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Philo 39 : Vraie science et pseudo-pensée

Vraie science et pseudo-pensée I

La « continuité de la chose vitale » s’est substituée à la séculaire idée de génération spontanée (ou génération équivoque, generatio aequivoca) mais il faudrait, pour qu’elle soit vraie, que la matière vivante fût apparue en même temps que la matière inerte. Autant dire qu’un Big Bang ruine le principe, puisque ce qui apparaît en premier, selon cet axiome de l’astrophysique, est de la matière inerte, et que la vie n’apparaît qu’ultérieurement, donc par une forme quelconque de génération spontanée.

Mais, après rappelé l’importance du principe de continuité de la chose vitale dans les sciences de la vie, notre Jean Rostand national prétend que rien ne permet d’exclure la possibilité de créer de la matière vivante à partir de matière inerte. On n’est pas à une contradiction près. Si l’homme peut théoriquement créer de la matière vivante à partir de matière inerte, qu’est-ce qui empêche en théorie la nature de le faire également, par génération spontanée ? Le fait que la nature n’ait pas de mains ?

J. Rostand indique que Pasteur aussi ne « conclut nullement … à l’impossibilité absolue de la génération spontanée. Il se contente d’affirmer qu’elle ne se produit pas dans les conditions habituelles des laboratoires » (Esquisse d’une histoire de la biologie, 1945). Par conséquent – en passant sur l’expression d’impossibilité « absolue », qui voudrait peut-être nous satisfaire avec la notion d’impossibilité relative –, il n’est nullement permis d’affirmer que Pasteur ait été partisan de la continuité de la chose vitale, du principe omne vivum e vivo (pas de vie sans une vie antécédente), auquel son nom est pourtant associé.

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Vraie science et pseudo-pensée II

Le Muséum de Toulouse, musée d’histoire naturelle, a sur son site internet un article intitulé « Le clonage animal : entre mythes et réalités » de Mme D. Morello, du CNRS, article mis en ligne le 24 novembre 2016.

Selon cet texte, deux raisons font que les clones diffèrent entre eux morphologiquement, comme nous le savons par les animaux clonés (il existe par exemple des troupeaux entiers de vaches clonées). La première est l’épigénétique, à savoir que, les clones étant morphologiquement différents, « c’est la preuve que les gènes ne font pas tout ». Mais la seconde raison est que les mitochondries, organites du cytoplasme des cellules, ont leur propre ADN et que les clones issus d’ovocytes différents ont des ADN mitochondriaux différents. Ainsi, 1) les clones sont morphologiquement différents, et « c’est la preuve que les gènes ne font pas tout » ; mais 2) les clones n’ont pas les mêmes gènes… D’un côté, on nous dit que, dans la mesure où les clones ont le même ADN, les différences morphologiques ne peuvent être expliquées par l’ADN, puis on nous dit que l’ADN mitochondrial respectif des clones est différent, sans que cela remette en cause dans l’esprit de l’auteur la conclusion, prématurée et fausse, tirée de 1).

Il est certain, en réalité, que les différences morphologiques entre clones ne sont nullement « la preuve que les gènes ne font pas tout » puisque, précisément, deux clones n’ont pas les mêmes gènes en raison des différences génétiques de leur ADN mitochondrial respectif. S’il existe une preuve que « les gènes ne font pas tout », elle n’est donc pas dans l’existence de différences morphologiques entre clones issus d’ovocytes différents mais bien plutôt dans les investigations scientifiques propres de l’épigénétique, qui concluraient au-delà de tout doute possible que les gènes ne font pas tout : « L’environnement fœtal, post-natal, l’alimentation, etc., modifient le programme génétique sans affecter les gènes eux-mêmes. »

Sans doute s’agit-il plus d’une faiblesse de l’exposé que d’autre chose, Mme Morello sachant que certains clones ont le même ADN mitochondrial et d’autres des ADN mitochondriaux différents selon les choix faits dans les laboratoires, et c’est seulement l’omission de ces détails qui peut prêter à confusion, sans que cela indique forcément une confusion de grandeur équivalente dans l’esprit de l’auteur.

Mais cette idée que les gènes ne font pas tout n’en reste pas moins, au fond, triviale. Chacun comprend l’importance de l’alimentation, ou de ne pas exposer le fœtus à des substances toxiques, pour le développement de l’organisme. Ce n’est donc pas une remarque très scientifique, puisque, quand on examine le fonctionnement des gènes, on le fait, comme pour l’examen de n’importe quelle question particulière, « toutes choses égales par ailleurs », c’est-à-dire en l’isolant. À ce compte, les fabricants de cigarettes pourraient également dire, si par hasard ils reconnaissaient un jour la moindre corrélation entre tabagisme et cancer, que « le tabac ne fait pas tout » dans les cancers de la gorge ou des poumons, mais en quoi cela changerait-il notre politique publique en matière de lutte contre le tabagisme ?

(ii)

Le clonage est une forme de parthénogenèse artificielle. À ce sujet, J. Rostand, dans l’ouvrage cité plus haut, rappelle que l’Américain Gregory Pincus, plus connu pour ses travaux sur la pilule contraceptive, réalisa « la parthénogenèse artificielle du Lapin » en 1939, premier cas de parthénogenèse artificielle d’un mammifère (après les oursins et les grenouilles). Il s’agissait, selon une chronologie du clonage publiée sur le site de l’Université Paris-Saclay, de la « naissance de trois femelles lapines par parthénogenèse induite après excitation de l’ovule ». Comme pour le clonage, aucun gamète mâle n’avait été employé pour réaliser une fécondation.

