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Philo 28 : Introduction au Gestellilla
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Un anarchisme tolérant envers la religion : Alain
Classiquement, c’est à la religion que l’éthique sert d’argument : la religion permet une éthique, entendue, de fait, comme utilité sociale. Mais l’éthique peut servir d’argument identique à l’irréligion : il faut prévenir les « massacres au nom du crucifix », cette paix civile suppose le matérialisme, voire le panurgisme.
Le panurgisme est du côté dominant : quand l’irréligion domine, elle est le panurgisme. C’est Alain qui disait que les curés étaient les libres penseurs de son temps.
De toute évidence, pour Alain, s’il y a un dogmatisme de la religion, il ne cède en rien à celui de l’irréligion quand cette dernière a le pouvoir ; la question se ramène donc à celle du pouvoir. Qui a du pouvoir tend à en abuser, en somme. Et quand la religion n’est pas une religion d’État, on ne pourrait même plus, si l’on développe un peu la pensée d’Alain, parler de dogmatisme à son égard : un curé, dans ce contexte, peut être libre penseur, ce n’est pas contradictoire. Aussi, quand nous disons que le panurgisme est du côté dominant, il faut entendre qu’il est du côté de l’État. Un État où alternent au gouvernement différents partis politiques est-il encore un État dans ce sens, dès lors que la politique conduite dépend du résultat des élections ? La réponse est évidente dans le cas français : l’insistance sur les « valeurs » intangibles est là pour rappeler tout ce qui ne saurait être remis en cause par la voie des élections, c’est-à-dire par une majorité qui aurait une tendance contraire à ces valeurs. Par ailleurs, le gouvernement est toujours plus ou moins supposé agir conformément à ces valeurs : c’est le désormais fameux « on ne peut pas employer les mots ‘violences policières’ dans un État de droit », alors que c’est évidemment en dictature qu’on ne peut pas employer ces mots.
Dire, à l’intérieur d’un État laïc comme la République française, que le panurgisme est du côté des religions, c’est donc ressortir le discours officiel, s’inscrire dans les valeurs de la laïcité (laïcité, qui plus est, « à la française », particulièrement intolérante pour toute forme d’expression de l’appartenance religieuse). Or, l’État étant par définition dominant, c’est le discours dominant, où nous situons le panurgisme. Dans cette vue, le dogmatisme religieux n’est, certes, pas considéré comme une qualité intrinsèque. Il ne nous paraît pas choquant que les enfants soient élevés dans la religion de leurs parents, et que les membres de telle ou telle religion l’aient tous plus ou moins reçue sans examen de leur éducation ne nous choque pas plus que quand, dans d’autres familles, on est laïcard ou communiste de père en fils, ou quand Brassens explique son anarchisme par le fait qu’il suit les traces de son père. Pour un observateur indifférent au contenu de ces diverses opinions, on a dans tous ces cas-là de bons fils de famille. Et si, par exemple, l’idée qui se transmet de père en fils est qu’il faut abolir la famille et le patriarcat, eh bien nous n’avons aucune raison non plus de vouloir mettre ces gens en accord avec leurs propres opinions, cela relève de leur conscience (nous n’interdisons pas non plus de promouvoir la dictature du prolétariat et son organisation militaire comme moyen de la liberté). En faisant de la pensée d’Alain une maxime universelle, on aboutit à l’anarchisme puisqu’il faut être contre l’État quel qu’il soit.
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Sur ce qu’est « une simple idée » pour Kant
Selon Kant, la science positive reposant sur l’induction (généralisation) n’offre que des « analogues de certitude » qui n’ont et ne peuvent avoir le caractère apodictique de la connaissance a priori. Par ailleurs, l’induction se produit dans une synthèse infinie ; c’est ce qu’on appelle la connaissance « cumulative » de la science mais c’est une feuille de vigne, cette connaissance est seulement incomplète et sa complétude une impossibilité. Par ailleurs, elle n’est même pas « asymptotique », comme l’affirment certains matérialistes (Lénine dans son seul ouvrage de philosophie) car on « n’approche » jamais de quoi que ce soit. Il n’y a donc, même, aucun progrès de civilisation fondé sur ces connaissances. Nous ne pensons pas qu’un matérialisme se laisse fonder sur autre chose.
L’idée régulatrice de type kantien est, par exemple, le monde. Le monde est une simple idée (eine bloße Idee), à savoir une idée régulatrice (qu’en français on traduit ordinairement par « Idée » avec une majuscule). Une simple Idée. Car ce « simple » n’a pas exactement une nuance diminutive ou privative, l’expression ne veut pas exactement dire que le monde est seulement une idée, bien que le monde soit seulement une idée car on ne perçoit pas le monde comme totalité avec ses sens et que c’est donc une simple idée : comme nous ne pouvons connaître le monde en tant que totalité autrement que comme une idée et que cette idée est impliquée dans toutes nos perceptions, cette idée est aussi réelle que le réel que nous percevons par nos sens, ainsi n’est-ce pas seulement une idée dans le sens de quelque chose de diminutif par rapport aux choses réelles. Les autres idées régulatrices ayant la même nature, la même fonction et la même réalité que le monde sont, pour Kant, l’âme humaine, la liberté humaine et Dieu.
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Introduction au Gestellilla
Il existe au moins un matérialisme pour lequel il ne paraît guère possible de dire qu’il n’y a pas d’inconditionné, le marxisme, et cet inconditionné est le mouvement dialectique qui conduit à la fin de l’histoire au sein de la société communiste. Dans sa généalogie, la fin de l’histoire marxiste remonte à Hegel, qui avait besoin de cette notion pour le savoir absolu : le savoir absolu est celui que l’on trouve à la fin de l’histoire, selon Hegel. Quand l’humanité atteint le savoir absolu, elle atteint la fin de l’histoire ; et, en effet, on ne voit pas comment une fin de l’histoire serait possible tant qu’il reste de l’inconnu dont la découverte pourrait modifier encore le cours de l’histoire. Le marxisme abandonne, semble-t-il, le savoir absolu mais maintient la fin de l’histoire, laquelle se prépare dans un mouvement dialectique inconditionné. Ce savoir inconditionné n’est pas un savoir absolu, Lénine parle de connaissance « asymptotique » ; il est vrai qu’il ne peut le dire de manière rigoureuse pour son propre Diamat (Dialektischer Materialismus), car si ce dernier était lui-même asymptotique, ou pour reprendre l’expression consacrée dans le cadre de la philosophie des sciences positives, « cumulatif », la praxis révolutionnaire globale qu’il promeut serait en contradiction avec l’espèce d’humilité épistémologique qu’on attend de pensées qui, en se présentant comme cumulatives et donc incomplètes, se décrivent par là-même aussi comme insusceptibles de guider la moindre praxis sur le fondement de leurs résultats. On a donc avec le marxisme une fin de l’histoire théorique qui ne serait pas en même temps un état de savoir absolu, ce qui, pour Hegel, n’aurait eu aucun sens, et je pense qu’il aurait donc cherché à mettre le marxisme sur ses pieds pour qu’il puisse marcher un peu plus dialectiquement.
Or la fin de l’histoire est la condition de tout concept de progrès, c’est-à-dire que notre scientisme lui-même se fonde, au moins implicitement, sur une idée de fin de l’histoire. Dans l’image asymptotique à laquelle recourt Lénine, la ligne vers laquelle tend l’asymptote est la fin de l’histoire : le paradoxe, c’est que Lénine prétend que cette fin de l’histoire va se produire, donc la ligne sera non pas seulement approchée mais atteinte. Nous atteindrons la fin de l’histoire tandis que l’asymptote de la connaissance continuera de progresser vers la connaissance absolue. Les nouvelles connaissances qui apparaîtront à partir de la fin de l’histoire (l’avènement du communisme) ne pourront avoir aucune incidence historique. S’agit-il encore de connaissances dans ce cas ? Qu’est-ce qui permettrait de le penser ? Une connaissance qui ne change rien à rien, est-ce une connaissance ou une frivolité ? La fin de l’histoire ne suppose-t-elle pas plutôt que toutes les réponses ont été apportées à toutes les questions ? Il faut croire avec Hegel que la fin de l’histoire est l’avènement du savoir absolu.
Chez Hegel, le mouvement dialectique est inconditionné. Dans le scientisme, c’est le mouvement de la science comme progrès qui est inconditionné. Qu’en est-il de cet inconditionné ? Le scientisme n’a aucun moyen propre de poser une fin de l’histoire car son fondement est la pure science empirique dont nul scientiste ne prétend qu’elle puisse parvenir à un état de complétude sous forme de savoir absolu. Ce « progrès » ne tend donc pas vers un absolu mais marche à l’infini sans tendre vers rien : il a beau marcher, il ne réduit jamais la distance qui reste à parcourir. Dès lors que cette idée simple semble tellement contraire au bon sens, il est certain que la pensée scientiste qui est la philosophie de ce siècle n’est rien d’autre qu’une marche vers la fin de l’histoire : la fin de l’histoire est ce qui légitime, quand on pose la question, la poursuite incessante des avantages comparatifs de la technique, en d’autres termes la course aux armements et au profit. Cette recherche d’avantages comparatifs est le pur marché de la théorie économique individualiste, dont l’idéologie est la science comme progrès (sous-entendu vers la fin de l’histoire). Le Gestell (Heidegger) cumulé dans cette course individualiste crée le « problème anthropique », en mode autodéfense avec la barrière de Melilla : c’est le Gestellilla.
