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Philo 25 : La raison nomothétique

La raison nomothétique

Religiously regarded, the species is a lower category than the individual, and to thrust oneself under the category of the species is evasion. (Kierkegaard)

(i)

Si la finalité sans fin de l’animalité de l’homme ne satisfait pas la raison, une fin absolue dans la résurrection en ce qui concerne le monde ici-bas, après le Dernier Jour, jour de la résurrection, ne peut non plus, semble-t-il, la satisfaire entièrement. Il y a certainement quelque chose de choquant pour la raison, d’absurde, dans cet arrêt intentionnel, cette fin du monde matériel et de la création pour ne laisser subsister que l’immuable état d’une myriade d’âmes ressuscitées, c’est-à-dire dans le fait que le monde aurait été créé avec la moralité en vue d’une cessation prédéterminée. C’est absurde en raison pure, qui n’appréhende les questions dernières, dans l’entendement, que sous forme antinomique, c’est-à-dire non satisfaisante selon les critères de l’entendement car non soluble, et, pour cause, ces questions sont en dehors des problèmes et des solutions empiriques. Mais comme il ne s’agit que d’une dérivation des postulats de la raison pratique, un corollaire théorique de la loi morale inconditionnelle, cet absurde est ontologiquement de second ordre par rapport à l’absurde de l’animalité de l’homme raisonnable. C’est moins absurde. Or l’animalité de l’homme est un fait : si le plus absurde peut être un fait, le moins absurde ne peut-il être un fait ? On dira : c’est parce que c’est un fait que nous l’admettons, et c’est aussi justement parce que l’autre absurde ne nous est pas connu, étant absurde, comme un fait que nous ne l’admettons pas. Or, dis-je, si vous acceptez l’absurde parce que c’est un fait, ce n’est pas l’absurde qui peut vous servir de critère pour accepter ou rejeter quoi que ce soit, puisqu’un fait vous prouve que l’absurde peut être. On ne peut nier un fait mais on peut croire qu’est un fait le tempérament qui se présente à la raison pour l’absurde animalité de l’homme, car l’homme dans cet absurde ne sait, autrement, que faire de sa raison et c’est ainsi qu’il devient une machine. La pente de l’esprit étant de corriger l’absurde, il accepte l’hypothèse d’un moindre absurde possible tempérant un absurde plus grand qui se présente à lui de manière irrécusable.

(ii)

L’animalité de l’homme est absurde à la raison qui se voit imposer une législation par la nature alors que c’est la raison qui donne ses lois à la nature : la raison pure crée par application de sa législativité à la chose en soi l’animalité de l’homme et ne saurait donc admettre que cette animalité contraignante soit sa législation pratique la plus haute. La raison pratique a sa législation propre, première à l’animalité phénoménale, et c’est ce que nous appelons la loi morale, laquelle ne se conçoit que dans une liberté de l’homme à l’encontre de la législation de sa naturalité. L’animalité de l’homme est un fait de la nature, un phénomène, mais l’homme en soi est liberté, c’est-à-dire qu’il peut et doit obéir à la loi morale, première par rapport à la législation de la naturalité, y compris jusqu’au sacrifice de sa propre vie (naturelle).

La finalité sans fin de l’animalité phénoménale est l’absurde de la phénoménalité, contre laquelle la raison s’élève par la loi morale : l’inconditionnalité de la loi morale donne à cette finalité sans fin son caractère d’absurde ultime. L’entendement appelé à donner l’exposé des lois de l’animalité ne voit qu’un processus sans fin, comme tout dans la synthèse empirique ; mais que l’homme soit un pur déterminé « pathologique », empirique, un nexus d’impulsions naturelles dans un processus de génération continue heurte l’autocompréhension de la raison comme législatrice. Dans ce cadre, la raison pure est conduite à postuler, pour donner un support spéculatif à la loi morale de la raison pratique, un ensemble d’idées régulatrices, qui constituent une religion. Une législation morale sans lien au phénomène de la nature ne peut être pratique que si elle s’insère dans une extranaturalité de laquelle l’homme participe. Cette extranaturalité est la chose en soi, le substrat de la nature, de laquelle la raison pure ne peut rien savoir par entendement puisqu’elle ne peut connaître par l’entendement que la nature (elle peut connaître la nature parce qu’elle la produit en tant que nature en lui donnant ses lois) et ses propres catégories (dans la métaphysique au sens restreint, c’est-à-dire la logique) où s’enracine un monde naturel des phénomènes. Par définition, l’homme participe à l’extranature en tant qu’âme, c’est-à-dire que l’âme est l’idée régulatrice qui se présente comme postulat dans ce cadre. Nous n’avons pas une connaissance de l’âme, par l’entendement, nous la postulons comme étant l’homme en soi dans l’extranature. Dès lors qu’il admet par la raison pratique une extranature, le sujet pense l’âme.

La métaphysique est, dans sa partie logique, la connaissance des lois de notre esprit qui rend possibles les lois de la nature. Leur connaissance est dite vraie sans que la nature puisse servir de pierre de touche puisque c’est au contraire la logique qui sert de pierre de touche à toute connaissance. Nous pouvons de la même manière dire vraie quelque chose hors des catégories logiques et de la nature dès lors que l’idée s’en présente comme un postulat. Les postulats de la raison pratique sont vrais. Ces idées que nous appelons avec Kant régulatrices, le monde, l’âme, Dieu, sont vraies sans démonstration ni preuve. Elles sont inconditionnellement vraies. – C’est une erreur de trouver dans la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle démonstrative une critique de la métaphysique en tant qu’accès aux vérités dernières, et en particulier de considérer qu’une idée « régulatrice » (regulative Idee) n’est pas, dans la philosophie kantienne, absolument contraignante.

(iii)

La position de Schopenhauer par rapport au kantisme est que la raison est une pure représentation, une Vorstellung, dont le substrat est la volonté aveugle, la Wille. La volonté se nie dans sa représentation en devenant lucide sur elle-même : en se voyant aveugle, en quelque sorte, puisque le vouloir préexiste à son objet et à tout objet, elle prend conscience du paradoxe de son existence en tant que vouloir sans objet. La seule liberté concevable dans ce cadre se présente à ce moment existentiel, dans la négation du vouloir-vivre. Il existe là aussi une loi morale, qui découle de la réalité unique de la volonté, dont les manifestations objectales se livrent dans l’individuation de leur être particularisé une lutte sans merci : puisque chaque manifestation de la volonté veut, elle veut contre ses autres manifestations, mais ce faisant la volonté veut contre elle-même et c’est ainsi qu’elle en vient à se nier. C’est cette négation du vouloir qui est la loi morale. Autrement dit, l’individu agit plus ou moins moralement en fonction des contraintes que sa représentation lui permet d’apporter à son vouloir naturel, et le plus haut degré de la moralité est le renoncement ascétique au monde.

