Tagged: administration

Philo 21 : Phénoménologie de l’immortalité

I
Phénoménologie de l’immortalité

Préambule

Nous empruntons le terme Sorge (préoccupation) de la réflexion qui suit à la philosophie heideggerienne, où elle constitue, dans Être et Temps, une catégorie ontologique. Nous l’employons comme idée de principe actif faisant de l’homme un être agissant, en nous demandant en vue de quoi ce principe nous fait agir. Pour la philosophie de notre temps, la Sorge ne peut avoir que des fins naturelles ; cela suppose certaines conditions qui ne nous paraissent pas remplies. Tirant les conséquences de cette erreur, nous développons une phénoménologie de l’immortalité, qui donne son titre à l’essai. C’est un titre paradoxal puisque nous n’avons pas, vivants, l’expérience de l’immortalité qui permettrait d’en décrire le phénomène. Mais nous sommes, en tant que Sorge, mus par une représentation de nos fins où cette immortalité s’inscrit comme nécessité logique ; le phénomène de l’immortalité que nous pouvons décrire est donc celui de son idée nécessaire et de la conviction qu’elle entraîne. Nous cherchons à décrire le phénomène mental où s’enracine l’idée d’immortalité. La philosophie positive de notre temps dispose d’un cadre théorique pour une telle description, de structure psychologique, qui conclut à une illusion enracinée dans l’instinct, à l’attachement naturel de l’individu pour son moi propre illégitimement élaboré en immortalité métaphysique. Cette conclusion n’est possible selon nous que si la Sorge peut à bon droit admettre soit son indistinction fondamentale vis-à-vis de l’activité instinctuelle soit une spécificité humaine dans une histoire marquée par le progrès et devant se conclure dans une perfection, la fin de l’histoire. La conception historique est déjà antithétique de l’autre: elle ne perçoit pas l’activité humaine comme l’éternel recommencement de la nature, qui donne lieu seulement à une évolution non orientée vers une fin. La conviction de l’immortalité se fait jour quand ces deux voies sont barrées à l’acquiescement de l’esprit, elle n’est pas une résultante psychologique mais bien plutôt logique.

Cette réflexion n’est pas, indirectement, une nouvelle tentative de preuve de l’existence de Dieu : nous avons à ce stade laissé entièrement hors de notre examen la question de savoir si l’une de ces idées était nécessairement attachée à l’autre. – On peut prendre connaissance de nos arguments contre l’historicité à Philosophie 19 : L’anhistoricité de l’homme.

Phénoménologie de l’immortalité

L’histoire n’offre aucun terme pour une Sorge (latin cura) consciente, c’est l’évidence après avoir admis l’impossibilité d’une fin de l’histoire. Une Sorge dans une histoire sans fin, c’est le pur affairement animal dans la nature sans progrès ; l’histoire ne se distingue en effet de l’évolution naturelle que par l’idée de progrès, qui suppose un terme, la perfection vers laquelle tend ce progrès. Or nous avons nié l’histoire et le progrès ensemble. Le seul terme que le Dasein connaisse dans le monde, c’est, ainsi, la mort individuelle ; le seul terme possible d’une Sorge consciente est la mort. Cela signifie que la Sorge voit son activité orientée en fonction de ce seul terme et qu’elle doit accomplir quelque chose en vue de celui-ci. Comme ce quelque chose n’est pas en vue de l’histoire ou du progrès, cela n’a rien à voir avec la descendance de l’individu, à laquelle, stricto sensu, la Sorge orientée vers la seule mort individuelle ne doit rien. (Stricto sensu également, c’est de sa faute si l’homme a une descendance et emploie sa Sorge à autre chose – à savoir, au maintien d’une descendance naturelle – que ce que la mort attend de lui.) Puisque quelque chose doit être accompli en vue de la mort, comment ce terme des fonctions vitales naturelles peut-il être la fin de tout pour l’individu ? Cela paraît impossible : de même que la fin de l’histoire, quand on croit au progrès, n’est pas la fin de tout mais un état de perfection digne des efforts de la Sorge, ainsi, quand la Sorge n’a d’autre terme que la mort, cet « en vue de la mort » ne peut être une orientation vers une fin absolue, et ce qui n’est ni une fin absolue ni la vie orientée vers la mort, c’est la vie après la mort pour l’éternité. La vie orientée vers la mort, notre vie « ici-bas », est une vie orientée vers la vie après la mort. La vie après la mort n’est plus orientée vers la mort, c’est une vie éternelle : ce qui doit en effet disparaître dans la mort, c’est l’horizon de la mort. Quand nous atteignons ce terme, il n’existe plus comme perspective. La vie après la mort, c’est-à-dire la vie dans la mort, ne peut être une vie en vue de la mort.

Reprenons. La différence entre la Sorge consciente et l’affairement animal dans la nature est parfois conçue comme un affairement de la première en vue du perfectionnement de l’humanité dans l’histoire. Lorsque nous nions ce perfectionnement, la Sorge ne trouve d’autre terme à son affairement que la mort individuelle. Elle pourrait considérer que le néant de l’histoire indique une absence de différence essentielle entre elle et l’affairement animal, cependant elle ne peut supprimer le fait qu’elle est une Sorge consciente qui s’oriente à partir de la représentation dialectique de ses fins. La représentation des fins de la Sorge par l’esprit humain n’est pas une simple visualisation mentale d’un but prédéterminé ; elle n’est pas cela en raison de l’infinité des voies possibles offertes à l’homme, instinctuellement non spécialisé (A. Gehlen), pour parvenir au moindre de ses buts concrets. Cette infinité de moyens possibles en vient à brouiller la distinction des moyens et des fins, et tend à faire de l’homme dans la nature une créature ayant tous les moyens à sa disposition pour aucune fin déterminée. Quand il se donne par la représentation une fin dans le monde, il ne pense pas cette fin comme la répétition de la reproduction animale, où elle ne sert qu’un éternel recommencement, mais comme un progrès de l’humanité tout entière. La pensée scientifique, sous la forme du biologisme, défend le principe d’une indistinction fondamentale de l’homme et des autres animaux quant aux fins, qu’elle conçoit purement et simplement comme étant, par le moyen de la reproduction sexuelle, la transmission de matériel génétique de génération en génération, mais en même temps elle pense la science, se pense elle-même comme facteur de progrès de l’histoire humaine. Précisément dans la mesure où la Sorge voit dans l’histoire humaine un progrès, elle distingue en cela sa fin de la fin instinctuelle des animaux dans la nature sans progrès. Le biologisme qui suppose une fin de l’homme en tant que machine génétique postule en même temps une autre fin, concomitante, le progrès : ce n’est pas nécessairement contradictoire mais le biologisme ne dit absolument rien sur la question de savoir, à propos de cette autre fin, en tant que quoi l’homme la poursuit. Si c’est en tant que principe supérieur à la machine génétique, cette finalité n’est pas concomitante mais absolument première, et les fins de l’une sont au mieux des moyens en vue des fins de l’autre. On ne peut poser une telle autre fin, première, sans annuler le biologisme en tant que système ultime : c’est une pensée subalterne.

