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Philosophie 5 : Autour de l’existentialisme de Kierkegaard

Toutes les recherches historiques, même celles entièrement consacrées aux « grands hommes », n’ont affaire qu’à des médiocrités. Il n’y a pas d’histoire dans le monde de l’esprit, mais un dialogue.

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Obligé de faire de la politique : les avertissements de Platon et de Cicéron†. Même si c’est en se pinçant le nez.

†« Comme si, vraiment, pour des hommes de bien, courageux et magnanimes, il pouvait exister un motif plus légitime de s’occuper de politique que de se soustraire à l’autorité des pervers et de les empêcher de mettre l’État en pièces. » (Cicéron, La République)

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Notes sur les Miettes philosophiques de Kierkegaard

Il n’est pas permis de postuler le « néant du non-être » (p. 125 dans l’édition Tel) dès lors que l’on distingue l’être et l’essence comme le fait Kierkegaard : « la nécessité concerne l’essence, en ce sens que la catégorie de l’essence est justement d’exclure le devenir. » (127, par ex.) Puisque, selon cette distinction, l’être n’est pas l’essence, le non-être n’est pas forcément la non-essence, et si l’essence n’est pas le néant, alors le non-être peut ne pas être le néant dès lors que le non-être peut être l’essence. Or, puisque l’essence n’est pas l’être, à supposer que la réalité (le tout) se partage entre les deux, être et essence, le non-être participe de l’essence et non pas du néant. Et l’on ne peut supposer que la réalité se partage entre l’être et le néant seulement puisque l’on a posé l’essence : si l’on pose à la fois l’être et l’essence, le non-être n’est pas le néant puisque est posé à côté de l’être l’essence, et si le non-être était le néant l’essence serait aussi le néant (n’étant pas l’être) et il n’aurait pas fallu la postuler. D’ailleurs, Kierkegaard distingue les deux afin de pouvoir distinguer la nécessité de la liberté, la nécessité n’étant pas dans l’être mais dans l’essence qui exclut le devenir. Selon ces postulats, le non-être est le non-devenir, c’est-à-dire l’essence, et non le néant. Par suite, la définition de la foi par Kierkegaard, qui est qu’« elle croit au devenir, elle a alors aboli en elle l’incertitude correspondante au néant du non-être » (125), est défectueuse.

De même est fautive l’idée que le passé n’est pas nécessaire parce qu’il est devenu et qu’en devenant il n’était pas nécessaire, et que « l’entendement ni la connaissance n’ont jamais de quoi donner » (121). Est nécessaire ce qui, étant, ne peut être autrement. C’est le cas du passé : il est nécessaire. Kierkegaard adopte une autre définition : « n’est pas nécessaire ce qui aurait pu être autrement », une définition négative qui, positivement, s’exprime « est nécessaire ce qui n’aurait pas pu être autrement », ce qui n’est pas faux mais incomplet : en introduisant un rapport de temporalité limitatif par rapport à la définition plus globale valable pour tous les rapports de temporalité et même en dehors de tels rapports, Kierkegaard se croit autorisé à introduire une exception à la définition globale, mais comme cette dernière est juste, en même temps que complète, elle ne souffre pas cette exception.

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On ne peut en philosophie appeler « esprit supérieur » un penseur dont on est plus ou moins contemporain et que l’on contredit sur l’essentiel, ce que fait Kierkegaard avec Hegel (119, note 2) – car on pourrait, autrement, appeler un charlatan qui trompe beaucoup de gens un esprit supérieur, mais la philosophie nous prévient d’adopter un tel point de vue. De fait, appeler esprit supérieur un philosophe que l’on contredit, c’est le traiter de charlatan, et les injures perfides ne sont guère honorables. Si Hegel s’est fourvoyé dans les grandes largeurs, ce n’est pas un esprit supérieur, et la quantité d’écrits qu’il laisse n’est autre que le témoignage d’une hubris monumentale.

Les philosophes du lointain passé peuvent être dits des esprits supérieurs même si l’on est en désaccord avec eux car c’est par le truchement d’esprits encore plus grands qu’ils n’étaient que leurs vues nous paraissent à présent erronées. Devant une œuvre abondante dont on ne peut rien tirer, ce n’est pas d’esprit supérieur qu’il faut parler ; il y avait là, si l’on veut, des forces organiques supérieures à la moyenne, qu’un choix dirigea vers la rédaction de cours et de livres, mais pour donner à ces productions un caractère réellement philosophique il manquait l’organe qui permettrait de parler d’esprit supérieur. Et l’excuse trouvée par William James pour ces livres dont il qualifie à juste titre le style d’abominable, à savoir que les vérités d’un « visionnaire » sont forcément difficiles à exprimer, est le moins approprié qui soit, car ces livres sont justement la preuve que faisait défaut l’organe nécessaire au visionnaire, un organe suffisamment fin pour recueillir dans le commerce courant de la vie une abondance d’intuitions qu’il s’agit ensuite, en philosophie, de formuler en concepts.

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Notes sur le Post-scriptum aux Miettes philosophiques de Kierkegaard

Que l’objectif (versus le subjectif) soit, pour Kierkegaard, un mouvement d’approximation perpétuelle rappelle la synthèse empirique infinie chez Kant, à front quelque peu renversé : chez Kant la raison empirique est l’objectif mais une partie de celui-ci seulement car ce qui correspond au subjectif de Kierkegaard est chez Kant la raison métaphysique. Chez les deux le caractère de progression infinie n’est pas considéré comme une supériorité comme dans le scientisme, mais comme une sorte d’infirmité, clairement chez Kierkegaard (car cela s’oppose à la béatitude éternelle), un peu moins clairement chez Kant, dont le dessein principal était d’éteindre les controverses stériles de la métaphysique traditionnelle. (Mais c’est là aussi une préoccupation de Kierkegaard, même s’il parle plutôt d’exégèse philologique et historique.)

Considérer une progression infinie comme une supériorité (scientisme) est une erreur d’interprétation. (Cette erreur n’est d’ailleurs possible que parce que le scientisme passe sous silence ce caractère de la connaissance empirique et n’insiste que sur sa qualité d’être expérimentale.)

