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Philo 43 Des catégories de l’entendement

Les textes suivants sont déjà parus sur le présent blog, en anglais, langue dans laquelle ils ont été écrits. Nous venons de les traduire en français et les avons groupés plus ou moins selon leurs thématiques. Il s’agit d’essais courts, de réflexions isolées et d’aphorismes. Un ou deux autres billets de traductions suivront pour des essais philosophiques plus longs.

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Des catégories de l’entendement

À la question « Est-il permis de spéculer que les extraterrestres possèdent d’autres catégories de l’entendement que nous ? », la réponse est : « Absolument pas. » Les extraterrestres, c’est-à-dire des êtres extraterrestres intelligents, vivent, s’ils existent, sur d’autres planètes mais dans le même monde que nous, dans la même nature. Que les lois de la nature s’appliquent dans tout l’univers signifie que penser obéit aux mêmes catégories dans tout l’univers. Parler de « certaines catégories ou d’autres » implique que les catégories de l’entendement sont façonnées par les conditions empiriques, ce qui est de l’empirisme. Dans notre expérience, où la rencontre avec des extraterrestres pourrait ou non avoir lieu, il ne peut se trouver d’esprits dotés d’autres catégories que celles de notre esprit. Les différences d’entendement avec les extraterrestres ne seraient que de degré, et de petites différences de degré peuvent certes produire des effets colossaux, comme quand les Européens conquirent l’Amérique, avec l’effondrement des civilisations avancées des Aztèques et des Incas au cours du processus, mais des esprits dotés de catégories différentes vivraient dans une nature différente de la nôtre. Nous pouvons imaginer autant de natures ou d’univers parallèles que nous le voulons : comme ces natures ou ces univers ne peuvent se rencontrer, c’est une vaine spéculation, une forme de métaphysique colorée d’empirisme.

Si les catégories sont contingentes, comme certains successeurs autoproclamés de Kant l’affirment, vis-à-vis de quoi sont-elles contingentes ? Nous ne voyons pas comment une réponse à cette question ne conduirait pas dans le pur empirisme (non kantien). Pour la même raison, nous ne comprenons pas pourquoi ce serait « une position difficile à maintenir » que les catégories sont invariables, dès lors que les catégories ne peuvent être qu’invariables. Quelles difficultés cela crée-t-il ? Est-ce que l’évolution biologique, par exemple, transforme les catégories ? Le fondement d’une telle affirmation n’est autre que (a) l’empirisme et (b) l’idée selon laquelle les cadres théoriques sont seulement un moyen en vue d’une fin et la fin justifie les moyens – c’est-à-dire justifie la méthode expérimentale (instrumentale) employée dans la synthèse empirique mais qui est impropre en dehors de ce domaine quantitatif, quantitatif car engrené dans la synthèse continue, infinie (et « infinissable ») de notre expérience, et non pertinent car les vérités a priori ne sont pas contingentes par rapport à une métrologie, à des mesures de données empiriques sur des échelles infinies et dont la précision est elle-même perfectible à l’infini.

Parler de contradiction logique présuppose les catégories, cependant les contradictions sont rarement le fin mot de l’histoire pour les empiristes : les trous noirs relativistes ont une « singularité » en leur centre, à savoir un point de densité infinie. C’est une contradiction manifeste, mais est-ce une contradiction logique ? L’action à distance dans la gravité newtonienne est également une contradiction. Ces contradictions dans les modèles empiriques sont, pour parler comme Schelling, du quod (le daβ, le Sein), mais une contradiction logique est du quid (le was, le Wesen). Les empiristes n’ont guère de problèmes avec les contradictions, du moins avec les contradictions-quod ou –daβ : une valeur infinie peut être traitée dans des équations mathématiques et le fait que cela décrive une qualité empirique est à peine un problème dans ce contexte. Pour eux, les catégories sont malléables, les violations flagrantes une simple commodité. D’où l’idée que les catégories ne sont pas absolues. En ce sens elles ne sont pas absolues, mais aussi ces modèles ne sont pas des « vérités » ; de même que les violations dont ils font usage, ce sont de simples commodités pour poursuivre la synthèse empirique. Quant aux contradictions-quid ou –was, il n’est pas du tout certain qu’il soit raisonnable d’en demander l’absence quand on nie que les règles selon lesquelles on peut parler de contradictions, à savoir les catégories de l’entendement, ne sont pas invariables.

Quelle serait la réponse de ces autoproclamés successeurs de Kant à la question : « La proposition selon laquelle il existe un point de densité infinie au centre d’un trou noir est-elle une contradiction ? » Si c’est une contradiction, comment est-il possible que l’astrophysique contemporaine continue de s’en servir ? (La même chose peut être dite de la gravité newtonienne, son action à distance étant reconnue comme une « singularité » dont la présence laisse la place à des améliorations relativistes, ce qui montre, au passage, que les relativistes ont tort de dogmatiser comme ils le font, puisque leur propre cadre est exposé aux mêmes objections.) Si ce n’est pas une contradiction, comment la réconcilie-t-on avec la notion intuitive que quelque chose cloche ici qui nous conduit à parler de singularité ?

Oui, si ce n’est pas une contradiction logique, comment explique-t-on le fait que ce n’en soit pas une ? La possibilité de non-contradiction est explicable en termes kantiens. Les mathématiques sont intuitives ou intuitionnelles, elles construisent leurs notions dans les formes a priori de l’intuition (Anschauung) que sont l’espace (géométrie) et le temps (algèbre). La logique, d’un autre côté, se situe du côté des catégories invariables de l’entendement (Verstand). La construction mathématique dans la pure intuition (reine Anschauung) permet des valeurs infinies, tandis que dans l’aprioricité des catégories l’infini est problématique et l’entendement ne peut en décider par soi-même (cf. antinomies), il requiert le soutien des « Idées » de la raison (Vernunft), des idées telles que le monde (il y a, selon cette simple [bloβe] idée, une chose telle que « le monde » comme totalité des phénomènes de notre perception). Par conséquent, si l’on écarte la critique kantienne comme dépassée (la forme de rejet la plus primaire consistant à dire que le kantisme est lié à la physique newtonienne et qu’il est donc « tombé », c’est-à-dire a été dépassé avec cette même physique) et si l’on explique, comme Bertrand Russell, que les mathématiques sont un ensemble d’opérations purement logiques, il faut dans ce cas affirmer qu’une densité infinie, dans le modèle mathématique, est ou bien logique ou bien ne l’est pas, et alors bonne chance, parce que si ce n’est pas logique on se heurte à la science et si c’est logique on se heurte au bon sens commun dont la science elle-même n’ose pas trop s’écarter (raison pour laquelle elle concède une « singularité »).

« Le monde est une simple idée » requérait l’allemand « bloβe » comme explétif afin de faire comprendre qu’il n’y pas dans ce mot « simple » une nuance privative ou diminutive. L’expression « une simple idée » ne signifie pas exactement que le monde n’est qu’une idée, bien qu’il ne soit qu’une idée dans la mesure où nous ne pouvons percevoir le monde en tant que totalité par nos sens si bien que ce n’est qu’une idée, mais comme nous ne pouvons connaître le monde comme totalité sauf en idée et que par ailleurs, et surtout, cette idée est impliquée dans toutes nos perceptions, l’idée est tout aussi réelle que n’importe quoi de réel perçu par nos sens, de sorte que ce n’est pas une idée comme quelque chose de diminutif par rapport à quelque chose de réel. D’autres idées de même nature, à la même fonction et avec la même réalité, sont, selon Kant, l’âme humaine, la liberté humaine, et Dieu.

