Tagged: Jamblique
Philosophie 5 : Autour de l’existentialisme de Kierkegaard
Toutes les recherches historiques, même celles entièrement consacrées aux « grands hommes », n’ont affaire qu’à des médiocrités. Il n’y a pas d’histoire dans le monde de l’esprit mais un dialogue.
*
Obligé de faire de la politique : les avertissements de Platon et de Cicéron†. Même si c’est en se pinçant le nez.
†« Comme si, vraiment, pour des hommes de bien, courageux et magnanimes, il pouvait exister un motif plus légitime de s’occuper de politique que de se soustraire à l’autorité des pervers et de les empêcher de mettre l’État en pièces. » (Cicéron, La République)
*
Notes sur les Miettes philosophiques de Kierkegaard
Il n’est pas permis de postuler le « néant du non-être » (p. 125 dans l’édition Tel) dès lors que l’on distingue l’être et l’essence comme le fait Kierkegaard : « la nécessité concerne l’essence, en ce sens que la catégorie de l’essence est justement d’exclure le devenir. » (127, par ex.) Puisque, selon cette distinction, l’être n’est pas l’essence, le non-être n’est pas forcément la non-essence, et si l’essence n’est pas le néant, alors le non-être peut ne pas être le néant dès lors que le non-être peut être l’essence. Or, puisque l’essence n’est pas l’être, à supposer que la réalité (le tout) se partage entre les deux, être et essence, le non-être participe de l’essence et non pas du néant. Et l’on ne peut supposer que la réalité se partage entre l’être et le néant seulement puisque l’on a posé l’essence : si l’on pose à la fois l’être et l’essence, le non-être n’est pas le néant puisque est posé à côté de l’être l’essence, et si le non-être était le néant l’essence serait aussi le néant (n’étant pas l’être) et il n’aurait pas fallu la postuler. D’ailleurs, Kierkegaard distingue les deux afin de pouvoir distinguer la nécessité de la liberté, la nécessité n’étant pas dans l’être mais dans l’essence qui exclut le devenir. Selon ces postulats, le non-être est le non-devenir, c’est-à-dire l’essence, et non le néant. Par suite, la définition de la foi par Kierkegaard, qui est qu’« elle croit au devenir, elle a alors aboli en elle l’incertitude correspondante au néant du non-être » (125), est défectueuse.
De même est fautive l’idée que le passé n’est pas nécessaire parce qu’il est devenu et qu’en devenant il n’était pas nécessaire, et que « l’entendement ni la connaissance n’ont jamais de quoi donner » (121). Est nécessaire ce qui, étant, ne peut être autrement. C’est le cas du passé : il est nécessaire. Kierkegaard adopte une autre définition : « n’est pas nécessaire ce qui aurait pu être autrement », une définition négative qui, positivement, s’exprime « est nécessaire ce qui n’aurait pas pu être autrement », ce qui n’est pas faux mais incomplet : en introduisant un rapport de temporalité limitatif par rapport à la définition plus globale valable pour tous les rapports de temporalité et même en dehors de tels rapports, Kierkegaard se croit autorisé à introduire une exception à la définition globale, mais comme cette dernière est juste, en même temps que complète, elle ne souffre pas cette exception.
ii
On ne peut en philosophie appeler « esprit supérieur » un penseur dont on est plus ou moins contemporain et que l’on contredit sur l’essentiel, ce que fait Kierkegaard avec Hegel (119, note 2) – car on pourrait, autrement, appeler un charlatan qui trompe beaucoup de gens un esprit supérieur, mais la philosophie nous prévient d’adopter un tel point de vue. De fait, appeler esprit supérieur un philosophe que l’on contredit, c’est le traiter de charlatan, et les injures perfides ne sont guère honorables. Si Hegel s’est fourvoyé dans les grandes largeurs, ce n’est pas un esprit supérieur et la quantité d’écrits qu’il laisse n’est autre que le témoignage d’une hubris monumentale.
Les philosophes du lointain passé peuvent être dits des esprits supérieurs même si l’on est en désaccord avec eux car c’est par le truchement d’esprits encore plus grands qu’ils n’étaient que leurs vues nous paraissent à présent erronées. Devant une œuvre abondante dont on ne peut rien tirer, ce n’est pas d’esprit supérieur qu’il faut parler ; il y avait là, si l’on veut, des forces organiques supérieures à la moyenne, qu’un choix dirigea vers la rédaction de cours et de livres, mais pour donner à ces productions un caractère réellement philosophique il manquait l’organe qui permettrait de parler d’esprit supérieur. Et l’excuse trouvée par William James pour ces livres dont il qualifie à très juste titre le style d’abominable, à savoir que les vérités d’un « visionnaire » sont forcément difficiles à exprimer, est le moins approprié qui soit, car ces livres sont justement la preuve que faisait défaut l’organe nécessaire au visionnaire, un organe suffisamment fin pour recueillir dans le commerce courant de la vie une abondance d’intuitions qu’il s’agit ensuite, en philosophie, de formuler en concepts.
*
Notes sur le Post-scriptum aux Miettes philosophiques de Kierkegaard
Que l’objectif (versus le subjectif) soit, pour Kierkegaard, un mouvement d’approximation perpétuelle rappelle la synthèse empirique infinie chez Kant, à front quelque peu renversé : chez Kant la raison empirique est l’objectif mais une partie de celui-ci seulement car ce qui correspond au subjectif de Kierkegaard est chez Kant la raison métaphysique. Chez les deux le caractère de progression infinie n’est pas considéré comme une supériorité comme dans le scientisme, mais comme une sorte d’infirmité, clairement chez Kierkegaard (car cela s’oppose à la béatitude éternelle), un peu moins clairement chez Kant, dont le dessein principal était d’éteindre les controverses stériles de la métaphysique traditionnelle. (Mais c’est là aussi une préoccupation de Kierkegaard, même s’il parle plutôt d’exégèse philologique et historique.)
Considérer une progression infinie comme une supériorité (scientisme) est une erreur d’interprétation. (Cette erreur n’est d’ailleurs possible que parce que le scientisme passe sous silence ce caractère de la connaissance empirique et n’insiste que sur sa qualité d’être expérimentale.)
