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Philo 28 Heidegger : Une introduction au Gestellilla

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Un anarchisme tolérant envers la religion : Alain

Classiquement, c’est à la religion que l’éthique sert d’argument : la religion permet une éthique, entendue, de fait, comme utilité sociale. Mais l’éthique peut servir d’argument identique à l’irréligion : il faut prévenir les « massacres au nom du crucifix », cette paix civile suppose le matérialisme, voire le panurgisme.

Le panurgisme est du côté dominant : quand l’irréligion domine, elle est le panurgisme. C’est Alain qui disait que les curés étaient les libres penseurs de son temps.

De toute évidence, pour Alain, s’il y a un dogmatisme de la religion, il ne cède en rien à celui de l’irréligion quand cette dernière a le pouvoir ; la question se ramène donc à celle du pouvoir. Qui a du pouvoir tend à en abuser, en somme. Et quand la religion n’est pas une religion d’État, on ne pourrait même plus, si l’on développe un peu la pensée d’Alain, parler de dogmatisme à son égard : un curé, dans ce contexte, peut être libre penseur, ce n’est pas contradictoire. Aussi, quand nous disons que le panurgisme est du côté dominant, il faut entendre qu’il est du côté de l’État. Un État où alternent au gouvernement différents partis politiques est-il encore un État dans ce sens, dès lors que la politique conduite dépend du résultat des élections ? La réponse est évidente dans le cas français : l’insistance sur les « valeurs » intangibles est là pour rappeler tout ce qui ne saurait être remis en cause par la voie des élections, c’est-à-dire par une majorité qui aurait une tendance contraire à ces valeurs. Par ailleurs, le gouvernement est toujours plus ou moins supposé agir conformément à ces valeurs : c’est le désormais fameux « on ne peut pas employer les mots ‘violences policières’ dans un État de droit », alors que c’est évidemment en dictature qu’on ne peut pas employer ces mots.

Dire, à l’intérieur d’un État laïc comme la République française, que le panurgisme est du côté des religions, c’est donc ressortir le discours officiel, s’inscrire dans les valeurs de la laïcité (laïcité, qui plus est, « à la française », particulièrement intolérante pour toute forme d’expression de l’appartenance religieuse). Or, l’État étant par définition dominant, c’est le discours dominant, où nous situons le panurgisme. Dans cette vue, le dogmatisme religieux n’est, certes, pas considéré comme une qualité intrinsèque. Il ne nous paraît pas choquant que les enfants soient élevés dans la religion de leurs parents, et que les membres de telle ou telle religion l’aient tous plus ou moins reçue sans examen de leur éducation ne nous choque pas plus que quand, dans d’autres familles, on est laïcard ou communiste de père en fils, ou quand Brassens explique son anarchisme par le fait qu’il suit les traces de son père. Pour un observateur indifférent au contenu de ces diverses opinions, on a dans tous ces cas-là de bons fils de famille. Et si, par exemple, l’idée qui se transmet de père en fils est qu’il faut abolir la famille et le patriarcat, eh bien nous n’avons aucune raison non plus de vouloir mettre ces gens en accord avec leurs propres opinions, cela relève de leur conscience (nous n’interdisons pas non plus de promouvoir la dictature du prolétariat et son organisation militaire comme moyen de la liberté). En faisant de la pensée d’Alain une maxime universelle, on aboutit à l’anarchisme puisqu’il faut être contre l’État quel qu’il soit.

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Sur ce qu’est « une simple idée » pour Kant

Selon Kant, la science positive reposant sur l’induction (généralisation) n’offre que des « analogues de certitude » qui n’ont et ne peuvent avoir le caractère apodictique de la connaissance a priori. Par ailleurs, l’induction se produit dans une synthèse infinie ; c’est ce qu’on appelle la connaissance « cumulative » de la science mais c’est une feuille de vigne, cette connaissance est seulement incomplète et sa complétude une impossibilité. Par ailleurs, elle n’est même pas « asymptotique », comme l’affirment certains matérialistes (Lénine dans son seul ouvrage de philosophie) car on « n’approche » jamais de quoi que ce soit. Il n’y a donc, même, aucun progrès de civilisation fondé sur ces connaissances. Nous ne pensons pas qu’un matérialisme se laisse fonder sur autre chose.

L’idée régulatrice de type kantien est, par exemple, le monde. Le monde est une simple idée (eine bloße Idee), à savoir une idée régulatrice (qu’en français on traduit ordinairement par « Idée » avec une majuscule). Une simple Idée. Car ce « simple » n’a pas exactement une nuance diminutive ou privative, l’expression ne veut pas exactement dire que le monde est seulement une idée, bien que le monde soit seulement une idée car on ne perçoit pas le monde comme totalité avec ses sens et que c’est donc une simple idée : comme nous ne pouvons connaître le monde en tant que totalité autrement que comme une idée et que cette idée est impliquée dans toutes nos perceptions, cette idée est aussi réelle que le réel que nous percevons par nos sens, ainsi n’est-ce pas seulement une idée dans le sens de quelque chose de diminutif par rapport aux choses réelles. Les autres idées régulatrices ayant la même nature, la même fonction et la même réalité que le monde sont, pour Kant, l’âme humaine, la liberté humaine et Dieu.

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Heidegger : Une introduction au Gestellilla

Il existe au moins un matérialisme pour lequel il ne paraît guère possible de dire qu’il n’y a pas d’inconditionné, le marxisme, et cet inconditionné est le mouvement dialectique qui conduit à la fin de l’histoire au sein de la société communiste. Dans sa généalogie, la fin de l’histoire marxiste remonte à Hegel, qui avait besoin de cette notion pour le savoir absolu : le savoir absolu est celui que l’on trouve à la fin de l’histoire, selon Hegel. Quand l’humanité atteint le savoir absolu, elle atteint la fin de l’histoire ; et, en effet, on ne voit pas comment une fin de l’histoire serait possible tant qu’il reste de l’inconnu dont la découverte pourrait modifier encore le cours de l’histoire. Le marxisme abandonne, semble-t-il, le savoir absolu mais maintient la fin de l’histoire, laquelle se prépare dans un mouvement dialectique inconditionné. Ce savoir inconditionné n’est pas un savoir absolu, Lénine parle de connaissance « asymptotique » ; il est vrai qu’il ne peut le dire de manière rigoureuse pour son propre Diamat (Dialektischer Materialismus), car si ce dernier était lui-même asymptotique, ou pour reprendre l’expression consacrée dans le cadre de la philosophie des sciences positives, « cumulatif », la praxis révolutionnaire globale qu’il promeut serait en contradiction avec l’espèce d’humilité épistémologique qu’on attend de pensées qui, en se présentant comme cumulatives et donc incomplètes, se décrivent par là-même aussi comme insusceptibles de guider la moindre praxis sur le fondement de leurs résultats. On a donc avec le marxisme une fin de l’histoire théorique qui ne serait pas en même temps un état de savoir absolu, ce qui, pour Hegel, n’aurait eu aucun sens, et je pense qu’il aurait donc cherché à mettre le marxisme sur ses pieds pour qu’il puisse marcher un peu plus dialectiquement.

