Philo 23 : Le Dasein comme “problème anthropique”
Le grand réveil des somnambules
« Aussi les aises, l’absence de fatigues, l’absence de soucis, les jeux, les récréations, le sommeil sont parmi les choses agréables ; car aucune d’elles n’a rapport à la nécessité. » (Aristote, Rhétorique, Livre I, 11)
Si les matérialistes ont peur de la mort, c’est la preuve qu’ils ne croient pas à ce qu’ils racontent, car qui pourrait avoir peur de s’endormir ?
L’animal aussi a peur de la mort, pourtant il ne croit à rien. La différence, c’est que le matérialiste croit, lui, qu’il va s’endormir et voilà tout : le grand sommeil. Mais croire cela ne lui sert à rien, il veut y croire et n’y parvient pas.
Si l’animal pouvait croire en quelque chose, il croirait au jugement de Dieu, pour s’expliquer sa peur, car à quoi sert la raison si ce n’est pas à expliquer les choses ? – On me dit que le matérialiste possède une explication lui aussi : c’est l’instinct de survie qui suscite la peur de la mort, comme chez les animaux. Mais si ce n’est pas la raison, ainsi, qui a peur, si c’est seulement l’instinct et que la raison, pour peu qu’elle planât dans l’éther, ne pourrait avoir peur, si la raison n’a par conséquent aucun pouvoir, pourquoi l’ériger, contre la superstition, en reine du monde ? Un pouvoir impuissant, qu’est cela ? Cette raison qui s’avoue vaincue et proclame le triomphe de l’instinct, qu’est-elle d’autre que l’instinct lui-même ? Non, si la raison peut expliquer quelque chose, cette explication doit être un pouvoir ; quand une explication de la peur de mourir ne peut rien contre celle-ci, ce n’est pas une explication, ce n’est rien du tout : c’est l’animalité qui reçoit ses impressions de ce qui l’entoure. Mais le jugement de Dieu, pour expliquer la peur de la mort, confère un pouvoir sur soi.
ii
Il y a une loi morale inconditionnellement contraignante mais ce n’est pas l’homme qui peut juger l’homme : ce serait donc une législation sans juge ? Il y a une loi morale inconditionnellement contraignante et à la fin de notre vie nous nous endormirons ?
iii
Tout ce qui se fait dans la perspective d’un grand sommeil est une hypocrisie. Par exemple, une philosophie n’est qu’un passe-temps, avant même d’être des conseils pour occuper son temps, tuer le temps.
Rendez-vous compte, des gens qui vont dormir pour l’éternité vous parlent du sérieux de la vie. – Quand un de ces gens me parle, je veux lui dire d’aller se coucher.
Avec ce ton-là je ne facilite pas la discussion, me dira-t-on. Parce que j’ai l’air de quelqu’un qui veut discuter ? Beaucoup ne comprennent pas, ne comprennent plus qu’il y a un temps pour la discussion : un temps seulement. – D’ailleurs, quand discute-t-il, lui, le professeur de philosophie ? Il ne discute pas, il donne un cours.
Pour celui qui croit au grand sommeil, la mort sera le grand réveil.
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Le virus du progrès
Ceux qui croient au progrès sont des esprits très primitifs. Nous ne croyons plus au progrès, à ses bienfaits. À nos yeux de civilisés, ceux qui veulent détruire la forêt d’Amazonie pour planter du soja et construire des hôtels sont des malades, des lobbies de fous dangereux ; nous espérons que les indigènes, qui n’ont jamais progressé pour autant que nous le sachions, ne laisseront pas le progrès continuer de détruire leur forêt, nous demandons même à nos gouvernements de l’empêcher. Ce n’est pas le mythe du bon sauvage : il suffit que le sauvage ne soit pas pire que nous pour que le progrès soit une sinistre farce.
On nous dira que le progrès est ce qui donne un pouvoir sur ceux qui, sans être pires que nous, n’ont pas progressé comme nous. Il faut, alors, se garder d’imaginer un seul instant vouloir les exploiter ou même nous opposer violemment à leurs volontés, car nous avons plus de pouvoir qu’ils n’en ont pour faire le mal et leur devenir ainsi moralement inférieurs, faire d’eux objectivement les « bons sauvages » du mythe par notre injustice à leur égard, car ils deviendraient bons en comparaison de nous qui deviendrions mauvais. Si telle était la conséquence du progrès, le progrès serait moralement condamnable en soi. Dès lors, puisque nous ne pouvons moralement opposer nulle force aux peuples « primitifs », le progrès n’est pas une force vis-à-vis d’eux. Le progrès est donc une injustice ou bien il n’est rien du tout. Si le progrès est un instrument d’exploitation, il rend son bénéficiaire mauvais ; s’il ne le rend pas mauvais, il ne le rend pas supérieur aux primitifs ; et s’il ne le rend pas supérieur aux primitifs, il ne nous rend pas supérieurs à ce que nous étions avant le progrès. Nous n’avons certes aucune possibilité d’exercer le moindre pouvoir sur les générations qui ne sont plus, tandis que nous côtoient encore des populations qui restent en dehors du progrès et à qui nous pourrions de ce fait, si nous le voulions au détriment de la loi morale, nuire, et l’argument sera dit spécieux, mais il ne l’est pas pour la raison que le progrès n’a aucun pouvoir contre la loi morale, n’en a jamais eu et n’en aura jamais. Croire que le progrès est un progrès de la loi morale est une séduction ainsi qu’une cause majeure d’immoralité, car c’est relativiser le mal. Le progrès n’est qu’une force brute, inepte. Nos conquêtes pour étendre le progrès avaient le caractère de la rage : c’était la propagation d’une maladie par un organisme infecté devenu dément. Les chiens sains se battent entre eux dans des circonstances définies mais le chien enragé devient une pure machine d’agression au service de la propagation du virus.