Or, dans un article publié dans Le Monde en ligne le 27 décembre 2002, « Qui se souvient de M. J. ? », A. Pichot, du CNRS, parle, au sujet de l’expérience de Pincus, d’une « expérience difficilement reproductible » et qui « ne fut d’ailleurs reproduite que partiellement par la suite », ce qui est regrettable, compte tenu des exigences de reproductibilité expérimentale en principe attachées à la rigueur scientifique. Sans doute M. Pichot, s’il enseigne, répète-t-il souvent à ses élèves (enseigner, c’est se répéter) la nature des exigences de la scientificité, dont fait partie la nécessaire reproductibilité d’une expérience pour sa validation. Mais on ne perçoit nullement dans son article qu’il soit au courant de ce principe élémentaire, puisqu’une expérience « difficilement reproductible » et qui ne fut « reproduite que partiellement » (expression où l’on a le droit de voir un euphémisme poli) a, semble-t-il, le droit à toute sa considération, alors qu’elle devrait être écartée par des scientifiques sérieux. Quand M. Pichot explique ensuite que ce résultat, forcément suspect en raison de son caractère difficilement reproductible, « donnera lieu à toutes sortes de divagations », il convient de souligner que la première et la plus grande de ces divagations était de prendre au sérieux un procédé de charlatanerie.

« Rien n’a été vérifié à ce sujet, et plus rien n’est vérifiable. » C’est ainsi que M. Pichot conclut au sujet de cette expérience mémorable, dont il ne met à aucun moment en doute la scientificité, encore une fois comme s’il n’avait jamais eu vent des exigences de la scientificité : « Le premier mammifère cloné pourrait donc ne pas être la brebis Dolly, mais, en 1939, les lapines de Pincus et Shapiro (rien n’a été vérifié à ce sujet [!], et plus rien n’est vérifiable [!]). » Ce qui n’a pas été vérifié et n’est plus vérifiable, dans aucune de ses parties (« rien n’a été… », « plus rien n’est… »), n’a aucune place dans l’histoire de la science expérimentale.

S’agissant de la M. J. du titre de l’article, il s’agit de l’unique femme dans l’histoire ayant été officiellement reconnue, à la suite de tests biologiques conduits dans les années 1950, comme conçue par parthénogenèse.

L’auteur conclut don article en disant que M. J., dont plus personne ne parle aujourd’hui (d’où le titre : « Qui se souvient… ? »), a rejoint d’autres « vieilleries », « dans les oubliettes » – ce qui n’est pas très poli s’agissant d’un être humain, même né par parthénogenèse. Seuls les lapins de Pincus, dans une expérience difficile à reproduire, où rien n’a été vérifié, où plus rien n’est vérifiable, ont un droit incontestable à la postérité.

Mais que l’oubli total de M. J. soit dû à un effet de mode a quelque chose de proprement hallucinant, surtout dans la bouche d’un chercheur au Centre national de la recherche scientifique. Quoi, l’on aurait appris que l’être humain peut se reproduire naturellement sans accouplement ni fécondation, sans fusion de gamètes, sans que la dualité sexuelle intervienne le moins du monde, mais cela n’aurait suscité qu’un effet de mode ? Il est bien plus aisé de penser, si l’on écarte un complot masculiniste contre le droit des femmes à se reproduire toutes seules (mais pourquoi pas ?), que cette étude n’a guère été prise au sérieux, bien qu’elle fût présentée, si l’on en croit Pichot, qui reste cependant très vague (il ne donne ni le nom des auteurs, ni celui de la revue, ni même le pays où cela se passe), par des scientifiques tout ce qu’il y a de qualifié, et qui peut-être avaient souvent le mot « pseudo-science » à la bouche quand ils voulaient dénoncer quoi que ce soit. Je ne vois pas comment une telle étude aurait pu, prise au sérieux dans la communauté scientifique, tomber dans l’oubli. Dans ces quelques réflexions, j’ai voulu montrer que les scientifiques n’étaient pas forcément des penseurs de la meilleure qualité, et leurs réflexions pas toujours bien profondes et cohérentes, mais je n’oserais dire qu’ils fussent ineptes au point de laisser tomber dans l’oubli des faits avérés de parthénogenèse naturelle chez l’être humain, même si, pour M. Pichot du CNRS, cette hypothèse ne manque apparemment pas de vraisemblance.

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La critique de la raison en tant que pithanon universel

Dans la philosophie sceptique de Carnéade, de la Nouvelle Académie, le pithanon est une représentation suffisamment persuasive pour qu’un assentiment puisse y être donné. (C’est, dans ce cadre, un moyen de répondre à l’attaque stoïcienne sur l’apraxia du scepticisme. Selon le point de vue stoïcien, la philosophie sceptique ne permet pas en effet d’adopter la moindre ligne de conduite. La notion a donc pour Carnéade un caractère pratique, le pithanon servant de critère à l’action.)

C’est la critique de la raison qui offre le pithanon universel, dans la mesure où, circonscrivant l’usage propre de la raison aux phénomènes, c’est-à-dire excluant la possibilité d’une connaissance des choses en soi, elle permet de donner son assentiment aux connaissances, conformément aux lois de l’entendement via la sensibilité, comme conformes aux phénomènes que nous procure l’entendement.

L’entendement nous procure la sensibilité ; en effet, puisque l’entendement produit la nature en lui prescrivant ses lois, il produit le corps phénoménal par lequel, en tant qu’il est doué de sensibilité, nous recevons une nature via ce corps et percevons une nature extérieure au corps.