Or la fin de l’histoire est la condition de tout concept de progrès, c’est-à-dire que notre scientisme lui-même se fonde, au moins implicitement, sur une idée de fin de l’histoire. Dans l’image asymptotique à laquelle recourt Lénine, la ligne vers laquelle tend l’asymptote est la fin de l’histoire : le paradoxe, c’est que Lénine prétend que cette fin de l’histoire va se produire, donc la ligne sera non pas seulement approchée mais atteinte. Nous atteindrons la fin de l’histoire tandis que l’asymptote de la connaissance continuera de progresser vers la connaissance absolue. Les nouvelles connaissances qui apparaîtront à partir de la fin de l’histoire (l’avènement du communisme) ne pourront avoir aucune incidence historique. S’agit-il encore de connaissances dans ce cas ? Qu’est-ce qui permettrait de le penser ? Une connaissance qui ne change rien à rien, est-ce une connaissance ou une frivolité ? La fin de l’histoire ne suppose-t-elle pas plutôt que toutes les réponses ont été apportées à toutes les questions ? Il faut croire avec Hegel que la fin de l’histoire est l’avènement du savoir absolu.

Chez Hegel, le mouvement dialectique est inconditionné. Dans le scientisme, c’est le mouvement de la science comme progrès qui est inconditionné. Qu’en est-il de cet inconditionné ? Le scientisme n’a aucun moyen propre de poser une fin de l’histoire car son fondement est la pure science empirique dont nul scientiste sérieux ne prétend qu’elle puisse parvenir à un état de complétude sous forme de savoir absolu. Ce « progrès » ne tend donc pas vers un absolu mais marche à l’infini sans tendre vers rien : il a beau marcher, il ne réduit jamais la distance qui reste à parcourir. Dès lors que cette idée simple semble tellement contraire au bon sens, il est certain que la pensée scientiste qui est la philosophie de ce siècle n’est rien d’autre qu’une marche vers la fin de l’histoire : la fin de l’histoire est ce qui légitime, quand on pose la question, la poursuite incessante des avantages comparatifs de la technique, en d’autres termes la course aux armements et au profit. Cette recherche d’avantages comparatifs est le pur marché de la théorie économique individualiste, dont l’idéologie est la science comme progrès (sous-entendu vers la fin de l’histoire). Le Gestell (Heidegger) cumulé dans cette course individualiste crée le « problème anthropique », en mode autodéfense avec la barrière de Melilla : c’est le Gestellilla.

Si l’on s’accorde sur le fait que le Gestell est le concept qui donne à « l’oubli de l’être » de la critique heideggérienne sa traduction la plus immédiate, alors le Gestell est le problème numéro un. Cette violence à l’être peut être décrite comme « le problème anthropique » [cf. Philo 23 : Le Dasein comme problème anthropique], l’homme comme problème, ou l’étant comme problème (au sens de menace et violence) pour l’être. Il ne s’agit pas seulement du fantasme de l’apocalypse atomique mais d’un ensemble de données concrètes qui ne se laissent plus ignorer. Quand on « oublie », quand on ignore quelque chose, et que l’on a en même temps le pouvoir d’agir, ce quelque chose est menacé par l’agir du « on ». Pour ce quelque chose, le Gestell est ce qui doit être détruit, si ce quelque chose veut continuer à l’oublier, à ne pas le voir. L’homme occidental a, de tous les hommes, la plus grande part, collective et individuelle, au problème anthropique. (C’est même sa fierté, pour Giorgia Meloni mais pas seulement ; Heidegger, dans son interview posthume au Spiegel, pense cependant que la réponse à l’oubli de l’être et au Gestell ne peut venir que de la pensée occidentale qui en est la principale responsable.)

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Existentialisme

Une « preuve » du matérialisme naïf, c’est assez souvent l’argument psychologique selon lequel la croyance en une vie après la mort est déterminée par la peur de la mort via l’attachement pathologique au moi ; l’individu non adepte de la sagesse ne pourrait supporter l’idée de la disparition de son moi et s’inventerait donc une vie après la mort, idée consolatrice. Un instinct de survie dévoyé. C’est comme si le grand sommeil qui nous attendrait tous selon le matérialiste devrait être si choquant que la pensée en serait plus affreuse qu’une éternité de tourments possible pour la foi religieuse. Le grand sommeil qui met fin à tous les échecs, à toutes les frustrations, à tous les tourments, à tout l’absurde possibles de cette vie est plus affreux que l’idée de l’enfer, selon les matérialistes, puisque l’enfer aurait été inventé précisément pour nous consoler du sommeil délectable qui nous attend tous. Une logique très singulière. Or ce qui disparaît avec la mort, ce pourrait être seulement l’horizon de la mort : à savoir, après la mort il y a la vie éternelle. Nous avons dans cette vie un horizon qui est la mort, c’est tout ce que nous savons.

Les épicuriens, à présent (cf. « Pour Épicure, à la source des matérialismes, le raisonnement est le suivant : la mort n’est pas à craindre car vous n’êtes plus lorsqu’elle est (et elle n’est pas tant que vous êtes). Il n’y a donc nulle raison de craindre la superstition de l’enfer selon les épicuriens. » F.T.), veulent-ils dire que nous sommes nés avec l’idée de l’enfer ? Si nous ne sommes pas nés avec cette idée, nous ne craignions pas la mort avant cette idée ; la superstition ne semble être qu’une explication pour soi de la peur de la mort, contre laquelle le raisonnement ne peut rien, de même qu’un raisonnement ne peut rien pour la santé. Il y a donc avant tout raisonnement un état, lequel se rend un compte de soi par une superstition selon les épicuriens, mais les épicuriens ne répondent par leur raisonnement qu’à cette dérivation de l’état, non à l’état lui-même. En outre, en répondant que l’on n’est plus quand la mort est, on peut convaincre ainsi un matérialiste qui craindrait la mort, mais si quelqu’un croit à l’enfer, il croit aussi qu’il sera toujours après la mort, comment peut-on donc penser répondre à cette personne par ledit raisonnement ? Pourquoi avoir peur de la mort puisque l’on n’est plus quand elle est : cela tombe sous le sens, oui, mais en quoi cette déduction est-elle de nature à calmer celui qui ne croit pas qu’après la mort il ne sera plus ? Et pourquoi un matérialiste aurait-il peur de la mort s’il doit s’endormir un jour et tous ses maux prendront fin, que l’on dût lui présenter un raisonnement contre la peur de la mort ? Ou bien on croit que tout est fini avec la mort, et alors qu’est-ce qui peut bien faire peur en elle, on se le demande, ou bien on croit qu’il pourrait y avoir quelque chose après la mort et alors on a peur (car on se demande ce qui nous attend). La seule façon de calmer une telle peur serait de prouver que la vie après la mort n’existe pas.

ii

Si la mouche n’est pas libre, est-ce que le moustique est libre ? Est-ce que la guêpe est libre ? Y a-t-il des espèces animales qui soient libres en dehors de l’homme, dont on dit qu’il est libre, et si oui, lesquelles ? Sinon, la liberté est-elle une qualité essentielle ou bien est-elle une différence peu significative, voire insignifiante ? Nous employons le terme « insignifiant » au sens banal de « sans conséquences (du point de vue considéré) ». Autrement dit, la liberté est-elle sans conséquences ? Cette question se pose car si la mouche n’est pas libre tandis que l’homme est libre, et que nous sommes le fruit de l’évolution naturelle, la conclusion est que la liberté est une qualité émergente au cours de l’histoire naturelle des espèces, qui ne met fondamentalement rien en cause dans le schéma naturel ; c’est donc une qualité sans conséquences et parler de liberté ou n’en point parler c’est du pareil au même, c’est-à-dire qu’en toute rigueur il ne faudrait pas en parler car c’est inutile. C’est la simple liberté au sens juridique, un moyen d’imputation de responsabilité pénale, ou au sens civil, « liberté, égalité, etc. », nullement un caractère ontologique. Le matérialisme étant le point de vue qui conteste qu’il y ait quoi que ce soit hors de la nature n’est nullement fondé à parler d’autre chose que des lois de la nature, la nature étant l’ensemble des phénomènes qui se produisent d’après des lois, physiques, chimiques, etc. C’est pourquoi la science n’a pas d’autre choix que d’être matérialiste. L’anthropologie est matérialiste et déterministe. L’existentialisme, avec sa liberté ontologique, n’est nullement matérialiste.