Si l’on s’accorde sur le fait que le Gestell est le concept qui donne à « l’oubli de l’être » de la critique heideggérienne sa traduction la plus immédiate, alors le Gestell est le problème numéro un. Cette violence à l’être peut être décrite comme « le problème anthropique » [cf. Philo 23 : Le Dasein comme problème anthropique], l’homme comme problème, ou l’étant comme problème (au sens de menace et violence) pour l’être. Il ne s’agit pas seulement du fantasme de l’apocalypse atomique mais d’un ensemble de données concrètes qui ne se laissent plus ignorer. Quand on « oublie », quand on ignore quelque chose, et que l’on a en même temps le pouvoir d’agir, ce quelque chose est menacé par l’agir du « on ». Pour ce quelque chose, le Gestell est ce qui doit être détruit, s’il veut continuer à l’oublier, à ne pas le voir. L’homme occidental a, de tous les hommes, la plus grande part, collective et individuelle, au problème anthropique. (C’est même sa fierté, pour Giorgia Meloni mais pas seulement ; Heidegger, dans son interview posthume au Spiegel, pense cependant que la réponse à l’oubli de l’être et au Gestell ne peut venir que de la pensée occidentale qui en est la principale responsable.)
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Existentialisme
Une « preuve » du matérialisme naïf, c’est assez souvent l’argument psychologique selon lequel la croyance en une vie après la mort est déterminée par la peur de la mort via l’attachement pathologique au moi ; l’individu non adepte de la sagesse ne pourrait supporter l’idée de la disparition de son moi et s’inventerait donc une vie après la mort, idée consolatrice. Un instinct de survie dévoyé, en quelque sorte. C’est comme si le grand sommeil qui nous attendrait tous selon le matérialiste devrait être si choquant que la pensée en serait plus affreuse qu’une éternité de tourments possible pour la foi religieuse. Le grand sommeil qui met fin à tous les échecs, à toutes les frustrations, à tous les tourments, à tout l’absurde possibles de cette vie est plus affreux que l’idée de l’enfer, selon les matérialistes, puisque l’enfer aurait été inventé précisément pour nous consoler du sommeil délectable qui nous attend tous. Une logique très singulière. Or ce qui disparaît avec la mort, ce pourrait être seulement l’horizon de la mort : à savoir, après la mort il y a la vie éternelle. Nous avons dans cette vie un horizon qui est la mort, c’est tout ce que nous savons.
Les épicuriens, à présent (cf. « Pour Épicure, à la source des matérialismes, le raisonnement est le suivant : la mort n’est pas à craindre car vous n’êtes plus lorsqu’elle est (et elle n’est pas tant que vous êtes). Il n’y a donc nulle raison de craindre la superstition de l’enfer selon les épicuriens. » F.T.), veulent-ils dire que nous sommes nés avec l’idée de l’enfer ? Si nous ne sommes pas nés avec cette idée, nous n’avions pas peur de la mort avant cette idée ; la superstition ne semble être qu’une explication pour soi de la peur de la mort, contre laquelle le raisonnement ne peut rien, de même qu’un raisonnement ne peut rien pour la santé. Il y a donc avant tout raisonnement un état, lequel se rend un compte de soi par une superstition selon les épicuriens, mais les épicuriens ne répondent par leur raisonnement qu’à cette dérivation de l’état, non à l’état lui-même. En outre, en répondant que l’on n’est plus quand la mort est, on peut convaincre ainsi un matérialiste qui aurait peur de la mort, mais si quelqu’un croit à l’enfer, il croit aussi qu’il sera toujours après la mort, comment peut-on donc penser répondre à cette personne par ledit raisonnement ? Pourquoi avoir peur de la mort puisque l’on n’est plus quand elle est : cela tombe sous le sens, oui, mais en quoi cette déduction est-elle de nature à calmer celui qui ne croit pas qu’après la mort il ne sera plus ? Et pourquoi un matérialiste aurait-il peur de la mort s’il doit s’endormir un jour et tous ses maux prendront fin, que l’on dût lui présenter un raisonnement contre la peur de la mort ? Ou bien on croit que tout est fini avec la mort, et alors qu’est-ce qui peut bien faire peur en elle, on se le demande, ou bien on croit qu’il pourrait y avoir quelque chose après la mort et alors on a peur (car on se demande ce qui nous attend). La seule façon de calmer une telle peur serait de prouver que la vie après la mort n’existe pas.
ii
Si la mouche n’est pas libre, est-ce que le moustique est libre ? Est-ce que la guêpe est libre ? Y a-t-il des espèces animales qui soient libres en dehors de l’homme, dont on dit qu’il est libre, et si oui, lesquelles ? Sinon, la liberté est-elle une qualité essentielle, de sorte qu’elle contredirait la pensée selon laquelle « la différence ontico-ontologique est naturelle et non proprement humaine » (F.T.) ou bien est-ce une différence peu significative, voire insignifiante, de sorte que F.T. aurait raison de dire ce qu’il a dit ?
J’emploie le terme « insignifiant » au sens banal de « sans conséquences (du point de vue considéré) ». Autrement dit, la liberté est-elle sans conséquences ? Cette question se pose car si la mouche n’est pas libre tandis que l’homme est libre, et que nous sommes le fruit de l’évolution naturelle, la conclusion est que la liberté est une qualité émergente au cours de l’histoire naturelle des espèces, qui ne met fondamentalement rien en cause dans le schéma naturel ; c’est donc une qualité sans conséquences et parler de liberté ou n’en point parler c’est du pareil au même, c’est-à-dire qu’en toute rigueur il ne faudrait pas en parler car c’est inutile. C’est la simple liberté au sens juridique, un moyen d’imputation de responsabilité pénale, ou au sens civil, « liberté, égalité, etc. », nullement un caractère ontologique. Le matérialisme étant le point de vue qui conteste qu’il y ait quoi que ce soit hors de la nature n’est nullement fondé à parler d’autre chose que des lois de la nature, la nature étant l’ensemble des phénomènes qui se produisent d’après des lois, physiques, chimiques, etc. C’est pourquoi la science n’a pas d’autre choix que d’être matérialiste. L’anthropologie est matérialiste et déterministe. L’existentialisme, avec sa liberté ontologique, n’est nullement matérialiste.
L’existentialisme évite d’ailleurs de prononcer le nom de Darwin : je ne le trouve ni chez Heidegger ni chez Sartre. Il faut un Teilhard de Chardin pour affirmer que la théorie de l’évolution est vraie en même temps que les dogmes de la religion chrétienne, mais son argument se résumant en somme au fait que les voies de Dieu sont impénétrables est à la limite de la philosophie. Je ne vois pas comment un existentialiste peut poser une liberté ontologique dans la théorie de l’évolution, si ce n’est par le même genre d’évitement (évitement dans le traitement) que Chardin : « Les voies de la matière sont impénétrables. » L’être de l’homme, dans la théorie de l’évolution, et celui du singe sont le même : si l’un est libre ontologiquement, l’autre l’est tout autant. Il n’y a pas de Dasein. Une éthique matérialiste est aussi une éthique pour les singes, c’est bien dommage qu’ils ne puissent la comprendre.
Je trouve par ailleurs fabuleux que des esprits se plaçant dans une philosophie de l’histoire linéaire écartent sans difficulté toute la philosophie qui commence au moyen âge mais font leur miel de philosophies antiques ; cela sent beaucoup son « école laïque et obligatoire ».
Pour l’idéalisme rigoureux, qui peut être un existentialisme au contraire du matérialisme, la théorie de l’évolution est une fiction. Au sein même de l’anthropologie philosophique, le modèle n’est pas non plus monolithique. Prenons le développement de la technique : la technique compense des limites biologiques. L’homme n’a pas d’armes naturelles suffisantes (crocs, griffes, masse corporelle…), il développe donc la technique, un point de vue popularisé par Arnold Gehlen. Or il est impossible de penser dans le cadre de la théorie darwinienne de l’évolution une espèce animale fixée dans un état de Mängelwesen (Gehlen) : aucune mutation conduisant à un Mängelwesen ou être de manques ne peut se fixer car cette mutation ne confère par définition aucun avantage dans la lutte pour la vie (si elle produit un manque, c’est une mutation désavantageuse) et ne peut donc se maintenir de façon à fixer une telle espèce. Aussi, et par voie de conséquence, la théorie de l’évolution de Gehlen diffère-t-elle significativement de la théorie darwinienne, et si cette dernière est la seule connue en France, la théorie de Gehlen est loin d’être inconnue en Allemagne.
On a suggéré le clinamen pour expliquer le Dasein dans le contexte de la théorie de l’évolution. Une absurdité. Tout d’abord, le clinamen est hors de toute vérification expérimentale. L’intérêt des Anciens, en particulier du Lycée, pour le réel sous l’aspect de la nature, c’est-à-dire les « sciences » naturelles des Anciens, sont ce que nous pouvons le moins retenir d’eux dans la mesure où leur science ignorait largement la méthode expérimentale. C’est une remarque générale qui n’exclut pas quelques résultats positifs ici ou là. Sur le point particulier du clinamen, l’hypothèse en tant que telle n’est pas non plus admissible au sein d’une théorie empirique (contrairement à certaines autres hypothèses non vérifiées dans les sciences) dans la mesure où elle comporte en outre une contradiction aux fondements épistémologiques même de la méthode et de la Weltanschaaung scientifiques, à savoir qu’elle introduit le hasard contre les lois de la nature. C’est le mot « contre » qui est important : car les sciences font parfois appel au « hasard » statistique, qui n’est pas en réalité un hasard mais simplement une façon de traiter par agrégats des multitudes de données malaisément isolables, comme le mouvement brownien des particules. Ce « hasard » ne produit rien d’exogène aux principes, tandis que c’est ce que fait le clinamen s’il doit expliquer une déviation non par rapport à une simple trajectoire, comme chez Epicure et Lucrèce, mais par rapport aux lois de l’évolution, comme si une mutation au sens de la théorie de l’évolution (qui, dans la théorie, est également dite due au « hasard » mais là encore ce n’est pas un hasard tel qu’une ontologie distincte puisse en résulter, c’est simplement qu’untel naîtra avec tel avantage ou, le plus souvent, défaut génétique naturel), mutation qui est certes une déviation par rapport à l’héritage génétique transmissible, comme si une telle mutation, dis-je, pouvait faire éclater l’unité de la nature et produire non pas un monstre (la nature en produit) mais un « surmonstre » ou supermonstre, le Dasein surnaturel. À cette proposition l’on ne peut qu’opposer une fin de non-recevoir, en vertu des principes mêmes de la méthode.