À présent, si la Sorge interprétait ce terme de la mort individuelle comme une pure et simple disparition, le meilleur moyen d’y parvenir – et il est à sa disposition en toutes circonstances (sauf quand l’individu ayant perdu ses capacités est maintenu en vie, auquel cas la Sorge est empêchée) – serait le suicide. La Sorge « inautodrétuite » exclut par le fait que le seul terme qu’elle puisse reconnaître, la mort individuelle, soit une disparition, une fin absolue. La mort individuelle est autre chose. C’est encore une manière de conclure au fait que la finalité de l’agir ne peut être un pur et simple néant. Par ailleurs, pour croire que la vie après la mort puisse être encore une vie ayant un terme dans la mort (réincarnation, transmigration) plutôt qu’une vie éternelle, il faut sortir d’une phénoménologie pure en introduisant un élément de prescription morale contre le suicide : pour celui qui croit à la transmigration, la voie du suicide est barrée moralement par ses conséquences dans l’autre vie. Dans la phénoménologie que nous développons, le suicide n’est pas une option logique pour la Sorge car, dans la représentation de ses fins, elle ne conçoit pas la mort comme la disparition qui pourrait motiver un tel acte.

L’idée d’un devoir envers la descendance naturelle, à commencer par le devoir de produire une descendance, est, encore une fois, un principe suffisant contre l’autodissolution de la Sorge dans le suicide, même si elle considère alors la mort comme une disparition de l’individu. Croire à l’historicité de l’homme, à son perfectionnement historique, à la fin de l’histoire, dans la mesure où cela revient à poser dans le monde un terme au-delà de la mort individuelle, peut s’opposer de manière suffisante à l’idée d’une vie après la mort ; c’est quand ce terme est écarté pour son impossibilité reconnue, par l’admission de l’anhistoricité de l’homme, que la notion de vie après la mort devient un objet de conviction dès lors que nous ne nous donnons pas la mort pour satisfaire à l’objet de la Sorge. Puisque nous avons quelque chose à faire en vue de la mort et que ce n’est pas mourir, le terme qu’est la mort n’est pas une fin absolue, mais seulement la fin du temps donné à la Sorge pour faire ce qu’elle doit faire.

La Sorge n’existe plus après la mort puisqu’elle n’existe qu’en vue de celle-ci : c’est ce que nous avons vu, la mort est le terme de la Sorge. De même que le terme de l’action humaine dans l’histoire est la fin de l’histoire et non la fin de l’humanité, le terme de l’action humaine dans la Sorge est la fin de la Sorge mais non la fin de l’homme. Nous usons de nouveau de la comparaison avec la fin de l’histoire, alors même que nous avons rejeté ce concept ; nous devons nous expliquer. Comparaison n’est pas raison, nous n’y recourons que parce que, dans la philosophie de notre temps, le concept d’histoire va de soi, tandis que celui d’éternité, bien qu’il ne manque pas de croyants pour qui c’est un dogme, semble avoir disparu ; notre certitude est dans l’histoire. La comparaison peut tout de même avoir un sens dans la mesure où cette conception historiciste est de notre point de vue un déplacement, en l’occurrence des problématiques de l’existence individuelle vers celles de l’existence collective, ce qui permet des analogies.

Pour la Sorge, mais pour elle seulement, la mort individuelle est une fin absolue. La vie éternelle est dépourvue de Sorge, c’est-à-dire qu’elle est détachée de son principe actif. Ce que la Sorge, mon principe actif, mon action, mes actes, font de moi dans cette vie, je le suis après la mort pour l’éternité. Puisque je dois être qui je suis pour l’éternité, mieux vaut être en paix avec moi-même. Cette conclusion morale n’entache en rien la pureté descriptive de notre phénoménologie. Une phénoménologie qui ne recourt qu’à la description n’est pas un moyen de supprimer la morale de la vie humaine. Une telle tentative serait vaine.

*

L’histoire n’est pas non plus définissable comme le domaine de l’einmalig (ce qui n’arrive qu’une fois). Il y a une présupposition dans le fait que l’individualité humaine se distingue de l’individualité animale par une personnalité unique. C’est une certaine conception de l’individualité qui distingue ici l’histoire de la nature, plutôt que la notion de progrès. Or les animaux ont des personnalités individualisées, chaque espèce dans son registre propre : tel individu singe est plus timide que tel autre dans son groupe, etc., et l’on peut trouver des corrélations entre différents traits de personnalité, la position sociale et la production des glandes du système endocrinien (mais peu importe ici). La personnalité animale semble être un bon analogue de la personnalité humaine, suffisamment bon pour rejeter une différenciation essentielle entre l’individualité humaine et animale. De sorte que, dans la mesure où l’histoire est conçue comme le champ de l’einmalig parce que les faits historiques sont portés par des individus uniques, nous devrions considérer les sociétés animales comme historiques également, ou le temps de ces sociétés comme analogue à celui de l’histoire humaine, c’est-à-dire que nous ne ferions pas de différence essentielle entre la nature et l’histoire. Le critère ne permet donc pas de définir cette dernière. En affirmant que l’« on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », Héraclite avait déjà remarqué que tout est einmalig. Ne croyant ni à une Einmaligkeit réservée aux seuls faits humains ni au progrès, nous ne croyons pas à l’histoire.

*

Heidegger : Man gegen Angst. Le « on » contre l’angoisse, le choix du « on » contre l’angoisse. Le jeune se jette dans le Man par Angst, se prémunit ainsi de l’Angst et gâche sa vie dans l’inauthenticité du Man, fuit des années plus tard, bien trop tard, pour retomber dans l’Angst, où le Man le traite en raté. C’est le « on » qui est cause de l’angoisse. Angst wegen Man. L’angoisse à cause du « on ».