L’existentialisme évite d’ailleurs de prononcer le nom de Darwin : je ne le trouve ni chez Heidegger ni chez Sartre. Il faut un Teilhard de Chardin pour affirmer que la théorie de l’évolution est vraie en même temps que les dogmes de la religion chrétienne, mais son argument se résumant en somme au fait que les voies de Dieu sont impénétrables est à la limite de la philosophie. Je ne vois pas comment un existentialiste peut poser une liberté ontologique dans la théorie de l’évolution, si ce n’est par le même genre d’évitement (évitement dans le traitement) que Chardin : « Les voies de la matière sont impénétrables. » L’être de l’homme, dans la théorie de l’évolution, et celui du singe sont le même : si l’un est libre ontologiquement, l’autre l’est tout autant. Il n’y a pas de Dasein. Une éthique matérialiste est aussi une éthique pour les singes, c’est bien dommage qu’ils ne puissent la comprendre.

Il est par ailleurs fabuleux que des esprits se plaçant dans une philosophie de l’histoire linéaire écartent sans difficulté toute la philosophie qui commence au moyen âge mais font leur miel de philosophies antiques ; cela sent beaucoup son « école laïque et obligatoire ».

Pour l’idéalisme rigoureux, qui peut être un existentialisme au contraire du matérialisme, la théorie de l’évolution est une fiction. Au sein même de l’anthropologie philosophique, le modèle n’est pas non plus monolithique. Prenons le développement de la technique : la technique compense des limites biologiques, l’homme n’a pas d’armes naturelles suffisantes (crocs, griffes, masse corporelle…), il développe donc la technique, un point de vue popularisé par Arnold Gehlen. Or il est impossible de penser dans le cadre de la théorie darwinienne de l’évolution une espèce animale fixée dans un état de Mängelwesen (Gehlen) : aucune mutation conduisant à un Mängelwesen ou être de manques ne peut se fixer car cette mutation ne confère par définition aucun avantage dans la lutte pour la vie (si elle produit un manque, c’est une mutation désavantageuse) et ne peut donc se maintenir de façon à fixer une telle espèce. Aussi, et par voie de conséquence, la théorie de l’évolution de Gehlen diffère-t-elle significativement de la théorie darwinienne, et si cette dernière est la seule connue en France, la théorie de Gehlen est loin d’être inconnue en Allemagne.

On a suggéré le clinamen pour expliquer le Dasein dans le contexte de la théorie de l’évolution. Une absurdité. Tout d’abord, le clinamen est hors de toute vérification expérimentale. L’intérêt des Anciens, en particulier du Lycée, pour le réel sous l’aspect de la nature, c’est-à-dire les « sciences » naturelles des Anciens, sont ce que nous pouvons le moins retenir d’eux dans la mesure où leur science ignorait largement la méthode expérimentale. C’est une remarque générale qui n’exclut pas quelques résultats positifs d’observation. Sur le point particulier du clinamen, l’hypothèse en tant que telle n’est pas non plus admissible au sein d’une théorie empirique (contrairement à certaines autres hypothèses non vérifiées dans les sciences) dans la mesure où elle comporte en outre une contradiction aux fondements épistémologiques même de la méthode et de la Weltanschaaung scientifiques, à savoir qu’elle introduit le hasard contre les lois de la nature. C’est le mot « contre » qui est important : car les sciences font parfois appel au « hasard » statistique, qui n’est pas en réalité un hasard mais simplement une façon de traiter par agrégats des données malaisément isolables, comme le mouvement brownien des particules. Ce « hasard » ne produit rien d’exogène aux principes, tandis que c’est ce que fait le clinamen s’il doit expliquer une déviation non par rapport à une simple trajectoire, comme chez Epicure et Lucrèce, mais par rapport aux lois de l’évolution, comme si une mutation au sens de la théorie de l’évolution (une mutation qui, dans la théorie, est également dite due au « hasard » mais là encore ce n’est pas un hasard tel qu’une ontologie distincte puisse en résulter, c’est simplement qu’untel naîtra avec tel avantage ou, le plus souvent, défaut génétique naturel), mutation qui est certes une déviation par rapport à l’héritage génétique transmissible, comme si une telle mutation, dis-je, pouvait faire éclater l’unité de la nature et produire non pas un monstre (la nature en produit) mais un « surmonstre » ou supermonstre, le Dasein surnaturel. À cette proposition l’on ne peut qu’opposer une fin de non-recevoir, en vertu des principes mêmes de la méthode.

Le matérialisme antique se bornait à constater une différence entre « l’animal politique » et les autres (logos, prohaïresis) ; il ne l’expliquait pas. La théologie en a donné une explication dans et par l’idéalisme : en tant que tentative d’explication, c’était un progrès. La science moderne explique quant à elle qu’il n’y a aucune différence, aucune spécificité ontico-ontologique du Dasein, et ce non seulement contre l’idéalisme mais aussi contre le matérialisme antique. En posant un Dasein, le matérialisme contemporain est, par un tel archaïsme, à contrecourant du mouvement de la science et de sa philosophie dominante, tout en cherchant clandestinement à se présenter comme son digne représentant, alors qu’il est encore plus éloigné d’elle que les théoriciens du « dessein intelligent » qui essaient de faire quelque chose selon la méthode.

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« L’homme est appelé, aux infinis, aux possibles. Il ne s’agit pas de transcender l’être dans un devoir-être » (F.T.). Il s’agit bien plutôt de nier le vouloir-être. La négation du vouloir-vivre. Que l’homme soit appelé aux infinis n’a rien de réjouissant, malgré le côté un peu « réclame » de la formule. « L’homme est appelé aux infinis, Pinocchio ! » C’est comme si d’un coup de baguette magique on était transporté dans un magasin de bonbons où tout est gratuit, mais quand on a goûté de cinq ou six variétés de bonbons on est rassasié, on cherche la sortie et il n’y en a pas. Le rêve tourne au cauchemar. L’aveugle vouloir-être est entièrement conditionné en même temps qu’absurde. C’est pourquoi l’homme n’a même aucun instinct de survie, tout au plus un réflexe de survie : quand une voiture fait une embardée et va l’écraser, il saute de côté pour l’éviter, même quand il marche vers le pont d’où il veut se jeter pour mettre fin à ses jours. L’éthique, l’héroïsme de la sagesse, est le mépris de la mort et le mépris de la vie. Hegel en a donné une idée intéressante avec sa lutte à mort de pur prestige : celui qui craint pour sa vie, tous ceux qui veulent « bien vivre » sont réduits en esclavage.

