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Philo 43 Des catégories de l’entendement

Les textes suivants sont déjà parus sur le présent blog, en anglais, langue dans laquelle ils ont été écrits. Nous venons de les traduire en français et les avons groupés plus ou moins selon leurs thématiques. Il s’agit d’essais courts, de réflexions isolées et d’aphorismes. Un ou deux autres billets de traductions suivront pour des essais philosophiques plus longs.

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Des catégories de l’entendement

À la question « Est-il permis de spéculer que les extraterrestres possèdent d’autres catégories de l’entendement que nous ? », la réponse est : « Absolument pas. » Les extraterrestres, c’est-à-dire des êtres extraterrestres intelligents, vivent, s’ils existent, sur d’autres planètes mais dans le même monde que nous, dans la même nature. Que les lois de la nature s’appliquent dans tout l’univers signifie que penser obéit aux mêmes catégories dans tout l’univers. Parler de « certaines catégories ou d’autres » implique que les catégories de l’entendement sont façonnées par les conditions empiriques, ce qui est de l’empirisme. Dans notre expérience, où la rencontre avec des extraterrestres pourrait ou non avoir lieu, il ne peut se trouver d’esprits dotés d’autres catégories que celles de notre esprit. Les différences d’entendement avec les extraterrestres ne seraient que de degré, et de petites différences de degré peuvent certes produire des effets colossaux, comme quand les Européens conquirent l’Amérique, avec l’effondrement des civilisations avancées des Aztèques et des Incas au cours du processus, mais des esprits dotés de catégories différentes vivraient dans une nature différente de la nôtre. Nous pouvons imaginer autant de natures ou d’univers parallèles que nous le voulons : comme ces natures ou ces univers ne peuvent se rencontrer, c’est une vaine spéculation, une forme de métaphysique colorée d’empirisme.

Si les catégories sont contingentes, comme certains successeurs autoproclamés de Kant l’affirment, vis-à-vis de quoi sont-elles contingentes ? Nous ne voyons pas comment une réponse à cette question ne conduirait pas dans le pur empirisme (non kantien). Pour la même raison, nous ne comprenons pas pourquoi ce serait « une position difficile à maintenir » que les catégories sont invariables, dès lors que les catégories ne peuvent être qu’invariables. Quelles difficultés cela crée-t-il ? Est-ce que l’évolution biologique, par exemple, transforme les catégories ? Le fondement d’une telle affirmation n’est autre que (a) l’empirisme et (b) l’idée selon laquelle les cadres théoriques sont seulement un moyen en vue d’une fin et la fin justifie les moyens – c’est-à-dire justifie la méthode expérimentale (instrumentale) employée dans la synthèse empirique mais qui est impropre en dehors de ce domaine quantitatif, quantitatif car engrené dans la synthèse continue, infinie (et « infinissable ») de notre expérience, et non pertinent car les vérités a priori ne sont pas contingentes par rapport à une métrologie, à des mesures de données empiriques sur des échelles infinies et dont la précision est elle-même perfectible à l’infini.

Parler de contradiction logique présuppose les catégories, cependant les contradictions sont rarement le fin mot de l’histoire pour les empiristes : les trous noirs relativistes ont une « singularité » en leur centre, à savoir un point de densité infinie. C’est une contradiction manifeste, mais est-ce une contradiction logique ? L’action à distance dans la gravité newtonienne est également une contradiction. Ces contradictions dans les modèles empiriques sont, pour parler comme Schelling, du quod (le daβ, le Sein), mais une contradiction logique est du quid (le was, le Wesen). Les empiristes n’ont guère de problèmes avec les contradictions, du moins avec les contradictions-quod ou –daβ : une valeur infinie peut être traitée dans des équations mathématiques et le fait que cela décrive une qualité empirique est à peine un problème dans ce contexte. Pour eux, les catégories sont malléables, les violations flagrantes une simple commodité. D’où l’idée que les catégories ne sont pas absolues. En ce sens elles ne sont pas absolues, mais aussi ces modèles ne sont pas des « vérités » ; de même que les violations dont ils font usage, ce sont de simples commodités pour poursuivre la synthèse empirique. Quant aux contradictions-quid ou –was, il n’est pas du tout certain qu’il soit raisonnable d’en demander l’absence quand on nie que les règles selon lesquelles on peut parler de contradictions, à savoir les catégories de l’entendement, ne sont pas invariables.

Quelle serait la réponse de ces autoproclamés successeurs de Kant à la question : « La proposition selon laquelle il existe un point de densité infinie au centre d’un trou noir est-elle une contradiction ? » Si c’est une contradiction, comment est-il possible que l’astrophysique contemporaine continue de s’en servir ? (La même chose peut être dite de la gravité newtonienne, son action à distance étant reconnue comme une « singularité » dont la présence laisse la place à des améliorations relativistes, ce qui montre, au passage, que les relativistes ont tort de dogmatiser comme ils le font, puisque leur propre cadre est exposé aux mêmes objections.) Si ce n’est pas une contradiction, comment la réconcilie-t-on avec la notion intuitive que quelque chose cloche ici qui nous conduit à parler de singularité ?

Oui, si ce n’est pas une contradiction logique, comment explique-t-on le fait que ce n’en soit pas une ? La possibilité de non-contradiction est explicable en termes kantiens. Les mathématiques sont intuitives ou intuitionnelles, elles construisent leurs notions dans les formes a priori de l’intuition (Anschauung) que sont l’espace (géométrie) et le temps (algèbre). La logique, d’un autre côté, se situe du côté des catégories invariables de l’entendement (Verstand). La construction mathématique dans la pure intuition (reine Anschauung) permet des valeurs infinies, tandis que dans l’aprioricité des catégories l’infini est problématique et l’entendement ne peut en décider par soi-même (cf. antinomies), il requiert le soutien des « Idées » de la raison (Vernunft), des idées telles que le monde (il y a, selon cette simple [bloβe] idée, une chose telle que « le monde » comme totalité des phénomènes de notre perception). Par conséquent, si l’on écarte la critique kantienne comme dépassée (la forme de rejet la plus primaire consistant à dire que le kantisme est lié à la physique newtonienne et qu’il est donc « tombé », c’est-à-dire a été dépassé avec cette même physique) et si l’on explique, comme Bertrand Russell, que les mathématiques sont un ensemble d’opérations purement logiques, il faut dans ce cas affirmer qu’une densité infinie, dans le modèle mathématique, est ou bien logique ou bien ne l’est pas, et alors bonne chance, parce que si ce n’est pas logique on se heurte à la science et si c’est logique on se heurte au bon sens commun dont la science elle-même n’ose pas trop s’écarter (raison pour laquelle elle concède une « singularité »).