La représentation n’est pas une législation, il n’est donc pas besoin d’invoquer le principe d’une rétribution extranaturelle de la conformité à la loi. Il ne peut y avoir d’autre « rétribution » que l’extinction d’un absurde vouloir sans objet. Celui qui se soumet à ce vouloir le perpétue et se perpétue dans le vouloir, tandis que celui qui dévoile le vouloir sans objet à sa faculté de représentation se confronte à l’absurde et en vient à se nier en tant que vouloir pour échapper à l’absurde et en particulier se soustraire à la faute morale de le perpétuer. La finalité sans fin de l’animalité de l’homme ne satisfait pas la raison et la fin absolue de la création se laisse penser autrement que sous la forme d’une fin du monde créé pour un état immuable des âmes ayant vécu dans le monde puis ressuscitées selon leur rétribution respective, félicité pour les unes, damnation pour les autres, car elle se laisse penser comme résultat possible d’une négation généralisée du vouloir, c’est-à-dire non comme le décret selon toutes les apparences arbitraire d’une volonté supérieure mais comme un but de la raison ayant délibéré que le néant est préférable à l’absurde d’une volonté aveugle, d’un vouloir sans objet, que le néant est seul légitime.

Le renoncement implique le détachement du monde car le renoncement sans détachement impliquerait quant à lui d’accepter d’être une pure instrumentalité pour des fins exogènes et conditionnées par la volonté, c’est-à-dire que la personne accepterait de renoncer à ses propres fins tout en acceptant d’être l’instrument des fins d’autres manifestations de la volonté aveugle. Un état d’obéissance parfaite se trouve prescrit dans le perinde ac cadaver, le « comme un cadavre » des ordres monastiques et du jésuitisme, et son objet est ad majorem Dei gloriam. Le renoncement devient ici soumission totale à l’autorité d’une organisation via une règle de vie. Une telle conception n’est évidemment possible que si l’autorité en question n’est pas conçue comme volonté aveugle. Or, dans la philosophie du renoncement au vouloir-vivre, toute volonté est volonté aveugle et vouloir sans objet : une organisation religieuse est donc, en tant que non détachée du monde, au service de ce vouloir que renie le renoncement. Le vouloir est transposé au plan collectif mais, comme le collectif n’a pas de volonté propre et le principe volontaire est dans chacun de ses membres, il ne peut y avoir de renoncement au profit du collectif, ce n’est qu’au profit de tels de ses membres, par exemple les supérieurs de l’ordre, qui satisfont ainsi une volonté de puissance, ou même – cela n’infirme nullement le point de vue – au profit de chacun de ses membres, s’ils satisfont ainsi tous une volonté de puissance par l’appartenance à une organisation puissante dans le monde ou cherchant à le devenir. Il est cependant certain que le renonçant nécessite la protection du « glaive » pour ne pas être réduit en servitude en cas de rencontre avec une manifestation de la volonté. Cette dépendance à la volonté active conduit à parler de parasitisme pour ces phénomènes, notamment dans la pensée protestante, retour au « juste milieu » aristotélicien.

(iv)

Pour bien faire comprendre ce que nous entendons par raison législatrice, il convient de parler plutôt de raison nomothétique : la raison ne délibère pas sur une législation, elle est législation, c’est ce que nous entendons en disant qu’elle est nomothétique. La raison pure est la législation de l’extériorité, la raison pratique la législation de l’intériorité. La raison pure donne ses lois à la nature, la raison pratique à la moralité. Le propre moi de l’homme est externe à lui-même en tant qu’objectification corporelle : le corps est sujet à la législation de la nature. Cette législation est le produit d’une forme universelle de la subjectivité humaine, la raison pure. On parle de subjectivité parce que c’est le sujet pensant, le cogito qui est le plus petit dénominateur commun des phénomènes, mais cette subjectivité n’est pas ma ni ta ni leur subjectivité, c’est le sujet pensant en tant que nomothétique. Outre cette législation de la nature, des phénomènes, il existe une législation morale qui est la raison nomothétique pratique de l’essence en soi du sujet. Le phénomène du sujet est le corps naturel. L’essence en soi, et non dans le phénomène, du sujet pensant est la liberté. En tant qu’être pensant, j’ai une législation morale distincte de la législation naturelle.

La législation de l’extériorité n’est pas connue dans sa totalité métaphysiquement mais seulement dans une synthèse empirique. Ainsi, la raison pure ne connaît pas son propre être nomothétique de manière apodictique inconditionnelle autrement que via le canon logique qui sert de fondement à l’exposé synthétique des lois de la nature et via un certain nombre de fondements métaphysiques tirés des catégories de l’entendement (les « premiers principes métaphysiques de la science de la nature »). Ce qu’est la nature, c’est-à-dire la législation de la raison pure, cette dernière ne le connaît pas en totalité dans son en-soi, c’est-à-dire en son propre fond, mais dans une synthèse empirique continue sans fin.

La législation de l’intériorité, en revanche, est connue métaphysiquement, apodictiquement, en dehors de toute synthèse inductive, dans la conscience. La raison pratique n’a de connaissance que métaphysique. Le domaine empirique dans son ensemble est l’extériorité absolue de la chose en soi, la loi morale l’intériorité absolue de la chose en soi. La chose en soi dont la subjectivité tire la loi morale depuis l’intériorité est pensante, un esprit. Le sujet qui n’a aucun objet physique est pure législation de soi.

Ce qui se connaît apodictiquement est le vrai, ce qui se recherche éternellement dans une synthèse infinie est le faux par rapport au vrai, comme on dit d’une substance artificielle que c’est, par exemple, de l’or faux. La nature est le faux dont la chose en soi est le vrai. La nature est le faux car c’est un Sollen extériorisé : les lois de la nature sont la législation de l’en-soi dans une extériorité d’objet qui n’existe que vis-à-vis de l’esprit (sujet) pure législation de soi.

L’irréductibilité de l’extériorité est consubstantielle à l’essence nomothétique du Dasein. (Nous reprenons le terme heideggérien sans nous départir de la position cartésienne-kantienne critiquée par ce dernier concernant le « sujet » [pour des éclaircissements sur ce point, voyez Philo. 20 : Avec Descartes], car le terme est une alternative commode alors que la « subjectivité » donne lieu, parfois même dans les discussions philosophiques, à confusion, étant dépréciée par rapport à l’objectivité comme critère du vrai, alors que nous parlons d’une subjectivité universelle, c’est-à-dire de la forme de la subjectivité, condition de toute objectivité ; il s’agit, bien sûr, de « l’homme », mais pas non plus de l’homme au sens anthropologique, bien plutôt au sens anthroponomique.) La législation est un acte créateur, c’est la législation qui se crée une extériorité par son acte. Cet acte législateur-fondateur, en se donnant une extériorité, se donne une nature régie par des lois. L’extériorité est légiférée depuis l’intériorité nomothétique, cependant elle n’est plus qu’une fausse loi, la loi de ce qui est faux par rapport au vrai. C’est pourquoi la raison pratique se connaît comme législation dans l’absolu de l’expérience immédiate (qui n’est pas l’empirisme) tandis que la raison pure ne se connaît comme législation qu’en principe : elle doit déchiffrer cette législation qu’elle est en soi à partir de l’empirisme et ceci n’a point de fin.