EN

On Categories

To the question “May one speculate that aliens have different Categories?” the answer is: Absolutely not. Aliens, that is, extraterrestrial intelligent beings, are, if they exist, from other planets but from the same world, the same nature. That the same laws of nature apply across the universe means that thinking obeys the same categories across the universe. To talk of “some Categories or others” implies that categories are shaped by empirical conditions, which is empiricism. In our experience, in which alien contact may or may not occur, there can be no mind with other categories than those that are our mind. Mind differences with aliens would be of degree, and small degree differences can have colossal effects, as when Europeans conquered America, with the collapse of the advanced civilizations of Aztecs and Incas in the process, but minds endowed with different categories would live in a different nature; we can imagine as many natures or parallel universes as we want: as they cannot meet it is idle speculation, some kind of empirically colored metaphysics.

If categories are contingent, as some successors of Kant claim, they are contingent upon what? I fail to see how an answer to this question would not lead into naked empiricism. For the same reason, I do not understand how it would be “a difficult position to maintain” that categories are invariant, as categories cannot be but invariant: What difficulties does this create? Does biological evolution, for instance, transform the categories? The ground for such claims is empiricism and the idea that frameworks are only means to an end and that the end justifies the means–that is, the experimental (instrumental) method one uses in the empirical synthesis but which is uncongenial beyond this quantitative field, quantitative because ingrained in the continuous, infinite (and “infinitable”) synthesis of our experience and irrelevant because apriori truths are not contingent upon measures of empirical data on infinite scales.

A logical contradiction presupposes the categories, yet contradictions are hardly the end of the story for empiricists: Relativistic black holes have a so-called “singularity” at their center, namely a point of infinite density. A blatant contradiction, but is it a logical one? Action at a distance in Newtonian gravity is also a contradiction. These contradictions of empirical models are from the quod (the daß, Sein), but a logical contradiction would be from the quid (the was, Wesen), to speak like Schelling. Empiricists are quite comfortable with contradictions, at least daß- or quod-contradictions: An infinite value is manageable in mathematical equations and the fact that it describes an empirical quality is hardly a problem in this context. For them, categories are malleable, prima-facie violations a mere convenience. Hence the idea that categories are not absolute. In this sense they are not absolute, but also these models are not “truths”; same as the violations they make use of, they are sheer conveniences for going on in the empirical synthesis. As to a was- or quid-contradiction, I am not sure it makes sense to ask for one when one denies that the rules according to which there can be talk of contradictions in the first place, namely the categories, are not invariant. I am simply not sure, I am not positive about it.

What would these successors’ answer be to the question: Is the proposition that there exists a point of infinite density at the center of a black hole a logical contradiction? If it is a logical contradiction, how is it possible to go along with it in current astrophysics? (Same can be said with Newtonian gravity, its action at a distance being acknowledged as a “singularity,” the presence of which leaving room for relativistic improvements, which shows, by the way, that “relativisters” are ill-inspired to dogmatize as they are doing, given that their frame leaves itself wide open to the same objections.) If it is not a logical contradiction, how does one reconcile it with the intuitive notion that there is something amiss here, such that one is led to speak of a singularity? Yes, if it is not a logical contradiction, how does one explain the very fact that it is not? The no-contradiction possibility is explainable in Kantian terms. Mathematics are intuitive or intuitional, they construct their notions in the apriori forms of intuition (Anschauung) that are space (geometry) and time (algebra). Logics, on the other hand, lies on the side of the invariant Categories (of understanding–if that’s how one translates Verstand in English–as opposed to or beside intuition or Anschauung). Mathematical construction in pure intuition (reine Anschauung) allows for infinite values, whereas in the apriority of Categories infinity is problematic and Verstand cannot decide by itself (cf. antinomies), it needs the support of “Ideas” of Reason (Vernunft), Ideas such as the world (there is, according to this mere [bloße] Idea, such a thing as “the world,” as the totality of phenomena of our perceptions). Therefore, if one discards Kantian Critic as antiquated (the lowest form of rejection being that Kantism related to Newtonian physics and therefore “fell,” that is, has been superseded together with it) and explains, like Bertrand Russell, mathematics as purely logical operations, then one must claims infinite density, in the mathematical model, is either logical or not logical, and good luck with that, because if it is not logical then one runs into science and if it is logical then one runs into good, common sense.

“The world is a mere idea” needed the German “bloße” as expletive to make understand that there is no privative or diminutive nuance in this “mere,” it does not exactly mean that the world is only an idea, albeit it is only an idea because one cannot perceive the world as totality through one’s senses so it is only an idea, but as we cannot know the world as totality except as an idea and as the idea is implied in all our perceptions the idea is as real as anything real we perceive through our senses, so it is not only an idea in this sense, that is, an idea as something diminutive in relation to something real. Other ideas of the very same nature and function and reality are, according to Kant, human soul, human freedom, and God.

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The crisis of multilateralism in international affairs:
A foundational problem

The rule-of-law issue of multilateralism is a foundational problem that, undealt with, can only escalate over time. When multilateral agreements become the law of nations, adopted democratically in multilateral bodies where representants are nationally elected officials, in any case we have a law whose implementation lacks a designed executive power. What is the executive power of the multilateral system(s)? The answer exists in some cases (UN Security Council for UN-mandated security operations, for instance, or the European Commission in Brussels) but not in all; if an answer could be found in all cases, then we would have multilateral governments, that is, sovereignty transfers and the making of national states into federations’ states. (Therefore, a form of integration like the EU, where a federal formula is present with the subsidiarity principle, which makes the EU competent on several predefined affairs, should not be treated as the same system of multilateralism as international organizations where the federalist formula is not extant.) In some cases, the organizations’ administration, whose function is normally to manage the internal affairs of the organization only, may see itself called to be the executive power of the system (in national states the arm of the executive is the administration, but here is a self-articulated arm); this, even if it were only a perception, is likely to create a feeling of alienation among populations. The “Brussels technocrats.” Likewise, international courts suppose an international separation of powers, yet we have international courts but no definite international separation of powers, so these courts work on fragile grounds at best; it cannot be said they act according to a spirit of judicial independence since the partition of powers inside which they take place is not known.

As a matter of fact, they tend to combine powers that should not be in the same hands according to the theory, both prosecuting and judging. The issue is about the relatively new criminal courts, not the traditional settlement courts. An international criminal court, as far as it is both prosecuting and judging, is not a court but a combination of executive and judicial power. The International Criminal Court (ICC) in The Hague (Rome Statute of 2002) has an “Office of the Prosecutor.” It both prosecutes and judges, no matter how both activities are distinct inside the court’s structure. In a system of fair and independent justice, criminal prosecution is a prerogative of the executive, which brings cases to the courts as a result of police investigation and screening of complaints. One fails to see how the judgment of a “court” with its own prosecutor is not already made at the prosecution stage.

Philo 22 : Phénoménologie de l’au-delà

I
Phénoménologie de l’au-delà

Note préliminaire

Dans cet essai sont discutés deux systèmes, la transmigration, caractérisée par des successions de vies, et la résurrection, caractérisée par l’immortalité de la personne, une vie éternelle après la mort. L’essai complète notre Phénoménologie de l’immortalité, à Philosophie 21, dont la connaissance est souhaitable pour comprendre ce qui suit, notamment l’emploi de la notion de Sorge (préoccupation) comme principe de l’activité humaine.