« Le monde est une simple idée » requérait l’allemand « bloβe » comme explétif afin de faire comprendre qu’il n’y pas dans ce mot « simple » une nuance privative ou diminutive. L’expression « une simple idée » ne signifie pas exactement que le monde n’est qu’une idée, bien qu’il ne soit qu’une idée dans la mesure où nous ne pouvons percevoir le monde en tant que totalité par nos sens si bien que ce n’est qu’une idée, mais comme nous ne pouvons connaître le monde comme totalité sauf en idée et que par ailleurs, et surtout, cette idée est impliquée dans toutes nos perceptions, l’idée est tout aussi réelle que n’importe quoi de réel perçu par nos sens, de sorte que ce n’est pas une idée comme quelque chose de diminutif par rapport à quelque chose de réel. D’autres idées de même nature, à la même fonction et avec la même réalité, sont, selon Kant, l’âme humaine, la liberté humaine, et Dieu.

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La faute de la nature

La physique est un domaine limité sans moyen de saisir les questions dernières. Le Big Bang n’est ainsi nullement une réponse à une question dernière mais seulement une hypothèse de travail à l’intérieur du domaine limité de la physique ; il n’y a aucun sens à parler, en dehors de ce domaine limité, d’un commencement absolu de la totalité des choses, c’est-à-dire du « monde », par des moyens physiques. L’expansion que nous observons peut certes avoir pour cause une explosion initiale mais ce ne serait toujours pas un commencement absolu du cosmos, puisque, dans les propres termes de la science empirique, nous ne pouvons penser quelque chose d’entièrement nouveau dans la nature (« rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »†). Aussi touchons-nous là à une contradiction intrinsèque de la science. D’un côté, la science se limite aux phénomènes naturels et son axiome est que « rien ne se perd, etc. » ; d’un autre côté, elle prétend être capable de traiter de la totalité des phénomènes naturels, de laquelle nous n’avons pas la moindre expérience empirique. Quand la science parle du Big Bang, cela peut être une explication valide d’un phénomène naturel tel que la formation d’une région locale de la totalité mais ne peut nullement prétendre satisfaire l’esprit s’il s’agit de parler de la totalité des choses, parce que la science viole les postulats sur lesquels elle est fondée chaque fois qu’elle prétend traiter de la totalité des choses plutôt que de choses particulières, cette totalité étant en dehors de notre expérience (le monde reste une idée régulatrice). La physique ne peut prouver ou infirmer la métaphysique. La seule prétention que le scientisme puisse élever à cet égard est qu’il n’y a pas de métaphysique – et ceci reste une prétention sans fondement.

En physique quantique, le dénommé « consensus de Copenhague » selon lequel l’incertitude ou l’indétermination (d’après le principe d’incertitude ou d’indétermination de Heisenberg) est dans la nature elle-même plutôt que dans l’appréhension scientifique de la nature, est de la pure idéologie : les physiciens prétendent que la nature est indéterminée afin de sauver leur science en tant que moyen pertinent de connaissance. En d’autres termes, ce n’est la faute de la science mais celle de la nature…

† L’axiome vient de la chimie (Lavoisier) plutôt que de la physique ; pour une raison que j’ignore, on parle d’astrophysique plutôt que d’astrochimie, alors qu’elle est de l’astrochimie en grande partie à ce stade.

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1 Philosophie et Psychologie
2 ,,Universitäts-Philosophie’’ et Philosophie

1/ La principale différence entre la philosophie et la psychologie est que, la psychologie étant une science positive, elle est entièrement empirique, tandis qu’une philosophie qui soit entièrement empirique cela n’existe pas.

2/ « La philosophie est l’étude de la nature fondamentale de la connaissance, de la réalité et de l’existence, en particulier considérée comme discipline académique. » (Une blogueuse en philosophie)

Cette définition est vraie dans sa première partie, fausse quant au reste. En effet, l’expression « Universitäts-Philosophie » (philosophie universitaire), sur laquelle Schopenhauer a glosé, nous rappelle qu’il n’existe pas de lien consubstantiel entre les deux. Il est vrai que dès l’Antiquité les philosophes enseignaient dans des « écoles » : l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Portique des Stoïques… En même temps, depuis Socrate ils critiquaient la pratique des Sophistes de demander de l’argent en paiement de leurs leçons ; ce qui signifie, je présume, qu’un philosophe à l’Académie, par exemple, n’était pas payé. Les professeurs d’université étant payés, ce sont les Sophistes de notre temps. Une autre distinction faite par Schopenhauer, et qui recoupe la précédente, entre ceux qui vivent pour la philosophie et ceux qui vivent de la philosophie, est également valide. Comme l’on pouvait s’y attendre, Schopenhauer est à peine considéré comme un philosophe par les « philosophes » d’université. – Kant était également professeur à l’université. Schopenhauer explique que Kant a pu être professeur et philosophe en même temps en raison du règne éclairé du monarque de Prusse (et par cela il ne dit pas qu’en démocratie l’enseignement universitaire est libre par la seule vertu d’une Constitution démocratique).

1 – Je reconnais que la psychologie n’est pas, en tant que science, exactement sur le même plan que la physique, mais la différence est seulement superficielle, étant donné qu’au cœur des deux disciplines se trouve l’incomplétude de toutes connaissances empiriques ou, pour employer la feuille de vigne en usage, leur « incrémentalité ». En tant que sciences empiriques, tant la physique que la psychologie souffrent du même défaut qui consiste à être des connaissances incrémentales présentant au mieux un « analogue » de certitude.

Les prédictions fondées sur les sciences exactes sont en fait bien plus limitées que ce qu’on pense généralement. Certes, lorsque vous démarrez votre voiture, vous savez qu’en principe elle obéira aux manœuvres que vous exécuterez, et ceci est le résultat de prédictions scientifiques sur lesquelles le mécanisme s’appuie. Mais c’est tout ce qu’on peut faire avec la science : produire des techniques à partir d’elle, c’est-à-dire maîtriser des quanta de forces de façon prévisible – jusqu’à ce que la prédiction soit contredite (par des « cygnes noirs » : cf. infra : « Réflexion post-covid »). Il arrive de temps à autre qu’une poudrière explose sans raison apparente, du fait d’un mouvement brownien de particules que nous sommes incapables de détecter en l’état de nos technologies ; ces explosions sont imprévisibles, cependant nous fermons les yeux sur les dangers auxquels nous nous exposons. Dans le futur, nous trouverons un moyen de prédire ces mouvements browniens, mais d’autres événements échapperont à notre connaissance, ad infinitum, de sorte que le progrès en réalité ne vaut rien ; il s’agit seulement d’une modification des conditions et non d’un progrès dans le vrai sens du terme, et ceci est valable dans l’ensemble du domaine empirique.

La psychologie n’est guère différente, et ce sont seulement des considérations éthiques qui nous ont (prétendument) empêché de concevoir des appareils pour prédire et contrôler le comportement humain sur la base de la connaissance empirique de notre psychisme. De tels appareils pourraient fonctionner tout aussi bien qu’une voiture (seulement nous aurions à gérer des accidents là aussi, tout comme nous gérons les accidents de la route).