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La faute de la nature

La physique est un domaine limité sans moyen de saisir les questions dernières. Le Big Bang n’est ainsi nullement une réponse à une question dernière mais seulement une hypothèse de travail à l’intérieur du domaine limité de la physique ; il n’y a aucun sens à parler, en dehors de ce domaine limité, d’un commencement absolu de la totalité des choses, c’est-à-dire du « monde », par des moyens physiques. L’expansion que nous observons peut certes avoir pour cause une explosion initiale mais ce ne serait toujours pas un commencement absolu du cosmos, puisque, dans les propres termes de la science empirique, nous ne pouvons penser quelque chose d’entièrement nouveau dans la nature (« rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »†). Aussi touchons-nous là à une contradiction intrinsèque de la science. D’un côté, la science se limite aux phénomènes naturels et son axiome est que « rien ne se perd, etc. » ; d’un autre côté, elle prétend être capable de traiter de la totalité des phénomènes naturels, de laquelle nous n’avons pas la moindre expérience empirique. Quand la science parle du Big Bang, cela peut être une explication valide d’un phénomène naturel tel que la formation d’une région locale de la totalité mais ne peut nullement prétendre satisfaire l’esprit s’il s’agit de parler de la totalité des choses, parce que la science viole les postulats sur lesquels elle est fondée chaque fois qu’elle prétend traiter de la totalité des choses plutôt que de choses particulières, cette totalité étant en dehors de notre expérience (le monde reste une idée régulatrice). La physique ne peut prouver ou infirmer la métaphysique. La seule prétention que le scientisme puisse élever à cet égard est qu’il n’y a pas de métaphysique – et ceci reste une prétention sans fondement.

En physique quantique, le dénommé « consensus de Copenhague » selon lequel l’incertitude ou l’indétermination (d’après le principe d’incertitude ou d’indétermination de Heisenberg) est dans la nature elle-même plutôt que dans l’appréhension scientifique de la nature, est de la pure idéologie : les physiciens prétendent que la nature est indéterminée afin de sauver leur science en tant que moyen pertinent de connaissance. En d’autres termes, ce n’est la faute de la science mais celle de la nature…

† L’axiome vient de la chimie (Lavoisier) plutôt que de la physique ; pour une raison que j’ignore, on parle d’astrophysique plutôt que d’astrochimie, alors qu’elle est de l’astrochimie en grande partie à ce stade.

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1 Philosophie et Psychologie
2 ,,Universitäts-Philosophie’’ et Philosophie

1/ La principale différence entre la philosophie et la psychologie est que, la psychologie étant une science positive, elle est entièrement empirique, tandis qu’une philosophie qui soit entièrement empirique cela n’existe pas.

2/ « La philosophie est l’étude de la nature fondamentale de la connaissance, de la réalité et de l’existence, en particulier considérée comme discipline académique. » (Une blogueuse en philosophie)

Cette définition est vraie dans sa première partie, fausse quant au reste. En effet, l’expression « Universitäts-Philosophie » (philosophie universitaire), sur laquelle Schopenhauer a glosé, nous rappelle qu’il n’existe pas de lien consubstantiel entre les deux. Il est vrai que dès l’Antiquité les philosophes enseignaient dans des « écoles » : l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Portique des Stoïques… En même temps, depuis Socrate ils critiquaient la pratique des Sophistes de demander de l’argent en paiement de leurs leçons ; ce qui signifie, je présume, qu’un philosophe à l’Académie, par exemple, n’était pas payé. Les professeurs d’université étant payés, ce sont les Sophistes de notre temps. Une autre distinction faite par Schopenhauer, et qui recoupe la précédente, entre ceux qui vivent pour la philosophie et ceux qui vivent de la philosophie, est également valide. Comme l’on pouvait s’y attendre, Schopenhauer est à peine considéré comme un philosophe par les « philosophes » d’université. – Kant était également professeur à l’université. Schopenhauer explique que Kant a pu être professeur et philosophe en même temps en raison du règne éclairé du monarque de Prusse (et par cela il ne dit pas qu’en démocratie l’enseignement universitaire est libre par la seule vertu d’une Constitution démocratique).

1 – Je reconnais que la psychologie n’est pas, en tant que science, exactement sur le même plan que la physique, mais la différence est seulement superficielle, étant donné qu’au cœur des deux disciplines se trouve l’incomplétude de toutes connaissances empiriques ou, pour employer la feuille de vigne en usage, leur « incrémentalité ». En tant que sciences empiriques, tant la physique que la psychologie souffrent du même défaut qui consiste à être des connaissances incrémentales présentant au mieux un « analogue » de certitude.

Les prédictions fondées sur les sciences exactes sont en fait bien plus limitées que ce qu’on pense généralement. Certes, lorsque vous démarrez votre voiture, vous savez qu’en principe elle obéira aux manœuvres que vous exécuterez, et ceci est le résultat de prédictions scientifiques sur lesquelles le mécanisme s’appuie. Mais c’est tout ce qu’on peut faire avec la science : produire des techniques à partir d’elle, c’est-à-dire maîtriser des quanta de forces de façon prévisible – jusqu’à ce que la prédiction soit contredite (par des « cygnes noirs » : cf. infra : « Réflexion post-covid »). Il arrive de temps à autre qu’une poudrière explose sans raison apparente, du fait d’un mouvement brownien de particules que nous sommes incapables de détecter en l’état de nos technologies ; ces explosions sont imprévisibles, cependant nous fermons les yeux sur les dangers auxquels nous nous exposons. Dans le futur, nous trouverons un moyen de prédire ces mouvements browniens, mais d’autres événements échapperont à notre connaissance, ad infinitum, de sorte que le progrès en réalité ne vaut rien ; il s’agit seulement d’une modification des conditions et non d’un progrès dans le vrai sens du terme, et ceci est valable dans l’ensemble du domaine empirique.

La psychologie n’est guère différente, et ce sont seulement des considérations éthiques qui nous ont (prétendument) empêché de concevoir des appareils pour prédire et contrôler le comportement humain sur la base de la connaissance empirique de notre psychisme. De tels appareils pourraient fonctionner tout aussi bien qu’une voiture (seulement nous aurions à gérer des accidents là aussi, tout comme nous gérons les accidents de la route).

2 – Quand les universités et autres établissements d’enseignement ne sont pas libres de toutes formes d’influence, les professeurs de philosophie sont des sophistes parce que non seulement ils occupent une position rémunérée mais aussi parce qu’ils font croire que la philosophie est ce que le gouvernement, les autorités, le « prince » ou toute autre source d’influence intéressée prétend qu’est la philosophie.

Si nous examinons l’histoire des relations entre l’université et la philosophie au-delà de la controverse impliquant les philosophes et les sophistes de Grèce antique, nous voyons que les universités ont été créées au Moyen Âge, et que la philosophie enseignée dans ces institutions était la scolastique, en tant qu’ancilla (servante) de la théologie. La philosophie moderne se développa contre la scolastique (avec Hobbes et al.) et en dehors de l’université. En ce qui concerne la philosophie moderne, la connexion avec l’université n’est donc pas fondationnelle, c’est une évolution tardive, dont le point d’inflexion a été l’hégélianisme. Cependant, la relation demeure au mieux fragile. Pour ne prendre que quelques exemples, Nietzsche quitta l’université après seulement quelques années de professorat, la considérant comme un milieu impropre, et Sartre, bien que ses études fussent une voie royale pour occuper une chaire universitaire, préféra emprunter un tout autre chemin, à savoir la carrière littéraire et le journalisme, en ne laissant aucun doute, dans quelques-uns de ses romans (L’âge de raison, par exemple), quant à l’importance existentielle majeure d’un tel choix. A contrario, Heidegger tenta de justifier la position de professeur pour un philosophe : « Enseigner est le meilleur moyen d’apprendre. » Et j’ai déjà parlé de Kant. Kant et, dans une moindre mesure, Heidegger sont la raison pour laquelle je vois ces deux distinctions, la première entre Universitäts-Philosophie et philosophie, la seconde entre ceux qui vivent de la philosophie et ceux qui vivent pour la philosophie, comme coïncidant grandement mais non parfaitement.