Refuser notre assentiment aux sens et aux représentations qui en dérivent ne peut être l’attitude que de celui qui croit que la nature existe en tant que telle en dehors de l’entendement et que ce dernier s’applique à connaître quelque chose en dehors et indépendamment de lui, alors que l’entendement ne s’applique qu’à la phénoménalité à laquelle il donne ses lois et ne peut donc refuser son assentiment, tout en ne pouvant pas non plus, au terme de la critique de la raison, assentir à la notion que ces connaissances s’appliqueraient à la chose en soi en dehors et indépendamment de lui, laquelle existe néanmoins comme substrat nécessaire. L’impossibilité de refuser son assentiment, dans ces conditions et dans ces limites, est le pithanon universel, et c’est ce qui rend possible la science empirique : la science est possible car l’assentiment est nécessaire, l’entendement n’a d’autre choix que d’assentir aux données de la nature en tant que phénomènes.

Le caractère insubstantiel, en tant et parce qu’objectal, du phénomène rend par ailleurs la synthèse inductive, qui est le mode opératoire de l’entendement vis-à-vis du phénomène, nécessairement défaillante au point de vue de la non-contradiction, à savoir que cette synthèse s’appuie, à un moment ou à un autre, via la théorisation, sur une position arbitraire quant à l’une ou l’autre des antinomies de la raison. Cette position est insoutenable au regard de la loi de non-contradiction tout en étant nécessitée par les opérations de l’entendement dans cette synthèse. C’est ce fait qui, admis et reconnu, confirme la prééminence axiologique de la métaphysique malgré la critique de la raison (qui n’a donc nullement pour objet de ruiner cette prééminence), bien que d’une part l’accès à la chose en soi lui demeure fermé et que d’autre part elle soit impropre au travail de synthèse lui-même, qui est la forme de l’autoconnaissance du sujet-objet en tant qu’objet. La métaphysique est la forme de l’autoconnaissance du sujet-objet en tant que sujet. Or la connaissance du sujet-objet en tant que sujet est prééminente par rapport à la connaissance du même en tant qu’objet parce que le sujet-objet n’est objet que par le corps naturel que produit l’entendement, c’est-à-dire le sujet. Dans le sujet-objet, le sujet est premier.

(ii)

Ce n’est pas la volonté qui s’objectifie – thèse de Schopenhauer – mais l’entendement, l’intellect, puisque c’est par l’entendement que nous avons des objets dans la nature, à commencer par un corps sensible.

Le vouloir en soi est non sensible. Or c’est via la sensibilité que nous avons un vouloir d’objets. Le sujet-objet en tant que phénomène est empiriquement un vouloir-vivre via un vouloir d’objets, mais en tant que chose en soi c’est un vouloir non sensible, donc non orienté vers des objets, et par conséquent nullement orienté non plus vers le vivre qui dépend d’objets, c’est-à-dire qui dépend de la nature. C’est, alors, ou bien un vouloir du non-être ou bien un vouloir de la vie sans Sorge après la mort, c’est-à-dire sans l’horizon de la mort présent dans la nature. La croyance en l’au-delà n’est pas due à une quelconque peur de la mort chez le vouloir-vivre naturel mais à un vouloir-mourir à la nature sensible ; et l’incrédulité est un vouloir-mourir absolu.

Néanmoins, en soi le vouloir non sensible ne peut être vouloir d’une vie hors de la nature, car il est hors de la nature (on ne peut vouloir ce qui ne nous manque pas) ; ce vouloir de non-nature n’est qu’un vouloir du sujet-objet en tant que phénomène au service du vouloir en soi, qui ne peut plus être dès lors que vouloir du non-être, ce qui est la thèse de Mainländer, à savoir que l’Un doit passer par l’être phénoménal, naturel, cette nature et cette vie, pour atteindre le non-être, par le biais de la fin du monde. Dans le monde l’Un est déjà terminé en tant qu’un et dans la fin du monde il sera terminé en tant qu’être.

Philo 22 : Phénoménologie de l’au-delà

I
Phénoménologie de l’au-delà

Note préliminaire

Dans cet essai sont discutés deux systèmes, la transmigration, caractérisée par des successions de vies, et la résurrection, caractérisée par l’immortalité de la personne, une vie éternelle après la mort. L’essai complète notre Phénoménologie de l’immortalité, à Philosophie 21, dont la connaissance est souhaitable pour comprendre ce qui suit, notamment l’emploi de la notion de Sorge (préoccupation) comme principe de l’activité humaine.