Phénoménologie de l’au-delà

Le suicide n’est pas une question morale. Pour la transmigration, elle ne peut certes, dans l’ensemble, être autre que morale : la personne en sera punie car un karma s’attache à cet acte (ce qui ne va pas de soi dans le contexte même du système karmique, nous y reviendrons). Pour la résurrection, le même type d’argument contre le suicide peut exister : la personne en sera punie car c’est un péché. Mais nous disons que, pour la résurrection, cette considération est secondaire, si le suicide ne doit rien changer. Supposons que la personne se suicide pour mettre fin à son désespoir ou à des maux insupportables : elle se suicide pour y mettre fin mais, si la mort n’est pas la fin de tout, peut-elle savoir que son acte mettra fin à ses maux ? Selon notre phénoménologie, la personne sait que la mort n’est pas la fin de tout, que c’est la fin des fonctions naturelles et de la Sorge, et que la vie après la mort est un état immuable. La souffrance qu’elle espère quitter en mettant fin à ses jours peut donc au contraire devenir immuable : au lieu de mettre fin à ses souffrances, la personne est susceptible de les endurer éternellement. Même si sa souffrance est d’origine toute physique, elle est profonde puisque la personne n’est pas au-dessus d’elle, elle est pour le suicidaire d’une profondeur existentielle, ce désordre organique devient une « nature », un trait constitutif, c’est une souffrance définitionnelle : quelque chose qui se laisse penser comme consubstantiel au moi. Or c’est ce que je suis que je serai pour l’éternité après la mort. Que le dogme, dans ce cadre, ajoute une prohibition morale contre le suicide n’empêche pas qu’il pourrait s’en passer, tandis que, dans la transmigration, il faut un tel interdit car il ne se déduit pas logiquement du système. En effet, le suicide est une pure question de rapport à soi et, sauf conséquences dommageables pour autrui, par exemple pour des enfants dépendants de la personne – et plus la personne est entravée dans des liens de toute nature, plus son suicide peut en effet léser de parties ayant des droits sur elle –, en soi cet acte ne lèse aucun droit dans le monde. Il faut donc décréter qu’en soi l’acte est contre la morale si l’on souhaite bannir le suicide, car une personne peut autrement choisir de mettre fin à ses jours en sachant que ce qui se transmet d’une vie à l’autre dans la transmigration est du karma et non des souffrances. Sauf à dire que la personne renaît avec ses maux et ses infirmités dans tous les cas – et pas seulement en cas de suicide car c’est alors encore vouloir grever l’acte d’un karma, alors que le suicide est peut-être le seul acte qui soit intrinsèquement « a-karmique » (le karma s’attachant aux actes qui accroissent l’attachement au monde, l’acte volontaire de quitter le monde en est forcément dépourvu) –, la résurrection est des deux systèmes le seul où le suicide se laisse écarter sans nécessiter le principe moral, de manière purement phénoménologique. Ce qui précède est un défrichement du sujet et appelle quelques nuances (en particulier, c’est dans les systèmes de transmigration que l’on rencontre historiquement des cas de suicide rituel), nuances qui suivent.

On aura sans doute du mal à accepter notre conception du suicide si l’on considère que l’homme est inséré dans un réseau de relations, où sa disparition, par suicide ou autrement, crée forcément du dommage, de la perte ici ou là. Ce réseau de relations peut être en effet formalisé comme un ensemble de créances et dettes, et les situations de débiteur net sont susceptibles de caractériser le suicide comme manquement, comme « défaut de paiement » karmique. On notera tout d’abord – mais cela reste une simple observation – la tendance des systèmes légaux modernes à décriminaliser le suicide : cette criminalisation était cependant loin d’être absurde puisqu’elle reconnaissait que le suicidé se soustrayait à des devoirs. Si la dette financière d’un suicidé est encore due sur les biens qu’il laisse derrière lui, la dépénalisation du suicide revient en revanche à fermer les yeux sur les « dettes » non financières. La société ne reconnaît plus, ainsi, une dette de l’individu envers elle ni envers les parents, ce qui s’oppose à nombre de concepts traditionnels. Traditionnellement (mais peut-être est-ce une tradition dévoyée), l’enfant est toute sa vie débiteur de ses parents. De tels concepts nous donnent a priori tort sur la nécessité de décréter une faute morale sui generis dans le suicide, contre la logique du karma, encore que se donner la mort, même pour échapper à des obligations insoutenables, ne puisse jamais être considéré comme un acte d’attachement au monde, même si Schopenhauer défend, non sans raison, que cela peut être un acte d’attachement au moi (j’aime trop mon moi pour me laisser souffrir ; mais Schopenhauer ne condamne pas non plus toute forme de suicide).

Selon nous, le concept traditionnel de dette envers les parents est une erreur, car c’est de sa faute si quelqu’un se reproduit ; en élevant ses enfants, il ne fait donc que payer pour sa faute. Ce que nous disons plus loin (cf. ii) de l’animalité et de sa « finalité sans fin », dans la transmission génétique de génération en génération, étaiera ce point. Quant à la dette envers la société, c’est une pure fiction : seules les dettes contractées obligent. Là encore, l’évolution du droit, qui reconnaît plus largement l’objection de conscience, tend à confirmer ce point de vue, mais le droit reste marqué par son origine dans l’État et ne reconnaîtra vraisemblablement jamais l’objection de conscience de manière absolue. Association de défense collective de la propriété, qui implique le service des armes ou le maintien d’une armée permanente, l’État définit le citoyen en relation au principe de propriété garanti par l’État, mais le détachement ascétique du monde implique de renoncer à toute forme de possession, à l’idée même de possession. Que ce soit vivre en parasite, selon certaines pensées politiques, se conçoit si et seulement si n’existe aucun bien en ce monde dont la consommation serait permise à celui qui n’a rien, c’est-à-dire si toute la nature, si le monde entier est marqué du sceau de la propriété exclusive, privée ou d’ailleurs publique (appartenant à l’État ou à une autre collectivité publique et dont la jouissance est conditionnée par certaines contreparties). Or l’État, même s’il reconnaissait une entière vacuité de droit sur telle forêt, par exemple, à l’intérieur de ses frontières, considérerait encore que cette forêt sans propriétaire et hors propriété implique une contrepartie telle que le service des armes ou le maintien d’une armée pour la protection des frontières car un autre État pourrait toujours chercher à s’emparer de la forêt pour en faire sa propriété, c’est-à-dire une propriété. L’État, donc le droit, ne connaît pas la non-propriété (il n’y a d’ailleurs pas de mot pour ce que nous voulons exprimer) : le citoyen se définit par la propriété, même quand il en est dépourvu. Propriétaire, ne serait-ce que de la force de ses bras, il doit à l’État quelque chose pour la protection de sa propriété. Cette réflexion n’a d’autre but que d’expliquer cette forme de pensée que nous avons qualifiée de traditionnelle et qui pose une dette de l’individu envers la société. Même en admettant le raisonnement, on voit que cette dette est en fait un paiement contre service, et dès lors que le suicidé renonce au service en mettant fin à ses jours il éteint sa « dette » en même temps : en renonçant à sa propriété avec sa vie (et il ne peut renoncer à toute propriété qu’avec la vie), il renonce au service de l’État, lequel lui était « accordé » en dehors de la moindre contractation, de façon qu’il peut y renoncer en dehors de toute formalité, et son acte ne le grève d’aucun karma.