Régi par des lois dans la nature, le corps du Dasein est l’extériorité immédiate vis-à-vis de l’extériorité médiate dont le corps est médiateur. Les lois de l’extériorité sont fondées sur des forces car l’extériorité est la dynamique d’une relation, la relation primaire sujet-objet, de laquelle découlent toutes les relations. Qui dit relation dit force (dans l’extériorité mais aussi dans l’abstraction pure : une relation logique est une attraction abstraite, le tiers exclu une répulsion abstraite). Qui dit force dit action et transformation. L’extériorité de la nature est la transformation des corps. L’extériorité immédiate est un corps soumis à des forces de transformation parce que la chose en soi est pur esprit dans l’intériorité. La nature créée nomothétiquement est hétéronome par rapport à sa loi dont le sujet pensant est le législateur autonome. L’hétéronomie comprise dans la loi de nature s’exprime par la dynamique des transformations naturelles. Cette législation n’a pas en soi le concept de finalité mais seulement celui de nécessité.

L’acte nomothétique comporte une finalité, en d’autres termes une cause finale. En créant la nature, il crée la dynamique causale propre à la cause finale première, sous forme de la chaîne mécanique des causes à effets, la « fausse » causalité. Le monde de la nécessité repose sur une finalité. L’hétéronomie est une autonomie dégradée dans l’extériorité.

La causalité mécanique est créée comme moyen, la chaîne des causes à effets comme dynamique de l’extériorité. La chaîne est un « mouvement vers » qui trahit la finalité au principe de la chaîne, « vers » car le mouvement est de la cause à l’effet, cette dyade est orientée, mais la chaîne étant le milieu d’une hétéronomie elle est en réalité infinie et ne « va vers » nulle part. Le progrès que suppose cette chaîne est un mythe. La finalité reste hors de la chaîne : de cause à effet rien ne se réalise qui ne soit compris dans la législation de la nature, l’hétéronomie n’a aucun au-delà de cette législation, l’orientation de la dyade se diffuse le long d’un milieu en perpétuelle transformation et la cyclicité périodique est le seul véritable objet de la quête du progrès : un milieu stabilisé sous forme de périodicité régulière. Tous les sous-milieux tendent à la périodicité, à la « stabilité », jusqu’à ce que le choc avec un autre sous-milieu, externe ou concentrique, la désorbite complètement et ces chocs sont inévitables. Le progrès interprété comme périodicité stable est la finalité sans fin de la naturalité et le paradoxe désespéré du Dasein hétéronome. Plus même qu’un paradoxe, c’est une autonégation : il faut un progrès pour « aller vers » autre chose que le progrès. La « fin de l’histoire » n’a d’ailleurs même plus le moindre caractère de périodicité, qui est bien plutôt le concept prémoderne de l’histoire comme éternel retour ; c’est la fin de toute activité dans la nature et contre la nature, ce qui suppose, puisqu’on n’y voit pas la fin de l’homme, une fin, une cessation de la nature. Le Dasein hétéronome réalise ainsi sa fin extranaturelle en visant la fin de la nature dans l’extériorité. C’est ce qui s’appelle avoir surmonté la superstition. Il est exact que la superstition recherche les mêmes fins hétéronomes que la technique, milieu du progrès, sans disposer de ses moyens : dès lors que ces moyens se sont présentés à l’entendement, la superstition devait être abandonnée comme inefficace. Cependant, la cessation de la nature envisagée dans la superstition, la magie, s’interprétait encore comme un pouvoir de l’intériorité et donc légitimement comme une domination de la nature par l’extranature. La cessation de la nature sous l’effet de l’extériorité représente quant à elle une supposée domination de la nature sur la nature mais il y aurait alors une bonne et une mauvaise natures, alors que la nature n’est qu’elle-même, indivisiblement, à savoir la législation de l’extériorité. De sorte que la superstition est cohérente, bien qu’inefficace, tandis que la technique est « efficace » mais incohérente : elle doit voir ses acquis balayés les uns après les autres, perpétuellement. La technique n’est ni efficace, car elle n’est qu’« efficace », ni cohérente, elle est donc inférieure à la superstition.

(v)

L’humanité n’a jamais quitté la pensée mythique, elle a seulement remplacé les anciens mythes par le mythe du progrès. Le progrès est la mythologisation d’un Schicksal collectif, appelé vocation de l’humanité. C’est l’humanité qui devient supposément le sujet d’une tension morale car elle pourrait hypothétiquement échouer à réaliser sa vocation, tandis que les individus, pour ce qui les concerne, servent le progrès en alimentant l’avenir par la génération, c’est-à-dire la reproduction sexuelle, et, pour ce qui concerne l’humanité, servent le progrès en votant bien, mais les actes d’un individu donné n’ont aucune importance car il y a toujours des individus qui ne se reproduisent pas et toujours des individus qui votent mal, cela n’empêche pas que l’humanité se reproduit et vote bien. L’individu, dans ce mythe, n’a aucune vocation propre : il est dans la dictature du « on » indépassable.