« Un sujet objectif fictif » versus le sujet existant (Kierkegaard). Or le sujet empirique n’est ni plus ni moins fictif que la subjectivité formelle universelle. Le sujet existant est l’empirie du moi, donc, oui, il est un devenir infini (dans la limite empirique de l’existence), mais en même temps sa forme est universelle et immuable, et peut se connaître parfaitement (dans une métaphysique achevée). – Au point de vue schopenhauerien, le sujet existant est une objectification de la volonté, mais le sujet connaissant est la volonté elle-même, qui se dévoile à elle-même. Le sujet connaissant se connaît comme une manifestation contingente de la chose en soi qu’il est. Chez Kierkegaard, la direction de la pensée est déterminée par l’idée de bonheur personnel éternel : les tribulations de cette manifestation contingente prennent la place prééminente car c’est de son salut qu’il s’agit. Enfin, dans le kantisme, l’achèvement de la métaphysique veut dire la fin de l’âme personnelle, car cette Idée n’a plus de sens dans la connaissance métaphysique achevée : elle doit, semble-t-il, se désagréger dans un « pananimisme » indivisible.

ii

Qu’est-ce qui pourrait justifier, à part la béatitude éternelle, une vie philosophique ? Toute autre recherche semble tellement triviale quand on donne à la passion un tel objet (la béatitude éternelle). Toute recherche, toute occupation n’est alors en effet qu’une « parenthèse ». S’il manque quelque chose de fondamental à l’homme dépourvu de foi, de bien plus fondamental qu’un « sens à la vie » pour le pathos, qu’une ancre contre le suicide, la foi sera maintenue : qu’est-ce que cela pourrait être ?

iii

Si la raison n’est pas faite pour le bonheur, peut-on dire cependant qu’elle est faite pour le bonheur éternel ? – On sait que la réponse de Kant, qui est pourtant l’auteur de la pensée selon laquelle la raison n’est pas faite pour le bonheur, est oui, puisque c’est de cet oui que Kant tire les Idées de la raison.

iv

L’existentialisme de Kierkegaard est un rejet de la métaphysique comme d’une pensée objective car le salut chrétien de l’âme implique le maintien de la pensée subjective (en perpétuel devenir) devant Dieu. Cette attitude, Kierkegaard le dit lui-même, est une folie car elle rend la spéculation impossible. Le chrétien refuse la métaphysique désindividualisante. – Mais l’individu n’est individualisé que par des degrés sur une échelle infinie (même de 0 à 1 les degrés sont infinis) d’un template commun et c’est bien l’idée de celui-ci qui représente une valeur pour l’activité de pensée (platonisme). Pourtant, j’éprouve du regret d’être opposé à Kierkegaard.

Le sujet existant est sans cesse dans le devenir car il s’approche – Lénine dirait asymptotiquement (x) – de l’absolu. Chrétiennement, cela s’entend : la créature cherche à se perfectionner pour être aussi parfaite que possible et donc aussi semblable que possible à son Créateur, et son effort est récompensé par le bonheur éternel. Si le template est Dieu, il ne peut être connu parfaitement (l’achèvement de la métaphysique est impossible). L’achèvement possible de la métaphysique est la proposition la plus hardie de Kant – mais rigoureusement conséquente.

v

La possibilité de l’hypocrisie d’autrui n’est angoissante (l’angoisse d’être dupé sur des questions existentielles fondamentales) que si l’individu n’a pas la foi, car s’il a la foi l’hypocrisie d’autrui n’a point de prise sur son salut. Il ne peut penser être lésé par l’hypocrite que s’il attache un prix aux biens et jugements de ce monde. L’hypocrite ne peut porter aucun tort à l’éthique en se servant d’elle pour assouvir des passions terrestres contraires à l’éthique.

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Autres Notes sur Kierkegaard

Le christianisme ne peut pas être toujours comme à l’époque de Jésus, des apôtres et des persécutions et martyres car la volonté de Dieu doit être que la vérité, donc le christianisme se répande sur la terre. Il doit par conséquent venir un temps où le christianisme ressemble forcément à la « Christendom » (dans la traduction anglaise) dénoncée par Kierkegaard, puisqu’il n’aurait plus de persécuteurs mondains. Dans ce cas, on peut soit continuer par tradition à parler des prêtres comme de « témoins » bien qu’ils ne souffrent pas le martyre soit y renoncer parce que ces prélats ne souffrent pas le martyre, mais le fait que les prélats ne souffrent pas le martyre n’est tout de même pas une objection contre cette forme de christianisme, car c’était la volonté de Dieu que le christianisme triomphe de ses persécuteurs. Prétendre que le christianisme triomphant dans le monde serait nécessairement une déviation par rapport au Nouveau Testament, c’est vouloir que le christianisme soit éternellement persécuté dans ce monde, mais pourquoi Dieu aurait-il fait connaître sa parole aux hommes sinon pour le triomphe de la vérité ? Kierkegaard cherche à se convaincre que le christianisme pourrait être autrement. C’est ce que je ne puis croire : s’il n’avait triomphé en « chrétiennerie » médiocre, il aurait disparu de la surface de la terre ou végété en secte philosophique quelconque.

Kierkegaard passe complètement sous silence l’espèce de sacrifice que chacun de ces paroissiens et même les prélats grassement rémunérés par l’État danois consentent pour maintenir un ordre social bourgeois et bovin, sacrifice qui peut les conduire à voir leur vie à la lumière de l’enseignement et de la passion du Christ, et ce pas complètement à tort. Le respect scrupuleux des liens du mariage peut demander de renoncer à bien des plaisirs charnels, le pain se gagne « à la sueur du front » (mais qu’en sait au juste l’héritier Kierkegaard, qui vécut de l’héritage de son père et mourut – trop tôt – avant de l’avoir entièrement dilapidé ?), et toutes les autres contraintes qui retiennent d’être un bandit ou un clochard peuvent, ma foi, être une croix assez lourde à porter. Sans compter qu’à l’époque bien des parents perdaient des enfants en bas âge. Et les douleurs de l’enfantement (l’équivalent vétérotestamentaire féminin de la sueur du front), la maladie, la vieillesse… Ainsi Kierkegaard manque-t-il de charité. Personne ne se soustrait aux misères du vouloir-vivre. La religion console.

La souffrance inhérente au vouloir-vivre provoque une hétérogénéité au monde suffisante. Tout être souffrant, c’est-à-dire sensible, est hétérogène au monde.

Kierkegaard semble voir la même chose que Nietzsche dans la charité, quelque chose de grégaire, qui ne se trouve pas, en outre, dans le Nouveau Testament, lequel consisterait à « aimer Dieu et haïr l’homme ».

Pour Kierkegaard, la consolation est l’épicurisme du christianisme mais le christianisme n’est pas un épicurisme, au contraire de la chrétiennerie. On peut faire remarquer avec Cioran qu’Épicure était un souffreteux ; cela pourrait décrire l’état de chrétien en chrétiennerie. Et Kierkegaard serait assez nietzschéen : l’homme qui souffre au-dessus de la médiocrité souffrante.

ii

Chez Schopenhauer, la religion est plus populaire que la philosophie, ou plutôt la religion est populaire et la philosophie ne l’est pas. Mais pour Kierkegaard le christianisme réel est une chose excessivement impopulaire, un chrétien un être rare, et c’est la trahison de la religion, la chrétiennerie, qui seule est populaire.

iii

Le chrétien, selon Kierkegaard, ne croit pas au progrès : celui qui croit au progrès est le serviteur de ce monde. – Sot panthéisme, c’est par toi que l’épicurisme corrompt la vérité souffrante !