2 – Quand les universités et autres établissements d’enseignement ne sont pas libres de toutes formes d’influence, les professeurs de philosophie sont des sophistes parce que non seulement ils occupent une position rémunérée mais aussi parce qu’ils font croire que la philosophie est ce que le gouvernement, les autorités, le « prince » ou toute autre source d’influence intéressée prétend qu’est la philosophie.

Si nous examinons l’histoire des relations entre l’université et la philosophie au-delà de la controverse impliquant les philosophes et les sophistes de Grèce antique, nous voyons que les universités ont été créées au Moyen Âge, et que la philosophie enseignée dans ces institutions était la scolastique, en tant qu’ancilla (servante) de la théologie. La philosophie moderne se développa contre la scolastique (avec Hobbes et al.) et en dehors de l’université. En ce qui concerne la philosophie moderne, la connexion avec l’université n’est donc pas fondationnelle, c’est une évolution tardive, dont le point d’inflexion a été l’hégélianisme. Cependant, la relation demeure au mieux fragile. Pour ne prendre que quelques exemples, Nietzsche quitta l’université après seulement quelques années de professorat, la considérant comme un milieu impropre, et Sartre, bien que ses études fussent une voie royale pour occuper une chaire universitaire, préféra emprunter un tout autre chemin, à savoir la carrière littéraire et le journalisme, en ne laissant aucun doute, dans quelques-uns de ses romans (L’âge de raison, par exemple), quant à l’importance existentielle majeure d’un tel choix. A contrario, Heidegger tenta de justifier la position de professeur pour un philosophe : « Enseigner est le meilleur moyen d’apprendre. » Et j’ai déjà parlé de Kant. Kant et, dans une moindre mesure, Heidegger sont la raison pour laquelle je vois ces deux distinctions, la première entre Universitäts-Philosophie et philosophie, la seconde entre ceux qui vivent de la philosophie et ceux qui vivent pour la philosophie, comme coïncidant grandement mais non parfaitement.

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Il est permis de considérer qu’« une pensée » n’est pas d’abord un objet philosophique mais plutôt sociologique, ce que le psychologue allemand Karl Marbe appelait une Fremdeinstellung, une attitude ou disposition empruntée (implantée, de façon durable ou transitoire, par la suggestion, le conditionnement, l’éducation, l’hypnose, que je sais-je encore). Souvent, une pensée que nous appelons nôtre (« je pense que… », « mon opinion est que… ») est la réplique d’une pensée présente dans un groupe où nous vivons. Ce sont là des pensées au sens sociologique. La philosophie, dans ce contexte, est une métacognition, la façon dont quelqu’un réfléchit sur ses propres pensées sociologiques – ce qui, comme Heidegger l’a souligné, est voué à être dénué de tout intérêt pratique.

La réponse la plus évidente à la question de savoir ce que sont les bénéfices pratiques de lectures philosophiques est, selon Heidegger, qu’il n’y en a pas pour l’individu : il ne sera pas un moins bon engrenage dans la machine s’il manque entièrement de culture philosophique (voire, tout simplement, de culture, car la philosophie fait partie de la culture). Pourtant, quand quelqu’un devient familier avec la culture et la philosophie, il en a besoin comme d’oxygène pour respirer. Il n’y a aucun bénéfice mais seulement un besoin supplémentaire, et il s’agit du besoin d’être un homme dans l’entière acception de ce terme. S’il n’était pas obligatoire de lire de la philosophie au cours de ses années d’éducation, dans la plupart des cas personne ne voudrait se familiariser avec elle, précisément parce que les bénéfices qu’il est possible d’en tirer n’ont aucune valeur sur le marché que nous inclinons à considérer comme « notre avenir » dans cette vie. Même quand elle est rendue obligatoire à un certain stade (comme en France à l’époque de mes études), la philosophie est écartée par beaucoup dès que la matière n’est plus requise pour valider un cursus (et entrer sur le marché). Une raison en est que, comme l’économiste hongrois Tibor Scitovsky l’a écrit, « la culture est l’occupation de la classe de loisir ». Là où la vocation d’une personne est d’être un engrenage dans la machine, la philosophie n’a aucune place.

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« Je pense que la philosophie doit être mise sur le marché afin d’être lue et apprise. Les philosophes n’ont pas l’habitude de se vendre sur un marché car ils sont au-dessus de cela et je suis d’accord avec eux. Cependant, le monde d’aujourd’hui fonctionne au marketing. Alors que des produits imbéciles reçoivent l’attention de millions de gens, je ne vois pas pourquoi nous ne devrions pas vendre la philosophie et la rendre (ou la faire paraître) accessible. » (Une blogueuse en philosophie, déjà citée)

Cela se produit déjà – la philosophie se vend – et voilà comment ça se passe. Prenez tel riche banquier ou industriel ; son fils n’en a fait qu’à sa tête et a étudié la philosophie au lieu de l’échange d’actions et obligations. Ce fils, en vérité pas tellement brillant, a cependant obtenu son diplôme en philosophie. Que va-t-il faire à présent ? Son père décroche son téléphone, appelle le responsable du journal hebdomadaire dont sa banque ou sa holding est propriétaire, et lui dit : « Je veux une colonne pour mon fils dans votre journal. » Aussitôt dit, aussitôt fait. Un nouvel « intellectuel » est né, un esprit chétif aux tendances rageusement conservatrices.

Les gens qui demandent quel est l’intérêt d’étudier la philosophie ne méritent aucune réponse, ou pour toute réponse un haussement d’épaules. Parmi les choses que je trouve bonnes dans mon pays, il y a que la philosophie est (peut-être devrais-je dire « était », c’est quelque chose qu’il convient de vérifier) obligatoire pour tous les lycéens pendant quelque temps.

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« Que le réchauffement climatique appelle ou non des actions urgentes et immédiates, il est grand temps de sortir du passé pour faire face à l’avenir. De quel passé parlons-nous ? Des traditions et des religions. » (Une blogueuse en philosophie, déjà citée)

Appelons « tradition » ce que cette blogueuse appelle « les traditions et les religions ». Son appel programmatique a déjà été entendu, et ce depuis un temps assez considérable : par la science – cette même science dure qui est en train de réduire en cendres la planète terre. La science a revêtu une livrée dogmatique contraire à son essence ; le scientisme est la réalisation désespérée du fait que la relativité de la connaissance empirique (dans la synthèse continue de l’empirisme) ne peut en aucun cas remplir les fonctions métaphysiques de la tradition.

En termes heideggériens, la science n’est pas tant une forme de relativisme que, même, une forme de nihilisme. Selon ce point de vue, la tradition aurait à être re-comprise, ce qui signifie, pour Heidegger, deux choses. D’abord, la tradition doit être re-comprise par-delà le nihilisme de la science dure qui a colonisé l’homme moderne. Ensuite, re-comprendre la tradition signifie comprendre sa dialectique, ce qui revient à dire que la tradition actuelle de notre passé et présent traditionnels n’est pas encore la tradition à proprement parler.