Prenons la reproduction sexuelle. Si le progrès n’était pas seulement un mythe, c’est-à-dire si l’humanité réalisait effectivement une vocation dans l’histoire, la reproduction sexuelle serait un devoir moral pour l’individu et non une passion de son animalité. La vieille idée que Hegel a reprise sous le nom de List der Vernunft (ruse de la raison) [on la trouve déjà chez Kant, qui renvoie à la pensée antique : fata volentem ducunt, nolentem tracunt. Voyez ici] consiste à dire, dans les termes de Hegel, que la raison dans l’histoire se sert des passions (déraisonnables) des individus pour parvenir à ses fins (dans l’histoire). La raison dans l’histoire atteint donc son objectif en utilisant les passions dans l’homme plutôt que la raison dans l’homme, dont elle ne peut, semble-t-il, rien faire, et cet objectif serait raisonnable ou rationnel ? C’est clairement absurde. Si la fin est raisonnable, l’instrument en est la seule raison. Donc, pour en revenir à la reproduction, elle ne peut avoir une fin qui soit hétérogène à sa nature de passion animale : où voit-on que les animaux soient soumis à une vocation de leur animalité en dehors de chacun d’eux pris individuellement, et qui prétend une telle chose chez les animaux parmi ceux qui croient à la vocation de l’humanité ? Personne, que je sache. Par conséquent, puisque même si quelqu’un le prétendait cela n’aurait aucun sens, pour que l’humanité ait la moindre vocation dans l’histoire, il faut que celle-ci concerne des qualités morales et qu’elle soit un accomplissement moral. Si, à présent, l’individu est appelé à se reproduire non comme un impératif moral mais comme un instinct naturel, ceci ne peut servir à la moindre vocation de l’humanité. Au moins depuis les Pères de l’Église on n’interprète plus le « croissez et multipliez » comme concernant la reproduction sexuelle (voyez l’interprétation ésotérique qu’en donne S. Augustin dans les Confessions, au livre XIII, chapitre 24). Il est inimaginable qu’un commandement divin adressé à la raison de l’homme fasse doublon avec une loi naturelle. C’est comme si Dieu enjoignait à l’homme de manger. Il y a peut-être des passages dans les Écritures où il est écrit que les fruits de la terre sont faits pour être consommés, pourtant il ne vient à personne l’idée d’y voir un commandement moral de manger, plutôt que, éventuellement, un moyen d’appeler l’attention de celui qui doit manger. Même pour la condamnation morale du suicide par inanition, ce n’est pas le fait de manger qui est moral mais le fait de se donner la mort qui ne l’est pas. En d’autres termes, l’humanité qui subsiste, comme toute autre espèce animale, dans le temps par la reproduction sexuelle n’a aucune vocation dans l’histoire. Ce n’est pas l’humanité qui a une vocation, qui peut réussir ou échouer : c’est l’homme, c’est l’âme d’un être humain singulier, et son échec ou sa réussite ne se connaît ni dans le temps ni dans l’histoire mais dans l’au-delà, c’est-à-dire que sa reproduction, sa postérité génétique dans le temps lui est entièrement indifférente. (Il existe un souci légitime de la postérité, qui est la mémoire qu’on laisse mort aux vivants, mais répondre à ce souci légitime en se servant de la reproduction sexuelle, c’est-à-dire se servir de la postérité génétique à cette fin, est illégitime ; or c’est ce qu’on trouve élevé au statut de religion dans le culte des morts et des ancêtres.) L’histoire de l’humanité ne concerne que son animalité ; plus précisément, c’est son animalité qui empêche l’humanité d’avoir une histoire au sens de vocation. L’humanité est toute animalité car elle n’a pas d’âme, il n’existe pas quelque chose qui soit une âme de l’humanité. (Dans le milieu technique, le Gestell, cette animalité devient machinalité.) Si l’humanité disparaît, ce qui est dans l’idée de la négation du vouloir-vivre (et Schopenhauer cite à ce sujet S. Augustin pour qui cette disparition est une idée raisonnable), aucune âme ne périt avec elle autre que celles des individus qui meurent et doivent mourir. C’est pourquoi la cessation du monde (avant la résurrection) n’est pas aussi absurde que la finalité sans fin, car l’humanité est une coquille vide, aucune âme ne lui appartient. Les âmes s’appartiennent à elles-mêmes, comme législation de soi.

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La technique est née comme l’ersatz de l’organique manquant du Mängelwesen, l’homme, et sa tendance est donc de remplacer tout l’organique disponible de l’homme.

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« Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la grandeur des Empires. Soit. Je vois qu’on me parle toujours de fortune et de grandeur. Je parlais moi de mœurs et de vertu. » (Rousseau, Discours sur les sciences et les arts : Dernière réponse) Oui, des « vertus militaires » qui font qu’un État conquiert et n’est pas conquis, c’est-à-dire devient un grand empire : « les vertus militaires s’évanouissent » (Discours : deuxième partie) ; « le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d’y faire régner la vertu » (prosopopée du vertueux Fabricius, dans le même Discours). Il faut bien voir que Rousseau voit dans la vertu la seule garantie militaire possible de l’État ; et si, en plusieurs autres endroits de son œuvre, il dit que la guerre offensive est injuste, sa prosopopée de Fabricius ne s’explique aucunement de ce point de vue à moins que la guerre offensive en vue de faire régner la vertu ne soit juste quant à elle, ne serait-ce que parce qu’autrement l’État vertueux serait voué à perpétuellement avoir à se défendre des États injustes. Quand les peuples sont vertueux ils conquièrent, quand ils sont vicieux ils sont conquis. C’est ce qui ressort de l’histoire de l’antiquité vue par Rousseau, dans ce Discours du moins.

Cet autre témoignage de Rousseau sur l’histoire des sciences et des arts en Europe, n’est pas non plus exempt de contradictions : « Je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable que l’ignorance avait usurpé le nom de savoir, et opposait à son retour un obstacle presque invincible. Il fallait une révolution pour ramener les hommes au sens commun ; elle vint enfin du côté d’où on l’aurait le moins attendu. Ce fut le stupide Musulman, ce fut l’éternel fléau des Lettres qui les fit renaître parmi nous. La chute du trône de Constantin porta dans l’Italie les débris de l’ancienne Grèce. » (Discours sur les sciences et les arts : première partie)

Le « jargon » méprisable désigne évidemment la philosophie scolastique, appuyée sur la pensée d’Aristote. La chute du trône de Constantin n’apporta donc pas en Italie, précisément, les « débris de l’ancienne Grèce » mais seulement ceux que l’Italie et le reste de l’Occident ne connaissaient pas déjà, et ils connaissaient Aristote via les Arabes musulmans, « éternel fléau des Lettres ». Alors que le « fléau des Lettres » nous fit connaître, par emprunt direct, la partie aristotélicienne de la culture de l’ancienne Grèce, cet apport est jugé méprisable par Rousseau, et tandis que ce fléau est seulement indirectement responsable de la révolution en Occident, puisque la véritable cause en est, toujours selon Rousseau, l’émigration de Grecs byzantins en Italie après la chute de Constantinople, il veut en faire la cause véritable car on ne voit pas autrement que l’on pût dire que cette révolution fût survenue « du côté d’où on l’aurait le moins attendu », à savoir du côté de l’islam ; mais l’islam n’a fait que conquérir Constantinople, et ce n’est pas l’islam qui apporta le platonisme en Italie mais les Byzantins fuyant le nouveau régime islamique en Orient. Cependant, la confusion est plus grande encore, car pour Rousseau ce qui disparaît avec le vice qui s’inocule par les sciences et les arts, ce sont les « vertus militaires », si bien que, de son point propre point de vue, puisque l’islam est l’ennemi des sciences et des arts, on aurait au contraire dû s’attendre à la révolution qu’il décrit, car il fallait s’attendre à la victoire de l’islam sur Byzance.

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Buste d’Athéna, Altes Museum Berlin

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Ayant publié dernièrement un pdf de l’anthologie de mes tweets en français, L’homme-bureau qui tweetait (2017-2020), disponible en table des matières de ce blog, je dois revenir ici sur un point que j’ai laissé non analysé dans ce cadre. Il s’agit d’une discussion qui a eu lieu ici et au cours de laquelle je répondis cela : « ‘Sale sioniste comme sale belge c’est condamnable.’ En réalité, ce n’est qu’à moitié vrai. Sale Belge est une injure aggravée, sale sioniste une simple injure. »

Je tiens à compléter et même corriger ce point. L’affirmation que j’ai rapportée n’est pas à moitié vraie, elle est totalement fausse. Car je n’ai répondu qu’à la moitié du problème, mais il y a deux moitiés du problème et l’affirmation est fausse pour les deux, et encore plus fausse pour celle que j’ai oubliée.