Phénoménologie de l’au-delà

Le suicide n’est pas une question morale. Pour la transmigration, elle ne peut certes, dans l’ensemble, être autre que morale : la personne en sera punie car un karma s’attache à cet acte (ce qui ne va pas de soi dans le contexte même du système karmique, nous y reviendrons). Pour la résurrection, le même type d’argument contre le suicide peut exister : la personne en sera punie car c’est un péché. Mais nous disons que, pour la résurrection, cette considération est secondaire, si le suicide ne doit rien changer. Supposons que la personne se suicide pour mettre fin à son désespoir ou à des maux insupportables : elle se suicide pour y mettre fin mais, si la mort n’est pas la fin de tout, peut-elle savoir que son acte mettra fin à ses maux ? Selon notre phénoménologie, la personne sait que la mort n’est pas la fin de tout, que c’est la fin des fonctions naturelles et de la Sorge, et que la vie après la mort est un état immuable. La souffrance qu’elle espère quitter en mettant fin à ses jours peut donc au contraire devenir immuable : au lieu de mettre fin à ses souffrances, la personne est susceptible de les endurer éternellement. Même si sa souffrance est d’origine toute physique, elle est profonde puisque la personne n’est pas au-dessus d’elle, elle est pour le suicidaire d’une profondeur existentielle, ce désordre organique devient une « nature », un trait constitutif, c’est une souffrance définitionnelle : quelque chose qui se laisse penser comme consubstantiel au moi. Or c’est ce que je suis que je serai pour l’éternité après la mort. Que le dogme, dans ce cadre, ajoute une prohibition morale contre le suicide n’empêche pas qu’il pourrait s’en passer, tandis que, dans la transmigration, il faut un tel interdit car il ne se déduit pas logiquement du système. En effet, le suicide est une pure question de rapport à soi et, sauf conséquences dommageables pour autrui, par exemple pour des enfants dépendants de la personne – et plus la personne est entravée dans des liens de toute nature, plus son suicide peut en effet léser de parties ayant des droits sur elle –, en soi cet acte ne lèse aucun droit dans le monde. Il faut donc décréter qu’en soi l’acte est contre la morale si l’on souhaite bannir le suicide, car une personne peut autrement choisir de mettre fin à ses jours en sachant que ce qui se transmet d’une vie à l’autre dans la transmigration est du karma et non des souffrances. Sauf à dire que la personne renaît avec ses maux et ses infirmités dans tous les cas – et pas seulement en cas de suicide car c’est alors encore vouloir grever l’acte d’un karma, alors que le suicide est peut-être le seul acte qui soit intrinsèquement « a-karmique » (le karma s’attachant aux actes qui accroissent l’attachement au monde, l’acte volontaire de quitter le monde en est forcément dépourvu) –, la résurrection est des deux systèmes le seul où le suicide se laisse écarter sans nécessiter le principe moral, de manière purement phénoménologique. Ce qui précède est un défrichement du sujet et appelle quelques nuances (en particulier, c’est dans les systèmes de transmigration que l’on rencontre historiquement des cas de suicide rituel), nuances qui suivent.

On aura sans doute du mal à accepter notre conception du suicide si l’on considère que l’homme est inséré dans un réseau de relations, où sa disparition, par suicide ou autrement, crée forcément du dommage, de la perte ici ou là. Ce réseau de relations peut être en effet formalisé comme un ensemble de créances et dettes, et les situations de débiteur net sont susceptibles de caractériser le suicide comme manquement, comme « défaut de paiement » karmique. On notera tout d’abord – mais cela reste une simple observation – la tendance des systèmes légaux modernes à décriminaliser le suicide : cette criminalisation était cependant loin d’être absurde puisqu’elle reconnaissait que le suicidé se soustrayait à des devoirs. Si la dette financière d’un suicidé est encore due sur les biens qu’il laisse derrière lui, la dépénalisation du suicide revient en revanche à fermer les yeux sur les « dettes » non financières. La société ne reconnaît plus, ainsi, une dette de l’individu envers elle ni envers les parents, ce qui s’oppose à nombre de concepts traditionnels. Traditionnellement (mais peut-être est-ce une tradition dévoyée), l’enfant est toute sa vie débiteur de ses parents. De tels concepts nous donnent a priori tort sur la nécessité de décréter une faute morale sui generis dans le suicide, contre la logique du karma, encore que se donner la mort, même pour échapper à des obligations insoutenables, ne puisse jamais être considéré comme un acte d’attachement au monde, même si Schopenhauer défend, non sans raison, que cela peut être un acte d’attachement au moi (j’aime trop mon moi pour me laisser souffrir ; mais Schopenhauer ne condamne pas non plus toute forme de suicide).

Selon nous, le concept traditionnel de dette envers les parents est une erreur, car c’est de sa faute si quelqu’un se reproduit ; en élevant ses enfants, il ne fait donc que payer pour sa faute. Ce que nous disons plus loin (cf. ii) de l’animalité et de sa « finalité sans fin », dans la transmission génétique de génération en génération, étaiera ce point. Quant à la dette envers la société, c’est une pure fiction : seules les dettes contractées obligent. Là encore, l’évolution du droit, qui reconnaît plus largement l’objection de conscience, tend à confirmer ce point de vue, mais le droit reste marqué par son origine dans l’État et ne reconnaîtra vraisemblablement jamais l’objection de conscience de manière absolue. Association de défense collective de la propriété, qui implique le service des armes ou le maintien d’une armée permanente, l’État définit le citoyen en relation au principe de propriété garanti par l’État, mais le détachement ascétique du monde implique de renoncer à toute forme de possession, à l’idée même de possession. Que ce soit vivre en parasite, selon certaines pensées politiques, se conçoit si et seulement si n’existe aucun bien en ce monde dont la consommation serait permise à celui qui n’a rien, c’est-à-dire si toute la nature, si le monde entier est marqué du sceau de la propriété exclusive, privée ou d’ailleurs publique (appartenant à l’État ou à une autre collectivité publique et dont la jouissance est conditionnée par certaines contreparties). Or l’État, même s’il reconnaissait une entière vacuité de droit sur telle forêt, par exemple, à l’intérieur de ses frontières, considérerait encore que cette forêt sans propriétaire et hors propriété implique une contrepartie telle que le service des armes ou le maintien d’une armée pour la protection des frontières car un autre État pourrait toujours chercher à s’emparer de la forêt pour en faire sa propriété, c’est-à-dire une propriété. L’État, donc le droit, ne connaît pas la non-propriété (il n’y a d’ailleurs pas de mot pour ce que nous voulons exprimer) : le citoyen se définit par la propriété, même quand il en est dépourvu. Propriétaire, ne serait-ce que de la force de ses bras, il doit à l’État quelque chose pour la protection de sa propriété. Cette réflexion n’a d’autre but que d’expliquer cette forme de pensée que nous avons qualifiée de traditionnelle et qui pose une dette de l’individu envers la société. Même en admettant le raisonnement, on voit que cette dette est en fait un paiement contre service, et dès lors que le suicidé renonce au service en mettant fin à ses jours il éteint sa « dette » en même temps : en renonçant à sa propriété avec sa vie (et il ne peut renoncer à toute propriété qu’avec la vie), il renonce au service de l’État, lequel lui était « accordé » en dehors de la moindre contractation, de façon qu’il peut y renoncer en dehors de toute formalité, et son acte ne le grève d’aucun karma.