Scolie sur la poésie de Victor Hugo. – Poésie raisonneuse, qui tend à se détacher de l’intuition parce qu’elle la soumet à des abstractions, cherche à raisonner, à conceptualiser, même par l’image. C’est là le vrai sens du « niais », selon le mot du critique Lanson, chez Hugo. Les éléments restent hétéroclites, inassimilables. – Et ce Dieu scolastique avec lequel on n’a de rapport, ô paradoxe, qu’à travers la nature, quel désert ! alors que ce qui en vivifie l’idée est le commerce familier, faisant complètement défaut à Hugo, qui sent Dieu dans la nature, non en lui. Sot panthéisme : chercher Dieu hors de soi, dans les choses !

iv

Kierkegaard est un de ces grands noms qui ont vécu pour et non de la philosophie, et il se sentait bien seul face à une Universitätsphilosophie complètement hégélianisée, tout en subissant d’indignes attaques de la presse (l’affaire du Corsaire).

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La morale est la chose la moins relative du monde. Dans quel pays l’assassinat est-il moral ? – On dira : « Oui mais la guerre permet l’assassinat. » Et dans quel pays ce distinguo n’est-il pas fait ? Il est tout aussi universel. Jusqu’aux erreurs concernant la morale sont universelles.

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Pour Schopenhauer, le bouddhisme est une religion de la négation du vouloir-vivre, mais alors pourquoi le Bouddha a-t-il rejeté l’ascétisme après sa période ascétique, pour adopter une doctrine du juste milieu ? Le juste milieu n’est-il pas une négation de la négation, n’est-il pas ainsi plutôt une correction du vouloir-vivre ? Ou bien en quoi, autrement, l’ascétisme serait-il une modalité fausse de la négation, pourquoi devait-il être rejeté s’il sert la négation ? Et que sert le juste milieu, quel est son but, si l’ascétisme dont il s’écarte sert la négation ?

Les pénitences spectaculaires écartées par la doctrine du juste milieu sont la preuve de la négation, donc le meilleur encouragement, laissant le moins de doute quant à la réalité de la négation. – Mais elles peuvent aussi être le charlatanisme d’esprits pervers et désaxés.

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Le sexe rend paranoïaque et plus la puissance génésique est forte chez un individu (mais peut-on dire qu’il est des individus normalement constitués où elle ne soit point forte ?), plus le monde se présente à son intellect comme un jeu d’apparences trompeuses et de dissimulations qu’il faut percer et démystifier en permanence, et plus d’ailleurs il doit être sujet à des distorsions extrêmes du réel, telles que, par exemple, s’il tarde à s’initier, qu’il est le seul de son état où qu’il se trouve, puis, initié, qu’il est le seul dans son entourage à faire ces expériences, ce genre de choses. Parce que le sexe est le domaine de la dissimulation et du mensonge par excellence : selon la psychologie évolutionniste, nous avons développé une intelligence pour mentir et tromper au sujet de notre activité sexuelle et c’est pourquoi l’homme est l’animal paranoïaque par excellence, même si les singes le sont à leur échelle. Chez les grands singes, c’est le mâle dominant qui est le type suprême du paranoïaque puisque, par le monopole des femelles, il est constitutionnellement le plus grand cocu possible. Or son statut au sein de la horde lui confère également un avantage hormonal par la surabondance de production d’hormones sexuelles mâles ; où l’on pourrait voir une confirmation de l’affirmation ci-dessus selon laquelle plus l’individu est sexuellement puissant plus il est paranoïaque. Cela dit, les individus inférieurs ont leurs propres angoisses existentielles, liées aux conséquences possibles des insuffisances de la dissimulation : soit l’abstinence totale soit les représailles impitoyables du dominant. Par ailleurs, l’état d’infériorité sociale s’accompagne de la production d’hormones du stress, toxines débilitantes, et il faut également supposer, dans le cas où l’individu inférieur parvient à s’attacher pour des relations illicites régulières une certaine femelle, qu’il développe la jalousie paranoïde typique du cocu potentiel (tout mâle en relation de couple) ; même s’il est toujours cocu par définition par rapport au mâle dominant, le seul possesseur légitime de la femelle en question, à supposer qu’il ne puisse être physiologiquement jaloux par rapport à cette relation légitime préétablie, il peut craindre de devenir cocu secondaire du fait d’un troisième mâle, et ainsi de suite.

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Il s’imaginait que les gens lui disaient « Vous irez loin » et quand il devint un vieillard décrépit il se l’imaginait toujours, mais comme il n’était allé nulle part il se dit alors que c’étaient les anges qui lui parlaient depuis l’autre monde.

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« Voici le temps des Assassins. » Même au sens de haschischin il y a l’idée d’assassinat car les Assassi étaient en quelque sorte des tueurs professionnels. Cette lecture est confirmée par plusieurs passages d’Une saison en enfer : « un crime… », « dangereux pour la société »… On ne peut ramener cette façon de choquer le bourgeois à la simple revendication du haschich – mais les enseignants de l’école publique et les critiques de maisons d’édition subventionnées n’ont pas le choix.

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Rimbaud, l’anti-Verlaine. (Voyez Rimbaud inconnu : L’Ascétique ici)    

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L’économie du don de la vie

Se consoler de la vie en ayant un enfant : ce n’est pas un cadeau, ce dont il faudra que cet enfant se console. Ne se console-t-on pas mieux à la pensée qu’on épargne la vie (à des créatures qui ne la demandent pas) ?

La vie était triste, la vie était absurde, mais voilà j’ai un enfant, et c’est magnifique ! – Et que donnes-tu à cet enfant, sinon la vie ? S’il ne peut, lui, avoir d’enfants, comment trouvera-t-il la vie magnifique à son tour ? De toute façon, il n’est pas clair si tu remercies ou demandes des remerciements…

Mon enfant m’a sauvée : avoir un enfant m’a sauvé la vie. Donner la vie pour pouvoir aimer la vie. N’aimer la vie que parce qu’on pense un jour donner la vie. Quelle est la valeur de ce qui est donné dans ces conditions ? La vie m’est insupportable tant que je ne donne pas la vie à mon tour. Je donne quelque chose que je n’aime pas si je ne le donne pas. C’est celui qui donne qui doit dire merci : ce don n’a pas valeur de don.

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Dès lors qu’il est permis d’accuser devant la Cour européenne des droits de l’homme une cour nationale d’avoir foulé aux pieds le droit d’une partie à un procès équitable, on comprend que la vidéo soit toujours interdite dans les audiences en France : les tribunaux cherchent à empêcher la collecte de preuves.

