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Kant et l’anarchisme épistémologique de Feyerabend
Le philosophe des sciences Paul Feyerabend (1924-1994) a produit une œuvre estimable de dénonciation des biais du scientisme à l’époque contemporaine. Malgré des analyses épistémologiques et historiques importantes, il ne semble cependant pas être parvenu à dégager sa philosophie de confusions dommageables. C’est la conclusion qui s’impose à la lecture de son œuvre la plus connue, Contre la méthode : Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975) (Against Method: Outline of an Anarchistic Theory of Knowledge).
Feyerabend dénonce non seulement ce qu’il appelle les méthodologies dogmatiques au sein de l’activité scientifique (le livre s’attache essentiellement à la science physique), qu’il oppose à des méthodologies opportunistes, mais aussi l’idée même que la science serait plus légitime que d’autres formes de connaissance, parmi lesquelles il cite les mythes, la religion ou la magie. Cette double dénonciation distincte conceptuellement ne l’est justement pas assez (distincte) dans son livre. Or on peut se demander pourquoi même insister sur le recours à des méthodologies opportunistes au sein de la science, en laissant de côté toutes préconisations pour les autres formes de connaissance, par exemple en magie, si la science n’est pas une approche plus légitime que les autres proposées, dans le domaine empirique. Cette carence est de nature à affaiblir la dénonciation du scientisme.
Par ailleurs, le « tout est bon » qui résume l’anarchisme épistémologique de Feyerabend est déjà mis en œuvre hic et nun par les milieux scientifiques sclérosés qu’il dénonce, et de cela Feyerabend en fournit lui-même des exemples, même si ce recours est inavoué, plus ou moins caché derrière le discours rationaliste. Dès lors, il est quelque peu contradictoire de suggérer que « tout est bon » serait la solution attendue aux problèmes décrits, puisque la mise en œuvre de fait de cette maxime ne résout rien, les problèmes décrits étant bien réels. Il s’agirait donc au mieux d’un plaidoyer pour davantage d’honnêteté intellectuelle de la part des milieux scientifiques, ou bien encore pour l’égalité des armes entre les théories dominantes et leurs alternatives possibles. Or qui ne voit que « tout est bon » est de nature à favoriser principalement les théories dominantes ? « Tout est bon » pour tuer la concurrence ! Tel est le phénomène à l’œuvre en effet.
Enfin, la dénonciation du scientisme par Feyerabend passe par un peu convaincant parti-pris pour l’irrationnel. Si Feyerabend avait mieux cerné le double jeu du scientisme, à savoir l’application dissimulée du « tout est bon » par le dogmatisme, il n’aurait sans doute pas jeté le bébé avec l’eau sale et aurait au contraire insisté sur le caractère irrationnel des prétentions du scientisme, auquel il convient par conséquent d’opposer la raison.
Je crois que l’épistémologie kantienne conduira quiconque la connaît à tirer de semblables conclusions après la lecture de Contre la méthode. La philosophie transcendantale expose les caractères fondamentaux de la connaissance empirique dont la science fait partie. C’est la nature même de cette connaissance empirique qui ruine d’emblée toutes les prétentions du scientisme en tant qu’empirisme fondamentaliste, en raison du caractère nécessairement incomplet à tout moment de la synthèse de l’expérience sensible. Cette connaissance des conditions de l’expérience est rationnelle.
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Il convient, avant toute chose, de présenter les résultats les plus importants, pour cette discussion de la philosophie transcendale, en matière de connaissance empirique (connaissance de l’expérience sensible). Je les ai déjà présentés en lxvii et me contente de les reproduire. Ils sont tirés de la Logique de Kant.
Le concept d’une chose de l’expérience est ou bien un agrégat de caractères (Merkmale) coordonnés ou bien une série de caractères subordonnés. Le nombre de caractères coordonnés possibles est infini. Le nombre de caractères subordonnés possibles est limité a parte ante, car la série s’arrête à certains concepts inanalysables, mais infini a parte post. Avec la synthèse de nouveaux caractères coordonnés s’accroît la distinction (Deutlichkeit) extensive, avec celle de nouveaux caractères subordonnés s’accroît la distinction intensive du concept.
Ainsi, la synthèse du concept d’un objet tiré de l’expérience est infinie. Pour tout objet je peux découvrir de nouveaux caractères, de nouvelles propriétés, rendre son concept plus distinct qu’il ne l’est actuellement dans ma représentation. La connaissance que j’acquiers d’un objet de l’expérience n’est donc jamais que relative. De ce que l’expérience peut toujours permettre de découvrir de nouveaux caractères d’un concept, il résulte que les concepts empiriques ne peuvent pas être définis.
Les sciences empiriques, en outre, se fondent sur des hypothèses. Les hypothèses ne peuvent, pas plus que les concepts des objets sensibles, donner lieu à une connaissance apodictique car il faudrait pour cela que toutes les conséquences possibles d’une hypothèse soient vraies. Or toutes les connaissances possibles ne peuvent être connues : « Nous ne pouvons jamais déterminer toutes les conséquences possibles » et « Des hypothèses restent toujours des hypothèses » (Kant, op. cité). Nous acquérons simplement « un analogue de la certitude » quand toutes les conséquences jusque-là rencontrées se laissent expliquer à partir du principe, mais c’est une certitude obtenue par induction et non une certitude apodictique.
Ces propriétés des hypothèses et des concepts tirés de l’expérience expliquent les progrès constants des sciences empiriques et l’impossibilité de parvenir par leur moyen à une connaissance absolue même de leur propre domaine, celui de l’expérience sensible (c’est-à-dire sans même parler de la chose en soi). La nature cumulative – par distinction extensive et intensive croissante des concepts et certitude croissante tirée des conséquences possibles connues – des sciences empiriques suffit à déterminer le caractère relatif et non apodictique des connaissances qu’il est possible d’en tirer.
Ces évidences rendent inévitables les biais du dogmatisme scientiste décrits par Feyerabend, parce que le scientisme, en contradiction avec ses fondements, conçoit la connaissance empirique comme une forme de savoir catégorique et exclusive.
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Nous commencerons par citer les passages de Contre la méthode qui, selon nous, mettent le mieux ces biais en évidence, des passages qui traitent de l’activité théorique en général avant quelques exemples tirés d’abord de la théorie de la relativité puis de la théorie des quanta.
a/Activité théorique en général
« Les nombreux problèmes qui surgissent ne sont pas perçus comme des arguments contre la théorie, mais comme des arguments pour, car ils donnent lieu à une activité incessante de résolution révélant la fertilité des conceptions de base. » (p. 42, les numéros de page sont ceux de la collection Points Sciences, aux éditions du Seuil, 1979)
« Les discordances numériques abondent dans la science. Elles creusent un ‘océan d’anomalies’ autour de chaque théorie particulière. » (55)
« Les approximations ad hoc dissimulent, et même éliminent totalement les difficultés qualitatives. Elles donnent de notre science une fausse interprétation d’excellence. Il s’ensuit qu’un philosophe qui veut étudier l’adéquation de la science comme image du monde, ou qui veut construire une méthodologie scientifique réaliste, doit se montrer très prudent vis-à-vis de la science moderne. Dans la plupart des cas, la science moderne est plus opaque, et bien plus trompeuse, que ne l’ont jamais été ses ancêtres des XVIe et XVIIe siècles. » (65)
Ces trois citations présentent trois travers majeurs de l’activité théorique au sein des sciences. Le premier est que la critique sert d’élément de justification supplémentaire ; elle est aussitôt neutralisée comme fondement possible d’une nouvelle théorie. Les discordances numériques montrent quant à elles que les succès de la science ne sont jamais que relatifs. Enfin, les approximations ad hoc, comme les hypothèses ad hoc, visent à répondre à toute difficulté qualitative qui se présente et à maintenir ainsi la théorie à flot envers et contre tout ; il suffit pour les produire d’un peu d’ingéniosité, et si l’introduction d’une telle hypothèse crée par la suite une nouvelle difficulté, alors une nouvelle hypothèse ad hoc spécialement formulée pour l’occasion y répondra de la même manière, et ainsi de suite.
S’agissant de l’opacité de la science (troisième citation), les médias y contribuent en renforçant par leur révérence la position hégémonique des théories dominantes. Il me revient à l’esprit un certain reportage télé qui montrait un scientifique sonnant chez ses « meilleurs amis » pour leur apprendre qu’il venait de détecter les fameuses ondes gravitationnelles prévues par la théorie de la relativité générale – devant les caméras. Il avait donc prévenu les journalistes avant ses meilleurs amis, et il faut croire que l’excitation de ces derniers à la bonne nouvelle, sur le pas de leur porte, n’était pas joué pour les besoins du reportage. Cette mise en scène grotesque pour l’énième annonce de la découverte des ondes gravitationnelles (les précédentes annonces avaient été contredites, et peut-être que celle-là le fut aussi) se veut un service à la théorie dominante. Que des scientifiques se prêtent à de pareilles pitreries en dit plus long qu’ils ne semblent pouvoir le penser.
« Les méthodologues peuvent souligner l’importance des réfutations, mais ils se servent allègrement des théories réfutées ; ils peuvent faire de grands sermons sur l’importance qu’il y a à considérer en sa totalité l’évidence pertinente, et ne jamais mentionner ce fait énorme que les théories qu’ils admirent et acceptent, comme la théorie de la relativité ou la théorie de quanta, peuvent être de ce point de vue aussi mal en point que les théories plus anciennes qu’ils rejettent. » (66)
C’est ce que nous disions en introduction, à savoir que Feyerabend souligne la duplicité de ceux qu’il appelle ici les « méthodologues ». Sans avoir attendu Feyerabend, ils appliquent le « tout est bon » qu’il préconise.
b/Théorie de la relativité
« Le périhélie de Mercure se déplace d’environ 5.600˝ par siècle. Dans ce chiffre, 5.026˝ sont d’origine géométrique et se rattachent au mouvement du système de référence, tandis que 531˝ sont dynamiques et dus aux perturbations par le reste du système solaire. Toutes ces perturbations, à l’exception des 43˝, sont expliquées par la mécanique classique. C’est ainsi que l’on présente généralement la situation. Dans cette explication, la prémisse dont nous faisons dériver les 43˝ ne correspond pas à la théorie générale de la relativité, plus des conditions initiales appropriées. La prémisse contient la physique classique en plus des propositions relativistes utilisées. En outre, le calcul relativiste, basé sur la « solution de Schwarzschild », ne traite pas du système planétaire tel qu’il existe dans le monde réel (par exemple notre propre galaxie, asymétrique) ; il s’occupe du cas entièrement fictif d’un univers symétrique central contenant une singularité en son centre, et rien d’autre. » (63)
Feyerabend explique la justification donnée à cette procédure étonnante, qui repose beaucoup, et même à titre principal, sur une théorie que le relativisme prétend avoir dépassé. Cette justification tient d’une part à la liberté d’approximation et d’autre part à la liberté d’utiliser dans le calcul le cas particulier de la théorie classique dont la théorie relativiste est le cas général. Mais, poursuit Feyerabend,
« dans notre cas, le calcul complet est remplacé par l’explication classique avant même qu’on ait montré que les grandeurs pertinentes se situent en deçà de la précision expérimentale obtenue au moment du calcul. L’explication classique est introduite non parce qu’il a été montré qu’elle était adéquate ; elle est introduite dans l’espoir qu’elle finira bien par être adéquate. Ainsi, la partie classique de l’explicans n’apparaît pas uniquement par commodité, elle constitue une partie nécessaire des calculs. Et les approximations faites ne résultent pas de calculs relativistes, mais sont introduites pour faire en sorte que la relativité s’ajuste au cas donné. » (64)
Voilà donc de quelle manière la théorie de la relativité générale réfute et dépasse la théorie classique. On en viendrait à croire que n’importe quelle nouvelle théorie aurait été, dans de telles conditions, capable du même exploit. Feyerabend ajoute que « des études plus récentes dans le domaine de la relativité générale ont tendu à transformer des approximations ad hoc en approximations authentiques », mais il ne dit pas, et c’est dommage, par quel miracle.