« Un sujet objectif fictif » versus le sujet existant (Kierkegaard). Or le sujet empirique n’est ni plus ni moins fictif que la subjectivité formelle universelle. Le sujet existant est l’empirie du moi, donc oui il est un devenir infini (dans la limite empirique de l’existence), mais en même temps sa forme est universelle et immuable, et peut se connaître parfaitement (dans une métaphysique achevée). – Au point de vue schopenhauerien, le sujet existant est une objectification de la volonté, mais le sujet connaissant est la volonté elle-même, qui se dévoile à elle-même. Le sujet connaissant se connaît comme une manifestation contingente de la chose en soi qu’il est. Chez Kierkegaard, la direction de la pensée est entièrement déterminée par l’idée de bonheur personnel éternel : les tribulations de cette manifestation contingente prennent la place prééminente car c’est de son salut qu’il s’agit. Enfin, dans le kantisme, l’achèvement de la métaphysique veut dire la fin de l’âme personnelle, car cette Idée n’a plus de sens dans la connaissance métaphysique achevée : elle doit, semble-t-il, se désagréger dans un « pananimisme » indivisible.
ii
Qu’est-ce qui pourrait justifier, à part la béatitude éternelle, une vie philosophique ? Toute autre recherche semble tellement triviale quand on donne à la passion un tel objet (la béatitude éternelle). Toute recherche, toute occupation n’est alors en effet qu’une « parenthèse ». S’il manque quelque chose de fondamental à l’homme dépourvu de foi, de bien plus fondamental qu’un « sens à la vie » pour le pathos, qu’une ancre contre le suicide, la foi sera maintenue : qu’est-ce que cela pourrait être ?
iii
Si la raison n’est pas faite pour le bonheur, peut-on dire cependant qu’elle est faite pour le bonheur éternel ? – On sait que la réponse de Kant, qui est pourtant l’auteur de la pensée selon laquelle la raison n’est pas faite pour le bonheur, est oui, puisque c’est de cet oui que Kant tire les Idées de la raison.
iv
L’existentialisme de Kierkegaard est un rejet de la métaphysique comme d’une pensée objective car le salut chrétien de l’âme implique le maintien de la pensée subjective (en perpétuel devenir) devant Dieu. Cette attitude, Kierkegaard le dit lui-même, est une folie car elle rend la spéculation impossible. Le chrétien refuse la métaphysique désindividualisante. – Mais l’individu n’est individualisé que par des degrés sur une échelle infinie (même de 0 à 1 les degrés sont infinis) d’un template commun et c’est bien l’idée de celui-ci qui représente une valeur pour l’activité de pensée (platonisme). Pourtant j’éprouve du regret d’être opposé à Kierkegaard.
Le sujet existant est sans cesse dans le devenir car il s’approche – Lénine dirait asymptotiquement (x) – de l’absolu. Chrétiennement cela s’entend : la créature cherche à se perfectionner pour être aussi parfaite que possible et donc aussi semblable que possible à son Créateur, et son effort est récompensé par le bonheur éternel. Si le template est Dieu, il ne peut être connu parfaitement (l’achèvement de la métaphysique est impossible). L’achèvement possible de la métaphysique est la proposition la plus hardie de Kant – mais rigoureusement conséquente.
v
La possibilité de l’hypocrisie d’autrui n’est angoissante (l’angoisse d’être dupé sur des questions existentielles fondamentales) que si l’individu n’a pas la foi, car s’il a la foi l’hypocrisie d’autrui n’a point de prise sur son salut. Il ne peut penser être lésé par l’hypocrite que s’il attache un prix aux biens et jugements de ce monde. L’hypocrite ne peut porter aucun tort à l’éthique en se servant d’elle pour assouvir des passions terrestres contraires à l’éthique.
*
Autres Notes sur Kierkegaard
Le christianisme ne peut pas être toujours comme à l’époque de Jésus, des apôtres et des persécutions et martyres car la volonté de Dieu doit être que la vérité, donc le christianisme se répande sur la terre. Il doit par conséquent venir un temps où le christianisme ressemble forcément à la « Christendom » (dans la traduction anglaise) dénoncée par Kierkegaard, puisqu’il n’aurait plus de persécuteurs mondains. Dans ce cas, on peut soit continuer par tradition à parler des prêtres comme de « témoins » bien qu’ils ne souffrent pas le martyre soit y renoncer parce que ces prélats ne souffrent pas le martyre, mais le fait que les prélats ne souffrent pas le martyre n’est tout de même pas une objection contre cette forme de christianisme, car c’était la volonté de Dieu que le christianisme triomphe de ses persécuteurs. Prétendre que le christianisme triomphant dans le monde serait nécessairement une déviation par rapport au Nouveau Testament, c’est vouloir que le christianisme soit éternellement persécuté dans ce monde, mais pourquoi Dieu aurait-il fait connaître sa parole aux hommes sinon pour le triomphe de la vérité ? Kierkegaard cherche à se convaincre que le christianisme pourrait être autrement. C’est ce que je ne puis croire : s’il n’avait triomphé en « chrétiennerie » médiocre, il aurait disparu de la surface de la terre ou végété en secte philosophique quelconque.
Kierkegaard passe complètement sous silence l’espèce de sacrifice que chacun de ces paroissiens et même les prélats grassement rémunérés par l’État danois consentent pour maintenir un ordre social bourgeois et bovin, sacrifice qui peut les conduire à voir leur vie à la lumière de l’enseignement et de la passion du Christ, et ce pas complètement à tort. Le respect scrupuleux des liens du mariage peut demander de renoncer à bien des plaisirs charnels, le pain se gagne « à la sueur du front » (mais qu’en sait au juste l’héritier Kierkegaard, qui vécut de l’héritage de son père et mourut – trop tôt – avant de l’avoir entièrement dilapidé ?), et toutes les autres contraintes qui retiennent d’être un bandit ou un clochard peuvent, ma foi, être une croix assez lourde à porter. Sans compter qu’à l’époque bien des parents perdaient des enfants en bas âge. Et les douleurs de l’enfantement (l’équivalent vétérotestamentaire féminin de la sueur du front), la maladie, la vieillesse… Ainsi Kierkegaard manque-t-il de charité. Personne ne se soustrait aux misères du vouloir-vivre. La religion console.
