Philo 20 : Avec Descartes
« La phénoménologie est une régression par rapport à la réduction cartésienne, cette régression, ce retour en arrière est son principe même : alors que Descartes a conduit la réduction jusqu’au bout, a tout réduit à sa plus simple expression, on veut croire qu’il existe des sortes de particules élémentaires le long de ce parcours et l’on veut s’y tenir ; aller plus loin, c’est manquer quelque chose : manquer la Zuhandenheit avant la destination cartésienne dans la Ding, manquer le In-der-Welt-sein qui ne se décompose pas dans ses parties constituantes, etc. » (Philosophie 19, que nous complétons par ce qui suit)
Sein und Zeit §26
La philosophie existentielle est en quelque sorte l’organicisme et la philosophie qui la précède le mécanicisme. En décomposant la vie, on la manque : il faut donc une méthode spécifique à l’étude de la vie, la méthode organique, qui ne repose que partiellement sur la mécanique. Mais en décomposant l’objet de la philosophie, ne fait-on pas son travail de philosophe ? Quand Heidegger remarque et même insiste pour dire que, même seul, Dasein est Mitdasein, il ne semble pas comprendre à quel point une telle remarque est superflue, dans son système comme dans tout autre système que le solipsisme. Heidegger paraît vouloir répondre à une objection qui serait que « parfois je suis seul » ; or ce « parfois je suis seul » ne veut pas dire « seul au monde ». (Quand cette dernière expression est employée, il s’agit simplement de dire qu’on se trouve sans appui pour résoudre ses problèmes.) L’opposition à la phénoménologie de Heidegger est ontologiquement fondée. Dasein doit être réduit à sa plus simple expression par le logos pour que le logos se connaisse soi-même à travers lui. Cette expression la plus simple est le moi pensant. Autrement dit, c’est quand le logos se réduit à lui-même qu’il connaît. Dasein est logos, Dasein est connaître avant tout Mitdasein.
Mais alors, les autres ne sont-ils que « freischwebende Subjekte neben anderen Dinge », des choses parmi d’autres choses ? Si je réponds que non, ce qui est donner raison à Heidegger, j’adopte insidieusement le point de vue prescriptif de la morale et c’est exactement ce que fait Heidegger dans ce passage. Si je réponds oui, aussi, d’ailleurs : j’adopte le point de vue prescriptif de la morale contre la morale. Or l’ontologie doit être purement descriptive. Certes, il faut que la morale y trouve sa raison mais l’ontologie ne doit, surtout clandestinement, et ne peut se fonder dans la morale, dans la mesure où cette dernière est prescriptive dans et pour une praxis.
Aucune forme de description ontologique de l’être, savante ou phénoménologique, ne peut altérer les prescriptions de la loi morale. Comment la loi morale trouve-t-elle sa raison dans l’ontologie, dans ces conditions ? La réduction à la plus simple expression est un impératif ontologique du Dasein logique, dont la conséquence nécessaire est l’existence non pas du sujet pensant, qui procède à cette réduction, mais du sujet de droit. La notion de sujet ne se rapporte pas seulement à l’opposition épistémologique sujet-objet (non première selon Heidegger) mais aussi à la personnalité juridique. Avec le Mitdasein et la régression sur la trajectoire vers la plus simple expression, Heidegger écarte une fondation ontologique originelle du droit, tout en introduisant un élément prescriptif dans l’ontologie qui est qu’on ne doit pas dire qu’autrui est une chose et ce car non seulement ce n’est pas vrai mais en outre ce n’est pas moral. Parler d’impératif ontologique comme nous l’avons fait reste descriptif. Mais Heidegger ne constate pas seulement qu’autrui n’est pas une chose, parce que, en effet, selon lui la réduction à la plus simple expression doit avoir pour conséquence qu’autrui est une chose ; or, comme la réduction ne revient pas à dire cela (ni Descartes ni aucun autre philosophe n’a adopté ce point de vue), on ne peut lui opposer qu’elle se trompe de conclusion puisqu’il y a accord sur celle-ci, il faut donc lui opposer qu’elle n’est pas morale dans la mesure où, prétendant la même chose, à savoir qu’autrui n’est pas une chose parmi d’autres choses, elle permet cependant de traiter autrui comme une chose.