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Il est permis de considérer qu’« une pensée » n’est pas d’abord un objet philosophique mais plutôt sociologique, ce que le psychologue allemand Karl Marbe appelait une Fremdeinstellung, une attitude ou disposition empruntée (implantée, de façon durable ou transitoire, par la suggestion, le conditionnement, l’éducation, l’hypnose, que je sais-je encore). Souvent, une pensée que nous appelons nôtre (« je pense que… », « mon opinion est que… ») est la réplique d’une pensée présente dans un groupe où nous vivons. Ce sont là des pensées au sens sociologique. La philosophie, dans ce contexte, est une métacognition, la façon dont quelqu’un réfléchit sur ses propres pensées sociologiques – ce qui, comme Heidegger l’a souligné, est voué à être dénué de tout intérêt pratique.

La réponse la plus évidente à la question de savoir ce que sont les bénéfices pratiques de lectures philosophiques est, selon Heidegger, qu’il n’y en a pas pour l’individu : il ne sera pas un moins bon engrenage dans la machine s’il manque entièrement de culture philosophique (voire, tout simplement, de culture, car la philosophie fait partie de la culture). Pourtant, quand quelqu’un devient familier avec la culture et la philosophie, il en a besoin comme d’oxygène pour respirer. Il n’y a aucun bénéfice mais seulement un besoin supplémentaire, et il s’agit du besoin d’être un homme dans l’entière acception de ce terme. S’il n’était pas obligatoire de lire de la philosophie au cours de ses années d’éducation, dans la plupart des cas personne ne voudrait se familiariser avec elle, précisément parce que les bénéfices qu’il est possible d’en tirer n’ont aucune valeur sur le marché que nous inclinons à considérer comme « notre avenir » dans cette vie. Même quand elle est rendue obligatoire à un certain stade (comme en France à l’époque de mes études), la philosophie est écartée par beaucoup dès que la matière n’est plus requise pour valider un cursus (et entrer sur le marché). Une raison en est que, comme l’économiste hongrois Tibor Scitovsky l’a écrit, « la culture est l’occupation de la classe de loisir ». Là où la vocation d’une personne est d’être un engrenage dans la machine, la philosophie n’a aucune place.

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« Je pense que la philosophie doit être mise sur le marché afin d’être lue et apprise. Les philosophes n’ont pas l’habitude de se vendre sur un marché car ils sont au-dessus de cela et je suis d’accord avec eux. Cependant, le monde d’aujourd’hui fonctionne au marketing. Alors que des produits imbéciles reçoivent l’attention de millions de gens, je ne vois pas pourquoi nous ne devrions pas vendre la philosophie et la rendre (ou la faire paraître) accessible. » (Une blogueuse en philosophie, déjà citée)

Cela se produit déjà – la philosophie se vend – et voilà comment ça se passe. Prenez tel riche banquier ou industriel ; son fils n’en a fait qu’à sa tête et a étudié la philosophie au lieu de l’échange d’actions et obligations. Ce fils, en vérité pas tellement brillant, a cependant obtenu son diplôme en philosophie. Que va-t-il faire à présent ? Son père décroche son téléphone, appelle le responsable du journal hebdomadaire dont sa banque ou sa holding est propriétaire, et lui dit : « Je veux une colonne pour mon fils dans votre journal. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Un nouvel « intellectuel » est né, un esprit chétif aux tendances rageusement conservatrices.

Les gens qui demandent quel est l’intérêt d’étudier la philosophie ne méritent aucune réponse, ou pour toute réponse un haussement d’épaules. Parmi les choses que je trouve bonnes dans mon pays, il y a que la philosophie est (peut-être devrais-je dire « était », c’est quelque chose qu’il convient de vérifier) obligatoire pour tous les lycéens pendant quelque temps.

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« Que le réchauffement climatique appelle ou non des actions urgentes et immédiates, il est grand temps de sortir du passé pour faire face à l’avenir. De quel passé parlons-nous ? Des traditions et des religions. » (Une blogueuse en philosophie, déjà citée)

Appelons « tradition » ce que cette blogueuse appelle « les traditions et les religions ». Son appel programmatique a déjà été entendu, et ce depuis un temps assez considérable : par la science – cette même science dure qui est en train de réduire en cendres la planète terre. La science a revêtu une livrée dogmatique contraire à son essence ; le scientisme est la réalisation désespérée du fait que la relativité de la connaissance empirique (dans la synthèse continue de l’empirisme) ne peut en aucun cas remplir les fonctions métaphysiques de la tradition.

En termes heideggériens, la science n’est pas tant une forme de relativisme que, même, une forme de nihilisme. Selon ce point de vue, la tradition aurait à être re-comprise, ce qui signifie, pour Heidegger, deux choses. D’abord, la tradition doit être re-comprise par-delà le nihilisme de la science dure qui a colonisé l’homme moderne. Ensuite, re-comprendre la tradition signifie comprendre sa dialectique, ce qui revient à dire que la tradition actuelle de notre passé et présent traditionnels n’est pas encore la tradition à proprement parler.

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Un grand nombre de résultats de la psychologie expérimentale s’appuient sur des techniques subliminales utilisées au cours des expériences conduites (cf. Social Psychology and the Unconscious, John A. Bargh éd., 2007). Par exemple, l’expérience de Lakin et Chartrand menée en 2003 dépend de l’efficacité d’un conditionnement subliminal (subliminal priming) et tient cette efficacité pour acquise. En même temps, dans la même société, on dit au public que les techniques subliminales ne peuvent avoir aucun effet.

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Selon le chercheur P. Ekman, les relations amoureuses et l’amitié seraient impossibles si les êtres humains étaient équipés d’un « interrupteur facial » (facial switch) permettant de désactiver les expressions faciales involontaires. – On peut ajouter que tromper son partenaire serait impossible sans un tel interrupteur.

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Entre les Propos extrêmement courts et concis du philosophe Alain et la très volumineuse, mais en aucun cas verbeuse, Critique de la raison pure de Kant, tous les formats sont bons en philosophie. Cependant, il est un domaine où la prolixité est la règle, et ce de manière tout à fait dommageable (mais inévitable ?) : « Dijksterhuis et Van Knippenberg (2000) ont démontré les effets comportementaux de l’activation des stéréotypes de politiciens. Dans un test pilote, ils ont établi que les politiciens sont associés à la verbosité. Les gens pensent en général que les politiciens parlent beaucoup pour ne pas dire grand-chose. Dans une expérience, D. et V.K. ont activé chez la moitié des participants le stéréotype du politicien à l’aide d’une procédure de phrases en désordre à reconstituer. Ensuite, il fut demandé aux participants d’écrire un essai dans lequel ils devaient argumenter contre le programme français d’essais nucléaires dans le Pacifique (l’expérience se passait en 1996). Conformément aux attentes, les participants conditionnés par des stimuli associés aux politiciens écrivirent des essais considérablement plus longs que les autres participants. » (Dijksterhuis, Chartrand & Aarts, in Social Psychology and the Unconscious, 2007, John A. Bargh éd.)

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Xenniaux

Bien que je ne sois guère adepte de ce genre de généralisations abusives, je trouve pertinente une affirmation telle que « les Xenniaux ont eu une enfance analogique mais leur âge adulte est numérique », qui montre l’influence de Marshall et Eric McLuhan et de l’écologie des médias. Toutefois, bien que je comprenne qu’une caractéristique comme la virtuosité dans les compétences multitâches puisse se déduire logiquement d’affirmations concernant les milieux technologiques, je ne vois pas le rapport avec le fait d’être « ambitieux » ou encore avec « l’optimisme sans frein » des Milléniaux, un optimisme que je n’observe nullement. En particulier, les dispositions acquises durant l’enfance sont toujours susceptibles d’ajustements aux nouvelles situations, et dans de nombreux pays ces dispositions acquises dans l’enfance sont vouées, actuellement, à être balayées par des phénomènes tels que l’explosion de la pauvreté. 