« Sale Belge » est une injure aggravée, « sale sioniste » une simple injure, quand ces paroles sont adressées à une personne en particulier. Car la nationalité (ici la nationalité belge) est une catégorie spécialement « protégée » par la loi, tandis que le sionisme n’appartient pas à une telle catégorie. C’est la première différence, relevée dans ma réponse. Quand on dit, en outre, « sales Belges » à deux ou trois Belges en notre présence, c’est la même chose : une injure aggravée envers ces personnes-là, qui sont les victimes identifiées de l’injure.

Mais si je dis ou écris « Sales Belges » dans l’abstrait, en pensant aux Belges en général, cela ne s’adresse à personne en particulier et c’est alors une injure « à raison de l’appartenance à un groupe », en l’occurrence « à raison de la nationalité ». Cette injure, sans victime particulière et seulement une « victime » abstraite, « les Belges », est un délit pouvant être actionné par le procureur de la République ou l’une de ces associations-vautours agréées vivant de procès au pénal (en plus des subventions publiques). Mais le sionisme n’est pas une catégorie de groupe reconnue par la loi. Ce n’est donc pas du tout une insulte illicite de parler, dans les mêmes conditions, de « sales sionistes », pas plus que ce n’en serait une de parler de « sales capitalistes » ou de « sales communistes ». C’est la seconde différence, encore plus importante puisqu’il y a ici délit dans un cas et seulement dans ce cas.

C’est bien pourquoi les parlementaires pro-sionistes français veulent changer la loi. Que peuvent-ils demander ? Ils pourraient demander que l’on crée une catégorie à côté de la nationalité (belge etc.), de la race (blanche etc.), du handicap (handicapé) etc. (j’arrête l’énumération car ce serait un peu long), que l’on crée, donc, une nouvelle catégorie spécialement protégée dans laquelle entrerait naturellement le sionisme. Que pourrait bien être cette catégorie ? La catégorie des idées politiques ? On voit immédiatement l’absurdité d’une telle proposition ; enfin, je dis que c’est absurde mais pour ceux dont le but serait de museler complètement les opinions, cela n’aurait rien d’absurde, au contraire. Mais quand même. Leur idée, si je comprends bien, est donc plutôt de faire dire à la loi française que l’antisionisme est de l’antisémitisme, et que « sale sioniste » serait donc la même chose que « sale juif », c’est-à-dire, soit une injure aggravée envers un ou quelques individus particuliers, soit une injure envers un groupe défini par la race, la religion ou les autres catégories existantes (sans que, à ma connaissance, le juge n’éclaircisse, en particulier dans le cas des juifs, de quelle catégorie il s’agit, religion, peuple ou autre – alors que la défense n’est pas la même selon la catégorie, par exemple s’il s’agit de religion puisqu’il paraît, même si la religion fait partie de ces catégories, qu’on a le droit dans ce pays de ne pas aimer les religions ou telle ou telle religion – car le délit est toujours libellé par le parquet ou le tribunal en citant l’ensemble des catégories reconnues par la loi). Ce serait, une telle loi, une loi de vérité historique : le législateur imposerait ses propres vues dans un conflit historique d’idées, d’idéologies et d’intérêts concrets. Il existe déjà de telles lois de vérité en droit français, certes, mais par une incohérence d’ailleurs fâcheuse (car toute incohérence est fâcheuse en matière de législation) le Conseil constitutionnel semble opposé à l’extension du domaine de ces lois immondes. Je ne vois donc guère non plus de possibilité de prospérer pour cette idée originale des parlementaires pro-sionistes et de leurs inspirateurs.

Philo 19 : L’anhistoricité de l’homme

Quand, dans la Phénoménologie de l’esprit, Hegel critique longuement la physiognomonie, il ne la critique pas comme « pseudoscience » mais comme science. L’expression « pseudoscience » n’a pas de fondement scientifique, c’est un jugement exogène, politique, bureaucratique ou journalistique sur des recherches considérées indésirables selon divers points de vue n’ayant rien à voir avec la méthode scientifique, et l’emploi du terme est donc de nature à rabaisser cette méthode au rang de dogmatisme frelaté. La méthode scientifique est dévoyée au nom d’une idéologie scientiste qui prétend séparer le bon grain de l’ivraie au plan de la méthode, alors qu’elle se fonde sur un dévoiement de celle-ci.

Si ce n’est une idéologie ou des considérations métaphysiques, rien ne permet d’exclure a priori la recherche de corrélations entre des bosses crâniennes et des données psycho-mentales et la tentative de les expliquer, que le résultat avéré qu’il n’existerait pas de telles corrélations, et ce résultat ne peut être avéré sans que des recherches aient lieu. Or ceux qui parlent de « pseudoscience » pour la physiognomonie ne se fondent nullement sur une absence de résultats concluant des recherches mais sur le pur et simple a priori qu’il ne peut y avoir de causalité entre une capacité psycho-mentale et la formation d’une bosse crânienne, alors même que les localisations cérébrales sont par ailleurs quelque chose de complètement admis.

Compte tenu de ce que sait la science qui n’a pas nom de pseudoscience, à savoir qu’il existe des localisations cérébrales des capacités psycho-mentales, on s’attendrait à ce que soit acceptée une ligne physiognomonique de recherche. Peut-être certains s’appuient-ils sur le passage de Hegel dont j’ai parlé, dans lequel le philosophe attaque la physiognomonie en résumant la démarche de celle-ci comme consistant à dire que « l’homme est un os », mais la réflexion de Hegel n’est nullement fondée sur la méthode scientifique positive, elle est au contraire purement métaphysique. Il est impossible de qualifier de pseudoscientifique quelque chose que l’on rejette à partir d’une dialectique métaphysique.

Qui ne voit, en réalité, que la physiognomonie est appelée pseudoscience parce que notre société rejette – c’est son parti pris – l’eugénisme et tout ce qui paraît s’en approcher ? Que des bosses crâniennes permettent de distinguer des hommes, cela fonde un système de classification, et potentiellement de tri, des êtres humains sur un plan biologique : une prémisse de l’eugénisme. L’erreur est de parler de pseudoscience. C’est une erreur assez grave car, comme déjà dit, c’est étendre le domaine de la science jusqu’au dogmatisme, ce dont les pontes scientifiques ne se plaindront certainement jamais car on en fait ainsi des experts y compris en métaphysique. Pour profiter de l’autorité de la science, car c’est la seule autorité que l’on veut reconnaître, on la subvertit. Or la science est libre de dogmatisme à la condition de n’entraver aucune recherche. C’est en vain que l’on croit donner au point de vue contre l’eugénisme la caution de la méthode scientifique non dogmatique, et ce d’autant plus que l’on sape cette méthode en la défendant de fait comme un pur dogmatisme.