L’introduction d’un Mitdasein ontologique est vouée à manquer le sujet de droit individuel. Avec le Mitdasein, nous sommes un seul et même sujet de droit. Soulignons pour commencer le caractère de prime abord paradoxal de ces propositions. Le sens commun associe volontiers la morale à des formules telles que « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît » ou « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres », des formules qui me parlent d’autrui. Dès lors, il semblerait que la position la plus à même de rendre compte de la morale soit celle qui pose premier autrui comme Mitdasein plutôt qu’un cogito. En outre, le cogito semble réservé au domaine de la théorie de la connaissance alors que mes relations avec autrui sont au-delà de la seule faculté de connaître ; le cogito paraît propre seulement à conduire la pensée dans la spéculation abstraite ou selon une méthode scientifique préétablie plutôt que dans une connaissance de l’existence, du Dasein.
Quand c’est le sujet pensant qui est premier (et il ne s’agit pas de dire que pour Heidegger il n’y a pas de sujet pensant, mais il n’est pas premier), plutôt qu’un Dasein-Mitdasein, est fondée en même temps la notion d’autonomie. Le sujet pensant est autonome dès lors qu’il se pose premier, tandis que dans le Dasein-Mitdasein on retrouve, comme dans l’être-dans-le-monde (In-der-Welt-sein), un composé indécomposable ; dans un tel composé, l’autonomie du Dasein ne peut exister avec la même nécessité, est une simple possibilité. Cela posé, pour qu’à un acte quelconque puisse s’attacher une caractérisation morale, pour qu’un acte puisse faire l’objet d’un jugement moral comme d’un jugement au sens juridique, c’est-à-dire pour que ce jugement soit véritablement un jugement plutôt qu’une simple réaction, un réflexe, une autocorrection, une autonomie doit être supposée dans l’acte : cette imputation est rendue possible par le point de vue du cogito de manière immédiate et contraignante. Or, comme la loi morale est caractérisée par sa contrainte inconditionnelle, des deux spéculations ontologiques sur l’être du Dasein, celle qui pose le sujet autonome premier est conforme aux spécifications de la loi morale, tandis que celle qui ne pose le sujet autonome que comme simple possibilité dans un Dasein-Mitdasein premier ne l’est pas. C’est ainsi que le paradoxe que nous avons indiqué est résolu par l’analytique du cogito.
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Si le moi pensant du cogito n’était premier, l’individuation n’aurait même aucun sens. C’est ce pressentiment qui prend des proportions sublimes dans le dogme de la résurrection des corps. Je suis qui je suis pas seulement pour la durée de la vie : pour l’éternité.
L’individuation n’aurait aucun sens. C’est l’individu qui pense et non le Dasein-Mitdasein, ni un Großdasein de tous les Dasein ensemble. Il faut croire que le moi pensant est la bonne échelle pour le logos dans le monde, car on n’en connaît pas d’autre. Les foules peuvent certes avoir une sorte d’âme (anima) : elle est, comme on le sait, complètement irrationnelle.
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Sein und Zeit §27
Le paragraphe 27 décrit l’hétéronomie du Miteinandersein. Ce tableau, nous ne pouvons le contredire, malgré ce que nous venons d’affirmer de l’autonomie du sujet. Nous ne le pouvons parce que, quand nous insistons sur l’absolue inconditionnalité de la loi morale, nous ne nous cachons pas non plus, non la variabilité de la loi morale d’une culture à l’autre, car les différences entre les mœurs ne prouvent rien (oui, des hommes ont été cannibales), mais que les cas inextricables de conflits de droits dans le commerce ordinaire de l’existence humaine sont si nombreux que l’application de la loi peut être fort peu évidente même pour les casuistes les plus subtils. Dans le commerce ordinaire, nous lésons toujours plus ou moins la majesté de la loi par un côté ou par un autre ; en accomplissant tel de nos devoirs, nous sommes défaillants sur tel autre. La vie caractérisée par le dilemme moral est l’existence tragique, au sens de Bahnsen. Nous sommes porté à croire que l’existence tragique est la norme. Il faut néanmoins se pénétrer du fait que la vie n’est véritablement tragique, philosophiquement, que dans la conscience de l’inconditionnalité absolue de la loi morale ; il y a dans cette position tragique la même fixité que dans la foi la moins réfléchie, la seule qui puisse déplacer des montagnes, et elle ne peut donc pas tourner au désespoir (les deux notions, tragique et désespoir, n’appartiennent pas au même champ), ne peut conduire à désespérer de la loi ni de l’humanité qui la porte en elle.