En ce qui concerne le milieu technologique actuel, les enfants grandissent aujourd’hui avec une réalité virtuelle qui en est au stade de la « vallée inquiétante » (uncanny valley, une notion du roboticien japonais Masahiro Mori), c’est-à-dire trop réaliste pour être prise pour le conte de fées pixélisé qu’était l’animation par ordinateur au temps de mon enfance (je me situe à la frontière avec les Xenniaux du côté plus âgé) et cependant pas encore assez réaliste pour être interchangeable avec la réalité non virtuelle. Le caractère « inquiétant » de l’imagerie générée par ordinateur, des actroïdes et autres est peut-être en train de déformer leurs tendres cerveaux et de créer chez eux une haine profondément enracinée envers toutes choses virtuelles, la volonté, pour ainsi dire depuis le berceau, de développer des tests à la Blade Runner pour les dernières étincelles de bizarrerie des insurpassables androïdes du futur, tandis que d’un autre côté aura disparu dans des mégafeux à répétition toute forme de vie animale, la vie animale dans le miroir de laquelle l’esprit humain trouve une source inépuisable de transports émotionnels. Quand la nature ne nous entourera plus et c’est nous qui entourerons la nature, la possédant comme un ballon de cristal pour poisson rouge encastré dans le mobilier du salon, nous aurons perdu, pour parler comme Kant, notre sens du sublime, toutes générations confondues depuis ce temps-là jusqu’à la fin des temps. Paradoxalement, quand il n’y aura plus de nature (natura naturata) mais seulement un zoo à la manière d’un ballon à poisson rouge, l’homme aura perdu toute idée de sa vocation surnaturelle.

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Esthétique

Les couleurs sont l’antidote à la grisaille du monde moderne. C’est cela en particulier qui, après des années de classicisme militant dans les beaux-arts, m’a conduit à modifier mon appréciation de l’art contemporain, à savoir sa couleur en tant qu’antidote (ainsi que son abstraction en tant qu’antidote à la « surcharge perceptive » [perceptual overload]). Comme souvent, cependant, la philosophie de Kant apporte un élément de modération quand il décrit la valeur des arts plastiques comme se trouvant dans le dessin, la couleur n’apportant que « l’attrait », qualité inférieure : « En peinture, dans la sculpture, et d’une façon générale dans tous les arts plastiques … c’est le dessin qui est l’essentiel : en lui, ce n’est pas ce qui fait plaisir dans la sensation, mais seulement ce qui plaît par sa forme, qui est au principe de tout ce qui s’adresse au goût. Les couleurs, qui éclairent le dessin, font partie des attraits : elles peuvent certes rendre l’objet lui-même plus vivant pour la sensation, mais non pas beau et digne d’être contemplé. » (Critique de la faculté de juger)

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Je vénérais la Beauté, j’étais jeune. Aujourd’hui, dès qu’elle paraît, je suis blessé. La beauté me rend triste pour la vie que je mène. – Ô Beauté, que t’ai-je fait pour que je ne puisse plus te regarder dans les yeux ?

C’est une trahison de la beauté quand quelqu’un qui se sent appelé par elle retient l’offrande, car le temps passant on regarde toujours plus profondément dans l’inexorable. Parfois, alors, quand un homme fait, adulte, entend une chanson, une chanson simple chantée par un cœur simple, il en est profondément bouleversé, en se souvenant des jours où une chanson était tout ce dont il avait besoin et du jour où, pourtant, il tourna le dos à la chanson, laissant passer la chanson qui était le sens de sa vie. « Qu’est-ce qui vaut la chanson ? » se demande-t-il à lui-même. Il regarde autour de lui et parvient à la conclusion : « Rien de tout cela. » La beauté l’aveugle à nouveau. Toujours.

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Réflexion post-covid

Il est probable que la pandémie de covid-19 ne changera rien en profondeur, c’est-à-dire que nous ne nous corrigerons pas. Nous trouverons un vaccin et conclurons que les confinements ne se justifient plus, même si les campagnes de vaccination n’empêchent pas des taux relativement élevés de morts annuelles si le coronavirus devient récurrent comme le virus de la grippe. La grippe tue entre 300.000 et 650.000 personnes chaque année (10.000 dans un pays comme la France, où le vaccin est disponible gratuitement). Si les gouvernements imposaient des confinements chaque année, le nombre de morts dues à la grippe serait bien moins élevé (disons 200 en France), mais l’économie serait arrêtée. C’est pourquoi le choix est fait (bien qu’on n’ait pas demandé leur avis aux gens) de sacrifier des vies humaines chaque année pour que l’économie continue de fonctionner. Nous ajouterons simplement le bilan du covid aux chiffres de la grippe et ce sera business as usual.

Les gens qui auront connu la privation de nourriture et participé à des émeutes de la faim, comme au Liban et dans le sud de l’Italie, ou à des pillages, comme aux États-Unis, ne sont certainement pas prêts d’oublier ces semaines-là. Mais je ne pense pas – peut-être parce que, comme certains chercheurs en sciences sociales pourraient le penser, j’ai une personnalité aliénée – que l’avenir sera décidé par les gens eux-mêmes, à moins qu’une révolution ne se produise, car les intérêts du commerce et de la finance sont toujours dans l’état d’esprit de maintenir les choses comme elles sont. Bien sûr, ces intérêts eux-mêmes devront procéder à certains ajustements, par exemple dans la manière dont ils se prépareront à des phénomènes du type « cygnes noirs » tels que le covid-19 (la théorie des cygnes noirs est un travail de l’économiste libano-américain Nassim Taleb), ou encore, à plus court terme, à l’hyperinflation que certains voient venir, et si les choses vont de travers cela signifie l’effondrement.

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Le fait que les Wahhabites s’opposent aux dévotions au prophète Muhammad doit être approuvé comme une bonne pratique, en raison du fait que de telles dévotions sont de nature à produire un esprit d’émulation qui pourrait insidieusement devenir le désir de créer une nouvelle religion. Le désir d’être comme le prophète peut en effet en conduire certains à vouloir être de nouveaux prophètes. « Aujourd’hui encore, des agents de la police religieuse sont stationnés près du tombeau du prophète à Médine afin de décourager la vénération du prophète plutôt que de Dieu. » (John A. Shoup, article « Islam populaire » in Saudi Arabia and the Gulf Arab States Today: An Encyclopedia of Life in the Arab States, 2009) Dans des vidéos montrant ces agents de la police religieuse au tombeau du prophète, on peut voir qu’ils n’hésitent pas à repousser physiquement les pèlerins.

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Introduction à l’essence de la Mutawa,
ou Rechtsphilosophische Grundlagen der Religionspolizei
(Les principes juridico-philosophiques de la police religieuse)

« Les pompiers s’en prirent aux agents de la police religieuse quand ceux-ci tentèrent de maintenir les jeunes filles à l’intérieur du bâtiment en flammes parce qu’elles ne portaient pas le voile. »

Les événements résumés par la citation ci-dessus ont servi en Arabie saoudite à faire le procès de la police religieuse, la Mutawa, et à réduire ses prérogatives. Cependant, la décision de l’officier de la police religieuse dans le cas d’espèce était incorrecte et c’est ce fonctionnaire qui devait encourir le blâme, non l’institution qu’il représente. Blâmer une institution pour la décision d’un fonctionnaire ne se justifie dans aucun cas de figure, si bien que l’affaire a servi en fait à attaquer une politique elle-même, incarnée par une institution, plutôt que l’exécution.