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Quand on dit d’un Sartre, par exemple, qu’il a cherché par le paradoxe à renverser les évidences les mieux établies, d’aucuns répondent que c’est bien là le propre d’un philosophe : prendre le contre-pied du sens commun qui n’examine rien. Oui, c’est ce que fait un philosophe. Mais renverser les évidences les mieux établies par la philosophie, c’est ce que fait le sens commun banal.

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Il est absurde de donner à ce qu’on entend par l’amour platonique ce nom, car l’auteur de la pensée d’où on le tire n’est autre que Socrate, époux et père de famille.

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La critique paparazzi : ils sont évidemment pour Proust contre Sainte-Beuve mais comme ils font aussi toujours le contraire de ce qu’ils disent, le problème est bien qu’ils se prononcent contre celui qui a tort.

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La culture est une forme d’abrutissement, comme tout ce qui vise à maintenir à flot le vouloir-vivre. La culture contre « l’Ennui » (Baudelaire, Apollinaire…), contre la dépression qui est un premier pas vers la négation du vouloir-vivre. Une forme d’abrutissement comme toute consolation. Être choqué pour ne plus s’ennuyer : être choqué console. Et la culture est forcément immorale car ceux qui ont déjà la religion comme consolation n’ont pas besoin d’une autre, tout comme ceux qui ont de la culture n’ont pas besoin de religion, ou s’ils en ressentent le besoin ils abandonnent l’aliment culturel au cours de leur conversion. Or la religion est supérieure à la culture car elle est à la fois consolation pour les uns et possiblement la voie de la négation (la seule voie du salut) pour les autres, tandis que la culture est pure consolation, pur abrutissement. Étant entendu, par ailleurs, que la philosophie véritable n’appartient pas à la culture et au contraire lui est opposée (Platon bannissant les poètes de sa Cité) : on entre en philosophie comme en religion, par une conversion contre la culture. Autrement, comment expliquer que les grands philosophes, ces grands esprits, n’aient pas écrit de poésie, de romans ? Qu’on ne prétende pas m’opposer un Diderot, un Voltaire, un Sartre, esprits superficiels. Et Nietzsche, qui repoussait cette vérité que j’énonce, a écrit des vers de mirliton.

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Quand je ne suis pas choqué, ça m’ennuie.

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Le débat en France est réduit au constat de basse police, si bien que les pandores se prennent pour les vrais intellectuels du pays (de manière pas complètement injustifiée).

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L’espion malheureux. Il faisait des fiches si détaillées et si bonnes sur les ennemis de l’État qu’on lui disait toujours : « Merci mais nous les connaissons à présent trop bien pour vouloir les tuer. »

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Les gâteux de trente ans protestent contre la poésie engagée. Ils y voient des « mots d’ordre », et la maréchaussée leur fait les yeux doux.

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Il n’y a pas d’idées extrémistes, seulement un État autoritaire.

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La force que démontre le contrôle de soi suscite la satisfaction de soi quand l’appétence est forte, mais quand cette appétence faiblit avec l’âge (ou d’autres circonstances) la force qui la maîtrise ne provoque plus aucune fierté car elle peut être débile et parvenir néanmoins à ses fins : il n’y a plus de mérite.

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Le « triomphe de la volonté » : ceux qui en ont parlé pensaient sans doute davantage au triomphe sur les choses qu’au triomphe sur soi-même. Je dis « sans doute » car on ne les a pas étudiés, l’état d’esprit dans lequel on les a abordés jusqu’ici étant incompatible avec l’étude (je n’ai pas besoin d’insister).

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Ceux qui parlent d’éduquer les gens feraient mieux de commencer par faire en sorte qu’on veuille leur ressembler. Quand des pourris veulent éduquer les gens…

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Ah, on a enfin retrouvé les poèmes qu’Apovulgaire n’osa jamais publier tellement il les trouvait mauvais. Quelles délices !

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L’Université est en ébullition, on vient de trouver un inédit du plus grand de nos poètes : « Je soussigné, Guillaume Apovulgaire, dois la somme de 30 frs. à M. Émile Bourmont, aubergiste. À Champigny, le 3 mars 19.. » (« Rien n’est indifférent de ce que nous a laissé Apovulgaire. ») C’est là l’origine exacte du vers libre en forme de prose.

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À Hugo : L’infini n’a rien de poétique.

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La rupture avec le classicisme est aussi bien allemande que française mais l’on ne trouve pas là-bas cette satyriasis qui marque notre littérature nationale depuis cette rupture, qu’il faut donc qualifier chez nous d’infortunée. – Mais : « Musset (que Hugo abhorrait) ».

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Victor Hugo n’est pas poète. Cf. Schopenhauer : ventre et sexe ruinent la véritable émotion esthétique (cela ne s’applique pas seulement à la description mais aussi à l’évocation). Que le sexe soit omniprésent dans une culture, ses productions culturelles, indique que le public ne recherche pas l’émotion esthétique, à laquelle il est étranger, mais des conseils en matière sexuelle, un exemple, un témoignage.

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Le surhomme nietzschéen est l’antithèse du Français suradministré, car « l’administré » est à peine un homme.

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« Le bien est utile par nécessité. » (Jamblique) C’est ce qui échappe à l’utilitarisme, pour qui le bien est l’utile contingent. Dire que le bien est l’utile, c’est rabaisser le bien au niveau du contingent car l’utile dépend des circonstances (même en admettant que les individus soient tous semblables). Or, la loi étant par nécessité générale, le nomothète est par nécessité à la recherche du bien en tant que connaissable a priori, donc indépendamment des circonstances. Il ne peut pas se demander : « Qu’est-ce qui est utile (ou le plus utile) ? » mais seulement : « Qu’est-ce qui est bien ? » ou « Qu’est-ce qui est le mieux ? »

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Les États-Unis ont inventé le contrôle de constitutionnalité en posant, à la fois contre l’absolutisme français et la Constitution anglaise non écrite, le principe de la faillibilité du gouvernement, de la possibilité pour le gouvernement d’agir inconstitutionnellement. En France, l’argument des gouvernants, que le gouvernement incarne la République et est donc son gardien naturel, revient à un argument d’infaillibilité : le gouvernement incarnant la République ne peut agir contre les principes républicains, et les ennemis du gouvernement sont les ennemis de la République. Bref, on n’a toujours rien compris, en France.

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La discipline des trotskystes en fait de bons petits fonctionnaires de l’État capitaliste.

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L’entrée des femmes sur le marché du travail s’est faite sur un salaire d’appoint. L’égalisation s’est faite par élévation du salaire d’appoint mais aussi diminution du salaire principal (relativement à l’inflation des prix). En conséquence, les deux salaires sont devenus nécessaires pour faire tourner un ménage. En même temps, cette situation freine la mobilité des ménages car si l’un doit se déplacer l’autre doit retrouver un emploi, tandis qu’auparavant le travailleur pouvait emporter son épouse avec lui comme le reste de ses bagages ; à présent toute mobilité a un coût d’opportunité. Le management de projet (l’emploi à durée déterminée sur projets) implique le nomadisme sexuel : les ménages ne peuvent rester stables qu’au prix de grandes difficultés (et en tout cas cette stabilité a un coût d’opportunité).