*

Heidegger explique, dans Sein und Zeit §40, qu’il a choisi l’Angst comme thème fondamental malgré le fait que le phénomène soit rare (et qu’il est rare précisément en raison de la prégnance du Man). Or notre temps est celui de l’anxiété, de la peur sans objet, de l’Angst ! Personne d’un tant soit peu informé ne dirait aujourd’hui que l’Angst est rare, au vu par exemple de l’explosion des prescriptions d’anxiolytiques. Prescience géniale ? ou bien l’œuvre de Heidegger est-elle la cause même du phénomène, en étant entrée dans le Gerede et la Neugier, le bavardage et la curiosité de l’inauthenticité du Man ? Avons-nous sombré dans l’angoisse quand la philosophie de Heidegger est devenue à la mode ? Forcément un peu : quand l’Angst est devenue un thème intellectuel prisé, l’anxiolytique est apparu comme une réponse allant de soi dans un ensemble de situations où précédemment d’autres réponses auraient été recherchées : religion, sectes, drogues illégales, etc. J’ai plus de mal à croire à une augmentation de l’Angst par relâchement de la dictature du Man ou parce qu’elle serait davantage combattue (le mot de « dictature » dans ce contexte est de Heidegger, voyez Philosophie 20, à Dasein Man).

*

Socrate avait une tête de satyre et Descartes une tête de Saoud.

*

L’art est mort. Ce qu’on appelle art aujourd’hui est un empoisonnement de l’atmosphère par les miasmes d’une charogne.

Pour qui aime la musique, la musique est devenue une pure nuisance : dans les commerces, les lieux publics, le voisinage… Un empoisonnement.

*

Ne pas se plaindre, cela peut être aussi une façon de se faire passer pour plus heureux qu’on est. Quand on veut être envié, on ne parle pas des côtés pénibles de sa vie. Les pauvres peuvent se plaindre car on ne croirait de toute façon pas à leur bonheur.

*

Vouloir être admiré peut être un besoin du talent. Mais vouloir être envié, de quelle misère mentale n’est-ce pas le signe.

*

Les riches sont enviés pour leurs richesses et non pour les talents qu’ils n’ont pas. C’est le talent qu’on admire. On peut aussi l’envier, mais je ne vois pas qui admire les riches autrement que comme un moyen de s’en faire bien voir.

*

Quand on est riche, on a droit à la considération due à l’argent. Il ne faudrait pas s’étonner si cela rendait misanthrope.

*

La bonne éducation n’est d’aucun milieu : on trouve des gens qui se laissent marcher sur les pieds partout.

*

Pourquoi votre dentiste, votre médecin traitant, votre restaurateur préféré vous méprisent : votre femme et vous, avec votre enfant unique, ne leur apportez que trois clients, tandis que vos voisins leur en apportent quatre, cinq, six.

.

II
Quand l’État est une chaussette

Une des choses les plus répugnantes qui soit sur les réseaux sociaux, ce sont les sock puppets, les poupées-chaussettes, ces comptes créés en vue de représenter et de défendre un point de vue institutionnel tout en se faisant passer pour un individu privé sans liens avec l’organisation en question. C’est encore plus répugnant quand c’est le fait de l’État, car ces comptes cherchent alors à imposer les vues du gouvernement dans le débat public.

Un jour, j’eus maille à partir sur Twitter avec l’un de ces comptes (on apprend à les reconnaître), au sujet d’un « acte » des Gilets jaunes. En commentant cet acte, j’employais les mots « il faut ». La chaussette crut alors bon de développer l’argumentation suivante. En employant cette tournure, je montrais mon intention d’embrigader les gens, une volonté de les priver de leur liberté, et que j’étais donc un ennemi de la liberté. Voilà comment les sbires du gouvernement renversent la dialectique.

Quand un citoyen lambda, tel que votre serviteur, qui tweetait sous son propre nom, emploie les mots « il faut », c’est-à-dire adopte un point de vue prescriptif sur telle ou telle question, c’est sa plus entière liberté. On ne voit pas du tout comment la liberté de débattre serait garantie si l’on n’admettait pas que l’individu puisse prescrire des voies d’action, des changements, toute forme de politique qu’il jugerait bonne. En employant ma liberté la plus élémentaire, j’étais attaqué comme un ennemi de la liberté. Je ne me rappelle plus ce que je prescrivais alors, mais notez bien que ce n’est pas le sujet ici car la chaussette n’attaquait pas directement le contenu de ma prescription mais le fait que j’ose prescrire quelque chose en disant « il faut ».

Dans cette discussion, je défendais les Gilets jaunes. Mon interlocuteur défendait le point de vue de l’État ou plutôt du gouvernement. J’ai parlé de renversement de la dialectique et vais à présent expliquer le sens de cette expression. Un individu peut adopter le ton le plus prescriptif, c’est sa liberté et cela n’enfreint la liberté de personne, les gens sont libres de suivre ou pas cette prescription d’un de leurs concitoyens. En revanche, quand l’État dit « il faut », il est dans l’exercice de son pouvoir et les prescriptions de l’État doivent être suivies sous peine de sanctions. Dans un État de droit, l’État ne doit dire « il faut » que conformément à la législation. En me disant « il ne faut pas dire il faut », la chaussette était donc en rupture avec les principes de l’État, car en tant que représentant de l’État il ne devait rien prescrire qui ne soit conforme à la loi. Cet agent de l’État, probablement un agent de police, m’expliquait mes devoirs comme si j’étais astreint aux règles qu’il aurait dû appliquer, lui, et enfreignait.

Agissant pour le compte de l’État, la personne assujettie aux obligations attachées à cette responsabilité les intègre, dans le souci d’être un bon serviteur de l’État, si profondément dans son psychisme qu’il finit par voir dans ces obligations un impératif catégorique s’imposant à tout le monde. Pour cette personne, il ne faut pas dire il faut, c’est une maxime de la raison. Il oublie, se cache son état de pure fonction en l’étendant à l’ensemble des individus dans le corps social ; tout le monde devient à ses yeux un fonctionnaire sous-doté comme lui, en tant que pure fonction, en termes de droits fondamentaux, afin que le fonctionnaire se sente exister comme une personne à part entière.