Il s’agissait, en raison de l’incendie, d’une situation d’urgence mais, en tant que religion avec des martyrs, l’islam sait que l’urgence ne justifie pas toujours des exemptions, alors précisons. La norme consiste à se couvrir la tête dans l’espace public. Les jeunes filles fuyant l’incendie devaient être reçues et assistées à l’extérieur du bâtiment par la brigade de pompiers, qui auraient sécurisé et isolé un périmètre dans l’espace public ; cet espace, bien que se trouvant en dehors du bâtiment et pris temporairement sur l’espace public, est, en raison de la situation d’urgence, sous le contrôle de la brigade de pompiers ou des autorités au sens large et ainsi retiré de l’espace public momentanément. L’accès y est restreint. Par conséquent, la présence de femmes non voilées dans cet espace pendant l’intervention des pompiers ne viole pas une norme relative à l’espace public. Et les jeunes femmes fuyant l’incendie ne peuvent être considérées, ne portant pas le voile en cette situation, comme agissant au mépris de la loi. L’appréciation de la situation par l’officier de la Mutawa était donc manifestement erronée, une erreur manifeste d’appréciation, comme on dit en droit administratif français. Cette déclaration factuelle n’a toutefois pas de relation avec la légitimité de l’institution ou de la politique que celle-ci incarne.

ii

« Les jeunes femmes fuyant l’incendie ne peuvent être considérées, ne portant pas le voile en cette situation, comme agissant au mépris de la loi. » Nous avons écrit cette phrase afin de ne pas laisser penser que, dans l’analyse de ces événements, le sujet était la seule définition de l’espace public ; mais au fond il s’agit, quant au contenu, d’une pétition de principe puisque nous étions supposé discuter la proposition « l’urgence ne justifie pas toujours des exemptions ». Notre réponse a consisté à montrer qu’il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’une véritable exemption, dans le cas de jeunes femmes fuyant un incendie, car l’espace dans lequel elles étaient recueillies n’était pas, momentanément, l’espace public. S’agissant, alors, de l’autre aspect de la discussion, si nous faisions l’hypothèse qu’il s’agissait d’une véritable exemption, celle-ci serait-elle justifiée ? En d’autres termes, l’officier de la Mutawa était-il justifié à demander le port du voile alors qu’une probabilité de « martyre » était en jeu ? Les victimes auraient en effet été shahidahs du respect des règles de décence. L’un des sujets, ici, est de savoir à quel point le martyre était probable : comme nous n’avons pas tous les éléments, il ne nous est pas possible de répondre à cette question. Les commandements de Dieu requièrent parfois que le fidèle soit disposé à sacrifier sa propre vie pour le respect d’un commandement, comme quand il fut demandé aux martyrs de sacrifier ne fût-ce que des mouches aux idoles : ils refusèrent en sachant qu’ils le paieraient de leur vie. Ici, l’officier de la Mutawa était-il justifié à demander que les jeunes filles subissent un risque de martyre pour respecter le commandement du voile ? Si la réponse est oui, était-il justifié à le faire dans le cas d’un risque infime seulement ou bien même dans le cas d’une parfaite certitude de martyre, ou bien quelque part entre les deux, et alors à quel niveau de risque ? Ou bien n’était-il pas justifié à exiger quoi que ce soit en l’espèce parce que l’exemption était de toute façon justifiée ? Les exemptions doivent nécessairement être strictement définies, à la fois par révérence pour Dieu et par respect pour les martyrs qui ont sacrifié leurs vies plutôt que de bénéficier d’exemptions. C’est le cœur du problème et cela doit être décidé selon la jurisprudence islamique. Mon expertise s’arrête là. Merci de votre attention.

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Religion ou Psychothérapie

L’occidentalisation est la cause de toutes les maladies mentales. La psychothérapie occidentale n’est pas la solution mais un aspect du problème. Bien sûr, nous parlons des maladies « fonctionnelles », c’est-à-dire sans cause organique. Sur les maladies organiques, la psychothérapie n’a aucun effet, et sur les maladies dites fonctionnelles tout peut fonctionner aussi bien que la psychothérapie, ou l’absence de tout traitement ou de toute intervention peut fonctionner aussi bien. Parfois la maladie disparaît, parfois non, il n’existe aucune preuve que la psychothérapie soit plus efficace que son absence, les chercheurs sérieux l’ont démontré (à commencer par Hans Eysenck). C’est une escroquerie. L’idée même d’aller voir un psychothérapeute montre un mépris pour la guidance spirituelle et une volonté de vivre selon des normes occidentales plutôt que selon la tradition.

Arrêtez de tout appeler psychothérapie. Ce n’est pas parce qu’un enfant aime peindre que c’est un fou et la peinture sa thérapie.

En Occident, tout est thérapie parce qu’ils sont tous malades.

En Occident, ils sont tellement malades que, quand ils voient un chef-d’œuvre, ils s’exclament : « Quelle bonne thérapie ! »

En Occident, la nourriture est si chère parce que ce n’est pas seulement de la nourriture mais aussi une thérapie.

En Occident, l’amour est une thérapie.

En Occident, en cas de problème, ils demandent : « Qu’est-ce qui cloche avec la thérapie ? »

En Occident, il n’y a pas de bien et de mal, seulement de bonnes et de mauvaises thérapies.

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Même le Dhammapada comporte des traces de ressentiment. (Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant aux yeux d’un Nietzschéen.)

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De la vie à la connaissance – mais la plupart prennent la direction inverse : de la « connaissance » sous forme de traités académiques dont ils sont les auteurs, ils tirent un statut et par là-même une vie.

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Comme la parole doit être libre, si vous ne souhaitez pas de « discrimination administrative » mais qu’en même temps les fonctionnaires doivent pouvoir être libres de leur parole, il faut leur faire passer des tests d’associations implicites. Un autre résultat positif en serait qu’on ne surjouerait plus autant l’antiracisme, qui rend les débats tellement médiocres.

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Quand certains disent « éducation » – à savoir, que la solution à tel problème est d’éduquer les gens sur tel sujet –, en fait d’éducation ils entendent une coercition bureaucratique.

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L’expression « principes progressistes des Lumières » (liberal Enlightenment principles) est fautive. Les Lumières n’ont rien de positif à dire sur un ordre du jour progressiste ; en fait, les philosophes des Lumières étaient opposés à la tolérance envers l’homosexualité, par exemple (Kant, Diderot, les deux avec des raisons expresses). Qu’ils se soient opposés à une connexion entre l’Église et l’État ne signifie nullement qu’ils ne considéraient pas les dogmes cléricaux en matière de moralité comme vrais ou pertinents. Croyez-le ou non, il existe une homophobie « éclairée ».

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S’agissant de l’expérience conduite par Zimbardo à Stanford, je suggère qu’elle montre que les étudiants de Stanford sont des ordures.

Philosophie 6 : Le cas Rousseau et autres textes

Tout est intuitionné à vingt, vingt-cinq ans, c’est-à-dire que l’individu a acquis une fois pour toutes ses idées personnelles à cet âge : ce stock sert aux conceptualisations ultérieures, lesquelles n’apportent au fond rien de nouveau (hors des combinaisons des intuitions). Le travail de l’âge mûr consiste à faire siennes les évidences de la jeunesse, qui n’appartiennent pas à la jeunesse en tant que telle mais à l’individualité. C’est en revenant à ces évidences que véritablement l’intelligence s’éveille ; quand l’esprit tenait ce stock pour rien d’autre que les fantasmagories de l’immaturité, et se cherchait ailleurs des modèles, c’est là qu’il était bête, et s’il peut dire à quarante ans qu’il avait tout compris à vingt, sa voie est tracée. Tout se déduit des intuitions.