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500.000 élus en France : 99 % pour du bla-bla. Combien d’élus aux États-Unis ? Juges, procureurs, shérifs, coroners, etc.

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Antonin Artaud veut faire de l’art scénique quelque chose de mystérieux qui échappe au commun des mortels, mais tout ce qui est technique et plat échappe au commun des mortels, qui n’est pas spécialisé dans le domaine en question.

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La science positive (« européenne ») est conforme à la vocation de l’homme et tout ce qui le nie est absurde. Cependant, l’important est de relever qu’elle est une fonction inférieure de l’esprit. On ne pourra pas s’en débarrasser, sans détruire l’esprit lui-même, ni la surmonter, parce qu’elle est un processus infini. Elle est, si l’on veut, une passion inférieure à peine moins inférieure que les autres (un instrument du vouloir-vivre).

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Si je ravale la science à un rang inférieur, si j’affirme qu’une existence consacrée à la pensée expérimentale, à conduire des expériences de laboratoire, est une existence inférieure, ne crée-je pas les conditions d’un structural overload (Lothrop Stoddard) ? Si je réfute le scientisme comme une illusion, même en affirmant que l’activité scientifique positive est indubitablement conforme à la vocation humaine, ne crée-je pas un problème motivationnel au sein de la société, que celle-ci doit chercher à réprimer pour le maintien de son infrastructure technique de plus en plus complexe ? Si le savant n’est pas convaincu que son activité soit le couronnement de l’intellect humain, alors même qu’il est malgré lui comique dans la vie (cf. Kierkegaard), les grands esprits ne chercheront pas cette existence, mais plutôt, par exemple, l’existence religieuse, et la société est alors menacée de s’effondrer sur elle-même. La science est donc vouée à esclavagiser l’esprit humain, à faire de tous les esprits capables des « spéculants », des théoriciens privés de subjectivité. Elle attaque frontalement la religion non parce que ses résultats invalideraient cette dernière – les vérités empiriques n’ont aucune portée dans le domaine métaphysique, et même le fait empirique que l’homme descende du singe ne peut contredire la réalité métaphysique de la primauté de l’esprit sur la matière – mais parce que son intérêt pratique se trouve dans le recul de la religion. Le scientisme attaque la religion au nom du postulat absurde que tout est empirique, parce que la religion est le dépôt millénaire de la métaphysique. Il ne peut y avoir de compromis, il faut que l’homme donne à son activité intellectuelle soit le cachet métaphysique soit le cachet empirique. C’est un résultat historique : l’esprit doit s’absorber dans l’objectif expérimental pour maintenir un état de civilisation matérielle complexe. Mais c’est au détriment de la vocation humaine, dont l’élément métaphysique ne peut s’évincer, alors que l’élément empirique peut l’être, l’a déjà été – avant l’idée de progrès. Car même si la pensée expérimentale est une fonction inférieure, nous arrivons au stade où tous les esprits supérieurs doivent être mobilisés là pour prévenir un effondrement.

(Cas particulier de l’esclavage technique de l’Occidental sécularisé vis-à-vis des pétrothéocraties islamiques.)

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Évoquant le kantisme de Woodrow Wilson, John Marini (Unmasking the Administrative State, 2019), avec Leo Strauss, dont il est un élève, daube sur Kant. Il ne comprend pas que fonder les droits humains sur la nature (comme les Pères fondateurs américains) ou sur la loi morale (comme Kant) ne peut au plan pratique impliquer aucune différence fondamentale ou même seulement significative. Peut-être ne pourrait-on parler de « droits naturels » dans le cas d’un fondement dans la loi morale mais cela n’en fait pas moins des droits fondamentaux inaliénables que la république doit garantir, y compris contre les empiétements de l’État. – De toute façon, mettre Kant et Hegel, ce fanatique de l’État, dans le même sac est de la bêtise. Et une histoire de la philosophie qui ignore Schopenhauer ne vaut à peu près rien, si elle vaut quoi que ce soit. (Il est vrai que l’histoire de Strauss et Cropsey est celle de la « philosophie politique », mais il y a dans Schopenhauer tous les développements que l’on puisse souhaiter sur la théorie de l’État, du droit, etc.) (Pas d’entrée non plus sur Kierkegaard, que Strauss range avec Nietzsche parmi la réaction non théorique, et donc fausse, à l’historicisme hégélien.)

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Libertarien : Superman épicier.

Journal onirique 14

Période : octobre-novembre 2020.

« La vérité ne rêve jamais », a dit un philosophe oriental. C’est pourquoi elle ne nous intéresse pas. Que ferions-nous de sa minable réalité ? Elle n’existe que dans des cervelles de professeurs, dans des préjugés scolaires, dans la vulgarité de tous les enseignements. Mais dans l’esprit auquel l’infini donne des ailes, le rêve est plus réel que toutes les vérités. Le monde n’est pas ; il se crée chaque fois que le frisson d’un commencement tisonne la braise de notre âme. Le Moi est un promontoire sur le rien, où il rêve d’un spectacle de réalité. (Cioran)

 

Forêt des contes n° 5: Forêt des songes, par Cécile Cayla Boucharel

Pour attirer des touristes, une ville avec d’anciens quartiers moyenâgeux décide de se transformer en décor de train fantôme, notamment en clouant des squelettes humains en hauteur sur les façades des vieilles maisons. À la personne avec qui je visite la ville, je dis que j’aime les squelettes.

Une autre attraction consiste à laisser tomber un gros sac de ciment du haut d’un échafaudage : le visiteur éprouve un frisson en feignant de penser que le sac est en train de tomber sur lui, mais, retenu par un fil, le sac ne tombe qu’à l’intérieur d’une surface à dessein interdite au public.

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Nous rendons visite à un vieux prêtre excentrique au moment où il essaie le nouvel éclairage de son église. Il en est enchanté, sauf pour deux lampes qui selon lui jettent une lumière trop vive. Il accompagne cet examen de commentaires censés être drôles, conformément à son type d’excentrique.

Plus tard, sur une table rustique, il nous sert une liqueur de poire offerte par un paroissien. Il la goûte et grimace. U. la goûte à son tour et fait la même grimace, celle de quelqu’un qui vient de lamper une gorgée de tord-boyau. Je la goûte à mon tour et trouve qu’elle passe bien. Je dis alors, le prêtre et U. étant partis, que l’eau-de-vie est bonne. Un autre la déclare mauvaise et prétend que j’ai mal interprété les grimaces du prêtre et d’U. : ils auraient grimacé, selon lui, non parce que la liqueur est trop forte mais parce qu’elle n’a pas de goût. Je bois une nouvelle gorgée et trouve en effet que l’eau-de-vie est bien fade.