Le matérialisme antique se bornait à constater une différence entre « l’animal politique » et les autres (logos, prohaïresis) ; il ne l’expliquait pas. La théologie en a donné une explication dans et par l’idéalisme : en tant que tentative d’explication, c’était un progrès. La science moderne explique quant à elle qu’il n’y a aucune différence, aucune spécificité ontico-ontologique du Dasein, et ce non seulement contre l’idéalisme mais aussi contre le matérialisme antique. En posant un Dasein, le matérialisme contemporain est, par un tel archaïsme, à contrecourant du mouvement de la science et de sa philosophie dominante, tout en cherchant clandestinement à se présenter comme son digne représentant, alors qu’il est encore plus éloigné d’elle que les théoriciens du « dessein intelligent » qui essaient de faire quelque chose selon la méthode.
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« L’homme est appelé, aux infinis, aux possibles. Il ne s’agit pas de transcender l’être dans un devoir-être » (F.T.). Il s’agit bien plutôt de nier le vouloir-être. La négation du vouloir-vivre. Que l’homme soit appelé aux infinis n’a rien de réjouissant, malgré le côté un peu « réclame » de la formule. « L’homme est appelé aux infinis, Pinocchio ! » C’est comme si d’un coup de baguette magique on était transporté dans un magasin de bonbons où tout est gratuit, mais quand on a goûté de cinq ou six variétés de bonbons on est rassasié, on cherche la sortie et il n’y en a pas. Le rêve tourne au cauchemar. L’aveugle vouloir-être est entièrement conditionné en même temps qu’absurde. C’est pourquoi l’homme n’a même aucun instinct de survie, tout au plus un réflexe de survie : quand une voiture fait une embardée et va l’écraser, il saute de côté pour l’éviter, même quand il marche vers le pont d’où il veut se jeter pour mettre fin à ses jours. L’éthique, l’héroïsme de la sagesse, est le mépris de la mort et le mépris de la vie. Hegel en a donné une idée intéressante avec sa lutte à mort de pur prestige : celui qui craint pour sa vie, tous ceux qui veulent « bien vivre » sont réduits en esclavage.
EN
On Categories
To the question “May one speculate that aliens have different Categories?” the answer is: Absolutely not. Aliens, that is, extraterrestrial intelligent beings, are, if they exist, from other planets but from the same world, the same nature. That the same laws of nature apply across the universe means that thinking obeys the same categories across the universe. To talk of “some Categories or others” implies that categories are shaped by empirical conditions, which is empiricism. In our experience, in which alien contact may or may not occur, there can be no mind with other categories than those that are our mind. Mind differences with aliens would be of degree, and small degree differences can have colossal effects, as when Europeans conquered America, with the collapse of the advanced civilizations of Aztecs and Incas in the process, but minds endowed with different categories would live in a different nature; we can imagine as many natures or parallel universes as we want: as they cannot meet it is idle speculation, some kind of empirically colored metaphysics.
If categories are contingent, as some successors of Kant claim, they are contingent upon what? I fail to see how an answer to this question would not lead into naked empiricism. For the same reason, I do not understand how it would be “a difficult position to maintain” that categories are invariant, as categories cannot be but invariant: What difficulties does this create? Does biological evolution, for instance, transform the categories? The ground for such claims is empiricism and the idea that frameworks are only means to an end and that the end justifies the means–that is, the experimental (instrumental) method one uses in the empirical synthesis but which is uncongenial beyond this quantitative field, quantitative because ingrained in the continuous, infinite (and “infinitable”) synthesis of our experience and irrelevant because apriori truths are not contingent upon measures of empirical data on infinite scales.
A logical contradiction presupposes the categories, yet contradictions are hardly the end of the story for empiricists: Relativistic black holes have a so-called “singularity” at their center, namely a point of infinite density. A blatant contradiction, but is it a logical one? Action at a distance in Newtonian gravity is also a contradiction. These contradictions of empirical models are from the quod (the daß, Sein), but a logical contradiction would be from the quid (the was, Wesen), to speak like Schelling. Empiricists are quite comfortable with contradictions, at least daß- or quod-contradictions: An infinite value is manageable in mathematical equations and the fact that it describes an empirical quality is hardly a problem in this context. For them, categories are malleable, prima-facie violations a mere convenience. Hence the idea that categories are not absolute. In this sense they are not absolute, but also these models are not “truths”; same as the violations they make use of, they are sheer conveniences for going on in the empirical synthesis. As to a was- or quid-contradiction, I am not sure it makes sense to ask for one when one denies that the rules according to which there can be talk of contradictions in the first place, namely the categories, are not invariant. I am simply not sure, I am not positive about it.
What would these successors’ answer be to the question: Is the proposition that there exists a point of infinite density at the center of a black hole a logical contradiction? If it is a logical contradiction, how is it possible to go along with it in current astrophysics? (Same can be said with Newtonian gravity, its action at a distance being acknowledged as a “singularity,” the presence of which leaving room for relativistic improvements, which shows, by the way, that “relativisters” are ill-inspired to dogmatize as they are doing, given that their frame leaves itself wide open to the same objections.) If it is not a logical contradiction, how does one reconcile it with the intuitive notion that there is something amiss here, such that one is led to speak of a singularity? Yes, if it is not a logical contradiction, how does one explain the very fact that it is not? The no-contradiction possibility is explainable in Kantian terms. Mathematics are intuitive or intuitional, they construct their notions in the apriori forms of intuition (Anschauung) that are space (geometry) and time (algebra). Logics, on the other hand, lies on the side of the invariant Categories (of understanding–if that’s how one translates Verstand in English–as opposed to or beside intuition or Anschauung). Mathematical construction in pure intuition (reine Anschauung) allows for infinite values, whereas in the apriority of Categories infinity is problematic and Verstand cannot decide by itself (cf. antinomies), it needs the support of “Ideas” of Reason (Vernunft), Ideas such as the world (there is, according to this mere [bloße] Idea, such a thing as “the world,” as the totality of phenomena of our perceptions). Therefore, if one discards Kantian Critic as antiquated (the lowest form of rejection being that Kantism related to Newtonian physics and therefore “fell,” that is, has been superseded together with it) and explains, like Bertrand Russell, mathematics as purely logical operations, then one must claims infinite density, in the mathematical model, is either logical or not logical, and good luck with that, because if it is not logical then one runs into science and if it is logical then one runs into good, common sense.
“The world is a mere idea” needed the German “bloße” as expletive to make understand that there is no privative or diminutive nuance in this “mere,” it does not exactly mean that the world is only an idea, albeit it is only an idea because one cannot perceive the world as totality through one’s senses so it is only an idea, but as we cannot know the world as totality except as an idea and as the idea is implied in all our perceptions the idea is as real as anything real we perceive through our senses, so it is not only an idea in this sense, that is, an idea as something diminutive in relation to something real. Other ideas of the very same nature and function and reality are, according to Kant, human soul, human freedom, and God.
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The crisis of multilateralism in international affairs:
A foundational problem
The rule-of-law issue of multilateralism is a foundational problem that, undealt with, can only escalate over time. When multilateral agreements become the law of nations, adopted democratically in multilateral bodies where representants are nationally elected officials, in any case we have a law whose implementation lacks a designed executive power. What is the executive power of the multilateral system(s)? The answer exists in some cases (UN Security Council for UN-mandated security operations, for instance, or the European Commission in Brussels) but not in all; if an answer could be found in all cases, then we would have multilateral governments, that is, sovereignty transfers and the making of national states into federations’ states. (Therefore, a form of integration like the EU, where a federal formula is present with the subsidiarity principle, which makes the EU competent on several predefined affairs, should not be treated as the same system of multilateralism as international organizations where the federalist formula is not extant.) In some cases, the organizations’ administration, whose function is normally to manage the internal affairs of the organization only, may see itself called to be the executive power of the system (in national states the arm of the executive is the administration, but here is a self-articulated arm); this, even if it were only a perception, is likely to create a feeling of alienation among populations. The “Brussels technocrats.” Likewise, international courts suppose an international separation of powers, yet we have international courts but no definite international separation of powers, so these courts work on fragile grounds at best; it cannot be said they act according to a spirit of judicial independence since the partition of powers inside which they take place is not known.
As a matter of fact, they tend to combine powers that should not be in the same hands according to the theory, both prosecuting and judging. The issue is about the relatively new criminal courts, not the traditional settlement courts. An international criminal court, as far as it is both prosecuting and judging, is not a court but a combination of executive and judicial power. The International Criminal Court (ICC) in The Hague (Rome Statute of 2002) has an “Office of the Prosecutor.” It both prosecutes and judges, no matter how both activities are distinct inside the court’s structure. In a system of fair and independent justice, criminal prosecution is a prerogative of the executive, which brings cases to the courts as a result of police investigation and screening of complaints. One fails to see how the judgment of a “court” with its own prosecutor is not already made at the prosecution stage.
Philosophie 14 : Le Hegel de Kojève
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Une des caractéristiques majeures, si ce n’est la caractéristique essentielle, du philosophe Hegel présenté par Alexandre Kojève dans son Introduction à la lecture de Hegel publiée en 1947 et qui réunit les cours donnés par Kojève de 1933 à 1939 sur la philosophie hégélienne, et plus particulièrement sur la Phénoménologie de l’esprit de 1807 (Phänomenologie des Geistes = PhG), est son athéisme. Kojève précise que « très peu de ses lecteurs [des lecteurs de Hegel] ont compris que la dialectique signifiait en dernière analyse l’athéisme » (note de la p. 618 : les numéros de page sont ceux de l’édition Tel/Gallimard).