La souffrance inhérente au vouloir-vivre provoque une hétérogénéité au monde suffisante. Tout être souffrant, c’est-à-dire sensible, est hétérogène au monde.
Kierkegaard semble voir la même chose que Nietzsche dans la charité, quelque chose de grégaire, qui ne se trouve pas, en outre, dans le Nouveau Testament, lequel consisterait à « aimer Dieu et haïr l’homme ».
Pour Kierkegaard, la consolation est l’épicurisme du christianisme mais le christianisme n’est pas un épicurisme, au contraire de la chrétiennerie. On peut faire remarquer avec Cioran qu’Épicure était un souffreteux ; cela pourrait décrire l’état de chrétien en chrétiennerie. Et Kierkegaard serait assez nietzschéen : l’homme qui souffre au-dessus de la médiocrité souffrante.
ii
Chez Schopenhauer, la religion est plus populaire que la philosophie, ou plutôt la religion est populaire et la philosophie ne l’est pas. Mais pour Kierkegaard le christianisme réel est une chose excessivement impopulaire, un chrétien un être rare, et c’est la trahison de la religion, la chrétiennerie, qui seule est populaire.
iii
Le chrétien, selon Kierkegaard, ne croit pas au progrès : celui qui croit au progrès est le serviteur de ce monde. – Sot panthéisme, c’est par toi que l’épicurisme corrompt la vérité souffrante !
Scolie sur la poésie de Victor Hugo. Poésie raisonneuse, qui tend à se détacher de l’intuition parce qu’elle la soumet à des abstractions, cherche à raisonner, à conceptualiser, même par l’image. C’est là le vrai sens du « niais », selon le mot du critique Lanson, chez Hugo. Les éléments restent hétéroclites, inassimilables. – Et ce Dieu scolastique avec lequel on n’a de rapport, ô paradoxe, qu’à travers la nature, quel désert ! alors que ce qui en vivifie l’idée est le commerce familier, faisant complètement défaut à Hugo, qui sent Dieu dans la nature, non en lui. Sot panthéisme : chercher Dieu hors de soi, dans les choses !
iv
Kierkegaard est un de ces grands noms qui ont vécu pour et non de la philosophie, et il se sentait bien seul face à une Universitätsphilosophie complètement hégélianisée, tout en subissant d’indignes attaques de la presse (l’affaire du Corsaire).
*
La morale est la chose la moins relative du monde. Dans quel pays l’assassinat est-il moral ? – On dira : « Oui mais la guerre permet l’assassinat. » Et dans quel pays ce distinguo n’est-il pas fait ? Il est tout aussi universel. Jusqu’aux erreurs concernant la morale sont universelles.
*
Pour Schopenhauer, le bouddhisme est une religion de la négation du vouloir-vivre, mais alors pourquoi le Bouddha a-t-il rejeté l’ascétisme après sa période ascétique, pour adopter une doctrine du juste milieu ? Le juste milieu n’est-il pas une négation de la négation, n’est-il pas ainsi plutôt une correction du vouloir-vivre ? Ou bien en quoi, autrement, l’ascétisme serait-il une modalité fausse de la négation, pourquoi devait-il être rejeté s’il sert la négation ? Et que sert le juste milieu, quel est son but, si l’ascétisme dont il s’écarte sert la négation ?
Les pénitences spectaculaires écartées par la doctrine du juste milieu sont la preuve de la négation, donc le meilleur encouragement, laissant le moins de doute quant à la réalité de la négation. – Mais elles peuvent aussi être le charlatanisme d’esprits pervers et désaxés.
*
Le sexe rend paranoïaque et plus la puissance génésique est forte chez un individu (mais peut-on dire qu’il est des individus normalement constitués où elle ne soit point forte ?), plus le monde se présente à son intellect comme un jeu d’apparences trompeuses et de dissimulations qu’il faut percer et démystifier en permanence, et plus d’ailleurs il doit être sujet à des distorsions extrêmes du réel, telles que, par exemple, s’il tarde à s’initier, qu’il est le seul de son état où qu’il se trouve, puis, initié, qu’il est le seul dans son entourage à faire ces expériences, ce genre de choses. Parce que le sexe est le domaine de la dissimulation et du mensonge par excellence : selon la psychologie évolutionniste, nous avons développé une intelligence pour mentir et tromper au sujet de notre activité sexuelle et c’est pourquoi l’homme est l’animal paranoïaque par excellence, même si les singes le sont à leur échelle. Chez les grands singes, c’est le mâle dominant qui est le type suprême du paranoïaque puisque, par le monopole des femelles, il est constitutionnellement le plus grand cocu possible. Or son statut au sein de la horde lui confère également un avantage hormonal par la surabondance de production d’hormones sexuelles mâles ; où l’on pourrait voir une confirmation de l’affirmation ci-dessus selon laquelle plus l’individu est sexuellement puissant plus il est paranoïaque. Cela dit, les individus inférieurs ont leurs propres angoisses existentielles, liées aux conséquences possibles des insuffisances de la dissimulation : soit l’abstinence totale soit les représailles impitoyables du dominant. Par ailleurs, l’état d’infériorité sociale s’accompagne de la production d’hormones du stress, toxines débilitantes, et il faut également supposer, dans le cas où l’individu inférieur parvient à s’attacher pour des relations illicites régulières une certaine femelle, qu’il développe la jalousie paranoïde typique du cocu potentiel (tout mâle en relation de couple) ; même s’il est toujours cocu par définition par rapport au mâle dominant, le seul possesseur légitime de la femelle en question, à supposer qu’il ne puisse être physiologiquement jaloux par rapport à cette relation légitime préétablie, il peut craindre de devenir cocu secondaire du fait d’un troisième mâle, et ainsi de suite.
*
Il s’imaginait que les gens lui disaient « Vous irez loin » et quand il devint un vieillard décrépit il se l’imaginait toujours, mais comme il n’était allé nulle part il se dit alors que c’étaient les anges qui lui parlaient depuis l’autre monde.