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« Si les voisins viennent vous rendre visite, c’est qu’ils veulent savoir quelque chose ; s’ils ne viennent pas, c’est qu’ils le savent déjà. » C’est ainsi qu’O. décrit les relations de voisinage en général. Elle poursuit en disant que, si les voisins savent des choses, c’est entre autres parce que « les murs ont des oreilles ». Le propriétaire d’un appartement de location en-dessous de chez ses grands-parents a pu obtenir des informations lui permettant d’augmenter considérablement le prix de sa location, et de s’enrichir, « par les murs ».

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Une fois n’est pas coutume, je rêve de foot. Je regarde un match à la télé. La totalité de mon champ de vision est occupée par l’écran, donc par les images du match, et je n’entends autre chose que la voix des commentateurs. Au moment où l’une des équipes marque un but et où les joueurs reprennent position pour un nouvel engagement, les membres du staff de chaque équipe, reconnaissables au fait qu’ils portent blouson – un bomber – et pantalon, ont le droit d’entrer sur le terrain et de parler aux joueurs, d’examiner rapidement leur condition physique, de leur donner à boire, de leur apporter quelques soins, etc. L’un de ces membres se place devant le joueur de l’équipe adverse qui vient de marquer le but et regagne ses positions ; le membre du staff marche doucement devant lui, sans se laisser dépasser, lui barrant ainsi le chemin et cherchant à provoquer une réaction du joueur qui vaudrait à ce dernier une pénalité. Les caméras suivent ce petit manège sournois et les commentateurs l’analysent comme si c’était une action du jeu proprement dite, sans le moins du monde s’en émouvoir. Le foot-spectacle corrompt les mœurs.

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Les indigènes de Colombie se réunissent dans un grand hôtel pour une convention nationale où doit être établi le programme de reconquête politique du pays. Je suis le seul Blanc. Ma discrète présence ne suscite aucune animosité parmi les indigènes. Par exemple, je traverse une grande salle où les femmes se délassent avec leurs bébés, sans que cela suscite les réactions que la présence d’un Blanc provoquerait normalement. C’est que je contribue par mes modestes moyens à la conquête du pouvoir par les indigènes. Mais cela ne se sait pas formellement, je reste dans l’ombre, et je me dis que c’est ainsi que doivent être les choses, car il s’agit de la cause indigène et elle doit avoir des indigènes pour protagonistes.

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Sur le ballon d’une montgolfière sont placés des strapontins pour que les voyageurs puissent, grimpant de la nacelle sur le ballon, s’y asseoir et à la fois mieux profiter de la vue et se donner des frissons en raison de la chute possible. Je vois au loin une de ces montgolfières flottant devant quelques nuages blancs dans l’immensité du ciel et je n’ose croire que des gens payent pour prendre ce risque inconsidéré. On laisse planer le doute quant au fait que les gens assis sur le ballon sont attachés et en sécurité, comme au cirque quand l’artiste accomplit son numéro dangereux et que, pour que les sensations du public soient plus fortes, on lui laisse croire qu’une chute possible serait mortelle. Je ne sais que penser des gens assis sur la montgolfière ; la seule chose dont je sois certain, c’est que je ne voudrais pas être à leur place.

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Les Américains ont découvert que les centrales nucléaires de l’Iran sont construites le long d’une faille sismique qui traverse le pays. Ces centrales ont été construites par les Iraniens avec l’aide d’extraterrestres, et les Américains sont convaincus que les extraterrestres se sont ainsi dotés d’un moyen de chantage contre l’humanité car, en agissant par quelques secousses sur la faille sismique, ils peuvent désormais faire exploser la Terre entière. Je demande si les extraterrestres se sont convertis à l’islam pour que les Iraniens acceptent leur aide.

À la suite de la décapitation en France d’un professeur de collège par un jeune Tchétchène au nom de l’islam, le suprême ayatollah d’Iran déclare rappeler que la République islamique est à l’origine culturellement tchétchène. Il ajoute qu’en vieillissant il a lui-même tendance, quand il se met en colère, à employer des mots tchétchènes.

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La police est une bureaucratie armée. C’est pourquoi les politiciens n’ont aucun pouvoir sur elle et qu’elle a tout pouvoir sur les politiciens.

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Nous rendons visite à des gens élevant des porcs chez eux. Ils ont trois ou quatre porcs qui s’ébattent avec bonheur dans la boue. C’est un plaisir de regarder les porcs s’adonner à cette volupté simple, c’est une image du pur bonheur, qui rend encore plus sinistre la condition de ces animaux dans l’élevage industriel quand ce contraste me vient à l’esprit. Que le destin des cochons, qui peuvent faire leur bonheur avec si peu de chose qu’un carré de boue, soit aujourd’hui d’être éternellement malheureux comme intrant industriel, est navrant. C’est d’ailleurs cette pensée qui conduisit nos hôtes à recueillir des porcs.

Tandis que nous conversons dans leur salon, j’entends appeler « Coco ! Constantin ! » à plusieurs reprises. Constantin, alias Coco, dont c’est le diminutif, est un des porcs de la maison. On l’appelle, me dit-on, car il faut le castrer, une opération qui se pratique sur place avec une pince et qui cause une grande souffrance à l’animal. Je suis attristé par la castration de Coco, et de même quelque peu fâché que l’on n’ait pas attendu notre départ pour y procéder (même si l’opération n’est qu’évoquée, dans le rêve, et ne s’y produit point), surtout après que nous avons échangé philosophiquement sur la condition des porcs et que j’ai témoigné mon appréciation de la sensibilité de nos hôtes. Ce lieu ne peut pas lui non plus être un paradis pour les porcs.

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Alors que je m’apprête à dormir sous la tente dans le bush australien, je suis approché par un vieil explorateur et sa jeune assistante. Ils souhaitent, et c’est bien naturel dans ces vastes contrées désertes, partager la nuit avec moi. J’accepte volontiers et ils se mettent à dresser leur tente, qui enclot la mienne comme simple salle d’une large habitation de toile avec chambres et couloirs.

Ils me présentent deux animaux du bush qui vont dormir sous la tente avec nous : une espèce de chien ou de renard très haut sur pattes et une sorte de blaireau au pelage de chat angora noir et blanc. Comme ce sont des animaux sauvages, j’exprime quelques réserves à ce sujet, sachant qui plus est que le naturaliste et son assistante ne connaissent ces deux spécimens que d’aujourd’hui. Le vieil homme m’explique que ces espèces sont certes sauvages mais qu’elles ont à l’état naturel des mœurs d’animaux domestiques et aiment l’homme, fort rare en ces parages, et que dormir sous la tente leur est un grand plaisir. Il me dit cela tout en jouant avec le blaireau, qui presse ses pattes l’une après l’autre contre les paumes de l’homme. Ces explications dissipent mes craintes et le blaireau vient près de moi se faire caresser. La présence de ces animaux est réconfortante dans la nuit du bush.