Il ne semble pas qu’un bien plus grand nombre de lecteurs l’aient « compris » même après Kojève. On lit dans Sartre : « Hegel ne voulait pas que le christianisme pût être ‘dépassé’ mais, par cela même, il en a fait le plus haut moment de l’existence humaine » (Questions de méthode, 1957). Sartre écrit « mais » plutôt que « et » parce qu’il oppose dans ce passage Hegel à Kierkegaard ; la suite de la phrase se lit comme suit : « mais, par cela même, il en a fait le plus haut moment de l’existence humaine, Kierkegaard insiste au contraire sur la transcendance du Divin ». Selon Sartre, le christianisme ne saurait donc pour Hegel être dépassé, mais en tant que « moment de l’existence humaine », tandis que c’est Kierkegaard qui insiste sur la transcendance du divin. Avec de telles formules, chacun peut voir ce qu’il veut : un Hegel athée ou chrétien, voire un Hegel athée parce que chrétien. Sartre ne nous est ici d’aucun secours pour trancher catégoriquement la question.
L’objet du présent essai est de montrer que Hegel ne peut pas être athée. C’est donc une réfutation de la thèse centrale de Kojève à propos de Hegel et de l’hégélianisme.
Précisons d’emblée que l’affirmation de Kojève selon laquelle très peu de lecteurs ont trouvé un athée dans Hegel est contestable : le courant qu’on appelle « hégélianisme de gauche » semble bien plutôt campé sur cette position (avant même que certains d’entre eux ne rompent avec l’hégélianisme, par exemple Marx). Kojève parle d’ailleurs du « théisme » des « hégéliens ‘de droite’ » (231), ce qui est prononcer en creux l’athéisme des hégéliens de gauche, à moins que ces derniers n’existent pas ; ou si les hégéliens de gauche sont également théistes, on comprend mal pourquoi Kojève, à cette page, ne les nomme pas avec ceux de droite. Enfin, je rappellerai en passant le jugement de Schopenhauer, qui voit dans Hegel un valet de la religion officielle – je ne le fais qu’en passant car pour la philosophie universitaire, dans laquelle je range Kojève, même s’il a fini secrétaire général d’une organisation internationale, Schopenhauer n’existe pas.
Du reste, Kojève semble admettre que les écrits tardifs de Hegel contredisent la Phénoménologie sur ce point précis : « La philosophie complète athée et finitiste de Hegel » apparaît « du moins [nous soulignons] dans la grande Logik et les écrits antérieurs » (618n). La philosophie hégélienne ne serait donc plus athée, en tout cas plus aussi clairement, par exemple dans les Principes de la philosophie du droit et dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques, sans parler des cours publiés à titre posthume, à l’instar des Leçons sur la philosophie de l’histoire tirées des cours donnés par Hegel entre 1822 et 1830. Ma propre lecture de la Phénoménologie était informée par ces Leçons, mais compte tenu de la réserve faite par Kojève, à savoir que son jugement ne porte en toute rigueur que sur les premiers écrits de Hegel, je ne chercherai pas à le contredire en invoquant des écrits plus tardifs. Je maintiens cependant que la lecture de Kojève, son insistance, tout au long de son cours et des quelques 700 pages de son livre imprimé, sur l’athéisme de la Phénoménologie est, pardon si le mot est fort, tendancieuse. L’ambiguïté qui existe à ce sujet n’est pas sans lien avec l’insoutenabilité du système de Hegel.
J’ai réuni à la fin du présent essai un glossaire de quelques termes importants de la Phénoménologie avec leurs traductions par Kojève.
I
La Phénoménologie de l’esprit expose, dans l’éclairage donné par Kojève, la thèse de la fin de l’histoire au terme des étapes du développement de l’esprit. La fin de l’histoire est marquée par la satisfaction (Befriedigung) universelle du désir de reconnaissance de chacun dans l’État parfait et par un savoir absolu (absolutes Wissen), qui est la sagesse, contenue dans un livre. Au moment où Hegel écrit, la fin de l’histoire serait advenue ou sur le point d’advenir avec l’empire napoléonien, « homogène et universel » (universel du moins pour les peuples « qui comptent historiquement »). Le « moment » déclencheur de ce développement historique est la « lutte à mort de pur prestige » qui débouche sur la « dialectique du maître et de l’esclave ». Dans cette lutte et cette dialectique, l’homme se montrerait essentiellement différent des animaux car l’enjeu en est un désir de reconnaissance, un désir de désir ; par la suite, l’esclave devient agent de l’évolution humaine par son agir technique au service du maître et sa volonté de se voir à son tour reconnu (anerkennt) ; c’est cette narration qui s’achève dans la fin de l’histoire par la reconnaissance universelle et le savoir absolu, lequel, selon Kojève, supprime toute religion.
Au plan plus spécifiquement gnoséologique, Hegel tente de répondre à la question : Comment l’en-soi (An-sich) peut-il être connu dès lors que la conscience n’a affaire qu’à des objets pour elle (für es) ? C’est l’objet de la connaissance qui résout cette contradiction : l’Esprit dans le processus de se connaître lui-même. (Il en résulte selon nous que la dialectique hégélienne ne peut être remise sur ses pieds sans cesser par là-même de répondre à la question qu’elle pose : Comment une connaissance absolue est-elle possible ? Car la réponse est : Quand la connaissance et l’objet de la connaissance sont Un et un esprit. La connaissance n’est pas la faculté essentielle de la matière comme elle l’est de l’esprit ; la pensée est un accident de la matière tandis qu’elle est un prédicat de l’esprit, l’esprit est connaissant.)
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« L’homme n’est réel que dans la mesure où il vit dans un monde naturel. » (24) Qu’est-ce que cette tournure ajoute à : L’homme vit dans la nature ? Elle ajoute une erreur matérialiste qui annule la métaphysique, car la réalité de l’homme est aussi l’esprit, qui prescrit ses lois à la nature. C’est le kantisme. La nature n’est pas le tout de l’homme tandis que l’homme est le tout de la nature. Si l’homme disparaît, la nature disparaît, et ne reste que la chose en soi.
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La nature, contrairement au monde de l’homme, n’évolue pas (360n). Non, et Darwin n’existe pas.
La dialectique du maître et de l’esclave
Avec le terme « anthropogène » (de la lutte à mort de pur prestige qui déclenche la dialectique du maître et de l’esclave), Kojève cherche sans doute à rendre l’hégélianisme compatible avec la théorie biologique de l’évolution, c’est-à-dire avec certains faits dont le public est informé, l’évolutionnisme étant la véritable philosophie, au sens sartrien, de l’époque (j’y reviens plus loin). L’hégélianisme serait donc un idéalisme darwino-compatible. Et pour cause : l’homme conscience-de-soi (Selbstbewußtsein) se distingue de l’animal, simple sentiment-de-soi (Selbstgefühl). Or on trouve la lutte de pur prestige dans de nombreuses sociétés animales, parmi les mâles, notamment chez les primates. Il suffisait à Hegel d’ouvrir Buffon pour avoir quelques lumières de ce phénomène. Non seulement cette conception de la lutte de prestige « anthropogène » laisse de côté les femmes (d’où leur vient donc l’esprit ?) mais ce qui constitue la crédibilité de ce moment, c’est que loin d’être quelque chose de spécifiquement humain, cette lutte est inhérente à notre animalité. Il ne servirait donc à rien de la nier mais il reste à expliquer pourquoi elle serait « anthropogène » dans le cas de l’homme et non chez les autres espèces animales où elle se rencontre.
La lutte de pur prestige « en tant que telle n’a rien de naturel » (28) : c’est une erreur, les sociétés de singes sont hiérarchisées entre mâles dominants (« maîtres ») et dominés (« esclaves ») et cette hiérarchie résulte de confrontations. Si la mise à mort est rare, comme dans les sociétés humaines puisque c’est justement quand la mort est évitée que peut s’établir une relation de maître à esclave, certains mâles vaincus n’acceptent pas le résultat de la lutte et quittent le groupe ou en sont chassés, ce qui équivaut à une mort certaine (chez les chimpanzés, par exemple, un individu solitaire rencontré par un groupe est immédiatement attaqué et tué). Pour Hegel, les hommes qui refusent la défaite sont tués : il s’agit donc d’une lutte à mort par principe. Dès lors, on peut certes dire qu’« en tant que telle » cette lutte n’a rien de naturel, mais en raison seulement d’une différence de détail quant aux mécanismes objectifs de la confrontation.
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Or, puisque n’importe quel enfant sait ce qui nous distingue des animaux, se contenter d’une opposition entre conscience de soi et sentiment de soi est enfantin. (Si l’on demande à l’enfant comment il le sait, il pourrait bien justifier l’évidence par une telle formule ou une autre semblable, selon ses connaissances.)
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Kojève voit un acte libre dans le fait d’être maître ou esclave (200n). (On trouve le même genre d’erreur chez Sartre, dont l’existentialisme de 1943 doit tout à Hegel – voire à Kojève ?). Mais il n’y a pas d’acte libre dans un rapport de force : le plus faible se soumet ou meurt. Il y a donc, si l’on veut, un acte libre chez le plus faible : s’il choisit de mourir, on n’en parle plus ; s’il choisit de vivre, il devient esclave. Il est donc esclave par un acte libre et, comme c’est le seul acte libre dans la lutte à mort, on comprend que ce soit l’esclave qui réalise la liberté dans l’histoire. N’est-ce pas ? Et si l’on veut que le plus fort soit libre pour sa part de laisser le plus faible en vie même quand ce dernier choisit la mort, on peut dire aussi qu’il était libre de ne pas engager le combat ; dans ce cas, sa liberté aurait empêché l’histoire de commencer. Je suis libre qu’il y ait une histoire du monde ou non. Et les deux étaient libres aussi de le jouer aux dés. – Le résultat d’un rapport de force dépend du seul niveau des forces en présence si nous supposons un égal désir de reconnaissance chez chacun.