*
« Voici le temps des Assassins. » Même au sens de haschischin il y a l’idée d’assassinat car les Assassi étaient en quelque sorte des tueurs professionnels. Cette lecture est confirmée par plusieurs passages d’Une saison en enfer : « un crime… », « dangereux pour la société »… On ne peut ramener cette façon de choquer le bourgeois à la simple revendication du haschich – mais les enseignants de l’école publique et les critiques de maisons d’édition subventionnées n’ont pas le choix.
ii
Rimbaud, l’anti-Verlaine. (Voyez Rimbaud inconnu : L’Ascétique ici)
*
L’économie du don de la vie
Se consoler de la vie en ayant un enfant : ce n’est pas un cadeau, ce dont il faudra que cet enfant se console. Ne se console-t-on pas mieux à la pensée qu’on épargne la vie (à des créatures qui ne la demandent pas) ?
La vie était triste, la vie était absurde, mais voilà j’ai un enfant, et c’est magnifique ! – Et que donnes-tu à cet enfant, sinon la vie ? S’il ne peut, lui, avoir d’enfants, comment trouvera-t-il la vie magnifique à son tour ? De toute façon, il n’est pas clair si tu remercies ou demandes des remerciements…
Mon enfant m’a sauvée : avoir un enfant m’a sauvé la vie. Donner la vie pour pouvoir aimer la vie. N’aimer la vie que parce qu’on pense un jour donner la vie. Quelle est la valeur de ce qui est donné dans ces conditions ? La vie m’est insupportable tant que je ne donne pas la vie à mon tour. Je donne quelque chose que je n’aime pas si je ne le donne pas. C’est celui qui donne qui doit dire merci : ce don n’a pas valeur de don.
*
Dès lors qu’il est permis d’accuser devant la Cour européenne des droits de l’homme une cour nationale d’avoir foulé aux pieds le droit d’une partie à un procès équitable, on ne comprend pas que la vidéo soit toujours interdite dans les audiences en France : les tribunaux cherchent à empêcher la collecte de preuves.
*
Quand on dit d’un Sartre, par exemple, qu’il a cherché par le paradoxe à renverser les évidences les mieux établies, d’aucuns répondent que c’est bien là le propre d’un philosophe : prendre le contre-pied du sens commun qui n’examine rien. Oui, c’est ce que fait un philosophe. Mais renverser les évidences les mieux établies par la philosophie, c’est ce que fait le sens commun banal.
*
Il est absurde de donner à ce qu’on entend par l’amour platonique ce nom, car l’auteur de la pensée d’où on le tire n’est autre que Socrate, époux et père de famille.
*
La critique paparazzi : ils sont évidemment pour Proust contre Sainte-Beuve mais comme ils font aussi toujours le contraire de ce qu’ils disent, le problème est bien qu’ils se prononcent contre celui qui a tort.
*
La culture est une forme d’abrutissement, comme tout ce qui vise à maintenir à flot le vouloir-vivre. La culture contre « l’Ennui » (Baudelaire, Apollinaire…), contre la dépression, premier pas vers la négation du vouloir-vivre. Une forme d’abrutissement comme toute consolation. Être choqué pour ne plus s’ennuyer : être choqué console. Et la culture est forcément immorale car ceux qui ont déjà la religion comme consolation n’ont pas besoin d’une autre, tout comme ceux qui ont de la culture n’ont pas besoin de religion, ou s’ils en ressentent le besoin ils abandonnent l’aliment culturel au cours de leur conversion. Or la religion est supérieure à la culture car elle est à la fois consolation pour les uns et possiblement la voie de la négation (la seule voie du salut) pour les autres, tandis que la culture est pure consolation, pur abrutissement. Étant entendu, par ailleurs, que la philosophie véritable n’appartient pas à la culture et au contraire lui est opposée (Platon bannissant les poètes de sa Cité) : on entre en philosophie comme en religion, par une conversion contre la culture. Autrement, comment expliquer que les grands philosophes, ces grands esprits, n’aient pas écrit de poésie, de romans ? Qu’on ne prétende pas m’opposer un Diderot, un Voltaire, un Sartre, esprits superficiels. Et Nietzsche, qui repoussait cette vérité que j’énonce, a écrit des vers de mirliton.
*
Quand je ne suis pas choqué, ça m’ennuie.
*
Le débat en France est réduit au constat de basse police, si bien que les pandores se prennent pour les vrais intellectuels du pays (de manière pas complètement injustifiée).
*
L’espion malheureux. Il faisait des fiches si détaillées et si bonnes sur les ennemis de l’État qu’on lui disait toujours : « Merci mais nous les connaissons à présent trop bien pour vouloir les tuer. »
*
Les gâteux de trente ans protestent contre la poésie engagée. Ils y voient des « mots d’ordre », et la maréchaussée leur fait les yeux doux.
*
Il n’y a pas d’idées extrémistes, seulement un État autoritaire.
*
La force que démontre le contrôle de soi suscite la satisfaction de soi quand l’appétence est forte, mais quand cette appétence faiblit avec l’âge (ou d’autres circonstances) la force qui la maîtrise ne provoque plus aucune fierté car elle peut être débile et parvenir néanmoins à ses fins : il n’y a plus de mérite.
*
Le « triomphe de la volonté » : ceux qui en ont parlé pensaient sans doute davantage au triomphe sur les choses qu’au triomphe sur soi-même. Je dis « sans doute » car on ne les a pas étudiés, l’état d’esprit dans lequel on les a abordés jusqu’ici étant incompatible avec l’étude (je n’ai pas besoin d’insister).
*
Ceux qui parlent d’éduquer les gens feraient mieux de commencer par faire en sorte qu’on veuille leur ressembler. Quand des pourris veulent éduquer les gens…
*
Ah, on a enfin retrouvé les poèmes qu’Apovulgaire n’osa jamais publier tellement il les trouvait mauvais. Quelles délices !
ii
L’Université est en ébullition, on vient de trouver un inédit du plus grand de nos poètes : « Je soussigné, Guillaume Apovulgaire, dois la somme de 30 frs. à M. Émile Bourmont, aubergiste. À Champigny, le 3 mars 19.. » (« Rien n’est indifférent de ce que nous a laissé Apovulgaire. ») C’est là l’origine exacte du vers libre en forme de prose.
*
À Hugo : L’infini n’a rien de poétique.
*
La rupture avec le classicisme est aussi bien allemande mais l’on ne trouve pas là cette satyriasis qui marque notre littérature nationale depuis cette rupture, qu’il faut donc qualifier chez nous d’infortunée. – Mais : « Musset (que Hugo abhorrait) ».