En me prescrivant la règle « il ne faut pas dire il faut », l’agent adoptait le registre prescriptif « il faut/ne faut pas » que l’État avait de par la loi le droit de lui appliquer, à lui, fonctionnaire agissant pour le compte de l’État, ici en tant que chaussette, dans une situation où il n’avait strictement aucun droit de m’appliquer ce registre, à moi, citoyen privé, comme s’il était l’État dans le sens de l’État vis-à-vis de lui, fonctionnaire au service de l’État, et non dans le sens de l’État vis-à-vis d’un citoyen au service duquel fonctionne l’État (l’État existe pour garantir les droits et libertés des citoyens). Quand l’État impose des devoirs aux citoyens entre eux, c’est encore et toujours pour garantir leurs droits et libertés ; or l’État n’impose pas aux citoyens de ne pas s’adresser entre eux avec des injonctions, c’est quelque chose qui regarde chacun d’eux et qui en outre, encore une fois, se fonde dans une nécessité du débat politique.

Comme cette chaussette n’apparaissait pas en tant que telle dans la discussion, puisque, par définition, elle adoptait une identité fictive détachée du service commandé constituant sa réalité d’interlocuteur institutionnel derrière l’apparence de l’individu anonyme, considérons une erreur sur la véritable nature de cet interlocuteur et admettons que ce fût un utilisateur privé. Adoptant le point de vue de l’État, sa défense se devait d’être conforme aux principes de l’État. Or il a défendu les intérêts du gouvernement au mépris des principes de l’État, comme je l’ai montré. Comment un individu peut-il prendre le parti de l’État au mépris de ses principes ? Si ce n’est confusion mentale et absence de discernement, on ne voit que trop l’intérêt de représentants de l’État de créer de la confusion, car les principes sont une contrainte : les défendre oralement, sur le papier, sert de caution, les vider de substance concrète permet d’agir sans contrainte. Pas l’un sans l’autre. C’est le complément de l’explication psychologique donnée au cinquième paragraphe : la logique impersonnelle du pouvoir repose sur la mentalité de l’agent sous-doté qui fait de sa carence un impératif catégorique.

Certes, comme son identité de fonction pure n’apparaissait nullement dans l’autoprésentation de la chaussette, ses devoirs aussi restaient cachés aux yeux de ses interlocuteurs et l’entière liberté du citoyen privé d’adopter le registre prescriptif en s’adressant à ses concitoyens lui était donc reconnue tacitement. Cependant, il n’avait pas cette liberté, dans la circonstance, autrement que comme le leurre de sa fonction de chaussette. Cette liberté était un leurre : l’exercer pouvait être nécessaire à la fonction de chaussette, ce n’en était pas moins une dénaturation violente. Mais revenons à l’hypothèse de l’individu privé qui défend le point de vue du gouvernement : défendre le gouvernement en prétendant qu’une liberté fondamentale reconnue par l’État est une atteinte à la liberté, c’est montrer ce gouvernement sous un jour infâme. Quand on suppose que cela vient du peu de discernement d’une personne privée, on est libre de l’ignorer. Mais quand on suppose qu’il s’agit d’un agissement pour le compte de l’État, on est, dans ce cas, contraint de l’ignorer, car l’État ne donne pas dans la circonstance à connaître son injonction comme étatique. L’État énonce une injonction illicite, qui ne serait licite, éventuellement, qu’en tant que leurre, et qui prend figure d’injonction légitime dans le débat public. Or une telle injonction peut être légitime tant qu’elle est l’expression d’un citoyen privé : c’est bien la condition qui n’est pas remplie, autrement, encore une fois, que comme un leurre, quand c’est pour le compte de l’État.

Quand une chaussette prescrit quelque chose, les conséquences de cette injonction, en tant qu’elle n’apparaît pas comme étatique, donc assortie de sanctions, ne sont certes pas les mêmes. En l’occurrence, on pourrait considérer que cette liberté prise par la chaussette ne saurait être une infraction au principe qui restreint la liberté de l’agent agissant pour le compte de l’État vis-à-vis des citoyens car cette restriction ne viserait que les injonctions manifestes de l’État, tandis qu’on est libre d’ignorer les injonctions d’une chaussette, même quand elle agit pour le compte de l’État, est l’État. Mais on n’est pas libre, en réalité, d’ignorer une injonction quand on suppose qu’elle provient d’une instance étatique, de l’État : on n’est pas libre, on est contraint de l’ignorer ; contraint de fermer les yeux sur le fait que l’État fait passer des injonctions ignobles dans le contexte du débat public (« il ne faut pas dire il faut ») pour les injonctions librement exprimées d’un citoyen dépourvu de discernement.

Au procès des chaussettes devant l’opinion publique, l’État peut-il répondre qu’il n’a pas cette liberté d’enjoindre des choses indépendamment de la législation telle qu’elle existe au moment où il s’exprime, seulement quand ces injonctions sont admises par lui en tant qu’injonctions manifestes, mais qu’il est libre d’enjoindre ce qu’il veut du moment qu’il le fait en se faisant passer pour un citoyen privé puisque tout citoyen privé peut enjoindre ce qu’il veut (sauf les cas d’apologies inscrits dans le code pénal, au mépris, du reste, de la liberté d’expression) ? S’il faut une loi du Parlement pour que s’appliquent ici des principes élémentaires, c’est notre souhait qu’une loi soit votée ; car il ne faut guère s’attendre à ce que le juge administratif condamne, autrement, ces pratiques, ni même à ce que le juge judiciaire se saisisse de la question par le biais de la voie de fait administrative.

Le gouvernement, qui dirige les services de l’État, n’aurait-il donc aucune latitude pour exprimer son point de vue même en dehors de la législation existante et défendre, en particulier, un programme politique de changement législatif ? C’est impensable de prime abord, pourtant il convient d’insister sur le fait que cette latitude est dangereuse. Le gouvernement dirige les services de l’État et possède donc des moyens importants pour imposer un point de vue en dehors de la légalité. L’administration est certes soumise au principe de légalité, qui la contraint de n’agir que dans le cadre des lois. Ce serait parfait sans la raison d’État, dont aucun État ne s’est jusqu’à présent jamais passé. Les « fonds spéciaux » votés chaque année par le Parlement sans contrôle sur les activités qu’ils financent, n’en sont qu’un témoignage parmi d’autres en France. Le gouvernement possède un pouvoir extralégal discrétionnaire toujours susceptible de paralyser le principe de légalité. Une faculté en apparence aussi anodine que l’opportunité des poursuites à la discrétion du parquet dit judiciaire est déjà en soi un principe de rationalité extralégale, à savoir que le parquet, une administration de l’État soumise au contrôle hiérarchique du gouvernement, peut s’affranchir de la contrainte de la loi dans son action : la loi ne contraint pas le parquet d’engager des poursuites contre les violations de la loi, c’est le parquet qui décide. Mais qu’on laisse le gouvernement défendre son programme avant de l’appliquer, cela n’implique en rien d’excuser la pratique des poupées-chaussettes, qui est le véritable problème de l’anonymat sur les réseaux sociaux.