La personne humaine est insérée dans un réseau d’obligations morales, mais toute dette purgée dans le détachement ascétique du monde, le suicide peut alors être considéré en soi, c’est-à-dire comme acte a-karmique dont la réalisation n’entraîne aucune conséquence en métempsycose. La Sorge, dans ces conditions, peut chercher le détachement du monde comme prémisse au suicide. Les exemples de cette forme d’ascétisme, dont le but n’est autre que la mort volontaire, existent : prayopavesa dans l’hindouisme, santhara (ou sallekhana) dans le jaïnisme, et les techniques d’automomification du bouddhisme shingon japonais. Outre le conflit de ces pratiques avec la législation (le suicide était interdit en Inde jusqu’en 2017 et le suicide rituel l’est au Japon en tant que suicide assisté), les modalités de leur codification religieuse témoignent de leur caractère dérogatoire par rapport à une proscription morale générale du suicide au sein des religions en question.

Dans le cas de tels suicides rituels, on peut considérer que la Sorge agit en cohérence avec des notions purement phénoménologiques. Or nous avons affirmé que seule l’idée de vie éternelle dispensait de recourir au principe moral contre le suicide et permettait une phénoménologie pure. Il nous faut donc approfondir ce point. Quand la Sorge renonce au suicide par cohérence logique plutôt qu’en vue de la moralité, elle le fait dans une situation où le suicide apparaît comme une solution dans une pensée suicidaire, c’est-à-dire qu’elle écarte par le raisonnement (abstrait et donc libre en partie de l’obsession suicidaire, nous y revenons plus loin) un choix qui se présente d’abord comme souhaitable. Elle l’écarte avec le raisonnement que nous avons identifié et qui conclut à la vie éternelle, donc à l’impossibilité de disparaître dans le grand sommeil. Le choix délibéré du suicide est alors impossible. Dans le cas de l’ascète que nous avons décrit, l’extinction est seulement possible : il se peut que l’ascète y parvienne mais ce n’est pas garanti. L’ascète est donc plus ou moins dans la même situation que le suicidaire souffrant, qui peut lui aussi espérer, sans garantie, que sa souffrance disparaîtra dans la vie éternelle. Or, dans le cas de ce dernier, le suicide est logiquement impossible car le risque de la mort est une souffrance éternelle. Dans le cas de l’ascète de la transmigration, le risque est seulement de vivre une nouvelle vie, où l’opération pourra se retenter : là encore, le choix du suicide peut donc découler des seules options « théoriques », avec cependant une part de subjectivité dans l’évaluation des enjeux et le « calcul » des probabilités. Mais la pensée de l’ascète n’est pas suicidaire et c’est en réalité seulement sa préconception de la transmigration qui le pousse au suicide logique, que pour cette raison nous devons plutôt appeler « logique ». Si bien qu’en phénoménologie pure la résurrection conserve la supériorité, car elle écarte le suicide logique, en toute connaissance des options, tandis que l’ascète de la transmigration recourt au suicide « logique », et ne le peut qu’en ignorant la résurrection (si c’est sciemment, cela se fait selon des arguments que nous reconnaissons ignorer à ce stade). En outre, la nature de l’enjeu rendant le suicide possible conduit à un calcul des probabilités où, nous l’avons souligné, intervient la subjectivité : c’est une autre façon de rendre la phénoménologie impure. En visant l’extinction dans le nirvana, l’ascète ne peut se passer d’un calcul, il doit évaluer si toutes les conditions sont remplies pour le nirvana : sa subjectivité intervient pour mesurer son avancement, le risque que toutes les conditions ne soient pas remplies et celui concomitant d’une nouvelle vie après la mort, et quelle vie.

Les mécanismes phénoménologiques de la résurrection ne font quant à eux appel à nulle subjectivité. Il paraît en effet strictement impossible de croire à la résurrection et de se suicider logiquement. Même s’il est possible que je souffre éternellement après la mort que je me suicide ou non, même si je ne sais pas, dans une pure phénoménologie, si mon suicide doit produire cette souffrance éternelle ou non, et même si ma souffrance dans cette vie est abominable, un calcul subjectif des probabilités est paralysé par l’enjeu de l’éternité : je ne peux qu’attendre le moment prescrit pour ma mort. Que serait en effet un tel calcul ? Je me dirais : « La mort que j’appelle de mes vœux, car je souffre trop dans cette vie, c’est une chance sur deux de souffrir pour l’éternité, tentons le coup » ? Quelle apparence de réalité ce raisonnement peut-il avoir ? Si « je souffre trop dans cette vie », je vois aussi que me manque la force de souffrir pour l’éternité, et je ne puis donc tenter cette chance. Je ne peux vouloir me suicider logiquement que si je suis convaincu de mettre fin à ma souffrance avec ma mort, que si je crois au grand sommeil. Que certains paris soient illogiques, et que l’on puisse se charger d’une peine plus grande par la faiblesse de ne pouvoir supporter une peine présente, c’est certain, mais un suicide par faiblesse n’est pas non plus ce que nous appelons un suicide logique, et en l’occurrence un tel suicide résulte d’une abolition du discernement sous l’effet de la souffrance, phénomène qui rend selon nous la proscription morale du suicide inutile, si la phénoménologie de la résurrection n’a pas suffi à le prévenir. – N’est-ce pas dire qu’il y a de la subjectivité là aussi ? La saine raison peut être dite subjective au même titre que la raison altérée : ce sont les deux subjectivités en présence dans ce pari, dans le cadre de la résurrection, c’est-à-dire que l’on peut à peine parler de subjectivité et qu’il s’agit bien plutôt d’objectivité d’une part et d’objectivité abolie d’autre part, tandis que les calculs de l’ascète de la transmigration peuvent relever d’une même raison saine et néanmoins varier à l’infini selon la subjectivité.

