impossible. Autrement dit, la phrase « Ce qui est nécessaire… » est inconditionnellement vraie des problèmes de la volition : cette dernière se forme en résolution uniquement vis-à-vis de ce qui peut être autrement. Mais si l’on admet que dans la phénoménalité tous les problèmes sont de volition, et que l’on étudie les lois naturelles non pour les changer mais pour changer les phénomènes qui leur obéissent, alors la phrase est vraie inconditionnellement de l’ensemble des problèmes de la phénoménalité.
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« En fait, le monde qu’il pense est le monde dont il crée le sens en lui-même. » Ceci est un truisme, car penser (le monde ou autre chose) n’est certainement pas autre chose que créer du sens en soi-même. La précision censée donner de l’épaisseur à ce truisme est la suivante : « Le monde qu’il pense est le monde dont il crée le sens en lui-même, non pas en sa personne physique, ni même en sa conscience psychologique mais en un pur mode d’ordre logique. » Qu’on puisse créer du sens en soi-même entendu comme personne physique se laisse écarter sans davantage de considération, sauf à dire que la personne physique change en fonction de ce que la personne pense (ce qui, cependant, n’est pas faux à tout point de vue : le corps étant selon les stoïciens le signe de l’âme, on déchiffre l’âme par les mouvements du corps, du visage, etc.) ; que ce sens, donc, soit créé en soi-même, non comme conscience psychologique mais comme pur mode logique, est faux a priori puisque le sujet est, envers le monde, non dans une pure relation logique mais dans un rapport de vouloir engageant la conscience psychologique, les appétences et autres.
« Comme aurait pu l’écrire Descartes ‘tout ce que je pense, c’est ce que je suis’. » Descartes aurait sans doute pu l’écrire après avoir écrit « Je pense, donc je suis », mais il ne l’a pas fait, peut-être parce que quand je pense une chimère, je n’en suis pas une pour autant.
« Il n’y a donc pas d’autre regard qui puisse regarder penser le sujet, si ce n’est le sujet lui-même car la pensée n’est pas une chose qui a un état présent et qui change mais c’est un devenir qui n’existe que comme devenir. » Le lien de cause à effet n’est guère évident, ni la définition donnée de la pensée. Sur ce dernier point, d’abord, quelque chose qui devient et quelque chose « qui a un état présent et qui change » paraissent se ressembler beaucoup, voire être la même chose par définition, sauf à comprendre, et l’on n’a pas vraiment le choix, qu’il n’y a pas d’état présent dans le devenir, c’est-à-dire pas de présent, mais nous ne voyons pas non plus pourquoi l’on devrait se passer de cette notion, le présent. Pour ce qui a trait, ensuite, à la causalité, dire que la proposition « la pensée est un pur devenir » doive avoir pour conséquence que seul le sujet peut se voir lui-même penser (cette conséquente semblant, du reste, vraie en soi) est douteux, car les sphères des concepts de devenir et d’intersubjectivité n’ont pas de relations immédiates bien établies entre elles, du moins qui me viennent immédiatement à l’esprit. De quelle manière, si la pensée était au contraire « un état présent et qui change », un autre regard pourrait-il regarder penser le sujet ?
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Je lis qu’on a pu « reprocher » à Husserl un « supposé idéalisme mais… » ; il conviendrait tout de même d’expliquer pourquoi la qualification d’idéalisme devrait être acceptée comme un reproche.
–C’est Husserl lui-même qui se défend d’être idéaliste.
–Le reproche n’est donc pas tant que Husserl soit idéaliste mais qu’il prétende ne pas l’être alors qu’il le serait, un reproche bien plus décisif que le premier puisque, dans celui-là, il n’est pas permis de dire que le sujet soit tranché de manière définitive autrement que par dogmatisme, tandis qu’un reproche d’incohérence peut être incontestable.
Un reproche semblable pourrait être que « la question de l’apprentissage est importante dans la pensée de Husserl, mais peu mise en valeur », car c’est une forme d’inconséquence, donc d’incohérence, que de peu mettre en valeur une question importante. En effet, si la question est importante, elle doit être mise en valeur, et pas seulement un peu. Si elle n’est que peu mise en valeur, c’est qu’elle n’a pas une grande importance. Par conséquent, ou bien la remarque est juste et alors Husserl est inconséquent (et c’est sans doute grave pour la valeur de cette pensée), ou bien la question de l’apprentissage chez Husserl n’est guère importante puisqu’elle est peu mise en valeur, ou bien elle est importante et bien mise en valeur et c’est l’auteur de cette réflexion qui n’a pas bien vu cela.
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Il n’y a pas d’anthropologie possible du Dasein
Il est certain que Heidegger n’a pas pensé une anthropologie, et pour cause : Heidegger rejette l’approche anthropologique comme une construction secondaire, et fourvoyée par rapport à l’ontologie, donc aveugle à la question de l’être. Il ne peut y avoir une anthropologie du Dasein. Faire un tel reproche à Heidegger n’a guère de sens.