c/Théorie quantique
« La renormalisation … consiste à annuler les résultats de certains calculs, et à les remplacer par une description de ce qui est réellement observé. Ainsi, on admet implicitement que la théorie est en difficulté, tout en la formulant d’une manière qui suggère qu’un nouveau principe a été découvert. Pas étonnant dès lors que des auteurs à l’esprit philosophique non sophistiqué aient l’impression que ‘toute l’évidence tend à indiquer avec certitude sans recours (que) tous les processus incluant … des interactions inconnues, se conforment à la loi fondamentale des quanta’. » (62-3)
Ceci se passe de commentaire. Enfin,
« La théorie des quanta peut être adaptée à bien des difficultés. C’est une théorie ouverte, en ce sens que ses imperfections peuvent trouver des explications ad hoc par l’addition d’opérateurs adéquats, ou d’éléments dans le hamiltonien, plutôt qu’en restructurant le tout. Une réfutation du formalisme de base devrait donc prouver qu’il n’y a pas d’ajustement concevable du hamiltonien ou des opérateurs utilisés qui pourrait rendre la théorie conforme à un fait donné. Il est clair qu’une proposition aussi générale ne peut être fournie que par une théorie différente, qui doit être assez détaillée pour permettre des tests décisifs. » (41-2, note)
Cette citation se clôt sur un aperçu de la thèse de Feyerabend selon laquelle il n’est pas possible de contester véritablement une théorie sans une théorie alternative, laquelle ne peut de toute évidence pas présenter à sa naissance un caractère aussi complet et élaboré que la théorie dominante, et qu’il ne convient donc pas d’entraver son développement par des méthodologies rigoureuses (que la théorie dominante elle-même ne s’impose pas) au nom de la rationalité. Feyerabend consacre une grande partie de son livre à Galilée, en vue de montrer que ce dernier, pour imposer la théorie héliocentrique, avait avancé dans la plus grande indifférence pour toute méthodologie rigoureuse, y compris à la façon d’un propagandiste, par exemple en construisant ses télescopes sans connaissances approfondies des recherches en optique, et en interprétant les images télescopiques à rebours de ce que pouvait confirmer le jugement de ses contemporains, dont peu voyaient dans ses appareils ce qu’il voyait lui-même. Feyerabend relève également les inexactitudes, voire les incohérences des écrits de Galilée en matière de mouvement relatif, d’inertie, etc., pour en conclure que Galilée est parvenu à des fins scientifiques légitimes par des moyens illégitimes selon le scientisme, qui est donc en contradiction avec lui-même. (Mais il montre aussi que cette contradiction n’est qu’apparente puisque le scientisme triche.)
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« La science n’est jamais un processus achevé » (21, note)
Il est étonnant que cette remarque d’évidence ne vienne qu’en note, et que Feyerabend n’en tire aucune conséquence en faveur de son « dadaïsme épistémologique » (p. 18, autre nom de l’anarchisme épistémologique) autre que celle, relativement triviale, que l’élégance et la simplicité ne peuvent être des conditions nécessaires d’une théorie. C’est étonnant car une telle évidence est en réalité décisive pour juger de la connaissance empirique : n’étant « jamais un processus achevé », elle n’est pas une connaissance apodictique dont les propositions sont vraies par nécessité absolue.
Les trois prémisses de la science sont, selon Bruno Jarrosson (Invitation à la philosophie des sciences, 1992, déjà cité en lxvii), les suivantes : « la science est vraie ; la science est fondée sur les faits ; la science avance de façon cumulative ». En laissant de côté la seconde proposition, qui peut être considérée comme une formulation du fait que la science est une connaissance empirique, si la troisième est vraie, alors la première l’est de manière problématique. « Cumulatif » ne peut signifier que la science avance en empilant vérité sur vérité, car c’est par distinction croissante de concepts qu’elle procède, et ce mouvement entraîne la formulation de nouvelles hypothèses dont les conséquences, qui ne pouvaient être tirées avant elles, sont susceptibles d’être contraires aux hypothèses jusque-là retenues ou aux résultats jusque-là obtenus. La science est cumulative en ce qu’une vérité scientifique nouvelle corrige une vérité scientifique ancienne ; cette ancienne vérité était ainsi relative (elle n’a jamais été vraie absolument), comme l’est nécessairement celle qui vient la corriger et sera corrigée à son tour, voire abandonnée, dans le processus de la synthèse empirique continue.
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Un point central de l’anarchisme épistémologique est l’incommensurabilité des théories scientifiques entre elles (y compris dans un même domaine). La démonstration de cette incommensurabilité passe notamment par un rejet de la logique comme critère de jugement, point de vue qui ne paraît guère défendable, comme nous l’expliquons en ix. Qu’il suffise à ce stade de citer Feyerabend lui-même : « Les théories peuvent être interprétées de différentes manières. Elles seront commensurables dans certaines interprétations, et incommensurables dans d’autres. » (312) Voilà qui relativise singulièrement ce point central.
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Le principe de complémentarité est une des trouvailles de l’école de Copenhague (« la bande de Copenhague » selon Feyerabend [230]). Selon ce principe, les aspects corpusculaires et ondulatoires (de la lumière) sont les représentations complémentaires d’une même réalité. La trouvaille est relativement triviale ; la complémentarité de deux aspects différents était l’un des quelques choix logiques possibles afin de maintenir les deux aspects ensemble, à côté de l’alternance, de la consubstantialité (comme dans la trinité catholique) et d’une poignée d’autres. Le choix paraît foncièrement arbitraire et n’a d’ailleurs aucune implication ailleurs que dans l’interprétation de la théorie, c’est-à-dire, en fait, sa présentation au public.
Or, en abandonnant l’éther, la théorie de la relativité restreinte a de fait retiré sa qualité d’onde à la lumière puisque l’éther était le milieu hypothétique dont la vibration permet à la lumière de se propager en tant qu’onde (la définition d’une onde est qu’elle est la vibration d’un milieu). Donc, si la lumière est toujours une onde, de deux choses l’une : ou bien il existe un milieu (et si ce n’est pas l’éther il faut dire quel est ce milieu), ou bien la définition d’une onde n’est pas bonne.
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Il pourrait être objecté à la réfutation du matérialisme que j’ai développée dans les essais (ou chapitres) précédents, qu’elle est en fait une réfutation du « réalisme naïf » décrit par Feyerabend. Ce réalisme naïf existe depuis Aristote et répond à la description suivante : « La perception ne permet aucun désaccord majeur entre les observations et les objets observés. » (159) Or j’ai fidèlement traduit le point de vue d’Engels et Lénine, pour qui ce réalisme naïf est un fondement du matérialisme (la perception est dite par eux « correcte »).
Si le matérialisme diffère du réalisme naïf (si notre représentation n’est pas correcte mais est néanmoins, avec ses lois, un produit de la matière), le matérialisme est-il ipso facto sauvé ? Ce matérialisme-là n’est autre, au plan épistémologique, que l’empirisme de Locke : les propriétés primaires des objets (étendue, solidité, forme…) ne sont pas régulées par les lois de notre entendement, qui joue un rôle purement réceptif à leur égard, tandis qu’il impose aux objets perçus leurs propriétés secondaires (couleur, goût…), c’est-à-dire que seules les propriétés primaires sont dans les objets, tandis que nous ne pouvons dire autre chose concernant les propriétés secondaires que ce qu’est la modalité dont les objets nous affectent. Cet empirisme est compatible avec une évolution biologique (cette évolution, pour être un fait déterminant, nécessite que le temps et l’espace existent objectivement). La question fondamentale est donc ici celle de l’étendue des nos connaissances a priori. S’il est permis de penser que les propriétés fondamentales de la matière nous sont données par l’expérience, alors on peut dire que la matière (la nature) a formé notre cognition par ses lois objectives. Mais si l’idée que nous nous faisons de la matière est en nous a priori, alors on ne peut pas dire que les lois objectives de la matière ont formé notre cognition, car on ne peut rien (savoir et) dire de l’origine d’une connaissance a priori, parce que c’est cette connaissance a priori qui est à l’origine de tout ce que l’on peut dire. Je ne peux par exemple pas savoir que ces lois a priori sont une forme évoluée d’instinct. Si l’anthropologie empirique conduit à ce résultat, c’est, du point de vue transcendantal, un regressus provisoire : « Des hypothèses restent toujours des hypothèses. » Aucun résultat empirico-anthropologique n’a le pouvoir épistémique de « rabaisser » l’apodictique a priori au rang d’empirique pur.
L’histoire empirique de l’humanité n’est jamais que l’histoire de l’humanité en tant que phénomène. Il ne peut y avoir d’histoire empirique de l’humanité en tant que liberté car la chose en soi n’a pas de genèse connaissable. L’observation empirico-anthropologique porte sur l’homme en tant que phénomène, entièrement déterminé par les lois de la nature. La liberté ne m’est connue qu’a priori, soit, par analogie avec l’intuition et l’entendement, comme régulatrice, et même, pour employer le terme qui lui revient en propre, comme législatrice.
Après avoir quitté son habitat arboricole, notre ancêtre simien est devenu bipède sous la pression de son nouveau milieu, la savane herbeuse de l’EEA (environment of evolutionary adaptedness). Ce milieu donnait un avantage en termes de survie aux individus enclins à adopter la station debout, laquelle leur permettait de voir par-delà les étendues herbeuses. Si le babouin est quant à lui un singe non arboricole qui n’est pas devenu bipède, c’est que son propre habitat non arboricole n’a pas exercé sur lui une pression similaire vers la bipédie. Mais quel peut bien alors avoir été ce milieu ? Il semblerait que ce doive être un terrain plat sans herbes. Tout cela est ad hoc et non prouvé.
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Il n’est pas exact que, comme l’affirme Feyerabend, nous ayons besoin de « moyens irrationnels » pour porter une connaissance nouvelle au rang de « connaissance solide », seulement de la démonstration qu’il n’y a pas de connaissance empirique solide, et la théorie dominante n’est pas plus solide que celle qui se forme pour la dépasser et la dépassera. Les deux sont, moyennant certaines conditions dont F. n’est que trop prêt à se passer, rationnelles (mais une théorie dominante tend à se maintenir par des moyens irrationnels). La démonstration qu’il n’y a pas de connaissance empirique solide (qui offre plus qu’un analogue de certitude par induction) est elle-même rationnelle (et cette démonstration est dans Kant : cf. ii). Il suffit de montrer par où pèche la théorie dominante pour rendre évidente l’illégitimité d’une domination dogmatique. Placée dans cette lumière, une théorie est forcée pour se maintenir de recourir de façon dissimulée à « tout est bon ». Tout est bon même la force, ai-je donc envie de lui répondre…
Feyerabend parle de l’utilité de l’irrationnel parce qu’il accepte que ce soit ce que les dogmatiques appellent rationnel qui soit rationnel. Son mot « la Raison dépérit » est injustifié. La raison n’est pas le dogmatisme scientiste, et la réfutation de la légitimité de ce dernier n’est pas une attaque contre la raison, précisément parce que le dogmatisme scientiste n’est pas rationnel. C’est, je crois, l’ignorance de ce qu’est fondamentalement la connaissance empirique qui conduit F. à ces confusions, car cette connaissance lui ferait d’emblée prendre conscience de l’illégitimité de prétentions scientistes rationnelles fondées sur l’empirisme.