Enfin, la transmigration présente une difficulté logique, laquelle n’a pas échappé à ses penseurs mais dont les différentes solutions présentent à nos yeux (à ce stade) un caractère d’arguties. C’est le cas par exemple des doctrines des différentes écoles du bouddhisme qui ont tenté d’expliquer ce qui transmigre dès lors que le moi n’existe pas, étant une illusion résultant de la composition des « cinq agrégats ». Si la mort est une dissolution d’agrégats, comment une recomposition dans une vie nouvelle peut-elle être le même moi (illusoire) ? Une telle dissolution et recomposition ressemble bien plutôt à ce que décrit dans le vivant le matérialisme pur comme processus chimico-organique. Même si les autres écoles de la transmigration n’ont pas le caractère matérialiste prononcé du bouddhisme, la même difficulté se présente : qu’est-ce qui transmigre ? Je n’ai aucune connaissance de mes vies passées et si j’en avais connaissance ce ne seraient que des histoires pouvant à peine me toucher. Dès lors, on ne comprend même pas que l’on soit autre chose que complètement indifférent à ce que doit être notre prochaine vie. Si je fais le mal, je serai réincarné en cochon : et alors ? Je pense que le cochon que je serai ne se souviendra pas plus du moi que je suis que je ne me souviens du moi que j’étais. J’étais peut-être un être céleste, un gandharva, dans ma précédente existence, et me voilà bien déchu, mais est-ce que je souffre ici et maintenant d’avoir été un gandharva et de ne plus être qu’un homme ? Toute souffrance morale devrait donc s’imputer à un déclassement de ce genre ? Par ailleurs, si je suis réincarné en insecte dépourvu de libre arbitre, ce sont, on le sait, les actions des autres qui doivent m’en retirer, par la réversion des mérites. Ces difficultés (pour ne pas dire absurdités) et d’autres encore laissent penser que ces systèmes ont au fond deux objectifs : 1/ écarter la garantie absolue du grand sommeil à la mort de l’individu au profit d’une garantie conditionnelle (et ce à des fins hypothétiques de moralité, bien que nous venions d’indiquer la fragilité d’un tel instrument) 2/ en repoussant l’idée d’éternité, sans doute trop redoutable.

Quelque 250 personnes chaque année en Inde mettraient fin à leur jour par santhara (également appelé sallekhana), chez les Jaïns. Le processus, parfois long, est conçu comme un moyen d’annuler du karma. L’Inde a dépénalisé le suicide en 2017, après que la Cour suprême indienne eut cassé en 2015 un jugement de la justice provinciale du Rajasthan déclarant le santhara illégal.

N.B. Le développement de la technique médicale permettant le maintien en vie des personnes dans un état de délabrement physique de plus en plus avancé, voire réduites à l’état végétatif, crée de nos jours un problème de masse de la fin de vie dont la solution, devant ces millions de mourants perpétuels, appelle le suicide assisté. Ce problème de masse trouve une solution bureaucratique. C’est le progrès.

ii

Nous ne pensons pas que la conséquence de cette phénoménologie de l’au-delà serait qu’il vaut mieux mourir jeune et en bonne santé car alors on ne risquerait pas d’emporter dans l’au-delà un moi souffrant. Plus la personne avance en âge et plus elle est soumise aux désordres physiques causés par la sénescence des cellules corporelles, mais nous avons parlé de souffrance définitionnelle pour le suicidaire, qui montre par son suicide que sa souffrance est définitionnelle. Il y a (encore) des personnes âgées qui meurent dans leur lit dans la plus grande tranquillité.

Si, à présent, le suicide ne se laisse écarter ni par une proscription morale ni par la phénoménologie descriptive, il ne faut pas croire que l’instinct de survie soit suffisant contre cet acte, puisque la Sorge y voit un terme, et que ce terme prend alors, les autres voies d’interprétation écartées, le sens de but, et qu’elle a les moyens de l’atteindre par le suicide. Ce qui la retient en fait, en dehors de la possibilité des dogmes précités, c’est qu’elle se donne un terme dans l’histoire, à savoir que l’instinct de reproduction s’élabore comme instrument de progrès historique. Ainsi que nous l’avons dit (Phil. 21), notre réflexion phénoménologique a commencé avec la réfutation du progrès historique, c’est-à-dire de l’histoire. La Sorge a son terme dans la mort ; si ce terme unique n’est pas associé à un but dans le monde ou après la mort, le but de la Sorge ne peut être que son terme, c’est-à-dire que mourir devient son but.

Dans le monde la Sorge se donne pour but le progrès. Or le progrès n’existe pas. Peut-on, dès lors, si l’on admet que le progrès n’existe pas, affirmer que nous avons simplement dissipé une illusion que l’homme se donnait, dans la culture, pour couvrir la véritable et la seule motivation, naturelle, de sa conduite, dictée par l’instinct de reproduction (et de paternité car les enfants doivent être élevés pour survivre). Ce point de vue est celui de la psychologie évolutionniste, nom donné à l’application à l’espèce humaine des résultats du darwinisme génétique. L’homme forme une société animale qui fonctionne pour l’essentiel sur le même modèle que les autres sociétés animales, lesquelles, comme tout dans le monde animal, sont structurées autour de la finalité sans fin de la transmission génétique de génération en génération. La science a démystifié les constructions et dérivations culturelles par lesquelles l’homme se représentait sa conduite : il s’agit seulement de se reproduire et d’élever des enfants dans le cadre de cette société animale qui est la nôtre, une société où par ailleurs les productions symboliques culturelles, fondées notamment dans le langage, occupent une place plus importante – mais nullement essentielle – que chez nos cousins les singes. La Sorge a donc pour but d’être un singe. Elle se représente son activité rationnelle comme une forme d’autocontrainte, une véritable critique de la raison au sens kantien, le cerveau humain produisant ces dérivations culturelles mystificatrices qui nous empêchent de reconnaître notre animalité et celle de la société ou ne permettent pas de leur conférer la centralité adéquate.