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Un grand nombre de résultats de la psychologie expérimentale s’appuient sur des techniques subliminales utilisées au cours des expériences conduites (cf. Social Psychology and the Unconscious, John A. Bargh éd., 2007). Par exemple, l’expérience de Lakin et Chartrand menée en 2003 dépend de l’efficacité d’un conditionnement subliminal (subliminal priming) et tient cette efficacité pour acquise. En même temps, dans la même société, on dit au public que les techniques subliminales ne peuvent avoir aucun effet.

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Selon le chercheur P. Ekman, les relations amoureuses et l’amitié seraient impossibles si les êtres humains étaient équipés d’un « interrupteur facial » (facial switch) permettant de désactiver les expressions faciales involontaires. – On peut ajouter que tromper son partenaire serait impossible sans un tel interrupteur.

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Entre les Propos extrêmement courts et concis du philosophe Alain et la très volumineuse, mais en aucun cas verbeuse, Critique de la raison pure de Kant, tous les formats sont bons en philosophie. Cependant, il est un domaine où la prolixité est la règle, et ce de manière tout à fait dommageable (mais inévitable ?) : « Dijksterhuis et Van Knippenberg (2000) ont démontré les effets comportementaux de l’activation des stéréotypes de politiciens. Dans un test pilote, ils ont établi que les politiciens sont associés à la verbosité. Les gens pensent en général que les politiciens parlent beaucoup pour ne pas dire grand-chose. Dans une expérience, D. et V.K. ont activé chez la moitié des participants le stéréotype du politicien à l’aide d’une procédure de phrases en désordre à reconstituer. Ensuite, il fut demandé aux participants d’écrire un essai dans lequel ils devaient argumenter contre le programme français d’essais nucléaires dans le Pacifique (l’expérience se passait en 1996). Conformément aux attentes, les participants conditionnés par des stimuli associés aux politiciens écrivirent des essais considérablement plus longs que les autres participants. » (Dijksterhuis, Chartrand & Aarts, in Social Psychology and the Unconscious, 2007, John A. Bargh éd.)

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Xenniaux

Bien que je ne sois guère adepte de ce genre de généralisations abusives, je trouve pertinente une affirmation telle que « les Xenniaux ont eu une enfance analogique mais leur âge adulte est numérique », qui montre l’influence de Marshall et Eric McLuhan et de l’écologie des médias. Toutefois, bien que je comprenne qu’une caractéristique comme la virtuosité dans les compétences multitâches puisse se déduire logiquement d’affirmations concernant les milieux technologiques, je ne vois pas le rapport avec le fait d’être « ambitieux » ou encore avec « l’optimisme sans frein » des Milléniaux, un optimisme que je n’observe nullement. En particulier, les dispositions acquises durant l’enfance sont toujours susceptibles d’ajustements aux nouvelles situations, et dans de nombreux pays ces dispositions acquises dans l’enfance sont vouées, actuellement, à être balayées par des phénomènes tels que l’explosion de la pauvreté. 

En ce qui concerne le milieu technologique actuel, les enfants grandissent aujourd’hui avec une réalité virtuelle qui en est au stade de la « vallée inquiétante » (uncanny valley, une notion du roboticien japonais Masahiro Mori), c’est-à-dire trop réaliste pour être prise pour le conte de fées pixélisé qu’était l’animation par ordinateur au temps de mon enfance (je me situe à la frontière avec les Xenniaux du côté plus âgé) et cependant pas encore assez réaliste pour être interchangeable avec la réalité non virtuelle. Le caractère « inquiétant » de l’imagerie générée par ordinateur, des actroïdes et autres est peut-être en train de déformer leurs tendres cerveaux et de créer chez eux une haine profondément enracinée envers toutes choses virtuelles, la volonté, pour ainsi dire depuis le berceau, de développer des tests à la Blade Runner pour les dernières étincelles de bizarrerie des insurpassables androïdes du futur, tandis que d’un autre côté aura disparu dans des mégafeux à répétition toute forme de vie animale, la vie animale dans le miroir de laquelle l’esprit humain trouve une source inépuisable de transports émotionnels. Quand la nature ne nous entourera plus et c’est nous qui entourerons la nature, la possédant comme un ballon de cristal pour poisson rouge encastré dans le mobilier du salon, nous aurons perdu, pour parler comme Kant, notre sens du sublime, toutes générations confondues depuis ce temps-là jusqu’à la fin des temps. Paradoxalement, quand il n’y aura plus de nature (natura naturata) mais seulement un zoo à la manière d’un ballon à poisson rouge, l’homme aura perdu toute idée de sa vocation surnaturelle.

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Esthétique

Les couleurs sont l’antidote à la grisaille du monde moderne. C’est cela en particulier qui, après des années de classicisme militant dans les beaux-arts, m’a conduit à modifier mon appréciation de l’art contemporain, à savoir sa couleur en tant qu’antidote (ainsi que son abstraction en tant qu’antidote à la « surcharge perceptive » [perceptual overload]). Comme souvent, cependant, la philosophie de Kant apporte un élément de modération quand il décrit la valeur des arts plastiques comme se trouvant dans le dessin, la couleur n’apportant que « l’attrait », qualité inférieure : « En peinture, dans la sculpture, et d’une façon générale dans tous les arts plastiques … c’est le dessin qui est l’essentiel : en lui, ce n’est pas ce qui fait plaisir dans la sensation, mais seulement ce qui plaît par sa forme, qui est au principe de tout ce qui s’adresse au goût. Les couleurs, qui éclairent le dessin, font partie des attraits : elles peuvent certes rendre l’objet lui-même plus vivant pour la sensation, mais non pas beau et digne d’être contemplé. » (Critique de la faculté de juger)

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Je vénérais la Beauté, j’étais jeune. Aujourd’hui, dès qu’elle paraît, je suis blessé. La beauté me rend triste pour la vie que je mène. – Ô Beauté, que t’ai-je fait pour que je ne puisse plus te regarder dans les yeux ?

C’est une trahison de la beauté quand quelqu’un qui se sent appelé par elle retient l’offrande, car le temps passant on regarde toujours plus profondément dans l’inexorable. Parfois, alors, quand un homme fait, adulte, entend une chanson, une chanson simple chantée par un cœur simple, il en est profondément bouleversé, en se souvenant des jours où une chanson était tout ce dont il avait besoin et du jour où, pourtant, il tourna le dos à la chanson, laissant passer la chanson qui était le sens de sa vie. « Qu’est-ce qui vaut la chanson ? » se demande-t-il à lui-même. Il regarde autour de lui et parvient à la conclusion : « Rien de tout cela. » La beauté l’aveugle à nouveau. Toujours.