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Pour défendre l’idée de l’incommensurabilité des théories, Feyerabend invoque des « interprétations naturelles » qui dicteraient nos observations de manière cachée et contre lesquelles les préconisations simplistes de l’empiriste Francis Bacon pour s’en prémunir ne pourraient être en réalité d’aucun secours. Sans nier que de telles interprétations puissent exister et influencer l’activité scientifique, je tiens à relativiser fondamentalement certaines idées connexes telles que celles invoquant des conceptions différentes, et incommensurables, par exemple du temps.
Le « quart d’heure toulousain » n’est pas une conception différente du temps. On peut certes toujours affirmer que c’est une certaine conception du temps, une conception particulière et donc différente, mais ce n’est pas vrai au niveau où se situe la discussion. Chacun comprend que le quart d’heure toulousain ne peut être opposé sérieusement à l’idée du temps comme forme a priori de l’intuition, car ceux qui le pratiquent ont la même subjectivité formelle que moi (c’est une pratique culturelle, une coutume si l’on veut, liée à des représentations portant sur le temps social, et qui s’explique peut-être par une affirmation de liberté – paradoxale puisqu’elle revient à créer une norme contraignante – ou par la violence que représente le fait d’exiger de quelqu’un qu’il se présente physiquement à telle heure prédéterminée, etc.). Il en va de même pour toutes les « conceptions » que les chercheurs recensent en la matière entre différentes périodes historiques et différentes cultures.
Feyerabend cite un propos de l’ethnologue Evans-Pritchard sur la conception du temps chez les Nuer, peuple nilotique : « Les Nuer … ne peuvent pas parler du temps, comme s’il s’agissait d’une réalité qui passe, que l’on peut attendre, qui peut être économisée, et ainsi de suite. Je ne crois pas qu’ils aient jamais partagé l’expérience d’un sentiment de lutte contre le temps, ou de la nécessité d’ajuster leurs activités à un découpage temporel abstrait, parce que leurs points de références sont principalement ces activités elles-mêmes, qui ont généralement un aspect de loisir … [Les Nuer, 1940] » F. ne cite pas ce passage précisément à l’appui de sa théorie de l’incommensurabilité mais dans une partie du livre où il montre que le chercheur doit être prudent avant de tirer des conclusions, en raison des erreurs auxquelles peuvent le conduire ses présupposés et autres « interprétations naturelles ». On voit cependant qu’Evans-Pritchard semble disposé à donner à la conception du temps chez les Nuer un caractère de singularité qui l’opposerait fondamentalement à la conception occidentale. Or on s’aperçoit également, je pense, que certains registres thématiques qui seraient susceptibles d’étayer une telle affirmation (économie du temps, découpage du temps…) n’appartiennent que secondairement à la discussion philosophique du temps, et il est dès lors possible qu’Evans-Pritchard, s’il tire le reste de ses conclusions d’observations du même ordre, ne soit pas fondé à dire des choses plus fondamentales sur la conception du temps chez les Nuer, par exemple que pour eux le temps ne s’écoulerait pas (« Les Nuer ne peuvent pas parler du temps comme s’il s’agissait d’une réalité qui passe »). Or, même si les Nuer ne pouvaient pas en parler ainsi, cela ne signifierait pas encore qu’ils ne l’intuitionnent pas ainsi, car l’on pourrait inférer d’autres observations que telle est cependant bien leur intuition, par exemple s’ils s’attendent à ce que la nuit succède au jour et le jour à la nuit. Je montre en xiv que la conception kantienne du temps n’empêche pas Kant de faire certains développements en la matière qui seraient pour beaucoup le signe évident, sous la plume d’un autre auteur, d’une conception anti-kantienne du temps.
De même, il doit pouvoir être démontré qu’aucun symptôme de maladie nerveuse ou mentale ne peut servir à réfuter l’universalité de la subjectivité formelle. C’est ma conviction, et je la donne comme un moyen de tester ce que j’avance. Je m’attends bien sûr à ce que d’aucuns traitent certains symptômes comme ils traiteraient le quart d’heure toulousain, c’est-à-dire comme un élément probant à l’encontre de mes affirmations. De manière générale, la surévaluation des différences au plan épistémologique résulte de la tendance analytique poussée de la spécialisation scientifique. Les gros plans sur des concepts ou ensembles de concepts leur assignent une place spéciale dans la représentation, d’où résulte la surévaluation de leur signification épistémique. Je pense également qu’un aveugle de naissance a la même intuition que qui que ce soit ; l’intuition (Anschauung) n’est pas équivalente à la visualisation.
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« Une grande science ne reconnaît pas même les règles de la logique » (199)
Voilà un genre d’assertion qui semble devoir s’expliquer uniquement par le contexte de contre-culture (et de provocation gratuite) dans lequel elle s’inscrit. C’est d’autant plus manifeste que Feyerabend n’hésite pas à recourir délibérément à des expressions contradictoires telles que « l’appel à la raison est dénué de raison ». La dernière phrase de son livre elle-même, après de nombreux passages faisant l’éloge de l’irrationnel (qu’il faut comprendre comme un nouvel « éloge de la folie » à la manière d’Erasme), contredit tous ces passages : « La rationalité de nos croyances en sera [si nous suivons les préconisations de F.] sans doute considérablement augmentée. » Il ne nous viendrait donc pas à l’idée de discuter ces paroles, de leur attribuer une autre valeur que celle d’une figure de style, si F. n’avait pas entendu les étayer par des remarques apparemment sérieuses.
Pour réfuter l’apodicticité de la logique, F. multiplie, dans un passage curieux pp. 289-90, les exemples sans les discuter. Les deux ou trois exemples dont le sens se laisse toutefois deviner sont aisément réfutables. Ainsi, sert à réfuter la logique une illusion d’optique géométrique. Il s’agit de l’illusion de Müller-Lyer dans laquelle deux segments de droite de taille égale nous paraissent de taille différente selon que les pointes de flèche fixées à leurs extrémités sont tournées vers l’extérieur ou vers l’intérieur du segment. Si l’on place ces segments dans le prolongement l’un de l’autre (avec leurs flèches pointant différemment) pour former la base d’un triangle isocèle, il nous semble voir « un triangle isocèle dont la base n’est pas également séparée en deux par la perpendiculaire » (290), ce qui donne une proposition géométrique non conforme à la « logique » euclidienne. Or les illusions d’optique ne conduisent pas, dans l’expérience sensible, à rejeter l’observation ou à en relativiser la valeur épistémologique, mais à la corriger par les opérations logiques (et sans doute également intuitives) appliquées aux effets connus de l’illusion dans la représentation ; comment pourraient-elles dès lors conduire au rejet ou à la relativisation de la logique elle-même ?
Un autre exemple pris par Feyerabend relève également de l’illusion d’optique, mais cette fois dans l’observation empirique : « si nous fixons une figure en mouvement qui vient juste de s’arrêter, nous la verrons se mouvoir dans la direction opposée, mais sans changer de position. La seule description adéquate du point de vue phénoménologique sera : ‘Cela se meut dans l’espace, mais ne change pas de place’ – et cette description se contredit elle-même. » (289) En note, F. ajoute à propos de cet exemple : « On nous a objecté (Ayer, G.E.L. Owen) que nous nous occupions d’apparences, non d’événements réels, et que la description correcte est : ‘Cela paraît se mouvoir …’ Mais la difficulté subsiste. Car si nous devons utiliser le terme ‘paraître’, nous devons le placer au commencement de la phrase, ce qui donne ‘il paraît que cela se meut et ne change pas de place’. Et comme les apparences appartiennent au domaine de la psychologie phénoménologique, nous avons prouvé notre assertion : ce domaine contient des éléments incompatibles avec eux-mêmes. » On ne voit pas très bien si c’est parce que le mot « paraître » doit être placé en début de phrase ou parce que les apparences appartiennent au domaine de la psychologie phénoménologique que la logique formelle est déclarée non grata… La psychologie, même phénoménologique, n’est pas un domaine à part de la connaissance, dont les aberrations perceptuelles devraient recevoir une valeur épistémique du simple fait qu’elles existent, alors même qu’elles sont corrigées automatiquement par une autre instance de l’appareil cognitif (ou se corrigent d’elles-mêmes). Du reste, en donnant les raisons de son choix d’interpréter ces phénomènes comme il le fait, F. cherche à convaincre que son choix n’est pas mauvais ; en l’occurrence, je ne trouve pas son argument particulièrement logique, mais il n’en demeure pas moins que, s’il l’avance, c’est qu’il doit lui trouver une certaine force de conviction, et je ne vois pas où il place cette force de conviction si ce n’est dans le raisonnement qu’il tient. Or ce raisonnement a toutes les apparences d’un raisonnement logique (même si je le trouve défaillant de ce point de vue).
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Il n’est pas exact que la science, le mythe, la religion soient égaux, dans le domaine empirique. La religion et les mythes sont des contenus moraux, et ils s’égarent quand ils prétendent en déduire des connaissances empiriques, tout comme la science s’égare quand elle prétend tirer des enseignements moraux.
Les mythes des sociétés primitives (j’emploie le terme « primitif » exactement de la même manière que l’emploie par exemple le poète et ami des Amérindiens Ernesto Cardenal ; voyez ici mes remarques à ce sujet) ne sont pas leur science empirique. Le mythe peut bien se présenter comme une explication du monde, à l’instar de la science occidentale, mais il s’agit dans le cas du mythe d’une activité liée à la raison pratique et non à la raison pure théorique : le mythe est un contenu moral. La présence de mythes n’empêche nullement que la raison théorique s’exprime aussi dans les sociétés primitives sous forme de science empirique : médecine (pharmacopée naturelle…), technique, astronomie, etc., connaissances non écrites dans des sociétés sans écriture. (Ces connaissances empiriques peuvent également prendre place dans les mythes, en vue de leur transmission, mais elles y occupent alors une place en tant que connaissances empiriques.) Affirmer, comme F., que la science et le mythe sont équivalents, c’est resservir, en essayant vainement de la retourner, la pensée impérialiste selon laquelle la science rationnelle appartient à l’Occident et le mythe irrationnel aux peuple sous-développés. Or la science empirique s’appuie grosso modo (en laissant de côté la magie) sur les mêmes méthodes que la science occidentale – observation, expérimentation –, méthodes que F. entend relativiser en invoquant une alternative mythologique propre aux sociétés primitives, où précisément le mythe n’est pas une alternative à la science empirique mais son complémentaire, comme la religion en Occident. (Je ne vois d’ailleurs pas de raison de distinguer religion et mythe dans ce cadre.) Bref, les mythes des primitifs sont la même chose que les mythes des Grecs anciens, qui n’étaient pas leur science. Et la réponse de F. à Malinowski expliquant le mythe par son caractère « pragmatique », réponse selon laquelle la science occidentale ressemble en réalité bien plus au mythe que ce que le scientisme en dit (car, par exemple, il y a aussi des « tabous » dans les milieux scientifiques), confirme simplement que le scientisme est irrationnel (il rend l’empirisme dogmatique), et non que la science et le mythe sont au fond équivalents.
Feyerabend rappelle d’ailleurs les nombreuses connaissances empiriques des temps passés ainsi que des sociétés primitives (346-7), pour continuer à dire que la science n’est pas la seule solution possible. Mais ces connaissances empiriques (en mettant de côté la magie) ne peuvent recevoir d’autre nom que celui de science, à moins qu’il faille nécessairement réserver cet usage aux seules connaissances empiriques accumulées en Occident depuis Newton (qui pratiquait pourtant l’ésotérisme).