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Le bannissement des poètes ? Ça fait quand même des millions de gens à bannir…
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Le capitalisme, c’est beau comme du communisme. « Nous changeons de modèle. En étant provocant, je dirais que nous rejoignons presque celui de l’Allemagne de l’Est communiste. À l’époque, les familles allaient à l’épicerie sans savoir ce qu’ils (sic) allaient y trouver et s’adaptaient au jour le jour. Nous revenons [avons-nous donc été l’Allemagne de l’Est ?] à ce type de quotidien. » (P. Duchemin, sociologue de la consommation, interview dans Le Parisien du 9 décembre 2022)
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EN
The BDS movement is facing challenges of a singular nature in US and Europe. Although both the US Supreme Court (NAACP v Clairborne Hardware, 1982) and the European Court of Human Rights (Baldassi and others v France, 2020) have struck down statutory repression of boycott and, specifically in the case of the Baldassi decision, repression of Israel boycott, legislatures and governments are deliberately ignoring the judicial branch of power. In US, several state legislatures have passed anti-BDS laws that presently must be struck down one after the other in courts, in a long, tedious ongoing process that leaves the deterrent effects of the statutes largely untouched in the meantime. In France, although the country was condemned by the ECHR for its repression of BDS militancy, the government has refused to acknowledge the decision as far as its national legal order is concerned and it maintains the texts that repress BDS militancy; therefore, the legal deterrence against Israel boycott remains largely unscathed there too: only people with the wherewithal to face a long trial, possibly up to the ECHR, will dare advocate BDS, as the repressive texts remain in place. This blatant disregard for a judicial decision shows that France does not shrink from ignoring the rule of law about which it is so fond of giving lessons to other countries.
However, Baldassi and others, from Baldassi and others v France, have been cleared of charges and paid damages by the French state, and as a result all other BDS militants whom the French state wants to harass will be granted the same by the ECHR, no matter what the French government and French courts say. Moreover, if there is such a thing as the rule of law in this country, French courts will judge the same as the ECHR, no matter what the government says. If there is, again, such a thing as the rule of law.
By reaffirming the texts repressing Israel boycott after the Baldassi decision making it illegal for national states to repress Israel boycott in all countries of the Council of Europe, the French government has committed a true – in French – forfaiture, a dereliction a constitutional duty. However, “France” has no part in this dereliction of duty: the act is merely the government’s. Courts are expected to abide by the rule of law and Baldassi is the law of member states of the Council of Europe. BDS is a protected right in all these countries, including France.
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Freedom of speech without possibility of reach
“Freedom of speech is not freedom of reach.” With this slogan the new ownership and direction of a famous social platform tries to justify their keeping censoring constitutionally protected speech (namely, hate speech) while blaming the previous owners and management’s suppression of speech on the platform. Given that the rationale for freedom of speech is, in the words of the U.S. Supreme Court, “the free flow of ideas,” freedom of speech without possibility of reach is certainly not worth the trouble of a constitutional amendment, and not even worth the ink with which the First Amendment was written. This rhyming is a pathetic gimmick from a cheap advertising agency.
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“China to invade Taiwan by year-end? Taipei says ‘quite sure’ of Chinese military aggression.” (Hindustan Times, YouTube, Dec 12, 2022)
Would Western countries make a casus belli of a Chinese attack on Taiwan? To begin with, the military industries of these countries rely on rare-earth metals extracted in China. Taiwan’s increased concern is understandable: its Western supports are half-paralyzed by their own sanctions against Russia and besides they could hardly supply both Taiwan and Ukraine at the same time at the levels Ukraine is currently afforded.
Make no mistake, we are not doing espionage, not disclosing classified files: all this is public information. An article in The Conversation from June 24, 2019 (here: French language) explains that China is imposing extraction quotas on rare-earth elements and tungsten out of an “environmental concern,” then the paper goes on explaining how microelectronics engineers and technology management in general overlooked the supply dimension of components, and now the problem is how to (a) diversify supplies (but is this possible? “Rare” in rare earth means you don’t find it everywhere) and (b) find substitutes to these critical raw materials (how long will it take?). You don’t need to read between the lines to understand what it is about. China is the leading exporter of rare-earth elements.
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IT
“Prima alla Scala, l’arrivo di Meloni insieme al compagno: i saluti ai fotografi.” (La Repubblica, YouTube, 8/12/22)
“Dio, patria e famiglia”, dicono, ma si parla dal suo “compagno”, non marito. Dio, patria e compagnanza!
Dio, patria e famiglia. Come, famiglia, con donne così che non possono essere mogli? La compagna con il compagno, dove sta la famiglia qui? – Basta un “compagno”, la famiglia è per gente di niente, eh.
Meloni insieme al compagno = famiglia come nel Dio patria e famiglia. – Dio patria e famiglia, ma Giorgia Washingtoni ha cose più importanti da fare che fare famiglia. Basta un compagno.
“Sono una donna, sono una madre, sono italiana, sono cristiana.” Ma non è moglie. Dio, patria e famiglia senza moglie.