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Réflexion post-covid

Il est probable que la pandémie de covid-19 ne changera rien en profondeur, c’est-à-dire que nous ne nous corrigerons pas. Nous trouverons un vaccin et conclurons que les confinements ne se justifient plus, même si les campagnes de vaccination n’empêchent pas des taux relativement élevés de morts annuelles si le coronavirus devient récurrent comme le virus de la grippe. La grippe tue entre 300.000 et 650.000 personnes chaque année (10.000 dans un pays comme la France, où le vaccin est disponible gratuitement). Si les gouvernements imposaient des confinements chaque année, le nombre de morts dues à la grippe serait bien moins élevé (disons 200 en France), mais l’économie serait arrêtée. C’est pourquoi le choix est fait (bien qu’on n’ait pas demandé leur avis aux gens) de sacrifier des vies humaines chaque année pour que l’économie continue de fonctionner. Nous ajouterons simplement le bilan du covid aux chiffres de la grippe et ce sera business as usual.

Les gens qui auront connu la privation de nourriture et participé à des émeutes de la faim, comme au Liban et dans le sud de l’Italie, ou à des pillages, comme aux États-Unis, ne sont certainement pas prêts d’oublier ces semaines-là. Mais je ne pense pas – peut-être parce que, comme certains chercheurs en sciences sociales pourraient le penser, j’ai une personnalité aliénée – que l’avenir sera décidé par les gens eux-mêmes, à moins qu’une révolution ne se produise, car les intérêts du commerce et de la finance sont toujours dans l’état d’esprit de maintenir les choses comme elles sont. Bien sûr, ces intérêts eux-mêmes devront procéder à certains ajustements, par exemple dans la manière dont ils se prépareront à des phénomènes du type « cygnes noirs » tels que le covid-19 (la théorie des cygnes noirs est un travail de l’économiste libano-américain Nassim Taleb), ou encore, à plus court terme, à l’hyperinflation que certains voient venir, et si les choses vont de travers cela signifie l’effondrement.

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Le fait que les Wahhabites s’opposent aux dévotions au prophète Muhammad doit être approuvé comme une bonne pratique, en raison du fait que de telles dévotions sont de nature à produire un esprit d’émulation qui pourrait insidieusement devenir le désir de créer une nouvelle religion. Le désir d’être comme le prophète peut en effet en conduire certains à vouloir être de nouveaux prophètes. « Aujourd’hui encore, des agents de la police religieuse sont stationnés près du tombeau du prophète à Médine afin de décourager la vénération du prophète plutôt que de Dieu. » (John A. Shoup, article « Islam populaire » in Saudi Arabia and the Gulf Arab States Today: An Encyclopedia of Life in the Arab States, 2009) Dans des vidéos montrant ces agents de la police religieuse au tombeau du prophète, on peut voir qu’ils n’hésitent pas à repousser physiquement les pèlerins.

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Introduction à l’essence de la Mutawa,
ou Rechtsphilosophische Grundlagen der Religionspolizei
(Les principes juridico-philosophiques de la police religieuse)

« Les pompiers s’en prirent aux agents de la police religieuse quand ceux-ci tentèrent de maintenir les jeunes filles à l’intérieur du bâtiment en flammes parce qu’elles ne portaient pas le voile. »

Les événements résumés par la citation ci-dessus ont servi en Arabie saoudite à faire le procès de la police religieuse, la Mutawa, et à réduire ses prérogatives. Cependant, la décision de l’officier de la police religieuse dans le cas d’espèce était incorrecte et c’est ce fonctionnaire qui devait encourir le blâme, non l’institution qu’il représente. Blâmer une institution pour la décision d’un fonctionnaire ne se justifie dans aucun cas de figure, si bien que l’affaire a servi en fait à attaquer une politique elle-même, incarnée par une institution, plutôt que l’exécution.

Il s’agissait, en raison de l’incendie, d’une situation d’urgence mais, en tant que religion avec des martyrs, l’islam sait que l’urgence ne justifie pas toujours des exemptions, alors précisons. La norme consiste à se couvrir la tête dans l’espace public. Les jeunes filles fuyant l’incendie devaient être reçues et assistées à l’extérieur du bâtiment par la brigade de pompiers, qui auraient sécurisé et isolé un périmètre dans l’espace public ; cet espace, bien que se trouvant en dehors du bâtiment et pris temporairement sur l’espace public, est, en raison de la situation d’urgence, sous le contrôle de la brigade de pompiers ou des autorités au sens large et ainsi retiré de l’espace public momentanément. L’accès y est restreint. Par conséquent, la présence de femmes non voilées dans cet espace pendant l’intervention des pompiers ne viole pas une norme relative à l’espace public. Et les jeunes femmes fuyant l’incendie ne peuvent être considérées, ne portant pas le voile en cette situation, comme agissant au mépris de la loi. L’appréciation de la situation par l’officier de la Mutawa était donc manifestement erronée, une erreur manifeste d’appréciation, comme on dit en droit administratif français. Cette déclaration factuelle n’a toutefois pas de relation avec la légitimité de l’institution ou de la politique que celle-ci incarne.

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« Les jeunes femmes fuyant l’incendie ne peuvent être considérées, ne portant pas le voile en cette situation, comme agissant au mépris de la loi. » Nous avons écrit cette phrase afin de ne pas laisser penser que, dans l’analyse de ces événements, le sujet était la seule définition de l’espace public ; mais au fond il s’agit, quant au contenu, d’une pétition de principe puisque nous étions supposé discuter la proposition « l’urgence ne justifie pas toujours des exemptions ». Notre réponse a consisté à montrer qu’il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’une véritable exemption, dans le cas de jeunes femmes fuyant un incendie, car l’espace dans lequel elles étaient recueillies n’était pas, momentanément, l’espace public. S’agissant, alors, de l’autre aspect de la discussion, si nous faisions l’hypothèse qu’il s’agissait d’une véritable exemption, celle-ci serait-elle justifiée ? En d’autres termes, l’officier de la Mutawa était-il justifié à demander le port du voile alors qu’une probabilité de « martyre » était en jeu ? Les victimes auraient en effet été shahidahs du respect des règles de décence. L’un des sujets, ici, est de savoir à quel point le martyre était probable : comme nous n’avons pas tous les éléments, il ne nous est pas possible de répondre à cette question. Les commandements de Dieu requièrent parfois que le fidèle soit disposé à sacrifier sa propre vie pour le respect d’un commandement, comme quand il fut demandé aux martyrs de sacrifier ne fût-ce que des mouches aux idoles : ils refusèrent en sachant qu’ils le paieraient de leur vie. Ici, l’officier de la Mutawa était-il justifié à demander que les jeunes filles subissent un risque de martyre pour respecter le commandement du voile ? Si la réponse est oui, était-il justifié à le faire dans le cas d’un risque infime seulement ou bien même dans le cas d’une parfaite certitude de martyre, ou bien quelque part entre les deux, et alors à quel niveau de risque ? Ou bien n’était-il pas justifié à exiger quoi que ce soit en l’espèce parce que l’exemption était de toute façon justifiée ? Les exemptions doivent nécessairement être strictement définies, à la fois par révérence pour Dieu et par respect pour les martyrs qui ont sacrifié leurs vies plutôt que de bénéficier d’exemptions. C’est le cœur du problème et cela doit être décidé selon la jurisprudence islamique. Mon expertise s’arrête là. Merci de votre attention.