Le non-dit d’une telle conception, c’est que cette animalité est toujours, dans le discours scientifique qui la dévoile, intégrée dans une historicité dont nous n’avons aucun autre exemple dans le monde animal. Le discours scientifique ne rejette pas, contrairement à nous, cette historicité puisqu’au contraire il la fonde : la science est le progrès lui-même. La question est rapidement évacuée par la spécificité culturelle de l’homme, que l’on s’empresse de reconnaître, mais on ne la reconnaît pas comme centrale et c’est bien le problème : si cette « culturalité » où se fonde l’historicité est centrale, l’animalité ne l’est pas, mais que l’animalité soit centrale c’est ce que le discours scientifique nous enjoint de reconnaître. On parvient alors au compromis suivant : l’animalité est devenue culturelle mais ce n’est pas un passage de l’animalité à la culturalité-historicité, nous avons bien plutôt affaire à une animalité « culturalisée », et l’on peut de cette façon maintenir la centralité de l’animalité dans l’homme. La Sorge a donc pour terme le progrès historique : c’est tout ce qu’on peut tirer du consensus scientifique, en particulier des sciences du vivant. Ces sciences ne peuvent rien dire contre la fin de l’histoire. L’humanité, à l’encontre de tout ce que nous savons de la nature, va vers une fin de l’histoire. Contre tout ce que nous savons de la nature, le consensus des sciences naturelles postule le progrès historique. Et quand ce même consensus, cette véritable philosophie de notre temps, affirme que l’histoire est une « évolution » sur le modèle de l’évolution naturelle, elle nie ses propres prémisses, à savoir l’évolution naturelle sans progrès directeur et la culturalité en tant que science, cumulative vers une totalité, ce que nous nions quant à nous, la considérant seulement comme incrémentale à l’infini – c’est-à-dire que, oui, l’évolution culturelle est comme l’évolution naturelle : aucunement un progrès. La seule façon pour la science d’imposer la centralité de l’animalité serait qu’elle se nie comme progrès, mais pas parce que nous trouverions que nous sommes plus évolués que les singes, seulement parce qu’en se posant comme progrès elle nie dans la réalité humaine la centralité de l’animalité, qui ne connaît ni le progrès ni l’histoire.

Quand on trouve des analogues du progrès dans les sociétés animales, par exemple quand des singes apprennent à se servir d’instruments et que cet usage se transmet de génération en génération par un apprentissage, on doit parler de culture. Les singes, et peut-être d’autres espèces, peuvent apprendre une technique, avoir une culture. Cela peut et sans doute doit conduire à des révisions de la délimitation des frontières entre nature et culture mais ces révisions ne peuvent en rien – même si cela nous contraignait à en modifier l’exposé  – affecter le fond de notre phénoménologie, pour la simple et bonne raison que nous ne reconnaissons pas ces frontières. Dans la mesure où nous nions le progrès, celui-ci ne peut servir selon nous de critère discriminant entre nature et culture. Si la science corrige son erreur, elle ne fera que nous donner raison. – Du reste, on sait, du point de vue évolutionniste, que ce n’est pas ce genre d’apprentissage et de culture qui conduira nos cousins les singes, même si nous les laissions entièrement libres d’agir en nous faisant discrets, en cessant d’empiéter sur leurs milieux, à devenir des hommes, car cela appelle une mutation.

La spécificité de la société humaine n’est pas le progrès, ni une culturalité enracinée dans l’animalité, mais une Sorge consciente agissant d’après la représentation de ses fins et trouvant son terme dans la mort individuelle, dont elle a en permanence la représentation. Cette forme d’existence ne s’inscrit pas dans une culturalité évoluée de l’animalité, c’est quelque chose qui se trouve au milieu de cette culture et animalité.

Enfin, une remarque sur le choix existentiel du non-métaphysique dans le contexte des « progrès » de la médecine : nous allons vers un état de la société où le suicide, assisté ou non, sera la fin normale de la vie humaine. En effet, si nous croyons à un terme de la Sorge dans le monde, ce terme se fonde sur l’animalité de l’homme, sur ses fins naturelles (interprétées comme le moyen du progrès historique). Ces fins naturelles sont atteintes avant la mort de l’individu : sa période de fertilité est limitée dans le temps, de même que la période, un peu plus étendue, où il peut être utile à la génération suivante. Passée cette limite, la même finalité plaide au contraire pour la mort de l’individu puisqu’il devient une charge à la génération que sa Sorge avait pour but d’assister. En outre, les progrès de la médecine conduisent de plus en plus d’individus à l’extrême vieillesse et à la dépendance : c’est le problème de masse de la fin de vie que nous avons évoqué. Le sentiment d’inutilité du vieillard dont la Sorge avait son terme dans le monde produit nécessairement la pensée du suicide, si le processus de sénescence physique et ses maux inhérents n’y suffisaient pas. Ceux qui ne procèderont pas à ce suicide eux-mêmes seront « assistés » par un corps social partageant les convictions ici décrites au sujet des fins naturelles de l’homme.