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L’exemple de la médecine chinoise est intéressant (Feyerabend l’évoque vers le début de son livre, p.51, et y revient à la fin, p. 345). La médecine traditionnelle fut d’abord abandonnée en République populaire de Chine, au nom du progrès (car l’idée du progrès chez les révolutionnaires chinois était totalement calquée sur le modèle occidental), avant d’être remise à l’honneur.
Les principes de la médecine chinoise ne sont qu’imparfaitement démontrables par les principes de la médecine occidentale, et vice-versa. Chacune de ces sciences est née d’observations différentes, qui se sont cristallisées dans des ensembles de concepts différents dont le contenu s’est progressivement étendu (distinction extensive) et enrichi (distinction intensive). Cette distinction peut, ou non, conduire les concepts de l’une et de l’autre à se recouper, mais ce n’est aujourd’hui pas entièrement le cas.
On peut faire la même remarque pour le feng shui lié à la philosophie taoïste. Selon moi, la psychologie évolutionniste (darwinienne) conduit à des notions sur le bien-être corporel et psychique connues depuis longtemps en feng shui (j’en ai dit un mot ailleurs).
Je considère que F. a tort de parler de la médecine chinoise comme d’une discipline non scientifique, (345) même si, on l’a compris, ce n’est pas une expression péjorative sous sa plume. C’est simplement une confusion de sa part. La médecine chinoise n’est ni plus ni moins scientifique que la médecine occidentale. (Elle reste peut-être à ce jour moins industrialisée cependant.)
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Le recours à l’histoire de l’art (pp. 255 et suivante) pour étayer l’incommensurabilité dans le domaine théorique est douteux, c’est une nouvelle confusion : cf. Critique de la faculté de juger. Le goût (l’universel subjectif) ne se calque pas purement et simplement sur la raison (l’universel objectif). Ce qui est vrai dans l’universel objectif l’est pour tout être pensant, tandis que ce qui est beau dans l’universel subjectif l’est seulement pour l’humanité et non pas forcément pour tout être pensant (vous avez bien lu). Autrement dit, des seules évolutions de la représentation artistique il n’est pas permis de faire des inférences quant aux évolutions de l’activité théorique.
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L’hommage que rend Feyerabend à Imre Lakatos fait visiblement partie de sa méthodologie opportuniste personnelle. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne rend pas la pensée de son « ami et frère en anarchisme » (dédicace) particulièrement intéressante. Sa critique est catégorique, définitive et impitoyable, tandis que les éloges portent sur des points dont la pertinence n’apparaît pas évidente, et ils sonnent donc faux.
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xiv (en guise de conclusion)
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Puisque le titre du présent essai (ou chapitre) est « Kant et l’anarchisme épistémologique de Feyerabend », peut-on dire quelque chose sur la pensée de Feyerabend relativement à Kant ? La philosophie de Kant n’est pas discutée en tant que telle dans Contre la méthode. Les rares fois où Feyerabend y cite Kant, il montre qu’il n’en a qu’une connaissance superficielle et à vrai dire grandement insuffisante ; il rejette la pertinence de cette philosophie dans les mêmes termes confus qu’un empiriste moyen.
En dépit d’une citation en tête de chapitre (tout de même) qui vise à montrer qu’avec son idée de « ruse de la raison » Kant n’est pas très éloigné de l’anarchisme épistémologique de F., ce dernier considère, se contentant de reprendre quelques poncifs du scientisme le plus dogmatique, que la philosophie kantienne est un obstacle aux progrès de la science. (Il n’est pas du tout impossible que ce soit le cas d’une certaine philosophie kantienne notamment académique, mais je nie que cette pensée dérivée soit une expression rationnelle de la pensée primaire, de même que je nie que le scientisme soit une expression rationnelle de l’activité scientifique.) Je le cite :
« Les langages d’observation peuvent se trouver prisonniers de formes de spéculation plus anciennes qui affectent, de cette manière détournée, toute méthodologie, même la plus progressiste. (C’est ainsi que le cadre d’un espace-temps absolu de la physique classique fut codifié et consacré par Kant.) » (68)
Dans cette citation, F. montre qu’il n’est pas exempt lui-même d’une certaine forme de scientisme car il considère qu’une pensée philosophique n’existe que comme interprétation (« codification ») de résultats scientifiques : s’il le dit du kantisme, je ne vois aucune philosophie qui serait plus que cela. Mais la pensée philosophique, si elle s’informe des résultats des sciences, ne leur doit guère l’essentiel. C’est d’ailleurs une pensée confuse qui s’exprime là : si la philosophie se borne à codifier des notions scientifiques, comment peut-on dire que l’observation scientifique est susceptible de se trouver prisonnière de spéculations philosophiques ? La philosophie n’est dans ce cas qu’une courroie entre différentes théories scientifiques.
En outre, si l’obstacle représenté par le kantisme tient à cet « espace-temps absolu », que penser de la phrase d’Einstein que j’ai citée en lxv-xiv : « Selon la théorie de la relativité restreinte, le continuum à quatre dimensions formé par l’union de l’espace et du temps retient le caractère absolu qui, selon la théorie précédente, appartenait à la fois à l’espace et au temps séparément » ? Einstein ne paraît pas ici en contradiction avec Kant. Or, malgré les citations de Contre la méthode qui se trouvent en ii, Feyerabend juge favorablement Einstein.
On trouve la même idée de dépendance étroite du kantisme envers la physique newtonienne dans le livre de Jarrosson cité plus haut : « Kant cherche à produire une épistémologie qui admette que la physique newtonienne soit vraie absolument. Einstein va se charger de rendre cette recherche sans objet. » Vu la discussion à laquelle Kant soumet la physique de Newton entre autres dans son Opus postumum (voyez ici), la première affirmation est gratuite. Une telle recherche n’existant pas en ce qui concerne Kant, si Einstein a rendu quelque chose sans objet ce n’est certainement pas le kantisme.
Du reste, c’est, de la part de Feyerabend comme du dernier auteur cité, se payer de mots. On associe la philosophie de Kant au mot « absolu », donc la théorie de la « relativité » l’a réduite à néant… Voyons un peu de quelle manière la philosophie kantienne codifie l’espace-temps absolu de la physique classique (citations tirées des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, de 1786) :
« Tout mouvement qui est objet de l’expérience est seulement relatif. L’espace où il est perçu est un espace relatif qui lui-même se meut à son tour, et peut-être suivant une direction contraire, dans un espace plus étendu ; par suite, la matière, en mouvement par rapport au premier espace, peut être dite au repos par rapport au second : ces modifications du concept des mouvements se poursuivent à l’infini, à mesure que change l’espace relatif. Admettre comme donné lui-même un espace absolu, c’est-à-dire un espace qui, n’étant pas matériel, ne peut être objet de l’expérience, c’est admettre une chose qui ne saurait être perçue ni en soi ni dans ses conséquences (à savoir le mouvement dans l’espace absolu) ; et on voudrait admettre cela afin de rendre possible l’expérience, alors que l’expérience doit toujours pouvoir être établie sans cet espace. »
« En faire [faire de l’espace absolu] une chose réelle, c’est confondre l’universalité logique d’un espace quelconque auquel je puis comparer tout espace empirique comme y étant contenu, avec l’universalité physique d’un contenu réel ; c’est méconnaître la raison dans son idée. »
« Nous ne sommes pas non plus en état de désigner, dans quelque expérience que ce soit, un point fixe par rapport auquel on déterminerait ce qui devrait s’appeler mouvement et repos au sens absolu. »
J’arrête là, tout en demandant si, chez les porte-paroles de la révolution relativiste, on trouve des aperçus nouveaux par rapport à ce qu’exprime le supposé codificateur de la physique classique et de son espace absolu.
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À suivre : Comment le milieu de l’homme peut être façonné par une technique dérivée de connaissances empiriques sans caractère apodictique.
Le kantisme devant la théorie de la relativité
L’histoire de la pensée scientifique abonde, à la périphérie des travaux de recherche, de phénomènes d’enthousiasme immodéré quant à leur portée épistémologique, phénomènes qui finissent par se dégonfler complètement au bout de quelques années ou décennies, quand le tsunami intellectuel décrit par certains s’avère être en définitive une brave vaguelette sur la plage de la philosophie, d’ailleurs utile en son champ et dans certains cas très significative s’agissant des conditions matérielles de l’existence humaine.
Le cas s’est présenté par exemple avec ce que l’on a désigné sous le nom de « physique nouvelle » à la fin du dix-neuvième siècle, autour de l’électromagnétisme, qui, selon certains, tels que les philosophes de l’école empiriocriticiste, devait nous conduire à réviser fondamentalement nos conceptions de la matière. Cette école aujourd’hui quelque peu tombée dans l’oubli a été durement étrillée par Lénine dans son ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme (1909), dont j’ai déjà traité (Kant devant le matérialisme dialectique de Lénine) (x). Lénine écrit : « L’électricité devient un auxiliaire de l’idéalisme, puisqu’elle a détruit l’ancienne théorie de la structure de la matière, décomposé l’atome, découvert de nouvelles formes de mouvement matériel si différentes des anciennes, si inexplorées, inétudiées, inaccoutumées, si ‘merveilleuses’ qu’il devient possible d’introduire en fraude une interprétation de la nature considérée comme mouvement immatériel (spirituel, mental, psychique). Ce qui était hier la limite de notre connaissance des particules infiniment petites de la matière a disparu, – donc, conclut le philosophe idéaliste, la matière a disparu (mais la pensée demeure). »
Aujourd’hui, même si nous continuons de discuter les résultats de l’électromagnétisme, plus personne ne sait ce qu’est cette physique nouvelle, et l’on serait bien en peine de dire en quoi elle a bouleversé toutes nos conceptions les plus profondément enracinées comme l’ont prétendu ses thuriféraires en leur temps. Nous mesurons certes l’importance de la découverte des lois de l’électromagnétisme dans les progrès de la civilisation matérielle mais nous ne percevons pas en quoi les efforts intellectuels qui ont conduit à cette découverte et à son exploitation représentent un point de rupture épistémologique radical ; cette radicalité fait tout simplement défaut. Si l’on peut à just titre rendre hommage au tour de force ou à l’éclair de génie, comme on veut, qui s’est là manifesté (à savoir les équations de Maxwell), ce n’est pas le dénigrer que de relever que les conséquences de cette découverte n’ont pas la portée épistémologique générale qu’entendirent lui donner certains philosophes de l’époque.
D’ailleurs, quelques années plus tard, à peine sèche l’encre des empiriocriticistes et du livre de Lénine, le statut de pensée radicale, et même révolutionnaire par excellence passait de la physique dite nouvelle à une autre théorie, la théorie de la relativité, qui, selon les enthousiastes du jour, rendait caduques non seulement la physique classique mais aussi nos conceptions profondes de l’espace et du temps.
Devant la nouveauté de quelques équations mathématiques, il n’a donc évidemment pas manqué d’auteurs pour prétendre que celles-ci ruinaient complètement l’édifice de la philosophie kantienne, en particulier son épistémologie. Le présent essai vise à montrer qu’il n’en est rien, et que, pour reprendre le mot de Lénine, on a tenté de faire passer « en fraude », avec la théorie, des interprétations qui ne s’y trouvent pas et ne peuvent s’y trouver. Cet effort illégitime provient, comme dans le cas de la physique nouvelle, en partie des acteurs de la recherche eux-mêmes et en partie de penseurs extérieurs à ces travaux.