*

L’Athéna Giustiniani, ou Minerva Medica, Musées du Vatican

Philosophie 7 : Gnomique

La Volonté de puissance

Dans La volonté de puissance, Nietzsche pronostique l’avènement et le triomphe en Europe du bouddhisme, une forme de parachèvement du nihilisme : « la ‘religion de la pitié’, préparation au bouddhisme ». Nietzsche réagissait à Schopenhauer. Telle est la racine du courant de pensée völkisch spécifiquement anti-bouddhiste : « La croisade des moines mendiants », etc., qui se comprend difficilement hors de ce contexte, vu la quasi-inexistence d’un mouvement bouddhiste en Allemagne et en Europe à l’époque.

ii

Nietzsche est convaincu que le darwinisme pose le progrès des espèces.

iii

« Ce qui veut se maintenir dans la puissance flatte la populace », donc la volonté de puissance implique de flatter la populace ? Nietzsche a-t-il adopté la conduite qu’il préconise ?

*

Quand on ne pense pas, on parle ; autrement on écrit.

*

L’expérience possible est entièrement déterminée (nature), c’est-à-dire qu’il n’y a de possible dans l’expérience que ce qui est déterminé (selon une causalité naturelle). La liberté de l’homme ne fait donc pas partie de l’expérience possible. Mais l’expérience possible n’a elle-même de réalité que pour la raison théorique. L’expérience subjective transcendantale, en tant qu’esprit libre, se vit comme entièrement séparée de la nature.

*

L’insociable sociabilité : pensée Tetris ? Nous vivons de toute évidence en société, mais il nous en coûte beaucoup.

*

Chez Schopenhauer, la frontière entre le génie et le saint n’est pas des plus claires, ni celle entre le philosophe et le génie. Une piste peut-être : Platon est un génie, Aristote un philosophe.

*

Le formule de Schopenhauer selon laquelle le monde matériel est conditionné par « les fonctions de notre cerveau » (Le Monde comme volonté et comme représentation : Suppléments au Livre I) se heurte à l’objection de Lénine : le cerveau est matériel (Voyez Le kantisme devant le matérialisme dialectique de Lénine x).

La réponse à l’objection doit éviter de supposer le monde matériel. La volonté, donc, se matérialise, se donne un support matériel. Le support matériel de la connaissance est le cerveau : c’est le support matériel d’un sujet connaissant non objectal. Le sujet n’est pas matériel. Si le support du sujet connaissant est matériel, c’est que la volonté s’est matérialisée, s’est objectivée.

La chronologie empirique des phénomènes est à la fois fictive et universelle, elle n’existe que pour une subjectivité formelle.

*

Ce n’est pas moi qui ai fait la loi et ce n’est même personne car tout le monde est pour la liberté, la main sur le cœur. Un gros joufflu arrive et me dit : « La loi protège la liberté. » Il croit que, parce qu’il ne parle pas anglais, personne ne le parle, mais les États-Unis sont un pays libre, la France un pays de gros joufflus.

*

Le bruit est en train de détruire l’intelligence.

*

La technique est utile au niveau des sous-espèces antagonistes mais la notion d’utilité ne prévaut plus au niveau de l’espèce entière. La technique est inutile pour l’espèce dans la mesure où il est complètement indifférent à celle-ci que telle ou telle de ses sous-espèces extermine toutes les autres (ce qui est le seul but de la technique : la guerre). En d’autres termes, il m’est utile de l’emporter sur mon ennemi (de même espèce mais d’une sous-espèce différente) grâce à la technique mais le résultat est indifférent à l’espèce elle-même, la technique est donc inutile à celle-ci. Il n’y a pas lieu de croire que l’espèce requiert la supériorité des plus intelligents (la sous-espèce la plus intelligente) définis comme les plus avancés dans la technique, car tous les moyens de supériorité possibles se valent pour l’espèce et sont validés par elle. Que la technique devienne le seul critère de hiérarchisation entre les sous-espèces humaines (de quelque manière qu’on cherche à distinguer ces dernières, nations, civilisations – le « choc des civilisations » –, races…) ne rend pas la technique utile à l’espèce.

*

Le « premier nombre transfini » (Cantor) apportant un soulagement à notre esprit (Delachet, L’analyse mathématique), je propose de l’appeler Dieu, car il remplit la même fonction, tout aussi arbitrairement, comme la tortue portant le monde dont riait déjà Voltaire (car elle n’était, elle, portée par rien).

*

La réponse de Socrate à Ménon est la métempsycose parce que Socrate voulait imposer la notion d’âme.

(Voyez Cours de philo 4 : Que la connaissance soit un ressouvenir… ici)

*

Le boulevard Saint-Michel donne sur le quai des Orfèvres et sur le boulevard du Palais. Les cafés autour de la fontaine Saint-Michel ne sont pas le monde de la culture mais le monde qui l’étouffe.

*

Spectacle de Variétés : Paul Valéry

Valéry manque de culture philosophique, c’est-à-dire de véritable culture. Le finalisme, qu’il veut « licencier » faute de penser que l’on puisse y appliquer autre chose que « l’imagination pure » (Variété I), est amplement analysé dans la Critique de la faculté de juger de Kant et autrement plus en profondeur que par Poe qui est la source des quelques réflexions de Valéry. La Critique de la faculté de juger est la première œuvre de philosophie des sciences naturelles (non théologique) d’orientation holiste, systémique, organiciste (insuffisance du principe d’explication mécaniste).

ii

Dans Variété I, Valéry se livre à une puérile discussion de philosophie des sciences d’où sont absents ceux qui ont pensé sur ces questions. Or « on » ne pense rien de l’univers, contrairement à ce qu’affirme Valéry ; ce sont des penseurs qui ont pensé ces choses, et c’est donc leur pensée qui doit être discutée, non celle d’un « on » inexistant. La pensée de cet « on » ici décrite peut en réalité se rattacher à la philosophie de tel penseur ou de tel autre, qui lui a proprement donné forme, et faire passer ce philosophe pour un « on » est pure et simple balourdise.

iii

Dans un hommage funèbre à Proust (V. I) se trouve l’aveu que Valéry n’a presque rien lu de cet écrivain si « grand » dont il écrit l’hommage inspiré…

iv

Mallarmé se mit un jour à divaticiner, à vaticiner et divaguer tout en se prenant pour une diva. Et ça marche ! Le Hegel de la poésie.