C’est la raison pour laquelle la créativité, pour durer, se reporte au temps de la vie qui est le temps de l’intuition, la jeunesse ; et même si l’on veut écrire sur ses expériences de l’âge mûr, il faut le faire comme si l’on avait vingt ans. Mais le mieux est de ne point parler du temps de la vie qui est celui de la conceptualisation, car ce n’est pas un temps dont il importe de parler vu que seule importe en lui la pensée et nullement ce qui se vit. Quand on a vécu, il reste à penser, mais on ne pense de manière originale et profonde qu’avec ce que l’on a vécu (un stock d’intuitions), et le temps de penser est, avant la mort, un temps mort pour l’intuition.

Les intuitions de la jeunesse, du premier âge forment une image du monde imperméable aux déformations ultérieures et avec laquelle le penseur, pour penser authentiquement, doit entrer en contact par-delà les couches d’endoctrinement intermédiaires, car c’est alors à partir de son propre fonds, de sa personnalité propre qu’il pense et non par emprunt.

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Nietzsche, vivant dans une petite chambre mal chauffée, n’avait pas tort de reprocher à Wagner, grand bourgeois entouré d’une famille nombreuse dans son manoir, de s’être mis à prêcher l’ascétisme. De ce point de vue il n’avait pas tort.

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Le cas Rousseau

(Suite de Montesquieu vs Ibn Khaldun)

Dans la question soulevée par Ibn Khaldun et Montesquieu, Rousseau adopte la même position qu’Ibn Khaldun, face à Montesquieu, puisqu’il voit dans le maintien dans l’État de « troupes réglées », rétablies de son temps en Europe après une longue éclipse depuis l’empire romain (qu’elles ruinèrent), une cause de ruine :

« Devenus les ennemis des peuples, qu’ils s’étaient chargés de rendre heureux, les tyrans établirent des troupes réglées, en apparence pour contenir l’étranger, et en effet pour opprimer l’habitant. Pour former ces troupes, il fallut enlever à la terre des cultivateurs, dont le défaut diminua la quantité des denrées, et dont l’entretien introduisit des impôts qui en augmentèrent le prix. Ce premier désordre fit murmurer les peuples : il fallut pour les réprimer multiplier les troupes, et par conséquent la misère ; et plus le désespoir augmentait, plus on se voyait contraint de l’augmenter encore pour en prévenir les effets. » (Discours sur l’économie politique)

D’ailleurs, on peut voir en Rousseau le pendant occidental d’Ibn Khaldun, quand, dans son Projet de Constitution pour la Corse, il évoque le moyen d’efféminer les peuples au prétexte de les instruire, c’est-à-dire une voie de corruption et de décadence dans le fait de rendre les peuples « raisonneurs » : « La plupart des usurpateurs ont employé l’un de ces deux moyens pour affermir leur puissance. Le premier d’appauvrir les peuples subjugués et de les rendre barbares, l’autre au contraire de les efféminer sous prétexte de les instruire et de les enrichir. » Voyez également son Discours sur les sciences et les arts.

De même, toujours dans son projet pour la Corse, Rousseau souligne l’inaptitude des habitants des villes à être de bons soldats et c’est pourquoi, compte tenu de la pestilence que sont les armées professionnelles, il envisage une société fondée sur l’agriculture car il ne peut compter pour la défense de l’État que sur une armée du peuple constituée en cas de danger et tirée de la paysannerie (« la culture de la terre forme des hommes patients et robustes … ceux qu’on tire des villes sont mutins et mous, ils ne peuvent supporter les fatigues de la guerre »).

Alors que Montesquieu répondait (en quelque sorte) à Ibn Khaldun que les nations riches, en finançant sur le trésor public des armées permanentes, professionnelles, prévenaient les funestes conséquences possibles de l’amollissement de leurs populations par le luxe, brisant ainsi le cycle supposé fatal du retour à la barbarie par le triomphe inévitable des barbares aguerris sur les sociétés corrompues par le luxe, Rousseau souligne l’autre ferment de corruption et de misère publique inhérent aux armées permanentes, dont les effet ne sont pas moins désastreux pour la nation. Les remarques de Rousseau contribuent donc à maintenir intacte la loi sociologique énoncée par Ibn Khaldun : le maintien par les nations policées d’armées permanentes ne peut obvier à cette loi d’airain, contrairement à ce que pensait Montesquieu.

Tocqueville, au moins sur ce point, se rapproche de Rousseau, pour lequel il n’a guère de considération autrement : « Les Américains n’ont pas de voisins, par conséquent point de grandes guerres, de crise financière, de ravages ni de conquête à craindre ; ils n’ont besoin ni de gros impôts, ni d’armée nombreuse, ni de grands généraux ; ils n’ont presque rien à redouter d’un fléau plus terrible pour les républiques que tous ceux-là ensemble, la gloire militaire. » (De la démocratie en Amérique, I, II, IX) Les États-Unis d’Amérique sont aujourd’hui l’un des pays les plus militarisés du monde. Dans le même chapitre, Tocqueville développe l’idée que l’Amérique pourrait périr, en tant que système républicain, par ses grandes villes, à moins de développer une armée nationale suffisamment forte et indépendante pour les contenir : la raison en est que les grandes villes sont selon lui des foyers d’agitation démagogique. Or le remède qu’il préconise, une armée permanente, pour contenir le mouvement insurrectionnel des villes, est lui-même, à ses propres yeux, un danger manifeste. On peut penser que l’énorme armée américaine contemporaine a pour fonction première cette prévention indiquée par Tocqueville, son emploi récurrent lors d’émeutes urbaines en serait un signe, et cela fait immanquablement penser aux mots de Rousseau cités plus haut sur l’armée permanente, « constituée en apparence pour contenir l’étranger, et en effet pour opprimer l’habitant ».

ii

Si Rousseau, vivant avec une épouse, était appelé « le solitaire », comment faut-il m’appeler, moi ?

iii

Selon Rousseau, dans son Essai sur l’origine des langues, l’inceste est naturel et fut la loi de l’humanité aux premiers temps – qui sont, je suppose, l’état de nature.

iv

« Voilà d’où vient que les peuples septentrionaux sont si robustes : ce n’est pas d’abord le climat qui les a rendus tels, mais il n’a souffert que ceux qui l’étaient, et il n’est pas étonnant que les enfants gardent la bonne constitution de leurs pères. » (Rousseau, Essai sur l’origine des langues)

Impressionnante intuition du mécanisme de la sélection naturelle. Le milieu ne rend pas l’individu plus fort, mais l’espèce ; les « épreuves » du climat taxent l’individu et paient l’espèce.

v

« Il est certain que les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la patrie : ce sentiment doux et vif qui joint la force de l’amour-propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une énergie qui sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes les passions. » (Rousseau, Discours sur l’économie politique)

On trouve la même idée chez Montesquieu : l’amour de la patrie est la vertu. Mais Descartes a dénoncé une certaine illusion propre aux études historiques, à laquelle Rousseau semble particulièrement sujet : portant aux nues les vertus des Anciens, telles qu’elles nous sont transmises par les livres, Rousseau opposerait une fantasmagorie (suivant l’idée de Descartes) à l’homme actuel, dégénéré. Descartes : « [M]ême les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n’augmentent la valeur des choses pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles presque toujours les plus basses et moins illustres circonstances : d’où vient que le reste ne paraît pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs mœurs par les exemples qu’ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces. » (Discours de la méthode)

Rousseau loue les principes des anciens législateurs, et sa louange est une description exacte du fascisme moderne, que l’on pourrait croire inspiré par les lignes suivantes (si le fascisme ne prenait pas directement son inspiration à la source des anciens législateurs eux-mêmes) :