Le présent essai repose sur une discussion de l’ouvrage du philosophe Hans Reichenbach, Philosophie der Raum-Zeit-Lehre (1928), que, parce que c’était la seule édition facilement accessible, j’ai lu dans une traduction anglaise de 1958 par l’épouse de l’auteur, Maria Reichenbach, et John Freund : Philosophy of Space and Time. Hans Reichenbach est un philosophe du Cercle de Berlin, cercle qui se consacrait à la philosophie des sciences. Il est l’un des représentants de ce que l’on pourrait appeler la philosophie de la relativité, et son livre se veut une présentation et défense philosophiques de la théorie d’Einstein (relativité restreinte et relativité générale). Nous nous intéresserons particulièrement à la façon dont il aborde, pour en montrer le caractère dépassé, la philosophie kantienne.
Il convient de noter d’emblée que ce travail de réfutation du kantisme du point de vue de la relativité est l’objet plus spécial d’un livre antérieur de Reichenbach, Relativitätstheorie und Erkenntnis apriori (1920) (Théorie de la relativité et connaissance a priori), que je n’ai pas lu ; on verra toutefois dans les pages qui suivent que son livre de 1928 recoupe forcément les thématiques les plus importantes de ce précédent opus, et qu’il n’y a donc pas lieu de s’attendre à beaucoup d’inattendu entre l’un et l’autre. Dans plusieurs passages consacrés au kantisme dans son livre de 1928, Reichenbach explique d’ailleurs que son point de vue s’est affiné avec le temps ; nous nous confrontons donc avec celui de ses systèmes entre les deux le plus à jour.
(Je cite parfois le texte dans l’original anglais et parfois, pour des fragments très courts, dans une traduction française de ma main, selon que j’ai jeté sur papier des notes de lecture dans l’une ou l’autre langue.)
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Dans ses remarques introductives à l’édition anglaise de l’ouvrage de Reichenbach, remarques en grande partie consacrées à Kant et à l’histoire de l’influence du kantisme, le philosophe Rudolf Carnap pose la distinction, importante chez Reichenbach, entre géométrie pure ou mathématique et géométrie physique. Cette distinction est selon moi problématique. Carnap explique qu’elle découle de la découverte des géométries non euclidiennes et de la nécessité qui en aurait résulté de déterminer, entre la géométrie euclidienne et une infinité de géométries non euclidiennes, laquelle s’applique à l’espace physique. Alors que Gauss, explique Carnap, répondait que cela devait dépendre de mesures physiques, les philosophes kantiens lui répondaient que la géométrie était indépendante de l’expérience. Poincaré prétendit que le physicien était libre de son choix, moyennant quelques ajustements des mesures, mais qu’il, le physicien, choisirait toujours la géométrie euclidienne pour sa simplicité. Enfin, Einstein posa dans sa relativité générale un espace non euclidien.
Pour Carnap et Reichenbach, il existe ainsi, d’un côté, une géométrie pure, c’est-à-dire logique, abstraite (« The statements of pure geometry hold logically, but they deal only with abstract structures and say nothing about physical space » [p. vi]), et, de l’autre côté, une géométrie physique décrivant la structure de l’espace physique. Il faut donc admettre, à côté de la pure géométrie a priori, une géométrie qui dépend de l’expérience.
Or il est inexact que la géométrie mathématique soit de nature purement logique, car elle est l’ensemble des propositions données a priori dans l’espace en tant que forme de notre intuition (Anschauung). La démonstration des axiomes est certes un travail logique mais les axiomes nous sont donnés a priori, c’est-à-dire, nous les connaissons a priori : nous les intuitionnons (anschauen). Chacun conçoit ces axiomes naturellement, aisément, sans le moindre effort (cf. le petit esclave du Ménon), tandis que leur démonstration logique (quand elle est possible) requiert un bagage et un effort intellectuels. Par conséquent, établir une distinction entre géométries à partir du fait que l’une serait abstraite et l’autre concrète n’a pas de sens, parce que la figure géométrique n’est pas un objet logique, un concept, une abstraction, mais un objet intuitif, une intuition ; ces intuitions existent de manière aussi bien abstraite (intuition pure) que concrète (intuition empirique), mais la ligne de démarcation à cet égard ne peut être qu’entre géométrie fondamentale et géométrie appliquée, c’est-à-dire selon une subordination de l’une à l’autre. L’idée de faire dépendre la géométrie de l’expérience est une aporie, car la forme de notre intuition ne dépend pas de l’expérience, qu’au contraire elle régule. La seule chose que l’on puisse dire, c’est donc que la forme de l’espace physique dépend de l’expérience.
Il ne peut y avoir qu’une seule géométrie intuitive car il n’y a qu’une forme de l’intuition humaine. Le choix entre géométrie euclidienne et géométries non euclidiennes n’est qu’apparent car les géométries non euclidiennes sont des productions ou bien dérivées ou bien purement logiques et se ramènent par conséquent à la géométrie euclidienne. La géométrie euclidienne est pensée dans un espace plan ; si l’on conçoit l’espace géométrique comme courbe, les axiomes sont modifiés en conséquence selon les mêmes lois de l’intuition qui régissent la géométrie euclidienne. C’est en effet encore intuitivement que l’on peut savoir que deux droites parallèles sur un espace plan se rejoignent en un point quand l’espace est courbé (c’est-à-dire en géométrie riemannienne, qui est la géométrie de la relativité générale). Nous y reviendrons (en ii).
Carnap nie que, dans la géométrie pure, les jugements, qui sont certes a priori, soient synthétiques ; il affirme que les jugements synthétiques n’existent que dans la géométrie physique, qui est empirique, et qu’ils ne sont donc pas a priori. Autrement dit, Carnap referme la Critique de la raison pure à la première page, en niant l’existence de cette catégorie à la fois paradoxale et fondamentale, le jugement synthétique a priori. Or, si le concept d’un triangle, par exemple, est sa pure et simple définition, et les énoncés qui exposent celle-ci sont analytiques, les énoncés qui exposent les propriétés du triangle sont synthétiques a priori. (Les citations de la Critique de la raison pure à l’appui de cette idée sont renvoyées à la fin du présent essai.) Le premier exemple que prend Kant est le suivant : on ne peut obtenir analytiquement, avec le concept de ligne droite et le nombre deux, le principe selon lequel deux droites ne peuvent former une figure fermée. Ce principe est donc synthétique. Il n’est pas non plus tiré de l’expérience : son caractère d’absolue généralité et nécessité indique qu’il appartient de manière a priori à notre intuition. Il en va de même avec les concepts de ligne, d’angle, et le nombre trois, et le triangle que ces concepts servent à définir : les jugements analytiques possibles à partir de ces concepts ne permettent pas de dégager les propriétés géométriques de la figure. Ces propriétés deviennent apparentes, c’est-à-dire évidentes non pas conceptuellement mais intuitivement, et leur nécessité atteste de leur caractère a priori. Ainsi de suite pour toutes les figures.
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Il y a deux façons d’interpréter les géométries non euclidiennes. La première, nous l’avons déjà dit, est qu’une géométrie non euclidienne se construit par un mouvement sur l’espace géométrique. Ces mouvements peuvent être de trois types : courbure de rotation, courbure segmentaire, torsion (Stamatia Mavridès, La relativité, 2000, p. 112). Dire, comme l’auteur qui vient d’être cité, que « si ces trois éléments sont nuls, la structure est euclidienne » (même page), c’est une autre façon de présenter le fait que l’espace de la géométrie euclidienne est plan tandis qu’un espace soumis à ces mouvements ne l’est plus ; les figures géométriques dans ces espaces sont affectés de modifications de la même manière et selon les mêmes modalités intuitives que les surfaces (surfaces courbes, sphériques, etc.) dans l’espace plan euclidien. Donc, dans cette interprétation, l’espace non euclidien est une surface euclidienne.
La géométrie riemannienne, par exemple, s’écarte de la géométrie euclidienne par différentes propriétés (parallèles qui se coupent, valeur différente de π, angles d’un triangle supérieurs à 180°…) résultant de son application à un espace sphérique sans considération de la troisième dimension, c’est-à-dire sans considération de l’écart entre la sphère et le plan (la courbure de la sphère). De sorte que, même si les axiomes considérés diffèrent de ceux de la géométrie euclidienne, l’intuition n’est en rien violée puisqu’il s’agit des conséquences logiques nécessaires d’opérations parfaitement appréhendables intuitivement. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, moyennant quelque effort, on puisse visualiser un espace non euclidien, comme le rappelle Reichenbach.
La seconde interprétation consiste à dire qu’une géométrie non euclidienne est une construction logique. Dans la géométrie de Lobatchevski, on prend le postulatum d’Euclide (« par un point donné, il passe une et une seule parallèle à une droite donnée »), indémontrable, et on le modifie d’une façon quelconque (par exemple, « il passe une infinité de parallèles ») en vue d’en faire découler toutes les conséquences. Il s’agit donc de tirer les conséquences nécessaires d’un postulat arbitraire pour construire une nouvelle géométrie ; on se demande ensuite si cette géométrie ne décrit pas mieux l’espace physique que la géométrie euclidienne, car le postulatum euclidien n’est pas moins arbitraire car pas plus démontrable logiquement que son remplaçant. Or le postulatum est certes indémontrable mais il n’est pas arbitraire car il est conforme à notre intuition, et c’est de cette intuition, au même titre que de la logique, si ce n’est même avant cette dernière, que nous tirons notre concept de l’expérience possible.
De telles constructions logiques ont, de l’aveu même de Reichenbach, un rôle identique à celui des nombres imaginaires en science des nombres, ainsi décrit par Heisenberg : « La phrase : ‘√-1 existe’ ne signifie rien d’autre que : ‘Il existe des corrélations mathématiques importantes qui peuvent être représentées de la façon la plus simple par l’introduction du concept √-1.’ Bien entendu, les corrélations existent tout aussi bien si l’on n’introduit pas ce concept. C’est ce qui permet d’employer très utilement, du point de vue pratique, ce genre de mathématiques dans la science et la technique. Par exemple, en théorie des fonctions, il est très important de noter l’existence de certaines lois mathématiques qui se réfèrent à des couples de paramètres pouvant varier de façon continue. Ces corrélations deviennent plus faciles à comprendre en formant le concept abstrait √-1, bien que ce concept ne soit pas fondamentalement nécessaire à la compréhension, et bien qu’il ne soit pas relié aux nombres naturels. » (Werner Heisenberg, La partie et le tout, 1969) L’usage du nombre imaginaire √-1 n’enfreint l’intuition que parce que c’est un simple outil mathématique (logique), ne décrivant pas en tant que tel la moindre réalité empirique mais facilitant certaines opérations logiques, qui pourraient d’ailleurs se dérouler sans son usage. De même, selon Reichenbach : « Lobatschewky’s concepts become abbreviations for more complicated Euclidean relationships; we speak the language of Lobatschewsky but connect with these concepts the visual meaning of Euclidean relations. » (50) ; ce qui renvoie au fait plus général que les géométries non euclidiennes « can be mapped upon Euclidean space » (49).
Il résulte de ce qui précède que l’utilisation en physique de géométries non euclidiennes ne remet pas en cause le caractère a priori de la géométrie euclidienne. Reichenbach cherche à faire de cette dernière un « cas particulier », et l’on a vu que ce serait alors le cas d’une géométrie où les éléments de courbure et de torsion seraient nuls. Or ces éléments sont eux-mêmes des mouvements géométriques de l’intuition, et donc du cas particulier serait issu, d’une part, lui-même (la géométrie euclidienne) et, d’autre part, les autres cas particuliers (les géométries non euclidiennes), ce qui est absurde. En réalité, ce sont les géométries non euclidiennes qui sont des cas particuliers, dérivés selon les modalités que nous avons décrites, de la géométrie euclidienne, à laquelle elles peuvent se ramener. Que l’espace physique soit plan ou courbe, nous lui appliquons, pour le connaître, un traitement déterminé a priori dans les formes de notre intuition.