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« Il faut, pour le moins, être deux pour être humain. » (200) C’est une conclusion d’autant plus évidente qu’on n’a jamais connu une humanité qui soit d’un individu seulement. Autant dire que cette conclusion ne découle pas plus de la dialectique du maître et de l’esclave que de la différenciation des sexes ou de tout autre phénomène ou modalité observable.
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À la fin de l’histoire, seul le chef est absolument libre et pleinement satisfait, il est au-dessus du Sein (174), au-delà du bien et du mal (180), mais « chacun peut devenir ce chef » (172) par le risque de mort et c’est là l’important, faut-il comprendre, c’est là ce qui rend l’État parfait. Or il n’y a pas besoin de Constitution particulière pour permettre à la violence de s’emparer du pouvoir et de l’exercer. Ce que Hegel appelle la fin de l’histoire, selon Kojève, c’est purement et simplement une société où l’élimination des corps intermédiaires (chers à Montesquieu) assure le nivellement total du corps social. Prétendre que c’est là enfin l’universalisation de la Befriedigung, dont la définition est donnée comme « être unique au monde et néanmoins universellement valable », n’est pas complètement incohérent mais tout de même singulier ; certes, Hegel a montré tout ce qu’il y avait d’insatisfaisant dans les états antérieurs et le terme Befriedigung (distinct de Glück = bonheur) est bien choisi : il comporte l’idée d’apaisement, de paix (Frieden), de paix perpétuelle. Or, puisque chacun peut devenir le chef moyennant un risque de mort, il ne faut pas s’attendre à la fin de la guerre avec la fin de l’histoire, ce qui est contradictoire.
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Pour qu’il y ait conscience de soi, il faut du désir (Begierde) (194) : quand j’ai faim, j’ai conscience de moi, tandis que dans la contemplation cognitive je me perds dans l’objet. Et c’est pourquoi, ajoute Kojève, il y a la vie (Leben). – Ce n’est pas ce qui s’appelle raisonner : on n’a pas besoin de savoir l’un pour savoir l’autre, on sait les deux, ou les trois, en même temps car ils nous sont donnés ainsi composés. La simple analyse de ce donné ne fournit aucun « c’est pourquoi ». La vie et le désir pris en soi sont pour notre connaissance dans un rapport purement analytique : il n’y a pas de vie sans désir et pas de désir sans vie dans notre expérience, mais l’un ne s’explique pas par l’autre, ni causalement ni téléologiquement.
Cela dit, il est tout à fait exact que la connaissance tende à suspendre la conscience de soi (l’individuation). C’est la raison pour laquelle la moralité favorise la connaissance plutôt que le désir, car les individualités s’affrontent. Hegel objecte à la négation du vouloir-vivre des religions et philosophies ascétiques le sacrifice de l’individualité qu’elle implique, mais il est douteux que sa fin de l’histoire puisse garantir la moindre réconciliation. Pour le socialisme dialectique, ce sacrifice ne sera plus nécessaire lorsque l’abondance sera telle dans la société humaine qu’en sera supprimée la cause des conflits et que chaque individu trouvera la satisfaction de ses désirs. Mais cela n’a certes rien à voir avec la Befriedigung, qui est reconnaissance universelle de chaque individualité : l’abondance ne peut satisfaire que les désirs animaux. Le désir humain le plus déterminant étant le désir de reconnaissance, sa satisfaction implique d’autres conditions que l’abondance. Et c’est pourquoi, contrairement au socialisme, la fin de l’histoire hégélienne est en réalité une simple Constitution juridique : un État homogène et universel, c’est-à-dire une égalité universelle de droits. Le marxisme nie que l’égalité des droits puisse apporter la moindre Befriedigung car celle-ci suppose une égalité matérielle. Or qu’est-ce que cette égalité selon le marxisme ? Une inégalité foncière selon Hegel :
In der Gütergemeinschaft, worin auf eine allgemeine und bleibende Weise dafür gesorgt wäre, wird jedem entweder soviel zuteil, als er braucht, so widerspricht diese Ungleichheit und das Wesen des Bewußsteins, dem die Gleichheit der Einzelnen Prinzip ist, einander. Oder es wird nach dem letzten Prinzip gleich ausgeteilt, so hat der Anteil nicht die Beziehung auf das Bedürfnis, welch doch allein sein Begriff ist.
Ce que je traduis : « Dans la communauté des biens, où celle-ci serait assurée de manière générale et permanente, ou bien chacun reçoit selon ses besoins, et cette inégalité entre alors en contradiction avec l’essence de la conscience dont le principe est l’égalité des individus, ou bien chacun reçoit une part égale, selon ce dernier principe, et ce partage n’a donc aucun lien avec le besoin, alors que c’est pourtant là seulement que réside son concept. »
C’est l’inégalité des conditions que postule le principe « à chacun selon ses besoins » et qui en résulte. Même si l’abondance, la richesse peut être partagée selon ce principe, le désir de reconnaissance ne serait nullement satisfait par-là. Hegel montre une antinomie fondamentale dans l’application de cette « vertu » relativement à la propriété ; il réfutait donc en 1807 l’idée de rechercher la satisfaction dans cette modalité du droit de propriété, la communauté des biens, c’est-à-dire qu’il réfutait « l’économisme » du marxisme avant même que ce dernier n’existe. (On sait que Sartre a tenté de concilier le marxisme avec son propre existentialisme « humaniste », en rejetant l’économisme comme une erreur d’interprétation, mais cela nous paraît avoir été un pieux aveuglement.)
Que, pour Hegel, poser, à l’instar du marxisme, ce bonheur qui résulterait de la satiation facile pour tous des besoins animaux, comme l’horizon indépassable de l’homme, à savoir comme la fin de l’histoire, est une aberration, c’est ce qui ressort de son point de vue sur le pacifisme bourgeois (Kojève, 659-60) :
Hegel dit que pratiquement un État essentiellement pacifiste cesse d’être un État proprement dit, et devient une association privée, industrielle et commerciale qui a, pour but suprême, le bien-être de ses membres, c’est-à-dire précisément la satisfaction de leurs désirs « naturels », voire animaux. C’est donc en fin de compte la participation à la lutte politique sanglante qui élève l’homme au-dessus de l’animal en faisant de lui un citoyen.
La « lutte politique sanglante » n’a pas pour but ce bonheur animal mais une Constitution parfaite dans laquelle la reconnaissance juridique est seule nécessaire (et où la communauté des biens n’entre pas en ligne de compte).
Or une Constitution, pour répondre maintenant à Hegel, ne peut suffire à faire un État parfait car il y faut de surcroît une pratique du droit qui ne lèse pas la justice. Hegel vise une Constitution qui permettrait à chaque individualité d’être reconnue universellement, en somme une Constitution républicaine, même s’il reste attaché au principe monarchique : une monarchie constitutionnelle, donc. Mais sans la pratique, une Constitution n’est qu’un bout de papier. Pour Hegel, l’agir humain sera entièrement conforme au savoir absolu en vertu de la Constitution de l’État parfait. Poursuivons.
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« Le Travail est Temps et c’est pourquoi il est nécessairement dans le temps, il demande du temps. » (210) Sont données les trois propositions : « est », « est dans » et « demande ». Les trois sont équivalentes, et les propositions 2 et 3 sont déduites de 1 : « est dans » découle de « est ». Or « est » = « est dans » seulement quand la partie est égale au tout ; ce qu’il faut démontrer pour valider ce « c’est pourquoi », c’est que, même s’ils sont égaux, l’un est le tout et l’autre la partie et rien n’indique dans le raisonnement que le travail est la partie et le temps est le tout. C’est peut-être une évidence mais comme le fait que le travail soit nécessairement dans le temps mérite d’être souligné selon Kojève, qui n’a pas l’air de penser enfoncer des portes ouvertes, il faut, afin de pouvoir le prendre au sérieux, lui demander comment il sait que le temps est le tout et le travail la partie.
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Si pour être athée il faut être matérialiste, on ne peut pas dire que Hegel soit athée. En effet, si l’homme devient, c’est soit en vertu de phénomènes naturels, soit en vertu de l’action de l’esprit. Dans le premier cas, nous avons le point de vue évolutionniste, dans le second cas le point de vue théiste.
Appliquons à la phénoménologie de Hegel le point de vue matérialiste. La fin de l’histoire dépend d’un processus contingent (même si c’est seulement au départ) de la pure matière : le savoir absolu porte sur un esprit qui aurait aussi bien pu ne pas être puisque cela ne dépendait que de la matière, et si la matière avait l’esprit comme résultat nécessaire de son activité elle serait plus que pure matière : un moment de l’esprit. L’esprit aurait toujours été présent en elle, ne serait-ce qu’en germe. Dans l’hypothèse matérialiste, le savoir absolu porte donc sur un objet contingent, et c’est bien mal placer l’idéal du savoir que d’exiger un savoir absolu d’un donné contingent quand ce savoir est lui-même contingent, car on parle alors de contingent absolu, ce qui n’a rien d’un idéal. (Les matérialistes cohérents se contentent d’un savoir asymptotique.)
Donc, Hegel est idéaliste : c’est l’esprit qui obéit à sa propre loi dans l’histoire. Cet esprit ne peut pas être l’homme puisque l’homme est second : Kojève parle non sans droit de dialectique « anthropogène ». Certes, il y a quelque chose (défini par le fait qu’il doit devenir homme) qui devient homme mais l’anthropogénisation est admise comme une conséquence nécessaire du déploiement dialectique de l’esprit et nullement comme résultant des contingences de la matière. L’esprit est donc toujours, du début à la fin, plus que l’esprit de l’homme ; et même plus que le Volksgeist et le Weltgeist, qui ont eux aussi une origine dialectique. Cet esprit premier et autonome est supposé du début à la fin : c’est Dieu. – Que dire d’un tel esprit ou Dieu qui ne se connaîtrait pleinement lui-même qu’au terme d’un processus historique ? C’est un problème pour les hégéliens. Mais Hegel ne peut pas être athée.