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J’apprends avec étonnement dans un documentaire télé qu’il existe de graves problèmes de pénurie systémique en Corée du Sud. Les gens ne trouvent pas toujours des vêtements à leur taille et les textiles du marché officiel sont de très mauvaise qualité. Les vêtements ne peuvent être portés que quelques jours avant de tomber en lambeaux. Seuls les habits achetés au marché noir, à des prix démentiels, peuvent durer un peu. Je me fais confirmer par ceux qui regardent le documentaire avec moi qu’il s’agit de la Corée du Sud et non de la Corée du Nord.

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Je rends visite à J., que je connus au collège sans que nous n’ayons jamais eu de relations que très distantes. Il a hérité d’une grande propriété foncière et nous discutons en terrasse devant une vaste étendue de prairies parsemées de bosquets. Je lui pose une question anodine sur son domaine et, tandis qu’il répond longuement, je ne l’écoute plus, à vrai dire je ne l’entends même plus, pour pouvoir penser à tout autre chose à mon gré.

C’est la première fois de ma vie que je n’écoute pas quelqu’un à ce point (sauf peut-être certains professeurs, dans le temps), et quand, après m’être fait cette réflexion, je me dis que c’est un peu too much et j’essaie de me reconcentrer sur ce qu’il dit, ça m’est impossible, je n’entends absolument rien de ce qui sort de sa bouche. Alors, dans l’idée qu’en le faisant changer de sujet, je pourrai l’entendre à nouveau, je lui demande s’il est marié. Il me répond que non et j’entends cette réponse. Je réfléchis que, s’il revient sur ce qu’il disait précédemment, il me sera difficile de ne pas trahir que je ne l’ai pas du tout écouté, par exemple en posant une question dont la réponse était dans ce qu’il a dit.

Sa sœur est avec nous. Elle parle de « l’écrêtement du paysage » que nous avons devant les yeux et trouve regrettable que nous n’ayons plus que des mots techniques pour parler même des choses les plus simples de la vie. Je suis d’accord avec elle et crois découvrir qu’une solution à ce problème serait d’employer des mots comme « pli », qui ont à la fois un sens très général et un sens très technique : les plis du paysage. Plus tard, elle consent à ce que je la plaque ventre contre le mur pour la posséder comme ça, debout.

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Scènes de la Guerre mondiale

1– Le roi et la reine de … sont en cure en Suisse, pays neutre, où le roi sait qu’ils sont espionnés par des agents ennemis. Alors qu’il se promène avec la reine, qui lit une lettre, dans le parc de l’hôtel, il voit venir vers eux une certaine infirmière qu’il suspecte d’être un agent. Il prend alors la reine par le bras et, cachés par l’angle de la façade de l’hôtel, l’entraîne vers un chemin conduisant à la forêt, où il prend la lettre des mains de son épouse royale et la jette, tout en continuant de forcer la reine à le suivre. Il se débarrasse de cette manière de la lettre pour éviter qu’elle ne soit lue par l’ennemi, car il sait que cette guerre sera gagnée par des gens qui déchiffreront des informations dans des bureaux.

2– Toujours en cure en Suisse, pour donner le change à l’espionne qui le suit alors qu’il conduit une opération secrète, le roi de … se rend aux douches. Comme il se sait suivi pour être pris en flagrant délit d’espionnage, non seulement il prend une douche alors qu’il n’en a pas besoin, mais aussi, dans le but de montrer qu’il ignore être suivi, il pisse sous la douche comme quelqu’un se croyant absolument seul. On voit le jet d’urine sous sa bedaine. L’infirmière tousse en le voyant, ce qui fait feindre au roi la surprise et la vergogne et fermer la porte de la douche en présentant des excuses. Par ce petit manège, où il s’est laissé surprendre nu dans une action honteuse, il espère avoir détourné les soupçons.

3– Un maître espion anglais apprend à un adolescent recruté récemment à supporter la douleur en le faisant mordre au cou par un renardeau. Il explique que les renardeaux qui mordent une proie ne la lâchent plus et que la recrue n’a donc d’autre choix que de supporter la souffrance. Le maître espion a dressé des renardeaux à mordre et, contre leur instinct, à lâcher prise sur un signe de sa voix. Il en fait la démonstration avec deux renardeaux dans son cabinet.

4– Des soldats japonais apprennent des expressions anglaises et françaises dans un petit livre écrit en vue de l’occupation projetée par le Japon de la France et de l’Angleterre. L’une des expressions françaises de ce livre est « Madame la chancelière Aymé » car l’Axe projette de faire de l’écrivain Marcel Aymé le chancelier de la France dans l’Ordre nouveau fasciste. Son épouse serait donc chancelière et première dame de France. Il est demandé au maître espion anglais si Marcel Aymé aurait le soutien de la population française en tant que chancelier ; il répond que non car trop distant (cela résultant de son état d’intellectuel).

Une autre expression du livre des soldats japonais est « computer ants » pour qualifier péjorativement (et d’ailleurs anachroniquement) leurs ennemis occidentaux.

5– Je monte le soir dans un train en gare pour un voyage de nuit. Sans que je le sache, on m’a confié la plus difficile de toutes les missions (c’est-à-dire, je ne le sais pas en tant que personnage du rêve mais je le sais en tant que spectateur du rêve).

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La Gambie, comme on le sait, est une bande de terre qui s’étire depuis l’océan Atlantique le long du fleuve Gambie et sur une bonne partie de ce dernier, à l’intérieur du Sénégal, dans lequel elle est entièrement enclavée. Sur la carte que j’utilise au moment d’écrire ces lignes, de la capitale du pays, Banjul, sur l’océan, à l’autre extrémité du pays, la Gambie mesure 1,4 cm (échelle 1 cm=250 km, soit 350 kilomètres de long), et la frontière du Sénégal avec le Mali à l’est est 0,8 cm (soit 200 km) plus loin, c’est-à-dire que sur les 2,2 cm (550 km) d’étendue du Sénégal au niveau de la Gambie, cette dernière coupe le Sénégal sur 1,4 cm (350 km).

Ainsi n’est-il pas possible, sauf dans la partie orientale du pays, de traverser le Sénégal du nord au sud sans franchir la frontière avec la Gambie ou consentir un long détour soit par l’océan à l’ouest soit par voie de terre à l’est. Le citoyen sénégalais ne peut traverser son propre pays en ligne droite sans l’autorisation des autorités de la Gambie dont il doit franchir les frontières au nord et au sud.