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Religion ou Psychothérapie

L’occidentalisation est la cause de toutes les maladies mentales. La psychothérapie occidentale n’est pas la solution mais un aspect du problème. Bien sûr, nous parlons des maladies « fonctionnelles », c’est-à-dire sans cause organique. Sur les maladies organiques, la psychothérapie n’a aucun effet, et sur les maladies dites fonctionnelles tout peut fonctionner aussi bien que la psychothérapie, ou l’absence de tout traitement ou de toute intervention peut fonctionner aussi bien. Parfois la maladie disparaît, parfois non, il n’existe aucune preuve que la psychothérapie soit plus efficace que son absence, les chercheurs sérieux l’ont démontré (à commencer par Hans Eysenck). C’est une escroquerie. L’idée même d’aller voir un psychothérapeute montre un mépris pour la guidance spirituelle et une volonté de vivre selon des normes occidentales plutôt que selon la tradition.

Arrêtez de tout appeler psychothérapie. Ce n’est pas parce qu’un enfant aime peindre que c’est un fou et la peinture sa thérapie.

En Occident, tout est thérapie parce qu’ils sont tous malades.

En Occident, ils sont tellement malades que, quand ils voient un chef-d’œuvre, ils s’exclament : « Quelle bonne thérapie ! »

En Occident, la nourriture est si chère parce que ce n’est pas seulement de la nourriture mais aussi une thérapie.

En Occident, l’amour est une thérapie.

En Occident, en cas de problème, ils demandent : « Qu’est-ce qui cloche avec la thérapie ? »

En Occident, il n’y a pas de bien et de mal, seulement de bonnes et de mauvaises thérapies.

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Même le Dhammapada comporte des traces de ressentiment. (Cela n’a d’ailleurs rien d’étonnant aux yeux d’un Nietzschéen.)

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De la vie à la connaissance – mais la plupart prennent la direction inverse : de la « connaissance » sous forme de traités académiques dont ils sont les auteurs, ils tirent un statut et par là-même une vie.

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Comme la parole doit être libre, si vous ne souhaitez pas de « discrimination administrative » mais qu’en même temps les fonctionnaires doivent pouvoir être libres de leur parole, il faut leur faire passer des tests d’associations implicites. Un autre résultat positif en serait qu’on ne surjouerait plus autant l’antiracisme, qui rend les débats tellement médiocres.

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Quand certains disent « éducation » – à savoir, que la solution à tel problème est d’éduquer les gens sur tel sujet –, en fait d’éducation ils entendent une coercition bureaucratique.

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L’expression « principes progressistes des Lumières » (liberal Enlightenment principles) est fautive. Les Lumières n’ont rien de positif à dire sur un ordre du jour progressiste ; en fait, les philosophes des Lumières étaient opposés à la tolérance envers l’homosexualité, par exemple (Kant, Diderot, les deux avec des raisons expresses). Qu’ils se soient opposés à une connexion entre l’Église et l’État ne signifie nullement qu’ils ne considéraient pas les dogmes cléricaux en matière de moralité comme vrais ou pertinents. Croyez-le ou non, il existe une homophobie « éclairée ».

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S’agissant de l’expérience conduite par Zimbardo à Stanford, je suggère qu’elle montre que les étudiants de Stanford sont des ordures.

Philosophie 13 : Kierkegaard contre la science de la bêtise

Autour de Kierkegaard

Tout ce qui est « idéalisme allemand » dans Kierkegaard est sans élévation, laborieux et controuvé.

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L’amoureux « puise dans cet état la conscience de sa liberté ». (Kierkegaard, Ou bien… ou bien…, Le journal du séducteur, Introduction)

Je crois que l’amoureux pense à tout autre chose qu’à sa liberté et qu’au mieux celle-ci n’occupe guère plus sa conscience qu’à l’ordinaire. À moins, évidemment, que des forces ne s’opposent à son amour, auquel cas il cherche à le faire prévaloir contre elles et c’est alors une affirmation de liberté. Mais en l’absence d’obstacles je ne vois rien qui dans l’amour rende plus saillante la conscience de la liberté.

Ainsi ne vois-je guère un amoureux s’exclamer, dans l’exaltation de son sentiment : « Je suis libre ! oui, libre ! Ah ! » Si celui qu’on entendrait prononcer de telles paroles nous expliquait alors qu’il le doit à son amour, on se demanderait quel amoureux c’est là, que son amour ramène à sa liberté, comme si c’était l’important ici.

Dès lors que l’amoureux est, au fond, prêt à supporter toutes les contraintes imaginables du moment qu’elles n’empêchent pas la pleine réalisation de son amour, devenu pour lui la seule chose qui compte, en réalité la liberté est le cadet de ses soucis dans l’hypothèse générale. Bien au contraire, il veut se mettre au service de l’aimée, à laquelle sa plus grande joie serait de sacrifier sa liberté. Certes, on peut toujours dire que l’amoureux choisit ce sacrifice et que c’est en faisant ce choix qu’il éprouve la plus complète liberté : oui, on peut le dire, de manière abstraite, mais du moins ne peut-on le lui dire, à lui, car il se sentirait insulté. Ce serait en effet ironiser sur son sacrifice, si l’on n’y voulait voir qu’une affirmation de liberté, un rapport de soi à sa propre conscience avant d’être le pur don de soi qu’implique ce sacrifice. S’il faut que je sois ton esclave pour trouver, par là-même, ma liberté, qu’avant cet acte je ne connais point, dont je n’ai qu’une vague, qu’une imparfaite notion, eh bien soit ! j’accepte de te faire, en devenant ton esclave, le moyen pour moi de m’assurer de ma liberté. Ce discours, à voix haute, serait absurde ; le seul discours possible est au contraire que je veux être ton esclave car la liberté ne vaut pas ton amour et ce que l’on attend d’un amoureux est qu’il sacrifie sa liberté. Celui qui parle de liberté n’a pas aimé. Celui qui ne s’est pas tenu un discours semblable, dans une totale candeur, non plus. Aussi ce passage me rend-il douteux l’amour de Kierkegaard pour Régine Olsen…

iii

Dans les Miettes philosophiques, « Dieu n’est pas un nom, mais un concept, et c’est peut-être pour cela que son essentia involvit existentiam » ?! Or 1/ Dieu n’est pas un concept (de l’entendement) mais une Idée (de la raison). 2/ Un concept de l’entendement n’implique nullement l’existence, qui ne s’avère que dans l’intuition. 3/ « Peut-être » !