« Tous [les anciens Législateurs] cherchèrent des liens qui attachassent les Citoyens à la patrie et les uns aux autres, et ils les trouvèrent dans des usages particuliers, dans des cérémonies religieuses qui, par leur nature, étaient toujours exclusives et nationales (voyez la fin du Contrat social), dans des jeux qui tenaient beaucoup les citoyens rassemblés, dans des exercices qui augmentaient avec leur vigueur et leurs forces leur fierté et l’estime d’eux-mêmes, dans des spectacles qui, leur rappelant l’histoire de leurs ancêtres, leurs malheurs, leurs vertus, leurs victoires, intéressaient leurs cœurs, les enflammaient d’une vive émulation, et les attachaient fortement à cette patrie dont on ne cessait de les occuper. Ce sont les poésies d’Homère récitées aux Grecs solennellement assemblés, non dans des coffres, sur des planches et l’argent à la main, mais en plein air et en corps de nation, ce sont les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, représentées souvent devant eux, ce sont les prix dont, aux acclamations de toute la Grèce, on couronnait les vainqueurs de leurs jeux, qui les embrasant continuellement d’émulation et de gloire, portèrent leur courage et leurs vertus à ce degré d’énergie dont rien aujourd’hui ne nous donne d’idée, et qu’il n’appartient pas même aux modernes de croire. » (Considérations sur le gouvernement de Pologne)

vi

Le pays où fut inventé le parlementarisme moderne, l’Angleterre, est aussi le pays où le droit d’origine législative est secondaire par rapport à la common law, est « une dérogation à la common law » (et où le juge ne s’estime aucunement lié par l’intention du législateur, dont il ne s’enquiert point). Le Parlement y est au fond un simple organe budgétaire. L’erreur subséquente est de Rousseau et des Français.

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« Nos valeurs » : j’aimerais qu’ils en parlent moins et qu’ils les connaissent mieux.

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Les questions les plus graves sont confiées à des gens qui n’ont ni les moyens intellectuels ni le loisir de penser.

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La correctionnalisation du viol passe aux yeux des auteurs du petit livre sur Les jurés (PUF, 1980, p. 44n) pour une forme de laxisme, comparée à son défèrement aux assises, mais Jean Marquiset explique que la correctionnalisation – le traitement d’un crime en simple délit – peut au contraire servir à mieux punir. Nos auteurs commettent donc un contresens. Les apparences sont trompeuses.

« [L]e fœticide est réellement un homicide volontaire, quoique juridiquement on en ait fait par la loi du 17 mars 1923 un délit pour en assurer une meilleure répression par un tribunal que par le jury, toujours disposé en cette matière à une excessive indulgence. » « Il [l’infanticide] avait toujours été considéré comme un crime, jusqu’à la loi du 2 septembre 1941 qui l’avait transformé en une simple infraction correctionnelle pour qu’il fût, comme l’avortement, sanctionné par une sévère répression. » (Marquiset, Les droits naturels, 1976)

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L’interdiction de l’enregistrement des audiences est une règle « d’ordre public ». Elle est liée au « principe de l’oralité » et nos auteurs (Les jurés, 1980) se satisfont à bon compte de cette raison (cette excuse) absurde : quelqu’un qui parle n’a pas une expression moins orale parce qu’il est vu sur un écran de télé. Cf. McLuhan: Both speech and TV are cool media.

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Haro sur le gouvernement des juges ? Un juge, parce qu’il est nommé et non élu, n’aurait pas la même légitimité démocratique qu’un ministre, nommé et non élu ? C’est cela, oui…

« L’extension du pouvoir judiciaire dans le monde politique doit donc être corrélative à l’extension du pouvoir électif. Si ces deux choses ne vont point ensemble, l’État finit par tomber en anarchie ou en servitude. » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, I, V)

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Les procureurs « bénéficient très largement » de « l’indépendance de la magistrature », en conclusion de quelques paragraphes qui évoquent la « pratique institutionnelle » (Lemesle & Pansier, Le procureur de la République, 1998, p. 34), mais, c’est là le hic, la pratique peut être changée sans que cela soit contraire au principe de légalité, donc les procureurs ne sont pas indépendants.

Ces deux magistrats croient faire passer une pratique pour une garantie juridique, alors qu’un changement de pratique (une injonction de classement par tel garde des sceaux suivie d’une sanction en cas de refus du magistrat) ne serait en rien contraire au principe de légalité.

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« Il ne suffit pas, dans les tribunaux du royaume [d’Angleterre], qu’il y ait une preuve telle que les juges soient convaincus ; il faut encore que cette preuve soit formelle, c’est-à-dire légale : et la loi demande qu’il y ait deux témoins contre l’accusé » (Montesquieu, De l’esprit des lois)

Montesquieu réfute le système de l’intime conviction avant même qu’il ait remplacé chez nous celui des preuves légales ! Encore un travers de la France. (Voyez L’infâme conviction ici)

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Si la France avait gardé ses Huguenots, la Révolution française n’aurait pas eu lieu.

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Les Lumières françaises étaient une anglophilie militante (Montesquieu, Voltaire, Diderot…) et c’est donc trahir les Lumières que de parler de quoi que ce soit « à la française » quand c’est pour l’opposer aux Anglo-Saxons. Ce sont les Anglais qui nous ont appris la tolérance mais nous ne sommes que leurs singes. Chez nous un Sikh n’a pas le droit de porter son turban.

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La Manche est la frontière entre l’Europe et le continent asiatique.

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Le cas Søren Kierkegaard
(Complément à Autour de l’existentialisme de Kierkegaard x)

L’homme génial qui se reproduit ne reproduit pas son génie. Le génie ne se reproduit pas.

C’est cet homme, le génie, qui trouve un trésor dans la relation négative à la femme et le perd dans une relation positive, la vie commune.

« [A]-t-on jamais entendu dire qu’un homme soit devenu poète par sa femme ? Tant que l’homme ne s’est pas lié à elle, elle l’entraîne. C’est cette vérité qui se trouve à la base de l’illusion de la poésie et de la femme. » (Kierkegaard, Étapes sur le chemin de la vie)

ii

Ce n’est pas de réussir là où tout le monde a échoué qui est le plus admirable, mais d’échouer là où tout le monde a réussi.

« [J]e ne demande rien de mieux que d’être, à notre époque objective, reconnu pour le seul qui n’a pas réussi à être objectif. » (Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques)

iii

C’est par un clergé jugé par Kierkegaard anti-chrétien que la pornographie a d’abord été légalisée dans le monde. Danemark, 1969 : l’Église nationale danoise soutient le projet gouvernemental de légalisation de la pornographie.

iv
Célibat

Une simple remarque met à bas l’édifice des Propos sur le mariage par « Un époux » dans Étapes sur le chemin de la vie de Kierkegaard : l’homme chez qui l’inclination amoureuse, ce « don de Dieu », se déclare pour une femme mariée, ne peut l’épouser, et ce n’est pas faute d’être « assez bon » qu’il ne prend pas cette décision, mais il ne peut « se rendre digne de recevoir le don de Dieu ».

– Même un grand esprit n’est pas esprit seulement, pourquoi donc vouloir qu’il soit une exception en se soustrayant au mariage ? – Que se marie celui qui ne craint pas de dire à ses enfants : « Vous êtes nés et je vous souffre, comme je souffre votre mère, car l’esprit a besoin de repos et de délassement et par bonheur en vous engendrant et en vous éduquant je n’ai rien sacrifié de ma vocation. » Que se marie et enfante celui qui ne craint pas de dire cela.

v

La pensée de Kierkegaard serait « une première forme de l’existentialisme », mais comment une pensée profonde pourrait-elle être la première forme d’une pensée superficielle ? Si l’on tient à établir un lien entre les deux, il faut dire plutôt que l’existentialisme est une pâle copie de la pensée de Kierkegaard.