La personne humaine est insérée dans un réseau d’obligations morales, mais toute dette purgée dans le détachement ascétique du monde, le suicide peut alors être considéré en soi, c’est-à-dire comme acte a-karmique dont la réalisation n’entraîne aucune conséquence en métempsycose. La Sorge, dans ces conditions, peut chercher le détachement du monde comme prémisse au suicide. Les exemples de cette forme d’ascétisme, dont le but n’est autre que la mort volontaire, existent : prayopavesa dans l’hindouisme, santhara (ou sallekhana) dans le jaïnisme, et les techniques d’automomification du bouddhisme shingon japonais. Outre le conflit de ces pratiques avec la législation (le suicide était interdit en Inde jusqu’en 2017 et le suicide rituel l’est au Japon en tant que suicide assisté), les modalités de leur codification religieuse témoignent de leur caractère dérogatoire par rapport à une proscription morale générale du suicide au sein des religions en question.

Dans le cas de tels suicides rituels, on peut considérer que la Sorge agit en cohérence avec des notions purement phénoménologiques. Or nous avons affirmé que seule l’idée de vie éternelle dispensait de recourir au principe moral contre le suicide et permettait une phénoménologie pure. Il nous faut donc approfondir ce point. Quand la Sorge renonce au suicide par cohérence logique plutôt qu’en vue de la moralité, elle le fait dans une situation où le suicide apparaît comme une solution dans une pensée suicidaire, c’est-à-dire qu’elle écarte par le raisonnement (abstrait et donc libre en partie de l’obsession suicidaire, nous y revenons plus loin) un choix qui se présente d’abord comme souhaitable. Elle l’écarte avec le raisonnement que nous avons identifié et qui conclut à la vie éternelle, donc à l’impossibilité de disparaître dans le grand sommeil. Le choix délibéré du suicide est alors impossible. Dans le cas de l’ascète que nous avons décrit, l’extinction est seulement possible : il se peut que l’ascète y parvienne mais ce n’est pas garanti. L’ascète est donc plus ou moins dans la même situation que le suicidaire souffrant, qui peut lui aussi espérer, sans garantie, que sa souffrance disparaîtra dans la vie éternelle. Or, dans le cas de ce dernier, le suicide est logiquement impossible car le risque de la mort est une souffrance éternelle. Dans le cas de l’ascète de la transmigration, le risque est seulement de vivre une nouvelle vie, où l’opération pourra se retenter : là encore, le choix du suicide peut donc découler des seules options « théoriques », avec cependant une part de subjectivité dans l’évaluation des enjeux et le « calcul » des probabilités. Mais la pensée de l’ascète n’est pas suicidaire et c’est en réalité seulement sa préconception de la transmigration qui le pousse au suicide logique, que pour cette raison nous devons plutôt appeler « logique ». Si bien qu’en phénoménologie pure la résurrection conserve la supériorité, car elle écarte le suicide logique, en toute connaissance des options, tandis que l’ascète de la transmigration recourt au suicide « logique », et ne le peut qu’en ignorant la résurrection (si c’est sciemment, cela se fait selon des arguments que nous reconnaissons ignorer à ce stade). En outre, la nature de l’enjeu rendant le suicide possible conduit à un calcul des probabilités où, nous l’avons souligné, intervient la subjectivité : c’est une autre façon de rendre la phénoménologie impure. En visant l’extinction dans le nirvana, l’ascète ne peut se passer d’un calcul, il doit évaluer si toutes les conditions sont remplies pour le nirvana : sa subjectivité intervient pour mesurer son avancement, le risque que toutes les conditions ne soient pas remplies et celui concomitant d’une nouvelle vie après la mort, et quelle vie.

Les mécanismes phénoménologiques de la résurrection ne font quant à eux appel à nulle subjectivité. Il paraît en effet strictement impossible de croire à la résurrection et de se suicider logiquement. Même s’il est possible que je souffre éternellement après la mort que je me suicide ou non, même si je ne sais pas, dans une pure phénoménologie, si mon suicide doit produire cette souffrance éternelle ou non, et même si ma souffrance dans cette vie est abominable, un calcul subjectif des probabilités est paralysé par l’enjeu de l’éternité : je ne peux qu’attendre le moment prescrit pour ma mort. Que serait en effet un tel calcul ? Je me dirais : « La mort que j’appelle de mes vœux, car je souffre trop dans cette vie, c’est une chance sur deux de souffrir pour l’éternité, tentons le coup » ? Quelle apparence de réalité ce raisonnement peut-il avoir ? Si « je souffre trop dans cette vie », je vois aussi que me manque la force de souffrir pour l’éternité, et je ne puis donc tenter cette chance. Je ne peux vouloir me suicider logiquement que si je suis convaincu de mettre fin à ma souffrance avec ma mort, que si je crois au grand sommeil. Que certains paris soient illogiques, et que l’on puisse se charger d’une peine plus grande par la faiblesse de ne pouvoir supporter une peine présente, c’est certain, mais un suicide par faiblesse n’est pas non plus ce que nous appelons un suicide logique, et en l’occurrence un tel suicide résulte d’une abolition du discernement sous l’effet de la souffrance, phénomène qui rend selon nous la proscription morale du suicide inutile, si la phénoménologie de la résurrection n’a pas suffi à le prévenir. – N’est-ce pas dire qu’il y a de la subjectivité là aussi ? La saine raison peut être dite subjective au même titre que la raison altérée : ce sont les deux subjectivités en présence dans ce pari, dans le cadre de la résurrection, c’est-à-dire que l’on peut à peine parler de subjectivité et qu’il s’agit bien plutôt d’objectivité d’une part et d’objectivité abolie d’autre part, tandis que les calculs de l’ascète de la transmigration peuvent relever d’une même raison saine et néanmoins varier à l’infini selon la subjectivité.

Enfin, la transmigration présente une difficulté logique, laquelle n’a pas échappé à ses penseurs mais dont les différentes solutions présentent à nos yeux (à ce stade) un caractère d’arguties. C’est le cas par exemple des doctrines des différentes écoles du bouddhisme qui ont tenté d’expliquer ce qui transmigre dès lors que le moi n’existe pas, étant une illusion résultant de la composition des « cinq agrégats ». Si la mort est une dissolution d’agrégats, comment une recomposition dans une vie nouvelle peut-elle être le même moi (illusoire) ? Une telle dissolution et recomposition ressemble bien plutôt à ce que décrit dans le vivant le matérialisme pur comme processus chimico-organique. Même si les autres écoles de la transmigration n’ont pas le caractère matérialiste prononcé du bouddhisme, la même difficulté se présente : qu’est-ce qui transmigre ? Je n’ai aucune connaissance de mes vies passées et si j’en avais connaissance ce ne seraient que des histoires pouvant à peine me toucher. Dès lors, on ne comprend même pas que l’on soit autre chose que complètement indifférent à ce que doit être notre prochaine vie. Si je fais le mal, je serai réincarné en cochon : et alors ? Je pense que le cochon que je serai ne se souviendra pas plus du moi que je suis que je ne me souviens du moi que j’étais. J’étais peut-être un être céleste, un gandharva, dans ma précédente existence, et me voilà bien déchu, mais est-ce que je souffre ici et maintenant d’avoir été un gandharva et de ne plus être qu’un homme ? Toute souffrance morale devrait donc s’imputer à un déclassement de ce genre ? Par ailleurs, si je suis réincarné en insecte dépourvu de libre arbitre, ce sont, on le sait, les actions des autres qui doivent m’en retirer, par la réversion des mérites. Ces difficultés (pour ne pas dire absurdités) et d’autres encore laissent penser que ces systèmes ont au fond deux objectifs : 1/ écarter la garantie absolue du grand sommeil à la mort de l’individu au profit d’une garantie conditionnelle (et ce à des fins hypothétiques de moralité, bien que nous venions d’indiquer la fragilité d’un tel instrument) 2/ en repoussant l’idée d’éternité, sans doute trop redoutable.