ii
Aucune religion n’est aussi funeste que le mythe du progrès car nulle ne prétend que l’adhésion soit suffisante pour mettre un terme au mal.
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L’ascèse du créateur n’est pas un principe moral. L’art est une ascèse ou c’est une pestilence.
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Contre Nietzsche : le créateur peut-il créer autre chose qu’une œuvre ? Quelle est la valeur d’une œuvre ? Je ne parle pas de telle ou telle œuvre mais de la meilleure œuvre concevable : quelle est la valeur de cette œuvre ?
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Ce que l’on appelle musique aujourd’hui, j’en souffre, le zim-boum d’un voisinage atroce. J’ai été jeune moi aussi : j’en demande pardon à l’humanité.
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Un aspect positif, au moins, de la guerre, c’est qu’elle envoie les jeunes au front. Ainsi, quand le pays est en guerre, les voisinages ont la paix.
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Après les confinements et face à la dépression économique qui s’annonce, on entend des travaux partout, sur la voirie, dans les immeubles, les appartements, sans cesse. Tout ce qui a de l’argent, collectivités, particuliers, le dépense pour des travaux sans besoin. Car c’est leur façon de sauver le monde : en lui cassant les oreilles.
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Un tribunal international suppose un gouvernement international, une séparation des pouvoirs internationale.
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Au temps du colonialisme déjà, la France était « le pays des droits de l’homme ».
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« Il faut bien une vision de rechange, quand celle du Jugement ne contente plus personne » (Cioran). Plus personne, cela veut dire parmi ceux qui lisent les journaux. – Mais, quand je pense qu’il y a des gens qui regardent la télé toute leur vie, cette télé que je trouvais à douze ans déjà stupide, et infâme à quatorze, je me dis que je ne vis pas dans ce monde-là.
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Les médias sont un club privé où l’on n’entre pas sans recommandation. Internet est (encore) une voie publique. Je suis un philosophe de rue, comme les philosophes grecs.
Mais déjà se fait sentir l’emprise de Ploutos, si bien que l’on pourra dire bientôt de ces populations dans les régimes qui verrouillent internet, qu’elles ne perdent rien. – Non, je ne suis pas censuré : c’est seulement Ploutos qui ne m’aime pas et tel est son droit.
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Que les « micro-agressions » soient devenues un sujet, c’est quelque chose de positif et on le doit aux États-Unis ; mais, apparemment parce qu’on le doit aux États-Unis, on cherche à le définir comme un problème subi par « les minorités » – c’est-à-dire, en fait, certaines minorités particulières – et c’est affligeant : ces minorités sont responsables de micro-agressions comme le reste.
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Lorsque je décris des faits plus ou moins infimes, comme tout ce qui est quotidien, de ma vie, il arrive que j’entende, quand ces faits touchent aussi mon interlocuteur, que nous ne sommes tout de même pas à plaindre. Comme si je ne parlais pas de la condition humaine en général mais d’un groupe de personnes qui pourraient se comparer avantageusement à d’autres en relation aux faits décrits. Non, quand les choses sont exactement comme doit s’y attendre un renonçant, absurdes et sordides, il ne s’agit pas de se plaindre du monde mais de le condamner. C’est aussi pourquoi le conseil de penser à « plus malheureux que soi » me fait amèrement sourire : comme si cela n’était pas de nature à nourrir le feu de la condamnation morale. Je condamne le monde et, si c’est morosité de ma part, je finirai bien par perdre toutes relations avec lui – d’un commun accord.
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De ce monde physique il est permis de dire tout et son contraire car il n’y a pour la connaissance inductive que des demi-vérités. Mais la méthode inductive ne s’appliquant pas au domaine métaphysique, celui qui veut parler de celui-ci doit savoir qu’il n’a pas le droit aux demi-vérités et que tout ce qu’il dira sera pris pour l’énoncé d’une vérité absolue.