Søren Kierkegaard som café-gæst (Kierkegaard im Café) by Christian Olavius Zeuthen, 1843

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Quel mal ne fait-il pas à son œuvre, le poète qui gagne sa vie dans une boutique (au sens large) ! On ne peut tout simplement pas le lire, on se dit : « Comment n’est-il pas mort de chagrin, s’il était poète ? »

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Le clown survit au poète.

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La perversion aplanit tous les dilemmes.

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Socrate discourait le jour sur le thème « le corps est la prison de l’âme » avant de retourner chez lui partager la couche conjugale.

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La beauté de l’esprit n’est-elle pas encore plus passagère que celle du corps ? Ne cherchez pas à être aimée pour votre esprit.

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Est-il juste de partager également entre les membres d’une fratrie, alors que seul l’aîné connaît la souffrance d’être passé d’enfant unique à membre d’une fratrie ? Le droit d’aînesse lui compensait ce traumatisme.

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Vu que l’on appliquait la « question préalable » pour faire dénoncer les complices, un tel système devait conduire à de nombreuses dénonciations d’innocents, que l’on torturait à leur tour.

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Le droit à l’existence n’interdit pas le suicide.

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Il me suffit de lire Aristote pour savoir que je ne souhaite pas lire les scolastiques. La corruption intellectuelle du moyen âge européen ne vient pas des invasions barbares mais d’Aristote. Même remarque pour la philosophie médiévale islamique. La vaine subtilité des scolastiques (Kant : Subtilität der Schulmethode) se trouve déjà chez leur Magister Aristote. Voyez Voltaire: « Aristote, qu’on a expliqué de mille façons, parce qu’il était inintelligible » (Lettres philosophiques).

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La notion de l’âme comme connaissance, à laquelle s’oppose Schopenhauer avec sa conception de la volonté aveugle, ne semble pas prédominer chez les Anciens : « tous les penseurs définissent l’âme … par trois caractères : le mouvement, la sensation, l’incorporéité » (Aristote, De l’âme). Ou encore, certains la confondent avec un élément ou une substance particulière : le feu (Démocrite), l’eau (Hippon), le sang (Critias ; cf. aussi l’Ancien Testament : Lévitique XVII-14 « Car l’âme de toute chair, c’est son sang »), l’air (Diogène)… Certes, Aristote discute aussi quelques théories de l’âme comme intellection : Anaxagore, Platon…

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Kant, Vorlesungen über die philosophische Enzyklopädie : Un Pansophus est impossible, tant en philosophie qu’en mathématique (deux Vernunftwissenschaften) tandis qu’un Polyhistor est possible.

Mais Kant affirme aussi que la philosophie (métaphysique) a vocation à être clôturée, en aucun cas la mathématique. Or qu’un Pansophe ne soit pas possible semble indiquer que la philosophie est infinie comme la mathématique, sinon il faudrait dire qu’un Pansophe est impossible en mathématique mais non en philosophie. (Mais le critère d’un Pansophe et d’un Polyhistor est seulement, dans ces Vorlesungen, que leurs connaissances sont « sehr ausgebreitet », ce qui implique que l’impossibilité signifie que dans les sciences de la raison les connaissances ne sont pas telles, ne sont pas étendues.)

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Cioran recherche la connaissance intuitive du génie selon Schopenhauer et cela le conduit au rejet de l’abstraction (par ex. Bréviaire des vaincus 104-5), décriée comme une négation du vouloir-vivre (donc à rejeter selon lui). Or la démarche de Cioran est viciée par l’abus de mots tels qu’infini, néant…, non intuitifs ; il est plus abstrait qu’il ne croit.

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Paraphrase. L’enfant reçoit de son père le caractère car c’est le principal, et le principal est reçu du sexus potior ; il reçoit son intellect de la mère car l’intellect est secondaire et le secondaire est hérité du sexus sequior (Le Monde comme volonté et comme représentation, c. XLIII). Une fratrie devrait donc être d’égale intelligence ? Non, et Schopenhauer l’explique par les conditions physiologiques du génie, qui nécessitent la fleur de l’âge des parents (ce qui signifie que les aînés sont favorisés à ce point de vue, pour les couples point trop précoces).

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Des « forces nouvelles » pour la logique…

La logique va chercher des « forces nouvelles » dans l’empirique. Car « les règles de la logique sont insuffisantes » (André Delachet, L’analyse mathématique, 1949). Or, s’il y a bien quelque chose qui ne peut combler une supposée insuffisance de la logique, c’est l’empirique. Car alors l’empirique ne serait pas lui-même soumis au raisonnement logique, n’obéirait pas à des lois, il n’y aurait pas de nature, le monde serait magique.

ii

Delachet affirme que le principe du tiers exclu n’a aucun sens. Il se sert pour cela d’une puérile « parabole des géants subtils et cruels » de Ferdinand Gonseth (dans Les fondements des mathématiques, 1926) : « Dans une île vivait une race de géants fort subtils et cruels. Parce qu’ils étaient cruels, ils mettaient à mort tout étranger qui abordait chez eux ; parce qu’ils étaient subtils, ils avaient imaginé de lui faire prononcer lui-même sa condamnation. Ils lui posaient une question, et si la réponse était vraie, ils l’immolaient à l’Idole de la Vérité ; si elle était fausse, ils l’immolaient à l’Idole du Mensonge. Or, il arriva qu’un jour ils posèrent à un étranger plus subtil qu’eux la question imprudente : quel sera votre sort ? L’étranger répondit : vous me sacrifierez à l’Idole du Mensonge etc. » (in Delachet)

La parabole est une ridicule resucée du « Je mens » séculaire, le privant de toute force puisqu’il fait porter le jugement sur un fait d’avenir : le fait énoncé ne peut se réaliser selon les conditions décrites, qui incluent l’énonciation de l’étranger, laquelle devient par cette inclusion un acte performatif en soi et cesse par conséquent d’être un simple énoncé. L’étranger se borne à rendre la peine impossible selon les conditions posées et n’affirme rien sur le vrai ou le faux de quoi que ce soit. La logique n’est pas un seul instant touchée par cette plaisanterie pas très subtile.

iii

a)

Quant à l’ensemble E des éléments e qui ne se contiennent pas eux-mêmes (dans la théorie du transfini), qu’est-ce qu’un ensemble ou un élément qui se contient lui-même ? La notion ne tient pas la route logiquement (elle viole le dipôle logique contenant-contenu), donc en tirer des conclusions contre la logique, parce qu’une notion contraire à la logique conduit à des résultats contraires à la logique, est puéril. En réalité, ces résultats confirment la logique.

Je me souviens d’un étudiant en mathématiques qui chercha à me convaincre de la supériorité des mathématiques sur la philosophie en invoquant cet ensemble E : en s’affranchissant de la logique insuffisante à laquelle la philosophie restait attachée, les mathématiques prouvaient qu’elles sont plus avancées que la philosophie. On se motive comme on peut.

b)

« Cette conception [des nombres transfinis] aboutit à des difficultés logiques inextricables qui ne sont pas encore complètement aplanies. » (Delachet) Bon courage pour aplanir l’inextricable. En réalité, la phrase s’arrête à « inextricables », le reste est tout simplement ridicule. – Et c’est cette nouvelle conception qui est dite résoudre le paradoxe éléatique d’Achille et de la tortue !

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#MeToo « Sans oui, c’est non »

Victor Hugo, du Panthéon, n’est pas d’accord : « Toutes deux, montrant leurs épaules, / Pour dire oui prononcent non » (Pièce incluse dans le dossier des Chansons des rues et des bois, Poésie/Gallimard)

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« Hélas ! il avait des jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques : il riait affreusement, longtemps. » (Rimbaud)

Ce sentiment de l’absurde n’avait jamais été exprimé si distinctement avant Une saison en enfer, et pourtant ne doit-il pas être éprouvé par tout esprit sensible au temps de l’adolescence, de toute éternité ? (Il s’émousse avec l’habitude de vivre avec.)