Quelque 250 personnes chaque année en Inde mettraient fin à leur jour par santhara (également appelé sallekhana), chez les Jaïns. Le processus, parfois long, est conçu comme un moyen d’annuler du karma. L’Inde a dépénalisé le suicide en 2017, après que la Cour suprême indienne eut cassé en 2015 un jugement de la justice provinciale du Rajasthan déclarant le santhara illégal.

N.B. Le développement de la technique médicale permettant le maintien en vie des personnes dans un état de délabrement physique de plus en plus avancé, voire réduites à l’état végétatif, crée de nos jours un problème de masse de la fin de vie dont la solution, devant ces millions de mourants perpétuels, appelle le suicide assisté. Ce problème de masse trouve une solution bureaucratique. C’est le progrès.

ii

Nous ne pensons pas que la conséquence de cette phénoménologie de l’au-delà serait qu’il vaut mieux mourir jeune et en bonne santé car alors on ne risquerait pas d’emporter dans l’au-delà un moi souffrant. Plus la personne avance en âge et plus elle est soumise aux désordres physiques causés par la sénescence des cellules corporelles, mais nous avons parlé de souffrance définitionnelle pour le suicidaire, qui montre par son suicide que sa souffrance est définitionnelle. Il y a (encore) des personnes âgées qui meurent dans leur lit dans la plus grande tranquillité.

Si, à présent, le suicide ne se laisse écarter ni par une proscription morale ni par la phénoménologie descriptive, il ne faut pas croire que l’instinct de survie soit suffisant contre cet acte, puisque la Sorge y voit un terme, et que ce terme prend alors, les autres voies d’interprétation écartées, le sens de but, et qu’elle a les moyens de l’atteindre par le suicide. Ce qui la retient en fait, en dehors de la possibilité des dogmes précités, c’est qu’elle se donne un terme dans l’histoire, à savoir que l’instinct de reproduction s’élabore comme instrument de progrès historique. Ainsi que nous l’avons dit (Phil. 21), notre réflexion phénoménologique a commencé avec la réfutation du progrès historique, c’est-à-dire de l’histoire. La Sorge a son terme dans la mort ; si ce terme unique n’est pas associé à un but dans le monde ou après la mort, le but de la Sorge ne peut être que son terme, c’est-à-dire que mourir devient son but.

Dans le monde la Sorge se donne pour but le progrès. Or le progrès n’existe pas. Peut-on, dès lors, si l’on admet que le progrès n’existe pas, affirmer que nous avons simplement dissipé une illusion que l’homme se donnait, dans la culture, pour couvrir la véritable et la seule motivation, naturelle, de sa conduite, dictée par l’instinct de reproduction (et de paternité car les enfants doivent être élevés pour survivre). Ce point de vue est celui de la psychologie évolutionniste, nom donné à l’application à l’espèce humaine des résultats du darwinisme génétique. L’homme forme une société animale qui fonctionne pour l’essentiel sur le même modèle que les autres sociétés animales, lesquelles, comme tout dans le monde animal, sont structurées autour de la finalité sans fin de la transmission génétique de génération en génération. La science a démystifié les constructions et dérivations culturelles par lesquelles l’homme se représentait sa conduite : il s’agit seulement de se reproduire et d’élever des enfants dans le cadre de cette société animale qui est la nôtre, une société où par ailleurs les productions symboliques culturelles, fondées notamment dans le langage, occupent une place plus importante – mais nullement essentielle – que chez nos cousins les singes. La Sorge a donc pour but d’être un singe. Elle se représente son activité rationnelle comme une forme d’autocontrainte, une véritable critique de la raison au sens kantien, le cerveau humain produisant ces dérivations culturelles mystificatrices qui nous empêchent de reconnaître notre animalité et celle de la société ou ne permettent pas de leur conférer la centralité adéquate.

Le non-dit d’une telle conception, c’est que cette animalité est toujours, dans le discours scientifique qui la dévoile, intégrée dans une historicité dont nous n’avons aucun autre exemple dans le monde animal. Le discours scientifique ne rejette pas, contrairement à nous, cette historicité puisqu’au contraire il la fonde : la science est le progrès lui-même. La question est rapidement évacuée par la spécificité culturelle de l’homme, que l’on s’empresse de reconnaître, mais on ne la reconnaît pas comme centrale et c’est bien le problème : si cette « culturalité » où se fonde l’historicité est centrale, l’animalité ne l’est pas, mais que l’animalité soit centrale c’est ce que le discours scientifique nous enjoint de reconnaître. On parvient alors au compromis suivant : l’animalité est devenue culturelle mais ce n’est pas un passage de l’animalité à la culturalité-historicité, nous avons bien plutôt affaire à une animalité « culturalisée », et l’on peut de cette façon maintenir la centralité de l’animalité dans l’homme. La Sorge a donc pour terme le progrès historique : c’est tout ce qu’on peut tirer du consensus scientifique, en particulier des sciences du vivant. Ces sciences ne peuvent rien dire contre la fin de l’histoire. L’humanité, à l’encontre de tout ce que nous savons de la nature, va vers une fin de l’histoire. Contre tout ce que nous savons de la nature, le consensus des sciences naturelles postule le progrès historique. Et quand ce même consensus, cette véritable philosophie de notre temps, affirme que l’histoire est une « évolution » sur le modèle de l’évolution naturelle, elle nie ses propres prémisses, à savoir l’évolution naturelle sans progrès directeur et la culturalité en tant que science, cumulative vers une totalité, ce que nous nions quant à nous, la considérant seulement comme incrémentale à l’infini – c’est-à-dire que, oui, l’évolution culturelle est comme l’évolution naturelle : aucunement un progrès. La seule façon pour la science d’imposer la centralité de l’animalité serait qu’elle se nie comme progrès, mais pas parce que nous trouverions que nous sommes plus évolués que les singes, seulement parce qu’en se posant comme progrès elle nie dans la réalité humaine la centralité de l’animalité, qui ne connaît ni le progrès ni l’histoire.

Quand on trouve des analogues du progrès dans les sociétés animales, par exemple quand des singes apprennent à se servir d’instruments et que cet usage se transmet de génération en génération par un apprentissage, on doit parler de culture. Les singes, et peut-être d’autres espèces, peuvent apprendre une technique, avoir une culture. Cela peut et sans doute doit conduire à des révisions de la délimitation des frontières entre nature et culture mais ces révisions ne peuvent en rien – même si cela nous contraignait à en modifier l’exposé  – affecter le fond de notre phénoménologie, pour la simple et bonne raison que nous ne reconnaissons pas ces frontières. Dans la mesure où nous nions le progrès, celui-ci ne peut servir selon nous de critère discriminant entre nature et culture. Si la science corrige son erreur, elle ne fera que nous donner raison. – Du reste, on sait, du point de vue évolutionniste, que ce n’est pas ce genre d’apprentissage et de culture qui conduira nos cousins les singes, même si nous les laissions entièrement libres d’agir en nous faisant discrets, en cessant d’empiéter sur leurs milieux, à devenir des hommes, car cela appelle une mutation.