Valéry vénère ce qu’il ne comprend pas : la science, faute de l’avoir étudiée, et Mallarmé, qui dans sa seconde période ne sera jamais lisible.

Moins un auteur est lisible, plus il est « conférençable » : « qui proclame un Dieu aussi puissamment qu’il le nie » (Variété II).

v

L’« auteur difficile » se heurte au ressentiment de ceux qui ne peuvent le comprendre, nous explique Valéry, en défense de son ami Mallarmé. Soit. Mais Valéry condamne aussi l’obscurité dans une œuvre littéraire : « L’obscurité, d’une part ; l’inanité, de l’autre ; le vague excessif, l’absurde, la singularité personnelle exagérée, tous ces dangers qui ne cessent de veiller étroitement autour des ouvrages de l’esprit menacent spécialement les poèmes et les sollicitent vers les abîmes de l’oubli. » (V. II : Passage de Verlaine) Or qu’est-ce qui rend Mallarmé difficile, sinon son obscurité ?

vi

L’emphase sur « l’univers des mots » (V. II, folio essais p. 289) et tutti quanti, mais même celle sur « l’univers des idées » au sens où Valéry l’entend (même page), à savoir l’univers des concepts abstraits plutôt que des Idées platoniciennes, intuitionnables, est au point de vue schopenhauerien où je me place, pathétique. C’est l’intuition des Idées qui fait la poésie, et non les mots, la langue, la parole, cette petite excroissance à la surface du monde.

vii

Les philosophèmes tirés de la pensée scientifique n’en imposent qu’à ceux qui ne connaissent ni la philosophie ni les sciences. (Valéry en fait volontiers usage.)

viii

Lire Valéry est de la paresse.

Oratoire du cimetière marin de Gruissan, par Pierre Boucharel (1925-2011)

*

Le muet du sérail comme intellectuel.

*

Les variétés d’atomes se distinguent les unes des autres par la masse du noyau (et la charge). La masse étant exprimée par une valeur numérique, l’atomisme revient à dire qu’une masse ne peut prendre que des valeurs discrètes, alors qu’une masse peut prendre a priori une valeur aussi proche de zéro que l’on veut. Dans un atome le nombre d’électrons est égal au nombre de protons du noyau, pour l’hydrogène 1, etc. Donc, l’atome d’hydrogène est d’hydrogène parce que sa masse = (correspond à) e (1 électron) + 1 proton. L’atome de 2 électrons/protons (hélium) est ce qu’il est parce que sa masse est double. Les molécules sont des combinaisons d’atomes distinguées par leurs masses. La molécule d’eau H2O a deux atomes de masse x et un atome de masse y qui se combinent (sans se fondre l’un dans l’autre). Les atomes sont rangés sur une échelle de masse, de 1 (hydrogène) à 92 (uranium). Ce qui distingue l’uranium de l’hydrogène, c’est qu’il a une masse 92 fois plus élevée – en réalité deux critères : le numéro atomique Z (lié à la charge) et le numéro de masse A. Si Z et A sont dans un rapport constant, on peut ramener la différence entre atomes à une seule valeur. C’est de cette différence (disons) de masse qu’on déduit des éléments chimiques, qui ne sont ainsi irréductibles l’un à l’autre que par une différence qui ailleurs n’a aucune pouvoir de discrimination fondamentale, une différence de masse ; c’est-à-dire que si l’on appliquait à la masse dans le tableau de Mendeleïev le traitement qu’on lui réserve ailleurs, on ne pourrait point parler d’éléments, tandis que là qui dit masse différente dit nature différente (deux éléments distincts).

*

Philosophie politique

En Thaïlande, la participation électorale est moins élevée à Bangkok, la capitale, que dans le reste du pays (Pierre Fistié, La Thaïlande). À méditer. Ce sont les populations les moins éduquées qui votent le plus : les plus éduqués rejettent le patronage et le clientélisme électoraux.

ii

Le sujet n’est pas de prévenir les « étroites considérations partisanes » dans un comité parlementaire mais d’empêcher que la classe politique agisse comme un groupe d’intérêts communs contre les libertés publiques et individuelles, et la considération de ce problème conduit à écarter le recours à un comité parlementaire, fût-il équitablement transpartisan, et requiert le juge indépendant.

iii

L’independant counsel est aux États-Unis un procureur privé hors du « parquet » fédéral. Même en admettant que l’attorney general américain soit purement et simplement l’équivalent d’un procureur général français, où est l’independant counsel français qui réponde à la même problématique (affaires « politiques » sensibles) que cette institution en Amérique ?

iv

Les juges des États, élus (sauf dans dix États), sont « souvent assez médiocres » selon André Tunc (Le droit des États-Unis, 1974), et moi je dis que ce sont les juges français qui sont médiocres, comme tout ce qui sort formaté d’une école : juges scolastiques.

Ce point de vue laissant entendre que les juges sont médiocres parce qu’élus, que le vice est dans l’élection, il faut étendre la conclusion à toute la classe politique. Ce devant quoi, du reste, Tunc ne recule pas s’agissant des représentants du Congrès, parlant sans ambages de leur « médiocrité » (p. 44).

Par ailleurs, quand on lit que le droit anglais est « un droit très technique », on veut rire. Le droit français ne l’est pas moins. Les chinoiseries sont belles et bonnes chez nous mais elles disqualifient le droit des autres ?

v

La souplesse du « gouvernement de cabinet » (du régime parlementaire, opposé au régime présidentiel) est annulée en France par l’institution du Président de la République : le gouvernement peut changer mais au fond par là rien ne change, puisque le principal titulaire du pouvoir exécutif reste le même jusqu’au terme prescrit. Nous n’avons que l’apparence de cet avantage (c’est seulement en cas de cohabitation que le pouvoir exécutif principal passe au Premier ministre).