Je partage donc assez la position de Poincaré rappelée en introduction : libre choix dans la recherche, moyennant les ajustements nécessaires, tout en sachant que la géométrie euclidienne conserve son statut premier par rapport aux autres. Si une autre géométrie paraît devoir s’imposer au chercheur, pour des raisons de commodité ou autres, eh bien voyons ce que ça donne ! Mais il faut être sûr que l’on parle du vide, sinon la courbure impliquée dans l’usage de la géométrie non euclidienne n’est pas celle de l’espace mais plutôt celle d’une substance. Or la notion de vide est, du point de vue philosophique, hautement problématique en physique : on le trouve partout (« vitesse de la lumière dans le vide », etc.) mais il n’est nulle part, en tant que catégorie pure (il existe un gaz galactique, etc.). En balistique aussi un projectile est légèrement dévié par la proximité d’un corps massif : cela ne nous autorise-t-il pas à parler d’une géodésique riemannienne dans le cas d’une balle de pistolet, comme dans la relativité générale ?
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iii
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Dès lors que l’on admet le concept de géométrie physique, alors même que la géométrie est par nature a priori tandis que la physique est par nature empirique, il est évident que rien n’empêche d’introduire les champs de force dans cette géométrie, puisqu’elle est devenue une branche des sciences empiriques plutôt que leur fondement a priori.
Les objets des sens sont soumis à des champs de force comme à leur élément physique, matériel (au sens large, qui inclut l’énergie). Mais ces mêmes objets sont soumis à la géométrie comme à leur élément formel a priori (pour nous, non pas en soi au sens de la chose en soi, du noumène) et non comme à un élément physique ou matériel. L’élément physique ne peut agir sur l’élément a priori dans notre expérience.
Le champ de force n’appartient pas à la géométrie. La géométrie physique, c’est là le putsch de la relativité. (On a dit plus haut ce qu’il convenait d’en penser.)
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iv
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Les observations astronomiques confirment la théorie de l’espace non euclidien de la relativité générale, tout comme les observations des éclipses ont confirmé le ptolémaïsme pendant 1.500 ans.
Dans la mesure où une théorie, le ptolémaïsme, a dû être abandonnée après 1.500 ans de bons et loyaux services pour la prédiction des éclipses, une théorie ne doit pas tant être jugée d’après des résultats que d’après ses éléments intrinsèques. Ces éléments intrinsèques, ce n’est pas seulement sa cohérence interne, mais aussi ce qu’elle demande qu’on « lui passe ». Par exemple, qu’on lui passe que la vitesse de la lumière est constante, non parce qu’on pourrait le savoir – car on ne peut pas le savoir, « la mesure de la vitesse a un élément d’arbitraire dans la définition de la simultanéité » – mais parce qu’une telle définition ne conduit à aucune contradiction (205).
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v
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« If several kinds of geometries were regarded as mathematically equivalent, the question arose which of these geometries was applicable to physical reality; there is no necessity to single out Euclidean geometry for this purpose. Mathematics shows a variety of possible forms of relations among which physics selects the real ones by means of observations and experiments. » (6)
Cette citation est l’exposé par Reichenbach des problématiques présentées par Carnap dans ses propos introductifs et dont nous avons rendu compte.
Si l’observation et l’expérimentation doivent déterminer le type de géométrie applicable à l’espace physique, il faut que n’entre aucune forme de géométrie dans cette observation elle-même, car la détermination de la géométrie applicable dépendrait alors du choix de la géométrie employée, et telle géométrie conduirait à telle géométrie, telle autre à telle autre, et quelle valeur aurait le résultat ? Or il n’est pas possible de se passer de géométrie dans l’observation des phénomènes physiques ; il semble alors que la science physique détermine elle-même ses résultats, par le choix de ses instruments.
En outre, cette méthode fait implicitement reposer la vérité sur le seul aspect des résultats, des prévisions permises, mais, comme on l’a vu en iv, avec une telle méthode le ptolémaïsme aurait toujours cours.
R. écrit en outre, « Since mathematics furnishes a proof that the construction of non-Euclidean geometries does not lead to contradictions, no logical self-evidence can be claimed for Euclidean geometry» (32).
Il a raison de souligner le mot logique dans l’expression évidence logique, car la géométrie euclidienne ne réclame pas une évidence logique (elle se passe de démonstration pour le postulatum indémontrable) mais une évidence intuitive. Pour le reste, si l’on peut se passer entièrement de l’évidence intuitive, comme le croit R., pourquoi ne le pourrait pas non plus de l’évidence logique ? L’évidence logique est le point fixe de sa philosophie, à l’aune duquel tout est jugé, mais R. ne justifie jamais ce parti-pris. Or notre concept de l’expérience possible ne repose pas seulement sur le raisonnement logique : démontrer logiquement quelque chose ne dit rien de certain sur sa réalité dans notre expérience.
Si « the occurrence of visualization does not imply anything about the space of real objects » (34), ce qui se prétend une défense du logicisme par le matérialisme, notre horizon visuel n’étant pas a priori mais une modalité parmi d’autres possibles et imaginables de l’espace physique préexistant à cette faculté, rien ne nous empêche de tenir le même raisonnement à propos de notre faculté d’entendement : nous pouvons, soit en prenant le contre-pied systématique de toutes les catégories de l’entendement, soit en imaginant diverses autres alternatives, concevoir de nouvelles formes de logique, dont la logique de Reichenbach serait un cas particulier. Pourquoi passe-t-il sous silence cette possibilité dans le cas de l’entendement (de la logique) alors qu’il en fait un si grand usage dans le cas de l’intuition ?
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vi
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Reichenbach compare la « relativité de la géométrie » à la relativité d’une échelle de mesure, indiquant que ce sont des notions équivalentes. Dès lors que la géométrie passe pour empirique, on ne peut certes plus dire qu’une échelle de mesure nous est donnée par les objets tandis que la géométrie nous est donnée a priori.
R. conclut que le résultat n’est cependant pas arbitraire. Mais si le résultat donné par telle échelle n’est pas arbitraire, c’est que toutes les échelles peuvent être converties les unes dans les autres (yards en mètres, etc.). Dès lors, si le résultat du choix discrétionnaire d’une géométrie n’est pas arbitraire, c’est que toutes les géométries peuvent se convertir elles aussi les unes dans les autres, et c’est d’ailleurs bien ce qu’affirme Reichenbach (cf. les citations des pp. 49 & 50 au ii), et, par suite, de même qu’une seule échelle pourrait suffire (que l’on pourrait se passer complètement des yards), de même une seule géométrie peut suffire : l’espace euclidien qui correspond à notre intuition. (Si ce n’est que, comme les nombres imaginaires, les géométries non euclidiennes peuvent jouer un rôle instrumental.) C’est une autre façon de parvenir à la conclusion de ii.
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Reichenbach appelle subjective une convention (37). Il confond arbitraire et subjectif (« le rôle que joue la subjectivité dans nos méthodes de recherche », méthodes qui reposent sur des définitions de coordination [coordinative definitions] arbitrairement choisies). Or le subjectif n’est pas arbitraire car, avec l’intuition, il y a dans le subjectif une nécessité qui fait défaut à l’arbitraire.
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Reichenbach explique que l’espace euclidien est infini (46), n’en déplaise à Kant et ses antinomies, ce qui est démontré par telle preuve géométrique qui infère nécessairement cet infini, et que l’espace euclidien n’est donc pas, contrairement à ce qu’affirme Kant, « visualisable »/intuitionnable (« visualisation », c’est ainsi que traduisent les traducteurs du livre le terme allemand Anschauung, que les traductions de Kant rendent, autrement, par « intuition »).
a/ S’agissant de l’antinomie kantienne de l’espace
Celle-ci porte sur l’espace physique. Certes, le « concept d’infini est très facile à manipuler dans les constructions conceptuelles » – Kant n’a jamais dit le contraire – « malgré le fait que l’infini ne soit pas visualisable » (R., même page) : c’est bien pourquoi l’infini de l’espace n’est pas une connaissance a priori (et ne peut même pas être une connaissance du tout dès lors que nous parlons de l’expérience possible).
b/ S’agissant de l’argument du caractère non visualisable ou intuitif de l’espace euclidien infini
Cet infini intervient là dans le travail de la preuve, c’est-à-dire dans la partie logique de la géométrie, et non dans sa partie intuitive. De même que les antinomies de la raison sont des contradictions internes aux propositions logiques relatives à l’espace et au temps qui n’affectent pas la nature de l’espace et du temps comme formes de notre intuition, de même l’intervention de l’infini dans le travail de démonstration logique de la géométrie n’a pas non plus le moindre effet à cet égard, et ne peut servir d’argument comme le croit R.
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Dans la même veine que vii de contestation de l’intuition en géométrie, Reichenbach affirme que « nous ne pouvons visualiser un angle droit » (46), car nous ne pouvons le distinguer intuitivement d’un angle de 89° 59’.
Il faudrait commencer par dire qu’un angle de 89° 59’ n’existe qu’en logique avant de dire que la différence entre les deux angles ne peut appartenir à notre intuition. L’angle droit appartient à notre sens de la symétrie, qu’il conforme (l’angle droit délimite des espaces égaux, les deux moitiés de 180°). C’est par la numération logique que l’on peut commencer à considérer les déviations infinitésimales par rapport au symétrique.
La symétrie est une donnée intuitive avant d’être numérique. Certes, on ne peut intuitionner un écart infiniment petit par rapport à la symétrie, mais cela ne signifie pas que la logique prédomine dans l’intuition, comme l’affirme R., seulement qu’un écart infiniment petit est une notion logique.
R. explique également que nous ne voyons pas la différence entre un polygone à mille côtés et un autre à mille quatre côtés. Je veux bien lui concéder que la logique prédomine dès lors que nous parlons de telles figures géométriques, mais c’est parce que, dans ces figures, le numérique prend le pas sur l’intuition des axiomes, et qu’il faut dès lors appliquer ces derniers de manière automatique au cas de figure.
Si la logique prédomine en géométrie, ce n’est pas dans le sens où R. l’entend, celui d’une prédominance épistémologique : c’est seulement dire que l’ensemble des propositions intuitives a priori, tout aussi fondamental épistémologiquement, est en quelque sorte quantitativement, ou en volume, plus restreint que l’appareil logique par lequel l’entendement exploite cet ensemble.
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Les axiomes de la géométrie peuvent (ce n’est pas le cas de tous) être prouvés logiquement mais ils sont (tous) vrais a priori dans l’intuition. La démonstration logique n’est donc pas première ; permet de le comprendre le fait que l’on puisse aussi prouver des axiomes non euclidiens. La « fonction normative » (39) dans la géométrie, à côté de la fonction « imagière » (image-making), n’est pas une fonction logique.
La construction des objets de la géométrie est un jugement et non une simple visualisation. C’est pourquoi la traduction hors norme d’Anschauung par visualisation dans Philosophy of Space and Time est fautive – même si je lui reconnais un intérêt pédagogique, pour les lecteurs peu familiers de Kant. Par ailleurs, c’est dans un sens restreint que R. semble lui-même saisir l’Anschauung selon Kant, puisqu’il reproche à Hilbert (101) d’affirmer que sa théorie des définitions implicites, selon laquelle la géométrie peut se passer de l’intuition, ne contredit pas l’épistémologie kantienne, ce que R. ne peut comprendre. Or, que l’intuition puisse être omise dans la construction de l’objet géométrique n’a rien de choquant dans le cadre kantien. Cette problématique existe depuis l’invention de la géométrie analytique par Descartes, époque depuis laquelle on parle de géométrie analytique et de géométrie synthétique. La théorie de Hilbert ne peut être à cet égard un plus grand obstacle à l’affirmation des thèses kantiennes que la géométrie analytique cartésienne. La géométrie analytique comporte en puissance les vues de R. sur le primat du logique sur l’intuitif, et il est d’autant plus remarquable que Kant ait fondé sa philosophie transcendantale sur le jugement synthétique de la géométrie pure alors que dominait déjà la géométrie analytique, où le traitement arithmétique des fonctions remplace l’intuition des formes. C’est qu’aucun raffinement technique de nos moyens de connaissance ne peut venir contredire la théorie de la connaissance a priori.