*
Victor Hugo n’est pas poète. Cf. Schopenhauer : ventre et sexe ruinent la véritable émotion esthétique (cela ne s’applique pas seulement à la description mais aussi à l’évocation). Que le sexe soit omniprésent dans une culture, ses productions culturelles, indique que le public ne recherche pas l’émotion esthétique, à laquelle il est étranger, mais des conseils en matière sexuelle, un exemple, un témoignage.
*
Le surhomme nietzschéen est l’antithèse du Français suradministré, car « l’administré » est à peine un homme.
*
« Le bien est utile par nécessité. » (Jamblique) C’est ce qui échappe à l’utilitarisme, pour qui le bien est l’utile contingent. Dire que le bien est l’utile, c’est rabaisser le bien au niveau du contingent car l’utile dépend des circonstances (même en admettant que les individus soient tous semblables). Or, la loi étant par nécessité générale, le nomothète est par nécessité à la recherche du bien en tant que connaissable a priori, donc indépendamment des circonstances. Il ne peut pas se demander : « Qu’est-ce qui est utile (ou le plus utile) ? » mais seulement : « Qu’est-ce qui est bien ? » ou « Qu’est-ce qui est le mieux ? »
*
Les États-Unis ont inventé le contrôle de constitutionnalité en posant, à la fois contre l’absolutisme français et la Constitution anglaise non écrite, le principe de la faillibilité du gouvernement, de la possibilité pour le gouvernement d’agir inconstitutionnellement. En France, l’argument des gouvernants, que le gouvernement incarne la République et est donc son gardien naturel, revient à un argument d’infaillibilité : le gouvernement incarnant la République ne peut agir contre les principes républicains, et les ennemis du gouvernement sont les ennemis de la République. Bref, on n’a toujours rien compris.
*
La discipline des trotskystes en fait de bons petits fonctionnaires de l’État capitaliste.
*
L’entrée des femmes sur le marché du travail s’est faite sur un salaire d’appoint. L’égalisation s’est faite par élévation du salaire d’appoint mais aussi diminution du salaire principal (relativement à l’inflation des prix). En conséquence, les deux salaires sont devenus nécessaires pour faire tourner un ménage. En même temps, cette situation freine la mobilité des ménages car si l’un doit se déplacer l’autre doit retrouver un emploi, tandis qu’auparavant le travailleur pouvait emporter son épouse avec lui comme le reste de ses bagages ; à présent toute mobilité a un coût d’opportunité. Le management de projet (l’emploi à durée déterminée sur projets) implique le nomadisme sexuel : les ménages ne peuvent rester stables qu’au prix de grandes difficultés (et en tout cas cette stabilité a un coût d’opportunité).
*
500.000 élus en France : 99 % pour du bla-bla. Combien d’élus aux États-Unis ? Juges, procureurs, shérifs, coroners, etc.
*
Il (Artaud) veut faire de l’art scénique quelque chose de mystérieux qui échappe au commun des mortels, mais tout ce qui est technique et plat échappe au commun des mortels, qui n’est pas spécialisé dans le domaine en question.
*
La science positive (« européenne ») est conforme à la vocation de l’homme et tout ce qui le nie est absurde. Cependant, l’important est de relever qu’elle est une fonction inférieure de l’esprit. On ne pourra pas s’en débarrasser, sans détruire l’esprit lui-même, ni la surmonter, parce qu’elle est un processus infini. Elle est, si l’on veut, une passion inférieure à peine moins inférieure que les autres (un instrument du vouloir-vivre).
ii
Si je ravale la science à un rang inférieur, si j’affirme qu’une existence consacrée à la pensée expérimentale, à conduire des expériences de laboratoire, est une existence inférieure, ne crée-je pas les conditions d’un structural overload (Lothrop Stoddard) ? Si je réfute le scientisme comme une illusion, même en affirmant que l’activité scientifique positive est indubitablement conforme à la vocation humaine, ne crée-je pas un problème motivationnel au sein de la société, que celle-ci doit chercher à réprimer pour le maintien de son infrastructure technique de plus en plus complexe ? Si le savant n’est pas convaincu que son activité est le couronnement de l’intellect humain, alors même qu’il est malgré lui comique dans la vie (cf. Kierkegaard), les grands esprits ne chercheront pas cette existence, mais plutôt, par exemple, l’existence religieuse, et la société est alors menacée de s’effondrer sur elle-même. La science est donc vouée à esclavagiser l’esprit humain, à faire de tous les esprits capables des « spéculants », des théoriciens privés de subjectivité. Elle attaque frontalement la religion non parce que ses résultats invalideraient cette dernière – les vérités empiriques n’ont aucune portée dans le domaine métaphysique, et même le fait empirique que l’homme descende du singe ne peut contredire la réalité métaphysique de la primauté de l’esprit sur la matière – mais parce que son intérêt pratique se trouve dans le recul de la religion. Le scientisme attaque la religion au nom du postulat absurde que tout est empirique, parce que la religion est le dépôt millénaire de la métaphysique. Il ne peut y avoir de compromis, il faut que l’homme donne à son activité intellectuelle soit le cachet métaphysique soit le cachet empirique. C’est un résultat historique : l’esprit doit s’absorber dans l’objectif expérimental pour maintenir un état de civilisation matérielle complexe. Mais c’est au détriment de la vocation humaine, dont l’élément métaphysique ne peut s’évincer, alors que l’élément empirique peut l’être, l’a déjà été – avant l’idée de progrès. Car même si la pensée expérimentale est une fonction inférieure, nous arrivons au stade où tous les esprits supérieurs doivent être mobilisés là pour prévenir un effondrement.
(Cas particulier de l’esclavage technique de l’Occidental sécularisé vis-à-vis des pétrothéocraties islamiques.)