En régime parlementaire, le Premier ministre peut être démis par la majorité sans motif. Un Édouard P. n’a pas été remplacé par un Jean C. en raison de manquements, la majorité (dans les faits, le Président) l’a remplacé sans motif parce qu’elle a considéré que C. était davantage l’homme de la situation que P. dans la situation présente et/ou à venir. A contrario, dans un régime présidentiel, comme aux États-Unis, le Président est nommé pour une durée déterminée et la majorité ne peut le remplacer sans motif (les motifs sont constitutionnellement énumérés et tiennent à des manquements ou impossibilités d’exercer). Les Britanniques insistent sur cet avantage du système parlementaire, avec des exemples tirés de l’histoire, notamment quand le Parlement britannique a remplacé un Premier ministre par un autre au moment de la guerre de Crimée, parce que Hamilton-Gordon n’avait supposément pas la même étoffe que Palmerston pour conduire une guerre : remplacer un « Quaker » par un « pugiliste », selon les mots de Bagehot.

Pour Bagehot (The English Constitution), il s’agit de pouvoir changer les hommes, les capacités, en dehors du scrutin établi à intervalles fixes. En France, un tel changement n’est guère possible : ou bien le gouvernement change de camp ou bien le Président reste l’exécutif principal, et même s’il peut entendre la nécessité de changer de politique les nécessités du moment pourraient impliquer en l’occurrence que ce soit lui qui soit changé. Autrement dit, notre système est faussement mixte.

vi

« They [German functionaries] are under a semi-military discipline. In Bavaria, for instance, the superior civil functionary can place his inferior functionary under house-arrest, for neglect of duty, or other offence against civil functionary discipline. In Wurtemberg, the functionary cannot marry without leave from his superior. Voltaire says somewhere, that, ‘‘the art of government is to make two-thirds of a nation pay all it possibly can pay for the benefit of the other third.’’ This is realised in Germany by the functionary system. The functionaries are not there for the benefit of the people, but the people for the benefit of the functionaries. () In France, at the expulsion of Louis Philippe, the civil functionaries were stated to amount to 807,030 individuals. This civil army was more than double that of the military. In Germany, this class is necessarily more numerous in proportion to the population, the landwehr system imposing many more restrictions than the conscription on the free action of the people, and requiring more officials to manage it, and the semi-feudal jurisdictions and forms of law requiring much more writing and intricate forms of procedure before the courts than the Code Napoleon. » (Walter Bagehot, The English Constitution, 1867)

La bureaucratie allemande pire que la bureaucratie française ! Ainsi, quand Max Weber critique le spoils system américain comme contraire à l’État moderne, et quand avant lui Hegel fait de l’État bureaucratique un monument de rationalité, « le rationnel en soi et pour soi », ils le font en tant que porte-parole de la hideuse bureaucratie allemande.

A contrario, les Anglais n’ont pas, selon Bagehot, le préjugé bureaucratique, le culte de l’employé, du Beamstenstaat, tandis le culte de l’argent, potentiellement nuisible à la culture des plus hautes facultés de l’esprit et qui découle de leur absence de préjugés envers les affaires, est tenu néanmoins en respect par une aristocratie héréditaire maintenue en tant que force sociale. (Du moins à l’époque où Bagehot écrivait.)

vii

L’idée de F. D. Roosevelt était que l’État doit contrecarrer l’injustice sociale engendrée par les intérêts privés égoïstes. Pour un socialiste, cette position n’a aucun sens car l’État capitaliste est au service des intérêts privés, du capital. Du point de vue socialiste, l’idée de Roosevelt consistait donc à créer un État capitaliste en Amérique, où il existait bien une société capitaliste mais pas encore d’État bureaucratique, structure indispensable au capitalisme avancé.

viii

Il y a deux façons pour l’esclavage d’être dans un texte constitutionnel : il peut y être toléré (et alors on peut l’abolir sans que ce soit inconstitutionnel) ou il peut y être garanti (et alors son abolition est inconstitutionnelle). La discussion concernant le fameux arrêt Scott v. Sandford est donc, non pas que le juge Taney de la Cour suprême ait, comme on le dit, vu l’esclavage dans la Constitution, car l’esclavage y était, mais qu’il l’y ait vu comme garanti plutôt que toléré.

*

Il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’un Français moyen connaît mieux le droit américain que le droit français, en raison du cinéma, et qu’en conséquence il se pense plus libre qu’il n’est.

*

De la démocratie en Amérique

Le fonctionnaire élu ne peut être soumis à une hiérarchie administrative. Pour les crimes, il est jugé par les tribunaux ordinaires, pour les fautes administratives par un tribunal « administratif » (la cour des sessions : voyez le paragraphe suivant), pour son zèle il est soumis à l’élection.

Il n’existe pas de ministère public près la cour des sessions. 1/ La tâche est confiée au grand jury du comté. 2/ Certains délits doivent être poursuivis d’office. 3/ Un particulier peut être accusateur et, à ce moment-là, il touche une partie de l’amende si une amende est prononcée.

ii

Ce qu’écrit Tocqueville de l’administration du Québec par la France est trop humiliant pour être rapporté sur un blog en français.

iii

Au moment où Tocqueville écrit, le prix de la main-d’œuvre en Amérique est plus élevé qu’en Europe. Ce fait étayerait l’idée de sélection favorable à l’Amérique (Jack London) : les meilleurs ouvriers européens auraient quitté le vieux continent pour un meilleur salaire et n’auraient donc pas été, comme dans ma contre-hypothèse provisoire, évincés du marché européen, les moins bons prenant au contraire les places laissées vacantes en Europe.

iv

Les faits semblent indiquer que les États abolitionnistes craignaient l’esclavage comme une pépinière de noirs sur le continent américain, qu’ils s’opposaient à l’esclavage par racisme.