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« What remains as undefinable basic concepts are such purely logical concepts as element, relation, one-to-one correspondence, implication, and, etc. All geometrical concepts, the elements as well as the relations, can be given as functions of these basic concepts. » (93-4)
Ces concepts de base indéfinis ou indéfinissables sont la preuve que la logique ne nous fournit pas le tout de la connaissance.
Le postulatum d’Euclide est indémontrable dans l’intuition. Dans l’entendement, le principe de non-contradiction est indémontrable (Métaphysique d’Aristote). Or, puisque l’on a construit des géométries non euclidiennes sur des propositions alternatives au postulatum, qu’est-ce qui nous empêche de construire une infinité de sciences nouvelles sur des alternatives au principe de non-contradiction ? Rien, mais ces sciences, même si elles étaient fructueuses et si ses résultats étaient corroborés par des observations empiriques, n’auraient qu’une portée épistémologique limitée.
Le théorème d’incomplétude de Gödel (1931) montre que quelque chose doit suppléer au raisonnement logique, ou du moins le compléter, pour que nous possédions un critère de la vérité. Ce quelque chose est donné a priori dans l’intuition. Le théorème de Gödel est d’une certaine manière une reformulation des antinomies kantiennes.
Considérer, comme R., qu’un système nécessairement incomplet – le système logique – s’impose à l’intuition, c’est priver la connaissance de tout critère de la vérité. On ne peut mettre entre parenthèses l’intuition sans mettre entre parenthèses en même temps le critère du vrai. Ce que montre le théorème d’incomplétude, c’est que le fondement de la connaissance n’est pas seulement logique. L’intuition n’est pas simplement une « aide » (97), elle fournit un critère essentiel : celui de la vérité.
Le contenu authentique des propositions géométriques ne peut pas être dans les concepts logiques (100) car le système de ces concepts est par nature incomplet (Gödel), antinomique (Kant), et nous n’aurions par conséquent aucune certitude apodictique. L’usage des catégories de l’entendement en dehors de l’intuition fait reposer la connaissance sur une moitié des conditions de la connaissance ; or les deux sont ensemble nécessaires pour que nous puissions affirmer qu’un résultat est conforme à notre critère du vrai.
Je note en passant que l’argument tiré de la nature de simple « aide » de l’intuition, destinée à lui conférer un statut subalterne par rapport à la logique ou l’entendement, contredit celui avancé par R. lui-même pour élever les géométries non euclidiennes, à savoir le fait qu’elles sont elles aussi visualisables (moyennant un certain effort). Si la géométrie euclidienne n’a pas vraiment besoin de visualisation, les géométries non euclidiennes non plus, et leur visualisation possible ne peut servir d’argument en leur faveur puisqu’elle est alors indifférente à la question.
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Quand il est question d’espace et de temps, chez R., on est sur des considérations techniques de leur mesure. Or les éléments qui peuvent se dégager de telles considérations ne sont pas adéquats pour contester la nature a priori de l’espace et du temps. Que cette mesure implique des définitions arbitraires, dans un travail (de définition), résulte bien du fait que ce travail même doit être appliqué à une forme a priori qui lui préexiste.
Ce travail de définition (d’une unité arbitraire des règles rigides et des montres) n’est pas a priori mais un choix empirique arbitraire, et ne peut donc servir à réfuter une connaissance a priori. C’est l’échelle qui est arbitraire, non la forme de l’intuition qu’elle sert à normer. Personne n’affirme que le mètre ou la seconde a une réalité a priori, mais reconnaître l’arbitraire de ces unités de mesure ne permet pas d’en déduire l’arbitraire de ce qu’elles servent à mesurer.
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« It is not the theory of gravitation that becomes geometry, but it is geometry that becomes an expression of the gravitational field. The theory of relativity did not convert a part of physics into geometry: the geometry of the universe is not only a fact that can be ascertained empirically, but also a fact to be explained by the effects of forces. In addition to the problem of the measurement of physical space, known since Gauss, Riemann and Helmholtz, Einstein introduced the problem of a scientific explanation of physical geometry, which finds its mathematical solution in the gravitational field equations. » (256-7)
Ainsi, la géométrie physique qui, selon Carnap, sert à décrire la structure de l’espace physique, reçoit dans la théorie de la relativité une « explication scientifique » par les champs gravitationnels. On explique donc les champs gravitationnels par les champs gravitationnels… Dès lors que l’on nie le caractère a priori des propositions de la géométrie, on se heurte forcément à ce genre d’aporie épistémologique, car on définit l’instrument par ce qu’il est censé définir (voyez v). Si la géométrie est un objet empirique comme les objets de la physique, la physique ne possède aucune pierre de touche a priori sur laquelle fonder ses résultats.
S’il faut une explication physique de la géométrie physique (la restriction à la géométrie physique implique déjà une tautologie), ne faut-il pas non plus à la logique elle-même une explication par exemple biologique (car la logique est propre à l’homme-animal), ou sociologique, ou ethnologique, voire physique ? Dans la théorie de la relativité, tout devient relatif et la logique seule reste a priori. C’est un panlogicisme qui s’ignore.
« Its [the general theory of relativity’s] greatest success consisted in its explanation of geometry, in which it revealed the behavior of measuring instruments as an effect of gravitational field. » (265)
Mais, encore une fois, la géométrie n’est pas fondamentalement une métrologie, en dépit de son étymologie, qui renvoie à la « mesure des terrains » et me fait donc dire que le terme de géométrie est en réalité impropre ; il s’agit avant tout d’une morphoscopie, c’est-à-dire de l’intuition pure des formes dans l’espace.
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La relativité de la simultanéité
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a/ Son explication par la théorie de la relativité restreinte
Si je me déplace vers une source lumineuse, sa lumière me parvient plus tôt qu’à celui qui reste immobile derrière moi au point d’où je suis parti. Si deux événements lumineux sont simultanés pour ce dernier, ils ne le sont donc pas pour moi. Il ne pourrait y avoir de simultanéité absolue que si la lumière avait une vitesse infinie ; il n’y a pas de simultanéité absolue car il n’y a pas de vitesse infinie.
De même, le mètre (instrument de mesure) d’un observateur n’est pas le même que celui d’un autre en mouvement ailleurs. Pour A, son mètre est plus grand que celui qu’il perçoit de B en mouvement, et réciproquement, alors que les deux coïncidaient quand A et B étaient tous deux immobiles au même endroit. Cela tient au décalage des signaux lumineux entre l’une et l’autre extrémité de chacun des mètres.
On tient le même raisonnement pour deux montres mobiles (tic-tac par signaux lumineux).
Il en est déduit que les notions (newtoniennes) d’espace et de temps absolus sont abandonnées.
b/ Interprétation
La relativité, c’est qu’il faut tenir compte de la vitesse de la lumière dans nos mesures (d’espace et de temps). L’espace et le temps absolus sont donc en fait maintenus, épistémologiquement, car la lumière sert à la mesure d’un événement selon l’œil et seulement l’œil ; et ce qui est simultané en soi n’a pas à l’être aussi pour l’œil pour pouvoir être dit exister.
Puisque l’effet de contraction décrit par la théorie sur les instruments de mesure est dû à la vitesse de la lumière, il s’agit d’une correction à effectuer dans les données perceptibles, en fonction des distances et de la vitesse de la lumière. Aucune notion épistémologique fondamentale n’est relativisée fondamentalement. L’espace et le temps absolus newtoniens n’existent plus (et encore, seulement pour les vitesses qui ne sont pas dites « faibles par rapport à la vitesse de la lumière »), mais ces notions n’avaient pas la portée épistémologique générale qu’on leur prête, seulement une portée restreinte à telle science métrologique, la physique.
Dès lors, il faut dire, non pas qu’il n’y a pas de simultanéité absolue, mais qu’il n’y a pas de simultanéité absolue en physique, et même plus précisément en méthodologie des sciences physiques, où l’on mesure l’espace et le temps à l’aune des déplacements de la lumière (et donc, encore, à la réserve que cette impossibilité ne concerne cette méthodologie qu’en tant que celle-ci s’appuie sur les signaux lumineux pour établir des mesures, ce qui n’a rien de nécessaire en soi). Mais le concept reste valide a priori (ou comme conséquence directe d’un principe a priori).
Que les points de vue subjectifs soient tous relatifs les uns par rapport aux autres, c’est ce qu’on savait depuis longtemps (sauf en physique). Que cela doive conduire à renoncer à la simultanéité absolue, c’est faux. Car cette relativité est contingente à l’observation des objets à la lumière visible.
Stamatia Mavridès (dans l’ouvrage cité en ii) explique : « Pour Fitzgerald et Lorentz la contraction était ‘une véritable modification physique due au mouvement par rapport à l’éther’. Au contraire, pour Einstein, il s’agit d’un effet apparent (mais non illusoire) purement observationnel et réciproque, provoqué par le mouvement relatif. » (43-4) Un effet observationnel, quand bien même on tient à souligner qu’il n’est pas illusoire, précision qui, sans plus ample explication, apporte de la confusion plutôt qu’autre chose, implique la subjectivité, qui ne permet pas de parler de – si j’ose dire – relativité objective, donc de réfuter une simultanéité absolue. Ainsi, « la notion de longueur est absolue » non seulement pour la transformation de Galilée (44) mais aussi selon la transformation de Lorentz puisque la relativité des longueurs est observationnelle. On confond corrections métrologiques nécessaires et relativité.
Bien que S. Mavridès ne le dise pas formellement, je suppose (en raison du recours à la transformation de Lorentz dans les deux cas et de la réciprocité présente dans les deux cas) que l’effet est encore observationnel dans le ralentissement des horloges mobiles. Dès lors, je ne comprends pas comment on en vient à tenir pour vrai le « paradoxe des horloges » ou, chez Langevin, « paradoxe des jumeaux ». Dans le paradoxe des jumeaux selon Langevin, c’est parce que le jumeau qui voyage dans l’espace fait un aller-retour (avec accélération en sens contraire de son point le plus distant vers son point d’origine) que le principe de réciprocité n’est pas violé et que le jumeau qui a voyagé est plus jeune. Mais dans la version d’Einstein (le paradoxe des horloges), l’horloge mobile revient à son point de départ après avoir suivi une courbe fermée avec une vitesse constante, et retarde tout de même par rapport à celle qui est restée immobile : qu’est-ce qui empêche dans ce cas le principe de réciprocité d’être violé ? Où est l’accélération ? Et comme, de toute façon, il s’agit d’effets observationnels, les deux observateurs hypothétiques associés à chaque montre devraient voir l’effet croître à mesure que les horloges s’éloignent puis décroître à mesure qu’elles se rapprochent, jusqu’à disparaître complètement au moment où elles se rejoignent. Mavridès parle certes d’« effet observationnel (mais non illusoire) » [je souligne] mais elle oppose bien cet effet à la conception de Fitzgerald et Lorentz d’une « véritable modification physique ». Or les paradoxes en question montrent, ou c’est à n’y rien comprendre, une véritable modification physique.