*
Évoquant le kantisme de Woodrow Wilson, John Marini (Unmasking the Administrative State), avec Leo Strauss, dont il est un élève, daube sur Kant. Il ne comprend pas que fonder les droits humains sur la nature (comme les Pères fondateurs américains) ou sur la loi morale (comme Kant) ne peut au plan pratique impliquer aucune différence fondamentale ou même seulement significative. Peut-être ne pourrait-on parler de « droits naturels » dans le cas d’un fondement dans la loi morale mais cela n’en fait pas moins des droits fondamentaux inaliénables que la république doit garantir, y compris contre les empiétements de l’État. – De toute façon, mettre Kant et Hegel, ce fanatique de la bureaucratie, dans le même sac est de la bêtise. Et une histoire de la philosophie qui ignore Schopenhauer ne vaut à la base à peu près rien, si elle vaut quoi que ce soit. (Il est vrai que l’histoire de Strauss et Cropsey est celle de la « philosophie politique », mais il y a dans Schopenhauer tous les développements que l’on souhaite sur la théorie de l’État, du droit, etc.) (Pas d’entrée non plus sur Kierkegaard, que Strauss range avec Nietzsche parmi la réaction non théorique, et donc fausse, à l’historicisme hégélien.)
*
Libertarien : Superman épicier.
Cours de philosophie 4
La prosopopée des lois, dans le dialogue du Criton, est fondée sur un étrange culte des lois. Car le citoyen n’est pas le serviteur passif des lois mais leur auteur, et au fond les lois sont faites pour être changées, car leurs défauts deviennent toujours plus manifestes à mesure qu’elles subissent l’épreuve du temps, qui révèle leurs imperfections. En rendant un culte passif aux lois, le citoyen renonce à son autonomie de législateur, il ne s’en fait plus que le serviteur. Il faudrait être naïf pour y voir la seule attitude possible, au prétexte que le législateur serait en contradiction avec lui-même s’il refusait de se faire le serviteur passif des lois dont il est l’auteur, car il tombe en contradiction avec lui-même précisément quand il se lie par sa création au point de lui donner une éternité qui ne peut être l’objet de sa volonté, c’est-à-dire quand son acte légiférant le priverait en même temps du pouvoir de légiférer à l’avenir, ce qui serait renoncer à son pouvoir et non l’exercer.
C’est pourquoi chaque jugement au nom de la loi doit être précédé, non pas du seul examen des faits de l’espèce en vue de déterminer s’ils tombent sous le coup de la loi, mais aussi d’un débat sur la pertinence de la loi même. Au plan pratique, cela signifie que les démocraties où le contrôle de constitutionnalité des lois, avec son débat de fond, son débat fondationnel, est le plus répandu dans les contentieux, sont les plus avancées, et chacun sait que ce sont les démocraties de droit anglo-saxon, et que la France est au contraire à cet égard un pays arriéré – et ce depuis toujours, car chaque régime avance selon la dynamique qu’il se donne, et tant que la France ne reconnaîtra pas que ses choix lui nuisent et que les choix des Anglo-Saxons leur conservent leur supériorité, nous continuerons de péricliter relativement à eux, tandis qu’en faisant le seul choix rationnel nous subirons certes, un moment, l’humiliation de paraître emprunter à l’étranger quelque chose d’essentiel, parce que historiquement nous avons fait des choix différents, mais nous nous doterons d’une dynamique bien meilleure et, le temps passant, comme il s’agit du seul choix rationnel, nous oublierons la notion d’avoir fait un emprunt étranger, parce que le modèle est en réalité, comme la raison, universel.
*
Si l’interdiction de filmer un procès a pour but de protéger « le droit à l’image de chacun », c’est aux justiciables qu’il appartient de dire s’ils souhaitent être filmés ou non, de la même manière que leur droit à l’assistance d’un avocat ne les contraint nullement d’y recourir. Dès lors qu’ils souhaiteraient que le procès soit filmé, mais que cela n’est point permis, il ne convient pas de dire que l’interdiction de filmer a pour but de protéger leur droit. C’est un mensonge.
*
La distinction, encore trop répandue, entre le sujet de droit du droit interne, le citoyen, et celui du droit international, l’État souverain, est bancale et fausse. Ce n’est point parce qu’il est dans la servitude que le citoyen obéit à la loi interne, mais parce qu’elle est l’expression de sa volonté (dans la volonté générale). Le droit international, expression des États souverains, ne peut donc pas être moins contraignant que le droit interne, expression de la volonté souveraine du corps politique des citoyens.
L’inexistence de la loi internationale fragilise le respect de la loi interne car, dans l’anarchie internationale, le citoyen perçoit par contrecoup la fiction de sa souveraineté dans l’ordre interne, son état de servitude.
Par son absolutisation de l’État, la philosophie politique de Hegel est une régression par rapport au kantisme, où l’État doit, pour qu’il soit mis fin à l’état de nature entre États, adopter par accord des États le droit international, « droit des peuples » (Völkerrecht), qui seul est la perfection de l’État même : ,,Die Natur wirkt hier eben so, um einen Völkerbunde zu treiben. Durch den allgemeinen Frieden allein kann auch das Innere der bürgerlichen Verfassung allein ihre Vollkommenheit gewinnen.’’ (Kant, Nachlaß)
*
Le muet du sérail. Le fonctionnaire français est jugé sur son attachement formel à des libertés auxquelles il a renoncées pour lui-même. (Depuis la création jurisprudentielle du devoir de réserve en 1919.)
,,Ein jeder Mensch hat einen Hang sein Urteil und seine Meinungen andern bekannt zu machen, und das ist keinem zu verdenken. Die Störung darin wäre ein Eingriff in die menschlichen Rechte.’’ (Kant, Vorlesungen über die philosophische Enzyklopädie)
*
De même qu’un régime politique, le régime populaire, est à l’exclusion des autres conforme à la vocation de l’humanité, on se rendra compte un jour que, parmi les modalités de fonctionnement de ce régime, les modalités de la séparation des pouvoirs, une seule est conforme à cette vocation, et que les autres doivent disparaître.
*
Alors que la conviction du juge, historiquement, a reposé de plus en plus sur les éléments matériels de préférence aux témoignages (cf. Hans Gross, ,,das Gift der Zeugenaussage’’), l’allongement des durées de prescription, voire la suppression paralégale de toute prescription des crimes et délits, ne peut, du fait de la disparition des indices matériels avec le temps, que reconduire le système judiciaire au seul témoignage. Or le témoignage est aussi de moins en moins fiable à mesure que le temps passe.