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Si l’histoire de l’homme est un progrès sans fin, alors l’homme n’est pas un être historique car sa distance à l’infini vers lequel conduit l’histoire est la même à quelque époque de l’histoire que ce soit, c’est-à-dire que la place d’un homme dans le temps historique ne le définit en rien. L’homme est anhistorique.

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Une philosophie de l’histoire n’est possible qu’à la fin de l’histoire : cf. « Le Hegel de Kojève » (Philosophie 14). Une philosophie de l’histoire avant la fin de l’histoire prétend lire l’avenir, et ce non comme un météorologue pour les prochains jours, mais tout l’avenir jusqu’à la fin de l’histoire. Par ailleurs, une philosophie de l’histoire présuppose une fin de l’histoire : l’histoire ne peut avoir un sens, une direction, qui est l’objet d’une philosophie de l’histoire, que si elle va vers une conclusion, une destination finale. En objectant que l’absence de destination finale déterminée n’empêche pas de concevoir une direction déterminée plutôt qu’un éparpillement ou tout autre mouvement arbitraire, on prétend qu’un perfectionnement infini est quelque chose de possible, mais qu’est-ce qu’un perfectionnement dont la perfection vers laquelle il tend n’existe pas en tant que déterminée ? Sans perfection déterminée possible – et si une perfection de l’histoire humaine était possible, on pourrait au moins la définir, même si, ce qui semblerait pourtant aussi pouvoir être demandé, tout le monde ne serait pas d’accord avec telle ou telle définition, or quel état concevable de la fin de l’histoire présenterait un tableau digne des efforts humains ? –, parler de perfectionnement, parler de progrès autrement que dans et pour des domaines circonscrits, est une naïveté. Les ventes de voitures et d’assurances peuvent progresser, mais qu’y gagne l’humanité ? L’illusion du progrès est tout entière dans ce sophisme : on prend quelques critères dont on note l’évolution, en fermant les yeux sur tout le reste, pour parler d’un progrès de l’humanité, comme si celle-ci était tout entière définie par l’espérance de vie, la santé, l’éducation, etc.

Du point de vue cognitif, le critère qui permettrait de fermer les yeux sur le reste est l’intelligence. Or nous ne sommes pas plus intelligents ; les grands penseurs du passé nous restent une source d’étonnement et d’émulation, ceux d’entre nous qui pensons ou voulons penser aujourd’hui continuent de les admirer et de les trouver supérieurs à nos contemporains. Comment se fait-il, si l’homme se perfectionne, que nous ne trouvions pas nos contemporains plus intelligents, au moins en moyenne, qu’un Platon ou un Aristote ? Et même quand nous comparons ces derniers avec les noms saillants de la philosophie plus récente, contemporaine, nous ne trouvons pas que notre admiration soit plus marquée pour ceux-ci. Quant au progrès des sciences, il est entièrement compris dans la problématique de l’infinitude qui nivelle tout.

Reste le progrès moral, mais celui qui peut parler avec conviction d’un progrès moral de l’humanité démontre par là-même sa propre infirmité morale, car un tel point de vue ne peut se défendre sans une relative indifférence, voire sans complaisance au mal présent ; c’est se placer dans un rapport théorique, abstrait au mal, ce qui est le contraire de la moralité. Quant à ceux qui croient au progrès du droit, sous-thème de la morale, ils n’ont pas assez étudié cette branche, même quand ils sont juristes de profession, l’insistance par les pouvoirs en place sur le respect du droit et des droits étant en étroite relation avec leur violation par ces mêmes pouvoirs, qui n’ont jamais été aussi étendus. – Le sophisme du progrès serait cependant enraciné dans la nature morale de l’homme, en serait une idée nécessaire : le progrès de l’humanité donne un sens à mon propre effort de progrès moral. Or la croyance à la vie éternelle suffit à donner un sens à l’effort du progrès moral individuel, tout en ne s’opposant pas à ce progrès, tandis que la foi dans le progrès moral de l’humanité s’y oppose en relativisant le mal présent par une comparaison avec les états supposés pires du passé. La moralité ne consiste pas à relativiser le mal. Et si nous nions la possibilité d’une fin de l’histoire, nous ne pouvons même pas croire à un quelconque progrès de l’humanité.

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Puisque la science est incrémentale, la civilisation matérielle, fondée sur les connaissances techniques et scientifiques, progresse. Ce point de vue est faux. Une science incrémentale dans l’infini a l’infini pour inconnu : ignorer une quantité infinie des choses à savoir, c’est ne jamais réduire le nombre de ces choses (l’infini moins un reste infini), c’est ne jamais en savoir plus qu’un autre par rapport à la totalité infinie (la distance à l’infini de tout fini est la même car, si l’on demande quand A et B arriveront au bout, il existe une réponse unique pour les deux : jamais), c’est donc ne rien connaître, ne rien savoir, comme Socrate, qui savait au moins cela. Le point de vue vrai sur la science est qu’elle est une ignorance perpétuelle, et de cette ignorance ne peut s’inférer aucun progrès. La science est le néant de l’esprit, la civilisation matérielle le néant de la société, le progrès matériel le néant de la vie.

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Si nous croyions au bonheur, nous ne croirions pas au progrès. Si nous croyons au progrès, nous ne croyons pas au bonheur.

Ceux qui croient au progrès, les Américains par exemple, en fait croient au bonheur dans l’action par laquelle le progrès se réalise : le progrès est un pur prétexte, c’est seulement l’action qui compte.

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Les gens qui croient au progrès sont tournés vers le passé. Tournés vers le passé et croyant au progrès, ils se sentent supérieurs. Si, croyant au progrès, ils étaient tournés vers l’avenir humain, ils se sentiraient inférieurs et cesseraient de croire au progrès.

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Cioran est appelé un « styliste » plutôt qu’un philosophe parce qu’il n’a pas pris la peine de discuter longuement la philosophie savante d’un Heidegger ou autre, mais c’est bien le comble du paradoxe que ce soit cette philosophie savante, érudite qui se donne pour une « phénoménologie », comme une appréhension dépouillée de toutes préconceptions et constructions savantes du « monde de la vie ». Un Cioran était mieux placé pour philosopher sans constructions savantes. Je sais, celui qui n’est pas savant ne peut faire que de la phénoménologie « naïve ». Au non-savant le monde de la vie est occulté par le voile de la tradition savante, par le sens commun érudit qui trouble ses représentations de tout un appareil conceptuel sophistiqué, raffiné, compliqué. Pour échapper au carcan savant qui déforme tout, il n’a d’autre choix que de devenir savant.

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Quand Heidegger affirme que « l’anthropologie, la psychologie, la biologie » ne peuvent répondre à la question de l’être (l’être du Dasein), il omet de dire que la question ne se pose pas pour elles. Ce sont elles qui ont une question pour Heidegger : Ce que vous dites de l’homme, du Dasein s’applique-t-il au singe, moyennant quelques corrections à la marge ? – La théorie de la descendance s’oppose à la conception du caractère unique, incomparable du Dasein (l’être humain), conception qui n’est pour elle que la vieille vanité humaine sous de nouveaux oripeaux, et c’est elle, cette théorie de la descendance, qui est la philosophie de notre temps, quand bien même la philosophie de Heidegger serait la philosophie des universités.