iv

Si la tentation du mal n’est pas un vain mot, il arrive nécessairement que la conscience religieuse, inégalement partagée, crée des gardiens de la moralité parmi ceux chez qui cette conscience est plus aiguë. Ils deviennent des aînés, des « pères » pour ceux qui ne peuvent percevoir aussi clairement les dangers de la tentation. Un Kierkegaard, avec ses chevaliers incognito de la foi, « chevaliers de l’intériorité », un Jaspers, ne savent pas de quoi ils parlent : ils sont les purs et simples porte-parole d’une conscience collective irréligieuse.

v

L’impératif subjectif de Kierkegaard ne diffère pas du primat de la raison pratique chez Kant.

vi

Un journaliste, rédacteur en chef d’une revue de psychologie, vient de publier un ouvrage intitulé Psychologie de la connerie. Que m’inspire une telle science de la bêtise ? (Je préfère laisser à cette personnalité des médias le langage vulgaire qu’elle affectionne.) Je pense à ce qu’a dit Kierkegaard sur les scientifiques objectifs et « la pointe » : dans le discours de ce scientifique, il y a le monde entier sauf la pointe sur laquelle ce monde repose, le scientifique lui-même. Si je lisais son livre, je sais d’avance que j’y trouverais des interprétations de l’actualité ou de l’histoire qui le feront passer pour un imbécile à mes yeux de même qu’aux yeux de bien d’autres, y compris de savants tout aussi diplômés que lui. Pour Kierkegaard, cette attitude scientifique est le summum de l’imbécillité.

Le scientifique est un cas d’existence ratée. Un esprit entièrement consacré au monde objectif est la proie des fantômes. Nous n’avons affaire dans l’existence qu’au subjectif, dont nous recevons le monde ou ce qui passe pour le monde, et par conséquent notre seule véritable passion, à son paroxysme, est le salut de notre âme. La connaissance objective fait l’impasse sur l’éthique, qui n’existe pas pour elle.

Du point de vue de la science, et même de la Science, avec un grand « s », il n’y a rien de plus imbécile que l’éthique. La société a besoin de règles mais, si on peut les enfreindre dans son intérêt bien compris sans crainte de représailles, et qu’on ne le fait pas, alors on est un imbécile.

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Peut-on croire au progrès quand on voit ce que fut l’art et quand on voit ce qu’il est ? On ne peut y croire que si le sentiment esthétique doit être passé par pertes et profits, comme un « stade » à dépasser : Kierkegaard (mais aussi Hegel).

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Dans Victor Hugo comme dans Schopenhauer, on trouve des arguments contre la lecture. Hugo parle ainsi de « submersion ». Autant il paraît évident que Hugo a peu lu, autant l’affirmation est plus difficile à comprendre de la part de Schopenhauer, qui a visiblement beaucoup lu.

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Boileau se réclame beaucoup du public contre ses détracteurs mais le public peut bien avoir été ébloui, plus que par ses vers, par la faveur du roi. C’est vraisemblablement au goût du roi qu’il faut imputer la faveur du public pour Boileau de son vivant ; et s’il avait vécu en régime républicain, il faut croire qu’il aurait au mieux rencontré, de son vivant, un succès d’estime chez quelques connaisseurs.

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Dans une chronologie du poète Adonis :

« Lit Char et Michaux. » Beaucoup de Char et peu de Michaux…

« Il n’est guère prisé par les pouvoirs en place [dans les pays arabes]. » Comme si c’était une recommandation. En France, le « pouvoir en place » prise un Matzneff, qui recevait jusqu’à il y a peu une pension d’État : est-ce une recommandation ? La seule question, c’est de savoir si Adonis est prisé du public, et connaissant le goût exquis des Arabes pour la poésie, il me paraît que non.

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Si la bonne poésie peut être ennuyeuse, alors la poésie de Reverdy n’est pas mauvaise. – Il essaye de sortir de la légèreté française.

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Le monde de la culture

L’histoire de Minou Drouet, au sujet de qui l’on a parlé de « Mozart assassiné », est bien triste. Ses parents, en rendant publics ses écrits, croyaient bien faire. Il y avait chez cet enfant quelque chose de prodigieux, sans doute quintessencié par sa quasi-cécité dans les premières années de sa vie et puis l’opération qui, à l’âge de six ans, lui permit de recouvrer la vue. L’attitude de certains noms de la culture, dont Cocteau (« tous les enfants sont poètes, sauf Minou Drouet »), fut inhumaine. C’est comme pour le chanteur Jordy. Passant sur scène devant je ne sais plus quel public choisi, il se fit siffler. Ils ont sifflé un gamin de cinq ans.

Cocteau ignorait peut-être, car Wikipédia n’existait pas, ce que nous savons de Minou Drouet, à savoir la quasi-cécité de ses premières années, mais s’il le savait je veux cracher sur sa tombe. Il paraît tellement évident que la vue donnée à ce petit être qui avait intériorisé dans son esprit en formation une vie coupée du monde, à moitié végétative, a dû paraître un miracle inouï et que c’était de nature à libérer en elle des forces incroyables. Qui plus est, elle gardait de ses années de quasi-cécité l’acuité acoustique propre aux aveugles et malvoyants et sa nouvelle capacité visuelle devait nécessairement se combiner avec cela pour former une facilité musicale prodigieuse, ce que Minou Drouet possédait également. Il faut être borné comme un poète décadent pour ne pas comprendre ces choses (si – encore une fois – il savait).

ii

Les Mozart assassinés, oui. Sauf que Mozart, lui, n’a pas été assassiné. L’enfant prodige n’a pas suscité un tel ressentiment, un tel fiel qu’il fallait qu’il meure, on l’a laissé grandir et il a eu droit aux honneurs jusqu’à la fin de sa vie (certes assez prématurée).

Depuis lors, il semble que ce soit trop demander aux gens de culture, le respect le plus élémentaire de l’humanité.

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Le monde de l’art

Vous me demandez ce que je pense de l’art dégénéré… pardon : contemporain. C’est une question piège et je ne sais ce que vous visez en particulier, tout en pensant que vous auriez tort de tout mettre dans le même sac. Il existe cependant un phénomène de spéculation sur le marché de l’art : comme le prix est de toute façon déconnecté de la valeur d’usage, nous avons là le lieu idéal-typique de la spéculation, mais j’irai plus loin : c’est vrai de toute la culture. Il suffit de créer des engouements, des phénomènes de masse par la publicité (selon le principe « j’aime ce que tout le monde aime car ‘tout le monde’ ne peut pas se tromper ») pour créer des bulles et spéculer. J’ai bien ri en apprenant qu’une banque néerlandaise avait littéralement fait faillite en spéculant sur le marché de l’art contemporain. Elle était de toute évidence dans la partie manipulée alors que seuls les manipulateurs peuvent gagner, à savoir, ceux qui ont un levier dans les médias.