*
La coutume primitive d’imputer la mort de qui que ce soit – sauf en cas d’homicide pur et simple, auquel cas la mort était évidemment imputée à la personne homicide – aux maléfices d’un sorcier, le fait d’y voir toujours un homicide surnaturel, la croyance, donc, qu’il n’est pas de mort naturelle (croyance que l’on trouve encore de nos jours, par exemple dans la religion des Rastafariens, qui croient à l’immortalité de l’homme dans cette vie, n’était le fait qu’il subit le plus souvent des dommages irréversibles au cours de son existence), conduit à rechercher toujours un coupable. Sera condamné celui qui passe pour sorcier (l’excentrique) et/ou dont les relations avec le mort étaient inamicales. La fonction de cette coutume est donc d’inciter les individus au conformisme ainsi qu’à la bienveillance réciproque, de crainte d’être mis à mort comme sorcier ou sorcière au moment où quelqu’un décèdera.
Il semblerait qu’une telle coutume dût impliquer par voie de conséquence qu’un individu ne mourait jamais seul, puisque la tribu le vengeait en cherchant et tuant un sorcier (un sorcier de la même tribu mais aussi parfois d’une autre, au terme d’une guerre de représailles) – sauf si la mort pouvait être imputée à quelque esprit invisible. Ainsi, la mort violente, que la psychologie évolutionniste a démontré être la règle parmi les peuples primitifs, serait surtout une mort pénale, par condamnation dans les formes ou bien encore par ordalie judiciaire (comme l’ingestion de poison, mortelle le plus souvent, et qui disculpait autrement le sorcier présumé).
Il faut donc croire que c’est l’appareil judiciaire plus que toute autre chose qui maintenait la démographie de ces populations dans un état statique : l’appareil judiciaire comme moyen de contrôle démographique. (On en trouve la relique chez nous encore – bien que ce fossile ne remplisse plus du tout une telle fonction – dans les absurdes « contentieux de masse », une invention de monstre froid.)
Dans le contexte primitif de chasse pénale aux sorciers, plus une société croyait aux esprits invisibles, lesquels pouvaient passer pour coupables des décès naturels que la tribu ne concevait jamais comme « naturels », moins le massacre judiciaire faisait rage, et plus la tribu pouvait croître démographiquement. L’animisme possède un avantage évolutif sur le matérialisme qui le précède.
*
L’Europe est une fiction qui n’a jamais surmonté, non point les caractères nationaux, mais l’opposition entre droit romain continental et droit anglo-saxon, tyrannie et liberté. – L’Europe est une île ratée. Les États-Unis sont la seule véritable île du monde.
*
Negative parliamentarism : le gouvernement qui gagne les élections gouverne, même minoritaire, tant que l’absence de soutien ne rend pas son impuissance manifeste. – Par conséquent, ma critique du multipartisme (comme moins démocratique que le bipartisme, et même en réalité comme antidémocratique, voyez ici et ici) doit être précisée par ce fait : dans cette situation, le parti minoritaire gouverne seul et sans tractations ténébreuses avant la formation du gouvernement (mais sa recherche permanente de soutiens revient de fait au même : il appliquera une politique tirée non de son programme directement mais de ce qu’il en restera au terme d’accords politiques imprévisibles).
*
La différence entre « l’avocat général » français et le witchfinder general des procès de sorcellerie en Angleterre au XVIIe siècle, c’est que le second n’existe plus.
.
Autres choses
.
Archimède tué par un soldat : tout est dit.
*
Le Dieu de Kant est le vrai Dieu.
*
La « danse » (philosophique) = yoga. L’obsession de Nietzsche pour la danse tient à sa vocation de yogi, contre « l’esprit de lourdeur ».
*
« Ce livre a dix ans, il est dépassé. » Dans la synthèse empirique, tous les états sont dépassés, que ce soit en acte (les états passés) ou en puissance (l’état actuel). Or des états dépassés se valent tous.
*
Chrétienté. – Ce qu’on jette à juste titre à la poubelle s’appelle un détritus, même après qu’il en ressort.
*
L’intérêt de devenir pauvre, c’est qu’on n’a plus d’amis.
*
Le contentement moral de soi-même est supérieur au contentement intellectuel, et c’est encore une preuve, selon Schopenhauer, que la volonté est première et l’intellect second. Or l’action morale est à rebours de la volonté : comment, dès lors, appuyer le contentement moral sur cette dernière ?
*
Que la connaissance soit un ressouvenir, c’est la réponse de Socrate à Ménon exposant la théorie selon laquelle on ne peut chercher ni ce qu’on connaît ni ce qu’on ne connaît pas. Mais la réponse de Socrate est fautive, car même si l’âme a déjà vécu plusieurs vies, au cas où la théorie de Ménon serait juste, l’âme en serait à la n-ième vie au même point qu’à la première. En effet, si la théorie est juste, au terme de sa première vie l’âme ne connaît pas plus de choses qu’au commencement et ne peut donc jamais en savoir plus qu’au commencement. La métempsycose ne saurait donc être une objection à la théorie, car elle la suppose réfutée plutôt qu’elle n’en apporte la démonstration.
C’est seulement habile, de la part de Socrate, car la connaissance comme souvenir permet de répondre au fait qu’avec ce qu’on ne connaît pas on ne sait pas non plus ce que l’on doit chercher, la réponse de Socrate étant qu’on le sait car on l’a su. Mais s’il est vrai qu’on ne sait pas ce que l’on doit chercher quand on ne le connaît pas, la conclusion inévitable est que l’on n’a jamais pu le savoir non plus, et que si on l’a su ce n’est donc pas comme un ressouvenir. On ne peut pas se souvenir de quelque chose que l’on n’a jamais autrement connu que comme un souvenir : avant une « connaissance-souvenir », il faut une « connaissance-autre chose ».
La réponse à Ménon est : l’étonnement. On n’est pas conduit à la connaissance par la connaissance qu’il y aurait à connaître quelque chose mais par un instinct que l’étonnement met en branle. C’est la réponse à Ménon, via Schopenhauer et le primat de la volonté. Si la connaissance est première (l’âme connaissante plutôt que l’aveugle volonté), le paradoxe de Ménon est sans réponse.