Il faut étendre le Dasein à l’être du singe et des autres animaux pour se conformer à la théorie de la descendance. Certes, les scientifiques ont des singes pour cobayes plutôt que (officiellement) des humains, mais cela ne relève pas à proprement parler d’un consensus scientifique, c’est une norme imposée à la science par la société, où subsistent des conceptions religieuses et métaphysiques. On n’a pas donné toute sa chance à la science. L’humanisme est une métaphysique qui, en tant que telle, s’oppose à la connaissance démystifiée de l’homme. Diderot demandait que les criminels condamnés servissent de cobayes à l’expérimentation scientifique ; à la même époque, Kant s’y opposait, plus précisément déclarait conforme à la droite raison que personne n’y songeât. Diderot appartenait à une nation d’un grand sens politique qui allait bientôt conquérir toute l’Europe continentale et lui imposer ses conceptions.

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Heidegger reproche à Descartes de s’être occupé du cogito en négligeant complètement le sum concomitant. Mais le sum est formellement une inférence (« ergo ») du cogito. En traitant du cogito, je dis tout ce que je peux dire du sum dans sa partie formelle, dans le logos, en tant que logos. Le reste entre dans le petit traité des passions.

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L’instrument avant la chose ?

Sein und Zeit §15/6

,,Die Seinsart von Zeug, in der es sich von ihm selbst her offenbart, nennen wir die Zuhandenheit.”

Ce que je traduis : « Nous appelons instrumentalité [parfois traduit en français par ustensilité] la modalité de l’instrument [ou de l’ustensile] dans laquelle de lui-même il se manifeste. »

,,Zuhandenheit ist die ontologisch-kategoriale Bestimmung von Seiendem, wie es ‘an sich’ ist.”

« L’instrumentalité est la détermination ontologique-catégorielle de l’étant, tel qu’il est ‘en soi’. »

C’est nous qui soulignons, afin de montrer l’extension par Heidegger de l’instrumentalité à l’étant objectal tout entier. Les choses sont ainsi d’abord instruments et l’étant est zuhanden, c’est-à-dire pas seulement en soi mais aussi pour autrui, comme dirait Hegel. Et cette conception enfreint l’ordre logique : l’instrument est zuhanden avant d’être vorhanden (présent) puisqu’il est zuhanden en bon état et vorhanden seulement quand inutilisable, auquel cas son objectalité s’impose alors à nous (§16). Si l’on réduit ces termes allemands à leur étymologie, l’ordre logique n’apparaît certes plus évident : « à main » (zu-handen) et « devant la main » (vor-handen), c’est grosso modo la même chose. Il n’en reste pas moins que le modèle de toute chose est ici l’instrument, on a donc affaire à de la « raison instrumentale », et ce parce que l’être-dans-le-monde (in-der-Welt-sein) est, selon Heidegger, Besorgen.

La phénoménologie est une régression par rapport à la réduction cartésienne, cette régression, ce retour en arrière est son principe même : alors que Descartes a conduit la réduction jusqu’au bout, a tout réduit à sa plus simple expression, on veut croire qu’il existe des sortes de « particules élémentaires » le long de ce parcours et l’on veut s’y tenir ; aller plus loin, c’est manquer quelque chose : manquer 1) la Zuhandenheit avant la destination cartésienne dans la Ding, manquer 2) le In-der-Welt-sein qui ne se décompose pas dans ses parties constituantes (§12), etc.

Quand tel explorateur perd sa boussole dans une forêt et que la trouve un chasseur-cueilleur, Descartes a raison : cet instrument dans la main du chasseur-cueilleur a perdu son instrumentalité de boussole sans avoir rien perdu de son objectalité. Son être n’est donc pas dans une quelconque instrumentalité avant d’être dans son objectalité. Et quand le chasseur-cueilleur se sert de la boussole pour casser des noix par exemple, et lui donne donc une instrumentalité conforme à son Lebenswelt de chasseur-cueilleur, ces différentes instrumentalités dépendent de la même objectalité. – On est gêné de recourir à de tels arguments qui relèvent du pur et simple bon sens, lequel n’a pu échapper à Heidegger malgré l’ardeur qui animait sa quête d’une refondation de la philosophie. À ce stade, nous voyons dans cette conception heideggérienne une tentative néo-aristotélicienne de surmonter l’opposition entre idée et chose (Platon) ou entre nature visible et sphère de l’être (Parménide) : l’instrument, l’ustensile est chose et idée à la fois. Si on peut le faire passer pour premier dans l’analytique de l’être, on surmonte le dualisme, on n’est plus dans le cogito supposé aveugle au sum. 

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,,Das theoretische Verhalten ist unumsichtiges Nur-hinsehen. Das Hinsehen ist, weil unumsichtig, nicht regellos, seinen Kanon bildet es sich in der Methode.” (Heidegger, Sein und Zeit, §15)

La phénoménologie, passablement encombrée de méthodologie, reste du fait de cet encombrement une théorisation, une construction aussi arbitraire que toutes les constructions savantes qu’elle critique, faute de laisser à la disposition (Anlage), au génie, le soin d’éclairer librement la pensée. La philosophie universitaire n’entend pas faire appel à ce qui est pour elle un facteur explicatif exogène, le génie. Elle ne veut pas non plus s’engager dans la moindre caractérologie, comme celle de Julius Bahnsen, par exemple, pour qui il existe, dans un monde tragique, néanmoins une disposition particulière au tragique, à défaut de laquelle la connaissance du tragique ne peut être pour l’individu qu’extérieure, adoptée, non vécue. Philosopher, pour cette philosophie universitaire, c’est simplement appliquer une méthode préétablie. Mais la philosophie n’est pas une histoire, c’est un dialogue, le dialogue des esprits philosophiques ; sa seule méthode est dialectique, c’est-à-dire non préétablie une fois pour toutes.

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Ce qu’un pape infaillible fait, un autre pape infaillible peut le défaire.

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Si Zénon voyait comment Cantor a résolu son paradoxe, il se retournerait de rire dans sa tombe.

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La fortune privée est un danger pour les libertés civiles : c’est en une phrase toute la sagesse politique de l’Antiquité. Et j’ajoute : c’est toute la sagesse.

Le marxisme est en rupture avec l’opprobre antique contre la fortune privée, opprobre qui s’est perpétué dans le christianisme médiéval. Pour le marxisme, la fortune privée est bonne, la grande bourgeoisie est une classe révolutionnaire, un vénérable modèle pour le prolétariat : les affirmations de Marx visant à dissiper à ce sujet tout malentendu, et souvent insultantes pour les socialistes moins prévenus que lui en faveur de la fortune privée, pullulent dans ses pages. C’est pourquoi nous n’avons jamais été marxiste. Si quelqu’un n’a rien compris au capitalisme, c’est bien Marx. Sa grande bourgeoisie industrielle et financière n’est autre que la fortune privée de la pensée antique, qui ne peut, ni consciemment ni inconsciemment, conduire aucun mouvement historique puisque sa seule action possible est de débiliter les libertés dans le corps social. Et comme le disait Hegel, qui marche très bien sur ses pieds tout seul, c’est un peu dénigrer le sans-culottisme que d’imputer à la seule convoitise son programme de redistribution. Une bonne redistribution de temps en temps est un parfait programme révolutionnaire.