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Dasein Man
La dialectique du Dasein et du Man (du « on ») dans le §27 (« Zunächst ist das Dasein Man und zumeist bleibt es so » [Le Dasein commence par être un « on » et souvent le reste]) est relativisée par la culture – la culture non comme carcan de constructions cognitives-savantes mais comme processus de formation intellectuelle de l’enfant qui, dès qu’il lit et commence à se cultiver, c’est-à-dire dès les premiers moments de sa formation intellectuelle, apprend à s’abstraire du Man pour s’intégrer dans un autre collectif mental, à la constitution duquel contribuent ses propres préférences subjectives et qui peut très bien n’avoir plus que de très lointaines attaches avec le Man décrit par Heidegger. Nous ne nions pas ce Man et les mécanismes ici mis au jour, du moins dans certaines de leurs implications (sans doute pas, du point de vue heideggerien, les plus ontologiques), mais nous nions qu’ils aient une grande force contre la culture, en particulier des livres, et leur impact sur la formation intellectuelle du jeune esprit, lequel est d’ailleurs, tant qu’il se forme, largement encapsulé dans un collectif familial et sa classe d’âge, lesquels peuvent aussi contribuer à relativiser la « dictature » des autres en tant que Man (« In dieser Unauffälligkeit und Nichtfeststellbarkeit entfaltet das Man seine eigentliche Diktatur. » [C’est dans cet effacement et cette imperceptibilité que le « on » déploie sa dictature propre]). Que la culture ainsi entendue puisse être une cause de désadaptation n’échappera pas au lecteur ; nous pensons partager avec Heidegger le sentiment qu’une telle désadaptation n’est pas forcément la pire des choses. (Mais ce qui est ici décrit par nous reste lié à l’ontologie du sujet et ne répond donc pas au niveau voulu par Heidegger pour traiter de la formation d’un « eigentliche Selbstsein », d’un être-soi propre.)
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La liberté des passions n’est pas la liberté du logos.
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« Je sais que je ne sais rien » n’est pas une proposition logique, mais c’est le fondement de la philosophie.
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Celui qui pense à sa propre éternité n’a plus la consolation de la mort.
C’est la philosophie existentialiste qui prétend jeter une profondeur d’ombre dans la vie depuis l’horizon de la mort, cette philosophie pour qui la mort n’est qu’un long sommeil ? J’appelle la vie qui se conclut dans la mort une promenade. Il ne peut y avoir en elle aucun sérieux. C’est ce que d’aucuns appellent l’absurde : ils en auraient le droit s’ils reconnaissaient la majesté de la loi morale, face à la nature, mais dans ce cas ils se douteraient aussi que la vie est autre chose qu’une promenade dont nous accompagne la délicieuse pensée de la fin dans le sommeil éternel de la mort.
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Contrairement à ce qu’affirme, avec d’autres, Jesús Fueyo Álvarez (Sobre Heidegger y el nacional-socialismo, Anales de la Real Academia de Ciencias Morales y Políticas n° 65, 1988), Heidegger n’est pas un auteur particulièrement « difficile » ; du moins sa langue, son style n’est-il pas comme celui de Hegel, même si les deux se traduisent difficilement. Il n’est pas besoin de traduire Heidegger « en allemand d’abord ». Un mot comme Entschlossenheit, que Fueyo traduit en espagnol par « decisión-resuelta », est tout à fait simple et naturel en allemand, alors que dévie de la grammaire espagnole la structure qui vise à le traduire (un substantif et un adjectif liés entre eux par un tiret, pour montrer – mais le lecteur peut-il le comprendre sans une note à ce sujet ? – que cette expression sert à rendre un seul et même terme). Les innovations linguistiques de Heidegger sont dans un rapport à la pureté de l’allemand bien plus étroit et d’ailleurs logique que les traductions à leurs propres langues respectives, où l’on voit fleurir des innovations qui pour le coup passent l’entendement (dont l’exemple espagnol que nous venons de donner est loin d’être le plus choquant). Une formule comme « das In-der-Welt-sein » est la façon la plus simple et la plus compréhensible, mais aussi la plus maniable, de s’exprimer pour éviter toute périphrase et circonlocution (cela vise également à montrer, comme l’explique Heidegger, qu’il s’agit d’une unité indécomposable : §12).
Ce n’est pas un auteur plus difficile que Platon dans le Parménide ou Aristote dans la Métaphysique†, relativement à l’ontologie. C’est cette dernière qui est difficile, car il est d’abord difficile de s’y intéresser. Tout le monde a compris et certains répètent à l’envi que Heidegger a révélé l’oubli de la question de l’être par la tradition intellectuelle occidentale depuis les Grecs, mais on se demande encore quelle importance cela peut bien avoir. Ce n’est pas tant de comprendre cette philosophie qui est difficile que de comprendre son intérêt.