*
Socrate répond à Alcibiade qu’il supporte Xanthippe tout comme Alcibiade supporte ses oies criardes : parce que les oies donnent des œufs à Alcibiade, et Xanthippe des enfants à Socrate. Or les œufs se mangent, mais des enfants ? Ils sont une charge, à mettre au passif au même titre que l’acariâtre Xanthippe. Jean Brun, qui rapporte cette conversation, précise : avoir des enfants « lui était nécessaire [à Socrate] pour accomplir son devoir de paternité ». Quel rapport avec les œufs d’une oie ? D’un côté, un bien, de l’autre une charge prescrite sous peine de représailles civiques.
*
On parle souvent de la tête de faune de Socrate, dont on n’a qu’un portrait assez peu convaincant de statuaire (actuellement au Louvre), mais jamais de celle de Descartes, pourtant bel et bien immortalisée sur toile (par Frans Hals). Enfant, j’étais frappé de cette laideur insigne.
*
Que pouvaient bien se dire Schopenhauer et son coiffeur ?
*
Quel plaisir un homme d’esprit peut-il trouver à des enfants, fussent-ils les siens ? En bas âge ils n’ont pas d’esprit, une fois grands ils n’en ont pas autant que lui. Quel plaisir ? (En lisant Paul Valéry, qui éleva trois enfants, dont la chronique des lettres et de la pensée ne sait rien.)
Une assurance de postérité ? Une certaine Judith Robinson-Valéry – sa fille ? petite-fille ? – participa, dit-on, à l’édition des Cahiers. Un homme d’esprit n’a que faire de la postérité de sa pensée puisque le génie est sa propre récompense ; le reste est surérogatoire, et si le monde veut l’oublier, veut ne jamais le connaître, tant pis pour le monde.
*
« Le fils de Mozart » : existe-t-il une expression plus dépourvue de sens ?
*
L’académicien Paul Valéry s’inquiète de la possible influence du disque et de la radio sur la littérature, qui redeviendrait orale. Dans une conférence qu’il fit publier.
*
Liberté, « mot à tout faire », selon l’académicien Paul Valéry. Il explique qu’on se dit libre tantôt quand on peut se livrer à une séduction tantôt quand on y résiste. La conclusion reste pourtant la même dans les deux cas ; pour résister à une séduction par ma volonté propre, il faut qu’aucune contrainte extérieure ne s’oppose à ce que je m’y livre. L’une et l’autre libertés recherchent donc le même état de liberté extérieure (politique).
*
L’opium a bien un pouvoir ou une vertu dormitive. C’est un jugement entièrement valable, parmi les autres jugements analytiques relatifs à l’opium.
*
Ce n’est point parce que les fonctionnaires votent à gauche qu’ils ont de la sympathie pour les prolétaires.
*
La tertiarisation de l’économie est une réatomisation du prolétariat. (En France, l’industrie représente en 2020 12 % du PIB, contre 20 % en Allemagne, l’agriculture entre 1 et 2 %, le tertiaire plus de 85 %.)
*
Le vide n’est pas vide, les étoiles fixes ne sont pas fixes, etc.
*
« Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. » C’est justement parce qu’il « ne peut pas » que l’homme mûr « sait », c’est-à-dire, s’il jouit d’une certaine situation matérielle, les femmes comprennent que ses faveurs matérielles ne seront pas cher payées (cher, c’est-à-dire par des rapports sexuels fréquents), qu’elles sont à prix cassé, et c’est pourquoi s’ouvrent à lui des perspectives nouvelles, en plus grand nombre que lorsque sa jeunesse rendait ses faveurs matérielles bien plus chères en termes de faveurs sexuelles.
*
Aucune philosophie ne peut rendre la vie désirable à l’intellect (la connaissance), cette vie, l’objet du désir aveugle de la volonté. La philosophie de Nietzsche se mord la queue.
Nietzsche a défendu les buts de l’espèce contre ceux de l’individu (sans les réconcilier : il avoue que l’homme qui vit le plus connaît les plus grandes souffrances), d’où l’incohérence de son hédonisme contre la « moraline ».
*
La métaphysique schopenhauerienne de l’amour découle du fixisme de Schopenhauer : l’amour vise la procréation du type le plus pur et le plus exact possible de l’espèce, une notion qui n’a guère de sens dans une conception transformiste.
*
La théorie de la monarchie de Schopenhauer est en contradiction avec sa morale. Dans la seconde, un désir satisfait en fait naître un autre. Dans la première, un roi se trouve dans la situation de ne plus rien souhaiter pour lui-même (et donc de pouvoir travailler au bien public), or c’est ce qu’il est impossible d’affirmer en vertu de la seconde, même l’homme qui aurait « tout, tout, tout » (Asturias) désirerait encore autre chose.
*
Le fondateur de la philosophie et premier utilisateur du mot n’est pas, selon Jamblique, le laid et plébéien Socrate mais le beau Pythagore de la noblesse de Samos. Que nous raconte donc Nietzsche ? – Et la philosophie de Pythagore est-elle si différente de celle de Socrate ou ne présente-t-elle pas au contraire les mêmes tendances « décadentes » que Nietzsche dénonce chez le laid et plébéien Socrate ?
*
Toujours selon Jamblique, Pythagore professait un enseignement ésotérique afin de ne pas faire comme les sophistes. Et son enseignement rendait ses élèves, sinon « sages », car il inventa le mot philosophie, du moins « parfaits ».
*
A-t-on jamais entendu un réalisateur de films dire quoi que ce soit d’intelligent ou de mémorable ?
*
Une belle apologie de la liberté dans le style bureaucratique.
*
Tocqueville nous dit que c’est dans les sociétés aristocratiques que les gens sont contents de leur sort – la figure du valet glorieux de la famille qu’il sert –, tandis que la démocratie est le régime où les gens sont insatisfaits. Le paradoxe est que, toujours selon Tocqueville, c’est dans les sociétés démocratiques que les révolutions sont le moins probables, en raison de l’individualisme de ces sociétés.
*
On entre en contact à l’école avec de grands esprits, dans les livres que l’on nous donne à lire. Comme le diplôme est le moyen de s’élever dans la société, on croit trouver dans les hautes sphères des esprits intelligents qui goûtent et comprennent ces grands esprits, vivent avec eux, mais il n’en est rien. Comment est-ce possible ?