C’est un fait établi par les économistes que la raison d’être de la croissance économique n’est nullement la satisfaction des besoins, puisque cette satisfaction conduirait au contraire à l’état stationnaire, mais bien plutôt la création artificielle des besoins. Même en admettant que cette création ne soit pas complètement artificielle mais au contraire fondée sur les réalités psychologiques de l’émulation, on peut concevoir que ces besoins « statutaires » soient contraints par la loi de se satisfaire en dehors des mécanismes de croissance économique. Un intérêt majeur de la décroissance ou de la non-croissance est de contrecarrer les mécanismes liberticides de la fortune privée.

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Le progrès du droit peut se concevoir quand le droit est conçu comme de la morale appliquée, car la morale est un savoir non empirique, complet, absolu, nullement un processus infini comme la science, et l’on peut concevoir progresser vers l’absolu mais non point à l’infini. Cependant, un tel progrès n’est pas possible dans l’État car l’État est la négation de la morale. (Pas d’État sans raison d’État, et plus les intérêts de l’État s’étendent avec son activité, plus la raison d’État trouve à s’employer.)

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Kierkegaard : le christianisme n’est pas pour les enfants.

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Le sommet de la bêtise est la science de la bêtise.

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Le subjectivisme est impossible car la subjectivité transcendantale est universelle. La subjectivité concrète du moi pensant est toujours relativisée par l’universalité transcendantale de sa forme, de sorte que cette subjectivité ne peut être conçue comme le fondement d’un relativisme absolu. Ce relativisme relativisé comporte la possibilité d’expérience de l’erreur subjective et non la possibilité théorique du subjectivisme total.

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La synthèse empirique continue signifie que même dans un monde fini les choses à savoir sont en nombre infini. Car la synthèse ne s’étend pas seulement sur les choses, elle étend aussi les qualités des choses. La connaissance d’une seule et même chose est elle-même infinie.

Je parle par exemple de ces qualités qui se mesurent avec des appareils dont la précision est plus ou moins grande et s’affine à l’infini. Comme l’a fait remarquer Pierre Duhem, une théorie physique est vraie quand on sait mesurer les choses avec tel degré de précision et fausse au-delà. Il faudrait inventer pour les matérialistes le concept d’asymptote stationnaire : plus la précision de nos mesures progresse et plus nos constructions théoriques doivent s’écrouler comme des châteaux de sable.

Que cette affirmation de Duhem soit, selon les explications mêmes de ce dernier, vraie seulement pour une portion du domaine de la mesure, et le fait qu’une théorie se maintiendra donc toujours dans l’autre portion, où la plus grande précision des mesures n’a pas d’influence sur l’adéquation de la théorie aux faits, ne sont pas une objection car ces explications de Duhem sont insuffisamment développées. Quand la précision de la mesure s’accroît, il est certain que cela n’altère pas l’adéquation de la théorie aux faits sur l’ensemble du domaine mesuré, mais les nouvelles constructions théoriques requises pour établir l’adéquation aux faits dans le domaine où la précision a mis au jour des écarts peuvent ne pas être compatibles avec les constructions théoriques existantes, et la précision entraîne le plus souvent la suppression de l’unité théorique explicative, ce qui est encore une façon de voir un château de sable s’écrouler.

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Quand on représente graphiquement une fonction asymptotique approchant d’une certaine valeur « à l’infini », on porte le trait tout près de cette valeur, et cette représentation dans l’intuition comporte avec elle un sentiment d’aboutissement car je crois voir les deux lignes se toucher, je l’imagine, contre la fonction elle-même. Mon imagination closes the gap. Telle est ici mon intuition. Mais si cette fonction est l’activité d’un homme et la valeur en question le but de cette activité, cette représentation, c’est formellement lui dire : « Tu n’y arriveras jamais. » Tel est le progrès. Notre imagination le voit comme un accomplissement alors que la raison sait qu’il n’en est rien, comme quand je vois, dans l’illusion de Müller-Lyer, inégaux les deux segments en sachant pourtant qu’ils sont égaux. (Dire cela, ce n’est pas s’opposer à une politique nationale du progrès car nous savons aussi que cette illusion joue un rôle vital dans l’économie de la lutte internationale pour le pouvoir.)

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– Ce monde, tu l’aimes ou tu le quittes. – Je n’ai aucun devoir envers le monde qui soit supérieur à la loi morale en moi.

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Si l’art progressait, le monde s’absorberait de plus en plus dans la contemplation de la beauté, deviendrait de moins en moins affairé. N’est-il pas évident que l’art ne fait que dégénérer ?

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J’imagine des extraterrestres nous visitant depuis une lointaine planète. Leur civilisation est tellement plus avancée que la nôtre qu’ils ont atteint des sommets de l’art insoupçonnés de nous. Ils arrivent dans le ciel et diffusent depuis leurs vaisseaux géants une musique si sublime que le monde est forcé de s’arrêter pour l’écouter. Le monde s’arrête ! Nous ne voulons plus rien faire d’autre qu’écouter cette musique supérieurement belle, qui nous charme au-delà de toute résistance possible. Nous nous laisserions mourir de faim s’ils continuaient indéfiniment. Quand la musique prend fin, notre vie sur terre n’a plus aucun sens. Le monde est à genoux devant la beauté.

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Un certain sens commun sur le génie artistique ou littéraire en fait l’antithèse du sage ou du philosophe. Cioran en a tiré des vues profondes ; à notre tour d’essayer. Le génie est l’antithèse du sage car son art le consume et le rend impropre à la phronésis, à la prudence capable de conduire la barque de la vie dans le juste milieu. Le génie artistique est un sacrifice de la vie humaine à la beauté. Le sage devient toujours plus sage, le génie toujours moins propre à la vie, et son chef-d’œuvre met fin à son sacrifice en le consommant. Le génie ayant son chef-d’œuvre derrière lui est mort vivant, s’il continue de vivre. C’est pourquoi il est encore plus sublime de n’avoir réalisé qu’une seule œuvre dans la vie, quand c’est un chef-d’œuvre, car le sacrifice a dans ce cas été conduit avec la plus héroïque détermination, les dieux ont élu leur favori en lui donnant sans attendre l’inspiration la plus violente, le feu sacré qui devait l’engloutir aussitôt. Le monde ne s’est toujours pas remis de Patrick Hernandez.

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Le bureau des luttes.

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Jeune guerrier casqué, ou Arès, statue exposée à la Canope de la villa Adriana, près de Tivoli (Source wkpd)