†« Wenn ein Hinweis auf frühere und in ihrem Niveau unvergleichliche seinsanalytische Forschungen erlaubt ist, dann vergleiche man ontologische Abschnitte in Platons « Parmenides » oder das vierte Kapitel des siebenten Buches der « Metaphysik » des Aristoteles mit einem erzählenden Abschnitt aus Thukydides, und man wird das Unerhörte der Formulierungen sehen, die den Griechen von ihren Philosophen zugemutet wurden. » (Sein und Zeit §7, A)
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Avec Descartes contre « l’école »
Quand Descartes, dans le Discours de la méthode, écrit contre « l’école », il ne faut pas entendre cette expression comme l’école, l’université, l’académisme de son époque, mais comme une catégorie bien définie de stérilisation de la pensée dans des structures de conformisme et de promotion personnelle, comme le projet institutionnalisé de ceux qui vivent de la philosophie et non pour la philosophie. Quand l’école se revendique de Descartes, elle ne cesse pas pour autant d’être l’école. Il est dans sa nature de procéder à ce genre de récupérations, car ceux qui vivent de la philosophie ne pourraient rien sans ceux qui vivent pour la philosophie ; il faut donc que les premiers se réclament des seconds. De ce fait, leur hommage est toujours de pure forme et ne témoigne en aucun cas d’une influence de Descartes ou autre. Cette influence est véritablement nulle : il s’agit seulement pour l’école de vivre sur un nouveau cadavre. L’école dénoncée par Descartes n’est pas seulement l’école avant lui mais aussi celle qui exhibe sa momie, comme un trophée.
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Tiré de mon Pinterest. The Strange Case of Thomas Quick: The Swedish Serial Killer and the Psychoanalyst Who Created Him est la traduction anglaise du livre du journaliste suédois Dan Josefsson†. Le titre anglais est ambigu : Sture Bergwall, alias Thomas Quick, n’est pas un tueur en série mais un individu à qui la police et le système judiciaire suédois ont fait porter le chapeau pour huit meurtres dont il était innocent, sur la foi de l’expertise de la psychanalyste Margit Norell et d’aveux bidons. L’auteur, qui a contribué à faire éclater ce scandale, décrit un système en roue libre où des psychanalystes (sans formation médicale) ayant pignon sur rue ont statut d’experts officiels pour la police, le parquet judiciaire, la justice, qui peuvent ainsi se servir de théories fumeuses appliquées fumeusement pour « élucider des affaires » (faire du chiffre) en faisant condamner sans preuves des innocents auquel on soutire des aveux non par la violence physique mais par la pression psychologique.
†Titre original : Mannen som slutade ljuga: Berättelsen om Sture Bergwall och kvinnan som skapade Thomas Quick (2013) (L’homme qui cessa de mentir : L’histoire de Sture Bergwall et de la femme qui inventa Thomas Quick). Un film inspiré de cette histoire est sorti en 2019, Quick, du Suédois Mikael Håfström (titre français : Le coupable idéal).
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René Descartes, le philosophe à la tête de Saoud.
« J’appelle la vie qui se conclut dans la mort une promenade. Il ne peut y avoir en elle aucun sérieux. »
La faim, la maladie, la violence, la souffrance, les maux et les misères de toute nature sont appelés sérieux car ce sont des sujets de crainte et de préoccupation mais ils ne rendent pas la vie en tant que telle sérieuse par elle-même. Ces sujets de préoccupation comme tout ce qui porte atteinte au bonheur de l’homme sont ce qui fait de la pensée de la mort une consolation : tout finira dans le grand sommeil. Il est certain que la pensée de l’enjeu de l’éternité est une autre forme de consolation possible : ce dont je souffre ici-bas est peu de chose au regard de cet enjeu. Autrement dit, l’enjeu qui rend la vie sérieuse peut lui-même servir de consolation. Mais le sérieux n’est pas dans la consolation. Celui qui se console facilement d’une perte rend aux yeux d’autrui suspecte la qualification de perte pour l’événement subi. L’idée du grand sommeil peut elle-même servir d’enjeu à la vie quand la mort n’y conduit pas nécessairement mais comme récompense possible, c’est-à-dire comme le nirvana plutôt que la transmigration, le sommeil enfin plutôt qu’encore une vie à vivre. Mais l’enjeu, donc le sérieux est plus grand avec la résurrection des corps, à savoir la damnation ou la félicité pour l’éternité, si ces notions peuvent faire sens pour un entendement fini.