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La peinture n’est dans l’art contemporain que la partie congrue. Ce dernier est multisupport : de grandes salles avec des objets éparpillés au sol, des rideaux de douche qui pendouillent et des bruitages dissonants dans les coins. C’est souvent immersif, conceptuel, gratuit (sauf le billet d’entrée), dans l’ensemble peu convaincant, mais aussi parfois ingénieux, anarchisant, antibourgeois (ni plus ni moins révolutionnaire que Brassens, qui vendait des disques). Si vous me disiez : « Oui mais ces antibourgeois sont subventionnés (par l’État bourgeois) », je vous répondrais : Qu’est-ce qui n’est pas subventionné en France ? Je pense être le seul à demander la séparation de la culture et de l’État (voyez mon essai Rimbaud négrier ici).

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Un cas de régression esthétique objective. Un article de Télérama de 2013 confirme mon point de vue sur un problème du cinéma. L’article emploie le même terme « stroboscopique » dont je me suis servi (c’est donc plutôt moi, venant après, qui employait alors ce même terme) dans une critique du remake de Robocop par le Brésilien José Padilha, sorti en 2014 (quelque trente ans après le film de Paul Verhoeven, de 1987) : le phénomène shaky cam propre « au début du 21e siècle » : « Tremblements incontrôlés, gros plans disgracieux, montage stroboscopique : depuis le début du XXIe siècle, les scènes d’action souffrent d’un mal terrible et sont devenues salement illisibles. Penchons-nous sur cette curieuse maladie qui donne la tremblote et voyons si elle est incurable… » (Shaky cam : Le cancer des scènes d’action est-il incurable ? 14 octobre 2013)

Avec ce phénomène plus les images de synthèse perdues dans l’uncanny valley (phénomène dont j’ai amplement parlé sur ce blog, voyez en particulier « La ‘vallée inquiétante’ [Masahiro Mori] » ici [La transparence et le silence]), le cinéma passe par une période qui correspond de fait à une régression au niveau des sensations pour ceux qui ont connu le cinéma antérieur.

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Le Français : ce n’est guère difficile de prendre les choses de très haut, de la hauteur du ciel, quand on est une baudruche.

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Je lis : « La doctrine hégélienne qui concilie dans son sein tous les courants issus de l’idéalisme kantien… » (Pierre Mesnard). Non : ce qu’on appelle l’idéalisme allemand n’est pas kantien et n’en est issu que comme un contre-pied.

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Rappel à moi-même : je dois traduire le passage de la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de Hegel et publier cette traduction en regard d’un exemple d’exégèse courante. Pour éclairer le public.

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Ce n’est pas parce qu’un État est laïque qu’il a le droit de parler de la foi comme d’une affaire privée, qu’il peut obliger les gens à considérer leur foi comme une affaire privée, car les religions sont des communautés et, dans ces communautés, dont l’État laïque n’a pas à se mêler, la foi n’est nullement une affaire privée. Ceux qui, au nom de l’État laïque, affirment que la religion est une affaire privée, parce qu’elle n’est pas une affaire d’État, ont une vue fausse de la religion, ainsi qu’une vue fausse et répugnante de l’État où c’est ce dernier seulement qui est le collectif, face aux individus.

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L’Occident est avancé – mais bas.

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« Montaigne, c’est l’homme devenu parfaitement indépendant et qui ne veut plus rien réaliser dans le monde » (Jaspers). Du moment qu’il était maire de Bordeaux…

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Je suis riche parce que mes grands-parents, qui ne l’étaient pas, ne possédaient pas tous ces objets que je possède. – Dans ce cas, tout le monde est riche.

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En aidant les insurgés américains, Louis XVI a plus fait pour la liberté que tous les révolutionnaires français réunis.

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Coups et Dignité

Si condamner une personne à recevoir des coups est dégradant, que faut-il penser des coups de matraque assénés à des personnes non jugées ?

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« Pays-Bas : Heurts entre la police et des manifestants à Amsterdam. »

Quand un magistrat condamne une personne jugée coupable à des coups de baguette (je pense que vous voyez de quoi je parle), c’est barbare, mais quand la police matraque à l’aveugle et fait attaquer ses chiens, c’est civilisé ?

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Pour éviter le retour des heures sombres, il faut supprimer toute opposition.

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Philosophie du droit : Note sur la guerre civile en Algérie

Le Front islamique du salut (FIS) aurait dû entrer au gouvernement puisqu’il avait été élu démocratiquement. L’armée et le gouvernement algériens sont les seuls responsables de la guerre civile. Dès lors que les élections étaient confisquées par l’armée, le parti légal qui fut ainsi spolié n’avait plus de possibilité démocratique d’exprimer son point de vue dans la société. Sa violence est alors, aux termes du droit international, insurrectionnelle, ce qui veut dire légitime. Toutes les violences commises dans ce contexte insurrectionnel ne seraient pas reconnues comme légitimes : les assassinats ciblés d’intellectuels ne sont sans doute pas couverts dans ce cadre, mais de fait la paternité de plusieurs de ces assassinats est incertaine. Simplement, c’est l’armée et le gouvernement algériens qui sont responsables de la guerre civile en droit.

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Quelle est la valeur de la langue française ?

« Un symbole de la force de la clarté latine. »

Prenons cette expression pour examiner les mérites de la langue française : « un … de la … de la … ». Pas plus de trois compléments du nom à la suite, disait Flaubert, mais deux n’est-ce pas déjà trop ? Relisez cette expression, elle est lourde.

En allemand, nous pourrions écrire (je ne dis pas que ce serait de l’allemand bien tourné, mais c’est un exemple) : Ein Symbol der Lateinklarheit Macht. On a plusieurs façons d’introduire un complément du nom. En quoi le français, qui n’en a qu’une, est-il supérieur ?

Pour parler des mérites d’une langue, il faut la comparer à d’autres langues. Or, si l’on compare le français et les autres langues vulgaires avec le latin et le grec, beaucoup d’auteurs classiques considèrent qu’il n’y a pas photo. C’est le premier point. Le second, c’est que je ne trouve pas d’éléments de comparaison des langues vulgaires entre elles chez ceux qui défendent la langue française sur la base de prétendus mérites intrinsèques, et leurs affirmations sont par conséquent gratuites.

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« C’est un de mes vos recueils préférés. »

« Un de mes vos » ? Cela se dit en allemand –Ein mir liebster ihrer Bänden, quelque chose comme ça– grâce aux déclinaisons. Comme en latin. Donc, si le latin est supérieur au français, alors l’allemand est supérieur au français puisque l’allemand se situe entre le français et le latin.

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On peut considérer qu’il n’y a que des jugements esthétiques sur les langues et que les jugements soi-disant rationnels-objectifs sur les mérites relatifs des unes et des autres sont erronés. Je dis que la phrase avec « un … de la … de la … » est lourde, mais ce ressenti n’est pas non plus démontré. En réalité, je trouve que c’est plutôt chantant. Mais si ce n’est pas lourd, alors je ne vois pas non plus pourquoi ce serait une faute de multiplier les « de la » et autres successifs, comme veut nous l’imposer Flaubert. Je pense qu’il a dit une bêtise : ou bien deux c’est déjà trop ou bien ce n’est jamais trop.