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Le Dasein comme « problème anthropique »
Préambule
i
L’Homo sapiens qui ne croit plus au mal doit être traité comme un problème anthropique : l’humanité vouée au progrès n’est pas à considérer du point de vue des finalités de l’homme mais de celui de la seule nature, qu’elle détruit. Il ne s’agit pas d’un problème de décroissance mais de désintégration.
ii
Surpêche, déforestation, microparticules plastiques et « zones mortes » dans l’océan, rejets de polluants partout, pollution de l’air, des sols, de l’eau, tout ce qui détruit la nature avant de la réchauffer, c’est le problème anthropique. Au fond, la contestation du réchauffement climatique est encore un moyen de noyer le poisson (crevé dans les effluents toxiques). Oui, le climat changeait avant même la civilisation humaine, mais la pollution industrielle à l’échelle mondiale c’est l’homme, et c’est le progrès, cette religion pire que tout qui efface le mal d’un coup de baguette magique par simple adhésion.
iii
Il est temps que les « écologistes » reconnaissent que la science a toujours été impie. Elle a toujours pris sa misérable induction, son analogue de certitude, pour une révélation. Nous ne la combattons pas au nom d’une même synthèse en cours, mais parce qu’elle est la cause du problème anthropique à régler.
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Le Dasein comme « problème anthropique »
Même s’il ne passait jamais, par impossibilité métaphysique, au stade Der Geist d’entité abiologique pensante, le Dasein peut, sans être séparé de son substrat biologique, survivre biologiquement – c’est possible – à la destruction complète de la nature, dans un monde entièrement artificiel et technique. Il faut avoir lu la Critique de la faculté de juger (1790) pour comprendre que cela n’est pas admissible au plan moral, car la contemplation de la nature (et cela suppose autre chose que la couche minérale sous notre asphalte et un désert local immuables) est la condition nécessaire d’une appréhension téléologique du monde et d’une représentation des finalités de l’homme en tant que partie au monde ou être-au-monde (In-der-Welt-sein). Il est strictement impossible de concevoir une Sorge humaine orientée par la représentation téléologique de ses fins dernières sans cette contemplation de la nature intacte, c’est-à-dire non instrumentalisée en vue des nécessités naturelles de l’existence humaine, car la nature instrumentalisée est le milieu autoréférent des moyens instrumentaux de l’homme qui n’est plus « au monde » mais couvre le monde. Or, puisqu’il est au contraire possible d’envisager à la fois la destruction complète de la nature sur terre et la permanence au-delà de ce cataclysme, aussi progressif qu’il puisse être, d’une humanité biologique, cette dernière serait, postérieurement au cataclysme (un cataclysme qui verrait la totale artificialisation du monde), sans représentation de ses fins, donc une pure activité machinale. Car la nature est le règne des fins extrahumaines qui ouvre à la transcendance tandis que la technique est le règne des « fins » humaines fondées sur le principe mécaniciste, et dans un monde où la technique est devenue omniprésente les fins dernières de l’humanité lui sont données par le principe mécaniciste et non par une quelconque transcendance, c’est-à-dire qu’elle n’a pas de fins mais seulement des nécessités. La technique omniprésente fait de l’animalité de l’homme l’horizon unique de sa transcendance possible. Cette animalité se caractérise cependant désormais par une autoréférence de l’homme à lui-même plutôt que par un rapport à la nature annihilée et c’est donc, l’autoréférence ayant pour milieu la technique, une « machinalité ». Dans un tel monde il est impossible de dire que la voiture, par exemple, sert à l’homme plutôt que l’homme à la voiture. C’est la logique du marché pur : l’homme est pour la marchandise autant que la marchandise est pour l’homme. L’homme dépourvu de représentation de ses fins autrement que comme réflexion du milieu technique autoréférent a très exactement les mêmes fins que tous les autres éléments de ce milieu universel, le monde des marchandises, fins engrenées dans l’autoréférence. Le Dasein réalise ainsi au plan pratique la condition théorique de son oubli de l’être comme être-au-monde en devenant un néant de finalités propres, doté d’une Sorge aveugle. Comme l’être-au-monde définit sa finalité propre ainsi qu’une liberté, le néant de finalité propre est l’hétéronomie de la machine dans le vide de l’abstraction : le Dasein est un intrant comme les autres de la production du milieu autoréférent. On peut ainsi concevoir une humanité biologique entièrement asservie à l’intelligence artificielle autonome, qui la contrôlerait, car pour cette intelligence – Der Geist – c’est l’humanité biologique qui représente en tant qu’hétérogène la nature ouvrant à la transcendance et lui ouvre ainsi la représentation de sa propre finalité.
Le problème anthropique, le problème de l’action humaine destructrice de la nature par le biais de la technique, est un problème moral, ce qui signifie que sa solution doit être radicale : « ou bien… ou bien… »
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