Cet esprit, l’homme l’a en lui, dans le sens de la mystique chrétienne. Cela ne suppose pas un Gottmensch† ni une divinisation de l’homme par le travail (!), sauf à dire aussi que les mystiques sont athées. Or Kojève interprète tout ce qui se rattache dans la pensée de Hegel au mysticisme comme de l’athéisme.
Comme il a perçu l’objection par la mystique, il affirme que cette dernière n’a rien à voir avec la religion et la théologie, comme l’art, même religieux, n’a rien à voir avec elles (346-7n). Cependant, plus loin (381-2), il s’efforce de montrer en quoi le savoir absolu n’est pas une mystique, laquelle ne pourrait rien dire, ne serait qu’un silence. C’est ce qui s’appelle, en droit, un estoppel, et je suis pour transposer le principe en rhétorique. La mystique n’est pas étrangère à la religion. En réalité, ce que Kojève appelle de la mystique est ce que Hegel appelle « religion subjective », qu’il oppose à la religion objective du pur entendement (Verstand), par exemple dans les Fragmente über Volksreligion und Christentum (1793-1794), où cette distinction s’accompagne de celle entre religion et théologie, cette dernière correspondant à la religion objective – alors que les attaques de Kojève contre la religion découlent directement de son point de vue sur la théologie. À supposer la théologie éliminée, ceci, pour Hegel, n’aurait aucune conséquence sur la religion subjective.
En montrant qu’elles sont des œuvres humaines, la science hégélienne détruirait toutes les théologies (392). La théologie chrétienne montre elle-même, en tant que théologie, que les autres théologies, non chrétiennes, sont des œuvres humaines. On peut y voir un réflexe théologique. Franchir le pas pour dire que toute religion absolument est une œuvre humaine est un droit réservé au matérialisme. N’a pas ce droit une pensée où l’esprit est premier, est le germe (Keim), l’impulsion (Trieb) de l’être, car alors, même si l’on ne veut pas appeler la réconciliation du particulier et de l’universel ou la suppression du sujet et de l’objet une unio mystica, il n’en demeure pas moins que cette réconciliation est spirituelle. Et même si l’on affirme que l’universel n’est autre que l’agir humain pris dans son ensemble, cet agir a un Keim, un Trieb spirituel. L’individu ayant en lui un défaut de spiritualité qui est sa partie animale (c’est là un point de vue hégélien), il doit son intégrité spirituelle à autre chose qu’à lui-même en tant qu’individu, à un agir spirituel en lui qui le dépasse en tant qu’individu, qui dépasse également son peuple, son État, le monde, et qui fait que ces différentes modalités historiquement imparfaites de l’esprit vont à la perfection spirituelle. Ce germe spirituel est Dieu : dans une phénoménologie de l’esprit, il est ce qui ne se laisse jamais aufheben, au contraire de toutes les Gestalten passées en revue.
† Kojève parle du christianisme de Hegel comme d’une « théandrie » (57), ce qui revient à de l’athéisme, mais Hegel, dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire, invalide le bouddhisme, par exemple, comme la religion d’un Gottmensch, d’un homme-dieu : Fo, ou le Bouddha, dans la religion du petit-véhicule, le Dalaï-Lama dans la religion du grand-véhicule (c’est, dans le détail, une connaissance très imparfaite du bouddhisme mais passons). La religion du Gottmensch est un défaut d’intériorité et de spiritualité. L’interprétation hégélienne d’un homme-dieu dans le cas du Christ est donc forcément différente (à la lumière, certes, d’un écrit plus tardif) et, toujours dans les Leçons, il ressort clairement qu’elle n’est pas la première pierre d’une théandrie athée mais un approfondissement spirituel de la religion, du théisme. – Quand il écrit que l’homme, pour Hegel, est Dieu, Kojève veut dire qu’il remplace Dieu ; c’est inacceptable en tant que proposition hégélienne car c’est l’idée du Gottmensch.
Quand Kojève parle de « l’homme religieux », il parle en fait du chrétien (« son idéal est extérieur à lui (le Christ) » (83), mais Hegel parle des religions antiques, paganisme, zoroastrisme…, et du catholicisme (comme christianisme incomplet). Ce sont ces formes du religieux qui sont surmontées (aufgehoben), et ce dans le christianisme de la Réforme.
Kojève reporte sur « l’homme religieux » la critique de Hegel contre le catholicisme – dépassé par et dans le protestantisme indépassable. Il fait d’un champion du protestantisme un athée. Ma lecture est certes informée par les Leçons mais c’est une démarche plus valable qu’une lecture informée par Feuerbach. Que l’esprit se révèle dans et par l’homme n’autorise pas à dire que l’homme invente Dieu. En fait, si l’on en croit Kojève, Hegel est le véritable auteur de L’essence du christianisme : ce qui s’y trouve est déjà dans la PhG !
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Hegel : L’union du fini et de l’infini est l’absolu.
Commentaire : On cherchait l’absolu dans le seul infini mais en laissant de côté le fini on ne pouvait avoir l’absolu, selon Hegel. Mais si le fini est dans l’infini comme la partie dans le tout, l’absolu est l’infini. Le fini par rapport à l’infini semble complètement négligeable. Qu’est-ce qu’une union (Vereinigung) du fini et de l’infini ? 1/ Une union des contraires : le fini et l’in-fini/le non-fini. 2/ Une union d’un genre spécial car l’infini est sans commune mesure avec le fini. – L’infini doit avoir en lui le fini car sans cela il ne serait pas infini puisqu’il serait borné par le fini, il y aurait quelque part un coin de fini où l’infini s’arrêterait. Par définition ce n’est pas possible. L’infini est donc à lui seul l’absolu : l’infini, dont le fini, y compris le fini, est l’absolu. L’infini englobe son contraire. Est-ce pensable ? Prenons a et –a : que l’un englobe l’autre enfreint le principe du tiers exclu. Donc, l’infini n’a pas de contraire et ce nom (in-fini) est incorrect, son véritable nom est l’absolu. Mais il est toujours permis de dire qu’une qualité a un contraire, que le fini, donc, a pour qualité contraire l’infini ; seulement cette qualité contraire n’est pas dans notre expérience et ne peut l’être car dans notre expérience tout est fini. C’est pourquoi l’infini est une dénomination problématique. L’infini apparaît pourtant dans notre intuition ? C’est une notion mathématique fondamentale, notre expérience repose sur les formes de l’intuition pure dont le traitement formel fait intervenir l’infini : je compte les objets en nombre fini de mon expérience par un système de computation qui est une échelle infinie. L’infini n’est pas dans mon intuition elle-même mais dans l’instrument opératoire dont je me rends un compte formel de mon intuition.
Puisque l’infini n’a pas de contraire, le fini n’est pas exclu de l’infini et l’infini est dans le fini comme le fini est dans l’infini. La conscience humaine est en soi infinie puisque l’esprit est la totalité, ce qui n’empêche pas la finitude de la vie naturelle, de la vie humaine dans le monde. Mais précisément, puisque l’esprit est la totalité, les autrement indiscernables mysticisme et athéisme sont distingués, à savoir : l’athéisme est une erreur.
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L’aliénation décrite par Hegel est une forme d’illusion de l’esprit dans l’agir (Tun) humain. On ne peut penser que cette aliénation se sublime nécessairement dans la fin de l’histoire si l’agir humain n’est pas sur une voie dialectique informée par l’esprit. Il faut que l’agir dépende de l’esprit pour que la dialectique soit nécessaire (c’est-à-dire pour qu’elle aille de toute nécessité vers la fin de l’histoire) et que l’homme en même temps soit libre. À défaut de supposer un esprit premier, la nécessité de la fin de l’histoire ne peut être qu’une causalité mécanique excluant la liberté : c’est le matérialisme de la dialectique remise sur ses pieds (bien que Sartre ait, vainement selon nous, cherché à écarter le malentendu mécaniciste du matérialisme dialectique). L’athéisme ne peut être le résultat de la sublimation de l’aliénation pour Hegel.
En agissant, l’homme fait l’histoire. Comme cette histoire humaine, dit Hegel, est celle de l’esprit dans l’homme, elle ne peut pas être circulaire comme la nature ; elle est un progrès, elle progresse vers un but, vers une fin, la fin de l’histoire. J’y vois une forme d’aliénation : on prétend que la finalité de nos actes est dans ce monde plutôt que dans l’au-delà mais cette fin de l’histoire est ou bien repoussée aux calendes grecques ou bien donnée comme accomplie, et le résultat –l’empire napoléonien– demande de bons yeux pour y voir l’abolition de l’aliénation. L’idée de progrès est une aliénation si elle n’est pas l’idée d’un progrès infini, laquelle cependant ne peut nullement remplir la fonction morale qu’assigne Kant à l’idée de progrès. C’est pourquoi Hegel parle de fin de l’histoire, parce qu’un progrès infini est une dérision, qui se distingue guère de pas de progrès du tout (c’est la roue du hamster dans un paysage qui change : et, par exemple, si avec le progrès de la médecine on soulage mieux la douleur, on la supporte moins bien par voie de conséquence), de même que la synthèse empirique continue des sciences ne peut produire aucune vérité philosophique.