« Non seulement l’Ohio n’admet pas l’esclavage, mais il prohibe l’entrée de son territoire aux Nègres libres, et leur défend d’y rien acquérir. »

« Les États où l’esclavage est aboli s’appliquent ordinairement à rendre fâcheux aux Nègres libres le séjour de leur territoire ; et comme il s’établit sur ce point une sorte d’émulation entre les différents États, les malheureux Nègres ne peuvent que choisir entre des maux. »

« Il existe une grande différence entre la mortalité des Blancs et celle des Noirs dans les États où l’esclavage est aboli : de 1820 à 1831, il n’est mort à Philadelphie qu’un Blanc sur quarante-deux individus appartenant à la race blanche, tandis qu’il y est mort un Nègre sur vingt et un individus appartenant à la race noire. La mortalité n’est pas si grande à beaucoup près parmi les Nègres esclaves. »

*

Le Test de Descartes

Le fameux test de Turing est en fait le test de Descartes, la refonte d’un critérium imaginé par ce dernier, qui décrit dans le Discours de la méthode un test permettant de distinguer d’un homme une machine à forme humaine, par deux moyens : 1/ la machine ne peut répondre par la parole « au sens de tout ce qui se dira en sa présence » (seulement à quelques-unes des paroles dites), et 2/ son action manquant de la raison, « instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres », elle montrerait par certaines de ses actions qu’elle n’agit point par connaissance mais « seulement par la disposition de [ses] organes ».

*

Le Discours de la méthode est écrit contre « l’école ».

*

Kierkegaard : l’adhésion va au nombre – au nombre seulement.

*

Le concept de l’angoisse† : chaque individu recommence da capo (éd. Tel : pp. 187, 192n, 194 [+ 237 pas complètement da capo]). C’est pourquoi : Der Geist.

(Il faut suivre : cherchez Der Geist dans Les Pensées d’un homme-bureau, PDF disponible en Table des matières.)

† Dans ce livre, les intuitions géniales de Kierkegaard sont encore enserrées dans la forme hégélienne, dans la philosophie d’université.

*

Les films à petit budget ont peu de dialogues (même s’ils ont peu d’action car l’action coûte cher), alors que les dialogues ne coûtent rien. Les producteurs visent un public international de salles d’art et d’essai, et comme il n’y a pas de budget pour doubler ces films ils sont forcément sous-titrés ; or personne ne peut entendre de longs dialogues dans une langue qui n’est pas comprise à l’oreille sans s’impatienter, parfois jusqu’au malaise. C’est la raison, je crois, du paradoxe de tant de films muets à l’ère du cinéma parlant. Et c’est pourquoi ces films sont en général sans intérêt, car les idées qui pourraient les rendre intéressants se transmettent par des dialogues, comme dans les pièces de théâtre, qui ne sont faites que de dialogues. C’est pourquoi aussi, alors qu’une pièce de théâtre est de la littérature, on ne parle pas de « cinéma littéraire » mais d’« art et essai ».

*

Cédar et Dhaïda, les personnages de La chute d’un ange de Lamartine, sont le prototype de Tarzan et Jane. Elle lui apprend à parler : « leurs lèvres mille fois les redirent [leurs noms] ensemble » Ils trouvent refuge dans les branches des arbres, leur nid d’amour : « Il craignait que le sol ne lui fût une insulte… verte soupente ».

*

Ils appellent Iron Man pour les sauver d’Irony Man.

*

Tout ce que vous direz d’intelligent pourra être retenu contre vous.

*

Baudelaire

L’« horreur de l’ennui », un leitmotiv de Baudelaire, paraît incompréhensible chez un homme d’esprit.

ii

Any Where Out of the World : Baudelaire est un précurseur du titre anglais. Et le recueil lui-même, Le Spleen de Paris : un sentiment typiquement anglais, dans la capitale française.

iii

Dans Les Maîtresses, Baudelaire appelle la parlerie des viveurs sur les femmes une banalité : il a lui-même contribué à introduire la banalité dans la poésie… C’est la meilleure définition de sa modernité dans ce qu’elle a d’« osé ». (La vraie modernité, c’est Rimbaud, nietzschéen.) De même, il a sacrifié à la « scatologie » du goût français† : c’est là sa principale innovation peut-être. Il faut s’en tenir à Schopenhauer : tout cela n’avait pas à entrer dans l’art et où cela s’introduit ce n’est plus de l’art mais la banalité. Autrement dit, le vrai juge de Baudelaire, ce n’est pas le magistrat Pinard mais le serviteur de l’art, qui n’a même pas le droit de compatir.

La modernité littéraire de Baudelaire n’est pas littéraire : c’est la banalité du non-art entrée dans l’art. Ce n’est pas là que Baudelaire est artiste. Rimbaud, qui n’a pas fait carrière dans les lettres, est plus conforme à l’éternelle réalité de l’art dévoilée par Schopenhauer.

† « Le Français est un animal de race latine ; l’ordure ne lui déplaît pas dans son domicile, et en littérature il est scatophage. Il raffole des excréments. Les littérateurs d’estaminet appellent cela le sel gaulois. » (Mon cœur mis à nu)

*

Les gens de lettres n’ignorent rien de ce qu’il est absolument oiseux de savoir.

*

Les mauvais poètes sont l’alibi du bourgeois pour étouffer les bons poètes dans ses fils et son entourage. C’est pourquoi il publie et subventionne les mauvais poètes.

*

Hugo, le chantre de la masculinité toxique, est sauvé du cynisme par sa bêtise.

*

Beaucoup d’amis : ça se sent.

*

Influence subliminale. Il me semble rétrospectivement que l’impact de lectures anciennes (le Traité du désespoir, Alain…) fut plus important de beaucoup que ce que l’effet immédiat pouvait laisser attendre ; pour le Traité, pas mal d’ennui, le survol d’une bonne partie du livre en pensant à autre chose, comme si cette lecture inattentive devait, ainsi que le prédit la théorie subliminale, avoir plus d’effet qu’une lecture serrée. Il existerait donc quelque chose comme comprendre subliminalement.

*

Le talisman contre le despotisme asiatique, qui est un despotisme des États établis sur de vastes territoires, est la structure fédérale. Or c’est cette structure qui force à déroger au principe « un homme une voix ».

*

The Human Tamagotchi.

*

Les langues qui modifient, parfois sensiblement, la racine des mots selon le genre, le cas, etc. (suédois, islandais…) sont-elles désavantagées dans les moteurs de recherche sur internet (on ne trouvera pas des pages pertinentes en cherchant une forme du mot plutôt qu’une autre, par exemple) ?

*

Les micro-économistes américains manquent de déontologie en refusant de rendre à Vilfredo Pareto – en raison, je suppose, de ses liens avec le fascisme italien – l’hommage qui lui est dû.

*

Il y a un usage animal et un usage humain de l’intelligence. L’usage animal est pratique, l’usage humain théorique (esthético-théorique).