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xv
Dimensions de l’espace et du temps
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Mavridès cite comme parole d’évangile la malheureuse phrase de Minkowski de 1908 qui passe encore pour le fin mot de la théorie de la relativité, faisant de celle-ci, comme la physique qui était encore dite « nouvelle » il y a peu (cf. l’introduction à cet essai), une arme de destruction massive du sens commun ayant prévalu dans l’humanité depuis ses commencements. Je rappelle cette phrase :
« Désormais l’espace en lui-même et le temps en lui-même sont condamnés à s’évanouir comme de pures ombres, et seule une sorte d’union des deux conservera une réalité indépendante. »
Or Reichenbach explique que cette phrase est une bêtise, et qu’elle n’est d’ailleurs pas non plus pour rien dans le déchaînement de critiques à l’encontre de la théorie, quand elle, cette phrase, a été prise au pied de la lettre. En réalité, les conceptions intuitives de l’espace et du temps ne sont en rien changées par le fait de déterminer les événements du monde physique par quatre coordonnées (x, y, z, t), trois d’espace et une de temps. Ce n’est même pas une originalité de la théorie !
Le propre point de vue d’Einstein est le suivant : « Selon la théorie de la relativité restreinte, le continuum à quatre dimensions formé par l’union de l’espace et du temps retient le caractère absolu qui, selon la théorie précédente, appartenait à la fois à l’espace et au temps séparément. » (Mavridès, op. cité, 50-1) La montagne accouche d’une souris, car l’espace garde ses trois dimensions et le temps garde sa dimension unique et sa directionnalité. Là encore, aucune notion épistémologique fondamentale n’est relativisée fondamentalement.
Je me contenterai de citer divers passages de Reichenbach à ce sujet (citations qui figurent déjà, en commentaires – compléments – d’un précédent billet touchant à ces questions [x]).
« Through the combination of space and time into a four-dimensional manifold we merely express the fact that it takes four numbers to determine a world event, namely three numbers for the spatial location and one for time. Such an ordering of elements, each of which is given by four conditions (coordinates) can always be conceived mathematically as a four-dimensional manifold. »
« The relativistic theory of gravitation does not destroy the intuitive character of time. »
« It is the characteristic of three-dimensionality that it and only it leads to continuous causal laws for physical reality. » Selon Reichenbach, les dimensions surnuméraires impliquent une violation du principe d’action par contact, à travers soit une vitesse infinie de propagation causale soit l’harmonie préétablie, deux singularités.
« There are instances in physics where we work with spaces of a higher dimensionality, namely, whenever we use a so-called parameter space. … we consider the parameter space merely a mathematical tool with no objective reference, whereas we regard the three-dimensional space as the real space. » Considérer que l’espace des paramètres serait une contradiction objective de l’intuition se heurte ainsi à la même réponse exactement que celle apportée par la citation de Heisenberg s’agissant des nombres imaginaires.
« The statement that physical space has three dimensions has therefore the same objective character as, for instance, the statement that there are three physical states of matter, the solid, liquid, and gaseous state; it describes a fundamental fact of the objective world. »
On notera au passage que Reichenbach indique que l’on ne peut intuitionner des espaces à plus de trois dimensions (281). Ce n’était pas une remarque spécialement pertinente après ses longs développements en vue de minimiser la portée de l’intuition dans la géométrie et sa critique de l’intuitionnisme kantien.
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Singularités
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De la théorie de la relativité sont plus ou moins directement issus deux « objets » majeurs de l’astrophysique contemporaine, le trou noir et le Big Bang, chacun caractérisé par une singularité, à savoir, dans le cas du trou noir, une densité infinie en son centre, et, dans le cas du Big Bang, une température infinie à l’origine. Il semble impossible de convaincre ceux qui ont adopté ces objets, apparemment une fois pour toutes, que ces singularités rendent l’existence objective desdits objets en l’état très précaires. Le moment est donc venu de leur rappeler que la théorie de la relativité d’où ces objets sont issus se légitime elle-même par le fait d’avoir surmonté des singularités d’ordres divers. Ce genre de singularités enfreint notre concept de l’expérience possible. Avec les singularités, nous avons la démonstration de l’existence de possibilités logiques qui sont des impossibilités empiriques (et ceci répond au panlogicisme de Reichenbach).
Tout d’abord, la relativité se passe de l’hypothèse de l’éther. Il conviendra de revenir sur ce sujet dans un autre essai, car l’éther est, dans l’Opus postumum de Kant, une catégorie nécessaire : voyez ici (Notes sur la philosophie transcendantale dans l’Opus postumum de Kant). Or l’éther devait posséder selon Fresnel une rigidité infinie tout en n’opposant aucune résistance au mouvement des planètes (Mavridès, 17).
Ensuite, avec l’hypothèse de la vitesse constante de la lumière, la théorie de la relativité surmonte une singularité de la théorie de la gravitation de Newton, selon laquelle la gravitation se propage avec une vitesse infinie (ibid., 104).
Il convient de noter à cet égard que, dans la théorie de la relativité, la vitesse c de la lumière se comporte comme une vitesse limite car, au-delà de cette valeur, le radical √1-v2/c2 de la transformation de Lorentz devient imaginaire (ibid., 39-40). Le nombre imaginaire, non intuitif, sert donc ici de barrière, de singularité circonscrivant l’expérience possible.
De même, on a vu que c’est parce qu’une vitesse infinie est impossible que l’on ne peut parler, selon Einstein, de simultanéité absolue (en physique). La vitesse de propagation causale (dans une même chaîne causale) doit également être considérée comme limitée.
Enfin, c’est pour éviter une singularité, « a causal anomaly » (65) selon Reichenbach, que le recours aux géométries non euclidiennes s’imposerait en relativité générale. Le raisonnement de R. sur ce point, dans le passage en question, semble tautologique : R. veut nous expliquer ce qui se passerait dans un univers qui aurait la forme d’un tore, ce faisant nous indique que ce qui s’y passe implique de renoncer à la loi de causalité si ce n’est pas un tore, et que par conséquent il est préférable, pour conserver la loi de causalité et éviter ainsi de recourir à une « harmonie préétablie », que ce soit un tore… Tout en saluant la démarche très kantienne visant à conserver la loi de causalité, catégorie a priori de notre entendement, je ne peux manquer de relever que l’argument dont R. se sert dans son tore ressemble fortement à celui qu’il écarte en réfutant la possibilité d’une chaîne causale fermée : « although they [les événements] are of the same kind, they are not identical events » [140]. Tout en opposant ce raisonnement, que je ne développe pas, aux boucles causales fermées, R. insiste sur le fait que « mathématiquement parlant », il est possible de concevoir « sans singularités » un monde où de telles boucles existent, tant que l’observation n’a pas démontré le contraire. Ce qui montre une fois de plus qu’une singularité ne peut être à la fois constatée (logiquement) et maintenue (car la logique a violé les conditions de l’expérience possible), ce qui devrait donc conduire ceux qui, convaincus, à l’instar de Reichenbach et du Cercle de Berlin, de la portée épistémologique majeure de la théorie de la relativité, à renoncer à revendiquer comme un postulat irréfragable les singularités du trou noir et du Big Bang.
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Conclusion
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Quelle que soit l’utilité de la théorie de la relativité en science physique, je n’ai pas trouvé fondée la prétention d’en faire une nouvelle théorie de la connaissance, une sorte de nouveau code épistémologique du genre humain, qui notamment rendrait caduque la philosophie transcendantale (kantienne).
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Citations de la Critique de la raison pure (au i)
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Die letztern, nämlich empirische Begriffe, imgleichen das, worauf sie sich gründen, die empirische Anschauung, können keinen synthetischen Satz geben, als nur einen solchen, der auch bloß empirisch d.i. ein Erfahrungssatz ist, mithin niemals Notwendigkeit und absolute Allgemeinheit enthalten kann, dergleichen doch das Charakteristische aller Sätze der Geometrie ist. Was aber das erstere und einzige Mittel sein würde, nämlich durch bloße Begriffe oder durch Anschauungen a priori, zu dergleichen Erkenntnissen zu gelangen, so ist klar, daß aus bloßen Begriffen gar keine synthetische Erkenntnis, sondern lediglich analytische erlangt werden kann. Nehmet nur den Satz: daß durch zwei gerade Linien sich gar kein Raum einschließen lasse, mithin keine Figur möglich sei, und versucht ihn aus dem Begriff von geraden Linien und der Zahl zwei abzuleiten; oder auch, daß aus drei geraden Linien eine Figur möglich sei, und versucht eben so bloß aus diesen Begriffen. Alle eure Bemühung ist vergeblich, und ihr seht euch genötiget, zur Anschauung eure Zuflucht zu nehmen, wie es die Geometrie auch jederzeit tut. Ihr gebt euch also einen Gegenstand in der Anschauung; von welcher Art aber ist diese, ist es eine reine Anschauung a priori oder eine empirische? Wäre das letzte, so könnte niemals ein allgemein gültiger, noch weniger ein apodiktischer Satz daraus werden: denn Erfahrung kann dergleichen niemals liefern. Ihr müßt also euren Gegenstand a priori in der Anschauung geben, und auf diesen euren synthetischen Satz gründen. Läge nun in euch nicht ein Vermögen, a priori anzuschauen; wäre diese subjektive Bedingung der Form nach nicht zugleich die allgemeine Bedingung a priori, unter der allein das Objekt dieser (äußeren) Anschauung selbst möglich ist; wäre der Gegenstand (der Triangel) etwas an sich selbst ohne Beziehung auf euer Subjekt: wie könntet ihr sagen, daß, was in euren subjektiven Bedingungen einen Triangel zu konstruieren notwendig liegt, auch dem Triangel an sich selbst notwendig zukommen müsse? denn ihr könntet doch zu euren Begriffen (von drei Linien) nichts Neues (die Figur) hinzufügen, welches darum notwendig an dem Gegenstande angetroffen werden müßte, da dieser vor eurer Erkenntnis und nicht durch dieselbe gegeben ist. (Elementarlehre I. T. Transz. Ästhetik, II. Abschnitt)
Man gebe einem Philosophen den Begriff eines Triangels, und lasse ihn nach seiner Art ausfindig machen, wie sich wohl die Summe seiner Winkel zum rechten verhalten möge. Er hat nun nichts als den Begriff von einer Figur, die in drei geraden Linien eingeschlossen ist, und an ihr den Begriff von eben so viel Winkeln. Nun mag er diesem Begriffe nachdenken, so lange er will, er wird nichts Neues herausbringen. Er kann den Begriff der geraden Linie, oder eines Winkels, oder der Zahl drei, zergliedern und deutlich machen, aber nicht auf andere Eigenschaften kommen, die in diesen Begriffen gar nicht liegen. Allein der Geometer nehme diese Frage vor. Er fängt sofort davon an, einen Triangel zu konstruieren. Weil er weiß, daß zwei rechte Winkel zusammen gerade so viel austragen, als alle berührende Winkel, die aus einem Punkte auf einer geraden Linie gezogen werden können, zusammen, so verlängert er eine Seite seines Triangels, und bekommt zwei berührende Winkel, die zwei rechten zusammen gleich sind. Nun teilet er den äußeren von diesen Winkeln, indem er eine Linie mit der gegenüberstehenden Seite des Triangels parallel zieht, und sieht, daß hier ein äußerer berührender Winkel entspringe, der einem inneren gleich ist, usw. Er gelangt auf solche Weise durch eine Kette von Schlüssen, immer von der Anschauung geleitet, zur völlig einleuchtenden und zugleich allgemeinen Auflösung der Frage. (Methodenlehre I. Hauptstück I. Abschnitt)