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Après avoir dit que l’État parfait était réalisé en 1806, Kojève nous informe à présent qu’il est « du moins imminent » (339) à cette date, ce qui veut dire qu’il est présent dans le monde « en germe » en 1806. Or cet État parfait est en germe dans le monde depuis des milliers, voire des millions d’années, en un mot depuis le début ; tant qu’on parle du germe de quelque chose et non de la chose elle-même, l’avancement du germe est peut-être de quelque importance mais celle-ci s’évanouit quand on parle de la chose elle-même, auquel cas ces différentes étapes du germe n’ont plus la moindre pertinence. Si le savoir absolu n’est réalisable qu’à la fin de l’histoire dans l’État parfait (universel et homogène), comme le dit Hegel, le verbiage de Kojève sur la dyade Napoléon-Hegel qui représente l’homme parfait est une fausseté du point de vue hégélien ; mais si l’on veut au contraire déroger au principe en permettant la sagesse, le savoir absolu un peu avant l’aube de l’État parfait, c’est-à-dire dans le germe, il faut alors admettre qu’on pouvait aussi la trouver il y a trois mille ans, toujours dans le germe. Et si l’on n’accepte pas cette frontière absolue entre le germe et la chose, à savoir que ce qui précède la chose en tant que telle est à tout point de vue également exogène à la chose avant le moment fatidique de la naissance de la chose, c’est que l’on n’est pas prêt à accepter la chose elle-même en tant que telle et que l’on parle en réalité d’une progression asymptotique, c’est-à-dire d’un progrès infini, avec quoi la philosophie de Hegel voulait justement en finir pour des raisons légitimes, à savoir en raison du fait que la notion de progrès infini est une dérision.
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« La ‘tâche éternelle’ [unendliche Aufgabe] du Criticisme kantien » (402) : par cette formule, Kojève cherche à rejeter le kantisme dans la dérision évoquée à l’instant.
Or la métaphysique peut être clôturée (voyez mon Apologie de l’épistémologie kantienne). Pour l’empirique, c’est évidemment différent, en raison de la synthèse continue, mais cela n’a, à vrai dire, aucune importance car la Loi morale ne change pas et la vocation de l’homme est morale. C’est différent en raison même de la connaissance empirique : puisqu’elle cherche à connaître le nombre de valeurs entre 0 et 1 et que ce nombre est infini, sa tâche est infinie. Or c’est l’accomplissement de cette tâche qui constitue l’histoire dans la mesure où c’est par elle et par la science matérialiste qu’on s’acquiert une domination sur le monde. Il ne peut y avoir d’État universel et homogène tant que la science matérialiste conférera à des hommes une supériorité sur d’autres, c’est-à-dire tant qu’elle créera sans cesse de l’hétérogénéité, et elle le pourra toujours tant qu’elle ne sera pas abolie, ce qui paraît impossible par quelque moyen répressif que ce soit, ou qu’elle n’aura pas détruit le monde. La fin de l’histoire, à côté de cette dernière hypothèse où elle est la fin du monde, ne peut se concevoir que dans une humanité devenue suffisamment « sage » malgré l’hétérogénéité de l’État et des États (ce que Hegel ne peut supposer puisqu’il pose une concomitance de l’État parfait universel et de la sagesse : pas l’un sans l’autre) pour renoncer purement et simplement à toute recherche empirico-technique qui tenterait un peu trop la parfaite Befriedigung des sages pacifiques.
La clôture de la métaphysique (Kant) pourrait représenter une sorte de savoir absolu – dans son domaine. Mais puisqu’il est limité à ce domaine, il n’est pas absolu par définition. Cependant, le savoir empirique, dont nous savons qu’il ne peut pas être absolu, est un savoir mort – un savoir sans esprit. (J’assume ce paradoxe, que je développerai en son temps.)
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« Il n’y a de temps que dans la mesure où il y a Histoire » (429). Hegel ne parle donc pas du temps, contrairement aux autres philosophes discutés ici par Kojève, ce qui est un pur et simple escamotage.
Pour Kojève, il n’y aurait pas de temps dans la nature. Hegel est quant à lui plus flottant sur ce point. Dans la PhG, il campe sur cette position mais l’a par la suite abandonnée.
Kojève écrit : « Il se peut qu’on ne puisse effectivement pas se passer du Temps dans la Nature ; car il est probable que pour le moins la vie (biologique) est un phénomène essentiellement temporel. » (429n) Parce que Hegel, dans la PhG, dit qu’il n’y a pas de temps dans la nature, une énormité qui demandait à tout le moins un redoublement d’efforts dans l’argumentation, Kojève, quand Hegel enterre cette trouvaille – le sage avouant par-là devoir revenir au bon sens (qui n’est pas seulement celui de la femme de chambre de Heidegger mais un bon sens hautement philosophique) –, Kojève veut bien trouver quelque mérite possible au bon sens.
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Kojève affirme qu’il ne peut pas y avoir de transcendance dans le système de Hegel et c’est pourquoi il l’appelle un athée, mais Kant a montré ce qu’a de problématique la notion classique de transcendance du divin et que celui-ci doit être compris comme une Idée nécessaire tant de la raison pure (complétude des phénomènes via un monde) que de la raison pratique (Loi morale). Par conséquent, les arguments réitérés de Kojève contre le transcendant ne peuvent rien, c’est la première chose, contre le divin pour la pensée informée par le kantisme. Car l’Idée nécessaire de Dieu, ce n’est pas dire que Dieu est seulement une idée dans le cerveau matériel des hommes et qu’il suffit, comme Feuerbach, de raisonner jusqu’au bout pour comprendre que Dieu n’existe pas ; mais c’est dire que l’existence de Dieu est nécessaire compte tenu de ce qu’est l’homme compris philosophiquement. (Ce que doit être une religion, sur ce fondement, Kant l’a montré dans La Religion dans les limites de la simple raison.) Ce Dieu est-il transcendant ? Ni plus ni moins que la chose en soi, et certes pour Hegel la chose en soi est un obstacle insurmontable au savoir absolu – mais l’argument qui tire l’athéisme de l’impossibilité de la transcendance non seulement est faux en dehors de l’hégélianisme, avec son hypothèse de savoir absolu, mais encore appliqué à l’hégélianisme lui-même car nous savons depuis Kant que le transcendant est une notion qu’il faut abandonner ou refondre, ne permettant de juger de rien. (Le criticisme pose le divin transcendantal comme Idée nécessaire. À mon avis, cette Idée transcendantale ne peut avoir de sens que si l’être transcendant sur laquelle elle porte existe réellement et donc l’Idée transcendantale de la transcendance n’est guère une réponse pertinente dans la discussion, mais sachant que pour d’autres Kant a entendu liquider la transcendance je dis qu’il peut être répondu à Kojève de cette manière, à savoir que l’Idée transcendantale de la transcendance a liquidé la transcendance.)
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S’il y a bien une philosophie aujourd’hui, au sens hégélien et sartrien du terme (Questions de méthode : « en certaines circonstances bien définies, une philosophie se constitue pour donner son expression au mouvement général de la société ; et, tant qu’elle vit, c’est elle qui sert de milieu culturel aux contemporains »), c’est l’évolutionnisme, cette philosophie scientiste amalgamant le darwinisme et la génétique, l’éthologie humaine, la sociobiologie, la psychologie évolutionniste.
Cet évolutionnisme, Hegel ne paraît pas du tout l’avoir entraperçu, et Kojève ne le discute pas, ce qui est plus grave. Or, si l’homme descend du singe, tout ce que dit Hegel-Kojève est faux : il n’y a pas d’un côté la dialectique (l’histoire humaine) et de l’autre la nature. La nature a créé l’homme par évolution, et par conséquent l’animal, qui n’est pas libre, n’a qu’un Selbstgefühl, etc., est pris lui aussi dans un mouvement dialectique au même titre que l’homme. Donc, soit ce mouvement dialectique n’existe pas, soit il s’étend aux êtres vivants non libres et non conscients-de-soi. Aucune des deux hypothèses n’est hégélienne. L’évolutionnisme supprime la frontière hégélienne entre nature et histoire ou historicité.
La science dialectique hégélienne s’oppose aux « abstractions » et, par exemple, le savoir scientifique positiviste est un savoir abstrait. Or l’analyse du mouvement dialectique dans la triplicité, qu’on l’appelle thèse-antithèse-synthèse, an sich–für sich–an und für sich ou autrement, est elle-même abstraite. Rien ne permet en effet de dire qu’un donné quelconque est immédiat (unmittelbar) ou médiatisé (vermittelt) (ce qui est le critère fondamental), parce que cela supposerait une origine absolue (un pur immédiat) qui serve de point de repère concret. Prendre la lutte à mort de pur prestige pour ce premier moment anthropogène est arbitraire à tous points de vue : 1/ les singes la connaissent et elle ne les rend pas plus humains, plus libres pour autant, 2/ si c’est un premier moment anthropogène, une origine absolue, ce qui précède n’est pas non plus la liberté que l’on suppose être présente dans la dialectique. On reste complètement dans l’ignorance de l’origine de l’homme, de la dialectique, de l’histoire, de tout cela qui se trouve on ne sait comment au milieu de la nature décrite comme étant ce qui n’est pas la dialectique, l’histoire, la liberté. En supposant Hegel conscient du problème (contrairement à Kojève), c’est une possible raison de plus pour rejeter l’hypothèse de son athéisme : il avait besoin d’un Dieu, sinon pour créer l’homme, du moins pour créer la dialectique.
Supposons l’esprit tout aussi premier que la nature (car si la nature est seule première, par définition la dialectique ne peut pas se manifester). Dans ce cas, l’esprit précède l’homme : c’est Dieu. L’homme est l’esprit dans la nature, il n’y a pas d’ordre temporel, veut-on dire ? Soit : il y a donc un esprit dans la nature et les deux font une totalité ; or l’homme, qui participe de l’esprit et de la nature, n’est cependant pas cette totalité car il n’est pas la totalité de la nature ; s’il n’y a pas d’esprit hors de la nature, c’est la nature qui est la totalité, l’esprit n’en est qu’une partie (dans l’homme) et il est faux de dire que la nature n’est pas dialectique, si le mouvement dialectique existe, car il ne peut rien exister en dehors de la totalité. Si le mouvement dialectique existe et la nature n’est pas dialectique, l’esprit est donc aussi hors de la nature et de l’homme : et c’est Dieu.