La spécificité de la société humaine n’est pas le progrès, ni une culturalité enracinée dans l’animalité, mais une Sorge consciente agissant d’après la représentation de ses fins et trouvant son terme dans la mort individuelle, dont elle a en permanence la représentation. Cette forme d’existence ne s’inscrit pas dans une culturalité évoluée de l’animalité, c’est quelque chose qui se trouve au milieu de cette culture et animalité.

Enfin, une remarque sur le choix existentiel du non-métaphysique dans le contexte des « progrès » de la médecine : nous allons vers un état de la société où le suicide, assisté ou non, sera la fin normale de la vie humaine. En effet, si nous croyons à un terme de la Sorge dans le monde, ce terme se fonde sur l’animalité de l’homme, sur ses fins naturelles (interprétées comme le moyen du progrès historique). Ces fins naturelles sont atteintes avant la mort de l’individu : sa période de fertilité est limitée dans le temps, de même que la période, un peu plus étendue, où il peut être utile à la génération suivante. Passée cette limite, la même finalité plaide au contraire pour la mort de l’individu puisqu’il devient une charge à la génération que sa Sorge avait pour but d’assister. En outre, les progrès de la médecine conduisent de plus en plus d’individus à l’extrême vieillesse et à la dépendance : c’est le problème de masse de la fin de vie que nous avons évoqué. Le sentiment d’inutilité du vieillard dont la Sorge avait son terme dans le monde produit nécessairement la pensée du suicide, si le processus de sénescence physique et ses maux inhérents n’y suffisaient pas. Ceux qui ne procèderont pas à ce suicide eux-mêmes seront « assistés » par un corps social partageant les convictions ici décrites au sujet des fins naturelles de l’homme.

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II

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On ne peut être à la fois dans la nature et dans l’histoire. L’humanité progresse en tant qu’elle est dans l’histoire et ne progresse pas en tant qu’elle est dans la nature. L’humanité progresse et ne progresse pas : sans doute elle ira loin.

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La politique de confiscation de la fortune des riches est ce qui rendait si libres les cités grecques. – Mais aux yeux de Marx, et depuis ce dernier, la ploutophobie passe pour du nihilisme.

(L’économie des cités grecques reposait certes sur le travail des esclaves, un peu comme l’économie de nos sociétés repose sur le travail des clandestins. Le droit applicable à ces travailleurs clandestins est très exactement, en raison de ses non-sens, un non-droit.)

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À l’origine, l’homme libre était celui qui possédait des esclaves. Qu’il y ait eu, par la suite, des hommes libres ne possédant point d’esclaves était une décadence : cette nouvelle sorte d’hommes libres n’avaient plus qu’un ersatz de liberté.

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L’erreur des programmes de stérilisation fut de s’appliquer aux populations pauvres : ils devaient se heurter à l’opposition des gens. Mais un programme de stérilisation des riches ne pourrait que recueillir l’assentiment de la majorité.

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Quand un riche pleure, tant de pauvres se réjouissent que l’humanité s’en porte mieux dans l’ensemble.

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Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Quand un riche pleure, combien de pauvres rient ?

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L’argent a sur nous tant de pouvoir qu’en voyant un riche j’oublie ses qualités.

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L’intelligentsia est de gauche parce que c’est là que les riches payent le plus.

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D’« Élections piège à c*** » à « Les circonstances imposent de voter pour François Mitterrand » : ça se lisait sur son visage.

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Dans quelle mesure Heidegger dit-il dans une langue originale des platitudes ? Par exemple, quand il parle de la conscience (Gewissen), il distingue sa propre conception non pas de celle des autres philosophes mais de ce qu’elle est pour « le vulgaire », à savoir mauvaise conscience, avertissement, etc. (Sein und Zeit §59). Si bien que, même si, sur un tel fondement, on trouve originale la pensée de Heidegger, elle ne l’est que vis-à-vis de la pensée vulgaire et non de la philosophie.

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La question de l’existentialisme est : Qu’est-ce que je peux être dans un troupeau démocratique ? Sa mise au rancart du sujet pensant, du cogito au profit d’une liberté qui s’autodétermine, du je cogitant au profit d’un je agissant – agissant pour être ! –, c’est la philosophie d’un temps de dépersonnalisation qui recherche son antidote. Doit agir pour être l’individu absorbé dans un troupeau ; autrement on est sans avoir besoin d’agir et l’on n’agit que pour développer son être. Dans le troupeau, penser n’a aucune vertu d’être.

La trajectoire des grands noms de ce courant confirme le point de vue. Sartre se rattache au communisme (le communisme comme moyen contre le troupeau), Heidegger au national-socialisme. J’aurais tendance à placer Jaspers dans le cléricalisme mais cela demanderait des développements que je ne peux faire ici : simplement, Sartre l’appelait un « existentialiste chrétien » alors que Jaspers ne parle pas de Dieu mais seulement de la « transcendance ».

S’agissant de Heidegger, qui parle d’une « dictature » du « on » (Diktatur des Man : Sein und Zeit §27, où il ne fait qu’employer le mot en passant, mais les passages sur le Man rendent parfaitement claire la raison d’un tel emploi), comme son engagement national-socialiste est connu, on peut dire que pour lui, Heidegger, c’est : Hitler contre la dictature du « on ».

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Pour Heidegger, le temps des animaux, le temps du « Nur-Lebende », du « seulement vivant », est un problème en soi (Sein und Zeit §68, b : « Wie Reiz und Rührung der Sinne in einem Nur-Lebenden ontologisch zu umgrenzen sind, wie und wo überhaupt das Sein der Tiere zum Beispiel durch eine ,,Zeit’’ konstituiert wird, bleibt ein Problem für sich. ») Un problème en soi, c’est-à-dire une conception du temps en soi, donc deux conceptions du temps. C’est la même faiblesse que chez Hegel, dont nous avons vu (Le Hegel de Kojève x) que, quand il parle du temps humain, il escamote la notion pour ne plus parler que d’historicité. La remarque de Heidegger est clairement à propos, puisqu’il est impossible d’appliquer sa philosophie du temps à autre chose qu’à l’homme, ce qui, comme la conception du temps chez Hegel, est une forme de retour à la sophistique d’un Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose. » C’est en effet un tel retour que l’on opère quand on prend une notion jusque-là appliquée au tout dont fait partie l’homme pour ne l’appliquer qu’à ce dernier, même en affirmant ne point parler du temps au sens vulgaire et en forgeant alors un concept distinct de « temporalité » (Zeitlichkeit) censé présenter le temps de manière correcte et qui ne s’applique qu’au Dasein. C’est le Dasein qui devient la mesure du temps : « l’homme est la mesure de toute chose. » – Il n’en va pas de même lorsque Kant parle du temps comme d’une « forme de la subjectivité » humaine : même si dans ce cas le temps n’existe pas en soi, nous nous percevons en lui en tant qu’objets de connaissance possible de la même manière que nous percevons tous les objets de notre connaissance et il n’est par conséquent nul besoin d’appliquer un concept de temps différent selon que l’on prend l’homme comme objet de connaissance ou bien autre chose. L’homme phénoménal appartient au temps ainsi que le tout du monde phénoménal et c’est le tout du monde phénoménal qui, par ses lois, est la mesure de ce qui se trouve en lui. (Reste que l’homme phénoménal n’est pas le tout de l’homme, dans le kantisme, et que tout l’homme n’est pas au monde.)