Par exemple, l’habitant de Kaffrine au Sénégal, au nord de la Gambie, qui voudrait se rendre à Kolda au Sénégal, au sud de la Gambie, à une distance en ligne droite de 175 km, s’il ne veut ou ne peut franchir la frontière sénégalo-gambienne, doit ou bien se rendre sur la côte du Sénégal à 75 km de Kaffrine, s’embarquer et naviguer vers le sud du Sénégal (peut-être en devant s’éloigner suffisamment des côtes de la Gambie si les eaux territoriales de cette dernière sont fermées aux bateaux sénégalais), débarquer au sud et rejoindre Kolda à 200 km de la côte, ou bien longer la frontière supérieure sénégalo-gambienne vers l’est par voie de terre sur 225 km puis retourner, sous la frontière, vers l’ouest pour rejoindre Kolda à 175 km, soit un trajet de 400 km au total, plus du double de la distance en ligne droite.

Ces notions de géographie politique me sont inspirées par le rêve de cette nuit, où je cherche à dissuader un Français de traverser le Sénégal du nord au sud en passant par la Gambie, en auto-stop. Le problème se situe à l’intérieur de la Gambie. Il ne peut espérer être pris en stop sans se faire au mieux dépouiller et abandonner dans la nature, sinon assassiner, car la couleur de sa peau signale les devises étrangères dans sa poche, et les inégalités de richesse sont telles entre l’Occident et (dans le rêve) ce pays d’Afrique singulièrement qu’un Gambien qui mettrait la main ne serait-ce que sur un portefeuille avec quelques euros ou dollars deviendrait millionnaire dans son pays.

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Je me trouve dans un institut d’enseignement inconnu, où je cherche une place pour lire. M’étant assis, je suis distrait de ma lecture par trois étudiants étrangers qui discutent en français à côté. Ils parlent de la France. L’un d’eux dit que la France s’autoperçoit de manière mystique dans un rapport direct avec Dieu (je suppose qu’il fait allusion à « la fille aînée de l’Église ») mais qu’en même temps c’est le pays du divorce en vingt minutes.

Je quitte ma place pour en chercher une autre où je pourrai mieux m’absorber dans ma lecture. Dans une partie du hall, je trouve de nombreuses chaises mais elles sont occupées les unes après les autres car un cours est sur le point d’être donné. Je croise en m’éloignant la professeure, une petite vieille aux cheveux noirs de jais en chignon. Le cours commence ; c’est une leçon de linguistique sur la cédille en roumain. Tandis que, ma curiosité satisfaite, je finis de m’éloigner de la salle, je vois celle-ci bondée et de nombreuses personnes assistent même au cours debout.

Je comprends que je me trouve à l’Institut roumain et me mets à flâner dans ses halls et galeries. Il s’y trouve surtout de jeunes Roumaines et Roumains venus passer quelques trimestres en France et qui, avec un diplôme sur un sujet aussi pointu que celui dont je viens d’avoir un aperçu dans la classe de la vieille dame aux cheveux noirs, sont voués à rester pauvres car leur diplôme ne leur servira de rien. Je me demande d’ailleurs quel est l’intérêt pour des Roumains d’étudier la langue roumaine en France. C’est un manque de curiosité, d’ouverture d’esprit, une forme de paresse intellectuelle collectivement conditionnée ; cela provoque en moi une certaine mélancolie car ces jeunes que je vois déambuler me font par leur apparence bonne impression, de même que le style art déco de l’institut se distingue favorablement de la laideur bureaucratique d’une université française. Je vois une jeunesse prometteuse qui ne sait pas comment se donner les moyens de tenir ses promesses.

Dans le bac d’un libraire, je trouve un livre de Cioran avec une longue dédicace manuscrite de l’auteur en français, dans laquelle il prédit sa mort avant la fleur de l’âge (en réalité Cioran est mort à quatre-vingt-quatre ans) car, dit-il, les forces vitales se nourrissent de succès et son œuvre est vouée à rester inconnue de son vivant.

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Une fête est organisée en mon honneur, où doit être présente une certaine ministre. C’est une garden party. Les invités arrivent à partir de dix-huit heures et vers dix-neuf heures le jardin est plein. C’est alors que le téléphone sonne à l’intérieur de la maison. J’entre pour décrocher. C’est la ministre. Comme elle constate la déférence avec laquelle je lui réponds, elle commence par me traiter de larbin, par sadisme car il ne s’agit nullement de sa part d’une invitation à ce que je prenne un ton plus libre, puis elle confirme qu’elle sera présente à la fête, où elle ne fera toutefois que passer, vers dix-neuf heures vingt. Quand je ressors, le jardin est vide, les invités sont déjà partis ; je vais subir une humiliation devant la ministre qui doit arriver. J’ouvre une bouteille de champagne pour me servir une flûte, mais le goulot part avec le bouchon et j’ai bien du mal à ne pas verser du champagne à côté, avec l’ouverture béante ainsi produite.

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On sait que le nom de la sorcière sur son balai volant est en italien la Befana. Dans ce rêve, il est question de l’existence, avec celle de la Befana, d’une autre sorcière, moins connue, la Turafa. La Befana et la Turafa.

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Dans les montagnes du Bhoutan vit un ogre, d’apparence occidentale. On lui envoie des techniciens pour installer une box internet mais dès qu’il en voit un il l’attrape et le jette en l’air de ses forces colossales, si bien que le malheureux va s’écraser sur un flanc de montagne ou dans un précipice. Mais la compagnie internet ne renonce pas et continue d’envoyer des techniciens.

C’est mon tour, je pars vers les montagnes avec un sac à dos contenant la box et le matériel d’installation. Au bout de quelques jours de marche, j’arrive à la tombée de la nuit sur le site d’une petite chapelle de montagne, où je m’assois, à l’extérieur, pour méditer. Une vieille femme ainsi qu’une femme jeune avec sa petite fille arrivent à la chapelle, but de leur pèlerinage, pendant que je m’y trouve. Tandis que la vieille fait ses dévotions, la jeune femme laisse la petite fille, qui n’a jamais vu d’homme blanc, passer ses mains sur mon visage et surtout dans mes cheveux, ce dont elle semble éprouver une grande joie enfantine. Quand elle retire ses mains et les regarde, je vois, comme elle, que ses ongles se sont chargés de crasse noire en passant dans mon cuir chevelu. Sa mère l’éloigne.

Le lendemain, j’arrive chez l’ogre, qui cherche aussitôt à s’emparer de moi mais ne parvient qu’à saisir mon sac à dos, qu’il jette en l’air et qui retombe au loin. C’est alors que nous sympathisons et qu’il m’invite à sa table. Au bout de quelque temps, ayant gagné sa confiance et son amitié, je lui parle de la box, lui disant d’un ton de regret que, s’il n’avait pas tué mes prédécesseurs, à présent il aurait internet. Il demande à l’avoir, mais comme la box que je retrouve dans mon sac à dos a été détruite dans sa chute il ne me reste plus qu’à retourner en chercher une autre.