N.B. C’est pour Kojève seulement que la nature n’est pas dialectique, tandis que Hegel est flottant à ce sujet. Kojève lui-même ne peut pas être athée.
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Kojève cherche à nier la nécessité dans l’histoire (comme Sartre dans le matérialisme dialectique) car, nécessaire, l’histoire ne serait pas « sérieuse » (612). Il faut qu’il y ait un risque, que tout ne soit pas joué d’avance. Donc, la fin de l’histoire n’est pas nécessaire ; or on ne voit dès lors nullement ce qui distingue l’histoire de l’esprit d’une histoire purement naturelle. La dérision d’un progrès infini appelle une fin de l’histoire. Mais la nécessité de cette fin supprime le sérieux dans l’histoire elle-même : c’est dire que la fin de l’histoire ne peut rien résoudre.
Kojève cherche à contourner cette difficulté en posant la différence comme suit : l’homme est le seul spectateur de l’histoire et c’est ce qui rend son résultat « non nécessaire », tandis qu’avec un Dieu l’histoire serait nécessaire, « une tragédie, voire une comédie », écrite d’avance. S’il y a un Dieu, il voit la nécessité à laquelle l’homme est aveugle, en somme, et comme il faut que l’homme soit aveugle à cette nécessité pour que l’histoire garde son sérieux, il ne faut pas qu’il y ait un Dieu.
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La dialectique hégélienne est complètement abstraite. Prenons un bourgeon, sorti d’un germe (Keim), que je photographie à différents moments de sa croissance. En regardant un cliché puis l’autre, je peux certes dire que le bourgeon s’est « néanti » successivement en passant de la forme a à la forme b moins petite, puis de la forme b à la forme c plus ouverte, etc. Mais cette façon de voir et de parler n’est possible qu’en faisant abstraction du continuum de la croissance, c’est-à-dire en le décomposant en ses moments, qui sont du reste infinis (en passant de 2 à 3 cm le bourgeon n’a pas seulement poussé de 1 cm mais a aussi franchi, dans notre entendement, une infinité de valeurs dont presque toutes échappent à l’œil ; ce continuum, pour que sa concrétude apparaisse sur des clichés photographiques, demande un nombre infini de photos – c’est le paradoxe de Zénon revisité). Ce traitement fractionne le continuum en valeurs discrètes, le décompose en quelques moments arbitrairement choisis. C’est pourquoi Kojève n’est pas non plus cohérent quand il veut une ontologie dualiste où la dialectique ne s’appliquerait pas à la nature, car même appliquée à l’homme elle est une analyse abstraite, mais c’est alors cette abstraction elle-même qui permet d’écarter la réalité du continuum, qui est la forme du déterminisme naturel, pour permettre des choix libres, des ruptures dans un continuum, avec, alors, des « clichés » dont l’un ne serait plus la suite naturelle d’une impulsion implacable contenue dans le Keim mais tout autre chose, un résultat consécutif à un acte libre. C’est présenter le continuum comme une série de clichés en nombre fini qui est schématique, donc abstrait. Si ce n’est pas faux, ce n’est pas pour autant plus vrai que l’abstrait que Hegel reproche à la science empirique et aux philosophies préhégéliennes. Ce n’est donc pas un progrès par rapport à ces dernières.
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« Marx admet que l’homme est mortel » (675n)… – Quel esprit distingué !
Par cette tournure grotesque Kojève veut dire que seul le matérialisme admet que l’homme est mortel, tandis que l’idée d’immortalité de l’âme équivaudrait à nier la mortalité de l’homme. – Après avoir dit que l’homme n’est pas libre si on le suppose immortel, c’est-à-dire si l’on croit à l’immortalité de l’âme (609), Kojève pose la question : « Que resterait-il de l’individualité du Christ, si Jésus n’était pas mort ? » (Et il a posé l’union nécessaire de la liberté et de l’individualité.) Il faut donc croire que, pour le christianisme, les hommes ne meurent pas mais que Jésus est mort : mourir est le privilège de Dieu.
II
Hegel et Napoléon
Puisque Hegel admirait Napoléon, pouvait-il ne pas voir que l’empire napoléonien était un État religieux ? L’empire fut créé en 1804 et le sacre de Napoléon eut lieu la même année. – L’État post-révolutionnaire est nécessairement athée (249) ; or cet État est réalisé historiquement par Napoléon, sacré empereur.
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Le second critère de la fin de l’histoire est la circularité de la pensée qui s’y déploie, le savoir absolu. Si un système de pensée est circulaire (je ne décrirai pas ici ce qu’est cette circularité pour Hegel), alors c’est la fin de l’histoire. C’est pourquoi Hegel, après la chute de l’empire napoléonien, a affirmé que la Prusse était l’État parfait, car, le second critère étant réalisé par sa pensée, il devait trouver l’État parfait qui représente la fin de l’histoire. (Ce second critère est le plus important des deux dans la mesure où le premier, l’État parfait, repose sur une « constatation de fait, c’est-à-dire quelque chose d’essentiellement incertain » [340]. Heureusement, en effet, qu’il n’y a pas que ce critère !)
Kojève précise que Hegel détestait l’État prussien : il détestait l’État parfait ! – Qu’on puisse par ailleurs affirmer que l’État prussien fût universel laisse rêveur, mais il est vrai que l’empire napoléonien ne l’était guère plus, car la précision, que nous avons déjà citée, selon laquelle l’universalité s’applique aux seuls peuples qui « comptent historiquement » (une précision parfaitement conforme avec les vues de Hegel dans les Leçons plus tardives où l’ensemble des races et des peuples extra-européens sont décrits comme anhistoriques et donc voués à subir la domination européenne), passe sous silence le fait que l’Angleterre restait hors de « l’État universel » : on ne saurait, je regrette, considérer cette exception comme un détail insignifiant.
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L’empire napoléonien est certes un État bureaucratique centralisé sans corps intermédiaires (chers à Montesquieu). La « noblesse d’empire » est une simple plaisanterie : il ne s’agit que de grands commis, de hauts fonctionnaires et d’officiers de l’armée, pourvus de titres sans privilèges (mais transmissibles par primogéniture).
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Hegel croyait en 1807 que Napoléon était autre chose qu’un Gengis Khan, dont les hordes n’ont rien laissé que des ruines, écrit-il dans les Leçons. En 1822, il revient à la Prusse et à la Réformation : c’est donc que Napoléon était un Gengis Khan et non un Alexandre… Voir aussi ce que Hegel dit dans les Leçons des Latins (Français, Italiens, Espagnols) et du catholicisme attaché aux peuples latins.
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Glossaire
Pour les passages de la PhG qu’il cite dans ses cours (à l’exception du passage plus long sur la dialectique du maître et de l’esclave, dont la traduction par Kojève est tirée d’une autre publication), Kojève opte pour une traduction où l’interprétation figure directement dans la construction des expressions employées : ainsi Gegenstand n’y est-il pas seulement un « objet » mais un « objet-chosiste » (pour montrer qu’il s’agit d’un objet en tant que chose du monde empirique). C’est ce qui rend à la fois ces traductions à peu près illisibles (et un tel choix ne serait pas admissible pour une traduction autre que fragmentaire) et un glossaire tel que celui-ci particulièrement utile puisque la traduction rend compte non seulement du mot dans le texte mais de l’idée précise et parfois spéciale que ce terme véhicule chez Hegel, du moins selon Kojève.
Selbstbewußtsein : conscience-de-soi
Das Selbstbewußtsein : l’homme conscient de soi
Gegenstand : objet-chosiste
Sein : être-donné
Das Sein : l’être naturel donné => Das selbständige Sein : existence purement naturelle, biologique (sans négativité)
Seiend : existant-comme-un-être-donné
Der seiende Gegenstand : l’objet-chosiste-existant-comme-un-être-donné
Daseiende : qui existe empiriquement
Wesen : réalité-essentielle
Das absolute Wesen : l’homme possédant le savoir absolu
Das Anderssein : l’Être-autre (l’au-delà de la pensée, c’est-à-dire le monde réel, concret)
Moment : élément intégrant, élément-constitutif
Aufhebung : (3 en 1) suppression/conservation/sublimation => aufgehoben : (éléments-constitutifs) supprimés en tant qu’isolés, mais conservés et sublimés dans ce qu’ils ont de vrai
Negation, Negative, Negativität : négativité-négatrice
Gewißheit : certitude-subjective
Das Gewissen : l’homme doué de conscience morale
Gestalt : forme-concrète
Leben : vie-animale
Selbstständig : autonome
Das Verkehrte : l’image-renversée-et-faussée
Erfüllungen : remplissements-ou-accomplissements
Bestehen : permanence
Der eigenes Sinn : le sens-ou-volonté propre
Die Wahrheit : l’être-révélé, la vérité-révélée
Sittlichkeit : morale coutumière (vs. Moral, Moralität)
Ehrlichkeit : loyauté (ou honnêteté)
Bildung : formation éducatrice
Wirklich : empirique (vs Rein : pur)
Entfremdung : aliénation ; dépaysement
Entäußerung : aliénation
Gemeintes Dasein : existence imaginaire
Mitte : rapport entre (les extrêmes) ; moyen terme
Ich : Je
Selbst : Moi
Entsagung : abnégation
Gegenwart : présence
Empfindsamkeit : sensiblerie
Nur Begriff : le concept (au sens courant)
Einfachheit : unité-indivise
Reines Denken : pensée pure (détachée de l’action : c’est la pensée du Verstand, ou entendement, de l’homme inactif)
Der Weltlauf : le Monde-comme-il-va