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II

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On ne peut être à la fois dans la nature et dans l’histoire. L’humanité progresse en tant qu’elle est dans l’histoire et ne progresse pas en tant qu’elle est dans la nature. L’humanité progresse et ne progresse pas : sans doute elle ira loin.

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La politique de confiscation de la fortune des riches est ce qui rendait si libres les cités grecques. – Mais aux yeux de Marx, et depuis ce dernier, la ploutophobie passe pour du nihilisme.

(L’économie des cités grecques reposait certes sur le travail des esclaves, un peu comme l’économie de nos sociétés repose sur le travail des clandestins. Le droit applicable à ces travailleurs clandestins est très exactement, en raison de ses non-sens, un non-droit.)

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À l’origine, l’homme libre était celui qui possédait des esclaves. Qu’il y ait eu, par la suite, des hommes libres ne possédant point d’esclaves était une décadence : cette nouvelle sorte d’hommes libres n’avaient plus qu’un ersatz de liberté.

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L’erreur des programmes de stérilisation fut de s’appliquer aux populations pauvres : ils devaient se heurter à l’opposition des gens. Mais un programme de stérilisation des riches ne pourrait que recueillir l’assentiment de la majorité.

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Quand un riche pleure, tant de pauvres se réjouissent que l’humanité s’en porte mieux dans l’ensemble.

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Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Quand un riche pleure, combien de pauvres rient ?

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L’argent a sur nous tant de pouvoir qu’en voyant un riche j’oublie ses qualités.

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L’intelligentsia est de gauche parce que c’est là que les riches payent le plus.

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D’« Élections piège à c*** » à « Les circonstances imposent de voter pour François Mitterrand » : ça se lisait sur son visage.

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Dans quelle mesure Heidegger dit-il dans une langue originale des platitudes ? Par exemple, quand il parle de la conscience (Gewissen), il distingue sa propre conception non pas de celle des autres philosophes mais de ce qu’elle est pour « le vulgaire », à savoir mauvaise conscience, avertissement, etc. (Sein und Zeit §59). Si bien que, même si, sur un tel fondement, on trouve originale la pensée de Heidegger, elle ne l’est que vis-à-vis de la pensée vulgaire et non de la philosophie.

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La question de l’existentialisme est : Qu’est-ce que je peux être dans un troupeau démocratique ? Sa mise au rancart du sujet pensant, du cogito au profit d’une liberté qui s’autodétermine, du je cogitant au profit d’un je agissant – agissant pour être ! –, c’est la philosophie d’un temps de dépersonnalisation qui recherche son antidote. Doit agir pour être l’individu absorbé dans un troupeau ; autrement on est sans avoir besoin d’agir et l’on n’agit que pour développer son être. Dans le troupeau, penser n’a aucune vertu d’être.

La trajectoire des grands noms de ce courant confirme le point de vue. Sartre se rattache au communisme (le communisme comme moyen contre le troupeau), Heidegger au national-socialisme. J’aurais tendance à placer Jaspers dans le cléricalisme mais cela demanderait des développements que je ne peux faire ici : simplement, Sartre l’appelait un « existentialiste chrétien » alors que Jaspers ne parle pas de Dieu mais seulement de la « transcendance ».

S’agissant de Heidegger, qui parle d’une « dictature » du « on » (Diktatur des Man : Sein und Zeit §27, où il ne fait qu’employer le mot en passant, mais les passages sur le Man rendent parfaitement claire la raison d’un tel emploi), comme son engagement national-socialiste est connu, on peut dire que pour lui, Heidegger, c’est : Hitler contre la dictature du « on ».

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Pour Heidegger, le temps des animaux, le temps du « Nur-Lebende », du « seulement vivant », est un problème en soi (Sein und Zeit §68, b : « Wie Reiz und Rührung der Sinne in einem Nur-Lebenden ontologisch zu umgrenzen sind, wie und wo überhaupt das Sein der Tiere zum Beispiel durch eine ,,Zeit’’ konstituiert wird, bleibt ein Problem für sich. ») Un problème en soi, c’est-à-dire une conception du temps en soi, donc deux conceptions du temps. C’est la même faiblesse que chez Hegel, dont nous avons vu (Le Hegel de Kojève x) que, quand il parle du temps humain, il escamote la notion pour ne plus parler que d’historicité. La remarque de Heidegger est clairement à propos, puisqu’il est impossible d’appliquer sa philosophie du temps à autre chose qu’à l’homme, ce qui, comme la conception du temps chez Hegel, est une forme de retour à la sophistique d’un Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose. » C’est en effet un tel retour que l’on opère quand on prend une notion jusque-là appliquée au tout dont fait partie l’homme pour ne l’appliquer qu’à ce dernier, même en affirmant ne point parler du temps au sens vulgaire et en forgeant alors un concept distinct de « temporalité » (Zeitlichkeit) censé présenter le temps de manière correcte et qui ne s’applique qu’au Dasein. C’est le Dasein qui devient la mesure du temps : « l’homme est la mesure de toute chose. » – Il n’en va pas de même lorsque Kant parle du temps comme d’une « forme de la subjectivité » humaine : même si dans ce cas le temps n’existe pas en soi, nous nous percevons en lui en tant qu’objets de connaissance possible de la même manière que nous percevons tous les objets de notre connaissance et il n’est par conséquent nul besoin d’appliquer un concept de temps différent selon que l’on prend l’homme comme objet de connaissance ou bien autre chose. L’homme phénoménal appartient au temps ainsi que le tout du monde phénoménal et c’est le tout du monde phénoménal qui, par ses lois, est la mesure de ce qui se trouve en lui. (Reste que l’homme phénoménal n’est pas le tout de l’homme, dans le kantisme, et que tout l’homme n’est pas au monde.)