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Le développement philosophique d’Aristote, par Paul Gohlke, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par F. Boucharel de l’essai Die philosophische Entwicklung des Aristoteles de Paul Gohlke publié dans le journal Kant-Studien, volume 43, cahier 3, 1943, pp. 393-410.

Paul Gohlke (1892-1982) est un philologue et philosophe allemand, spécialiste d’Aristote. Hommage lui a été rendu en 2001 par Jean-François Monteil, maître de conférences à l’Université de Bordeaux 3, dans un article « Une exception allemande : La traduction du De Interpretatione par le professeur Gohlke », dont le résumé indique : « Le Professeur Paul Gohlke est le seul à traduire les propositions indéterminées d’Aristote conformément aux vues du maître. Il fut le premier à percevoir le problème posé par l’indéterminée négative. Tous les autres traducteurs du De Interpretatione rendent les indéterminées d’Aristote, qui sont des particuliers, par des universelles. La faute est imputable à l’une des deux traductions arabes. »

L’essai ici traduit survole différentes notions majeures de la philosophie d’Aristote par le biais d’une reconstitution du développement de la pensée du philosophe. Cela passe par un travail philologique. Les conclusions de ce travail, l’auteur le dit lui-même, ne font pas consensus. La plupart des spécialistes se montrent cependant prudents plutôt que catégoriques, quand il s’agit d’imputer tel ou tel texte au philosophe. En l’occurrence, Gohlke est aujourd’hui dans la minorité quand il attribue au Stagirite le cours de rhétorique à Alexandre et la lettre à Alexandre sur le monde, la majorité suivant en cela Werner Jaeger qui contesta leur authenticité après que ces deux textes firent longtemps partie du corpus aristotélicien, notamment pendant tout le moyen âge. On notera que Jaeger (cf. note 6 du présent essai) contestait également l’authenticité des Catégories, ce pour quoi il est aujourd’hui, sur ce point, dans l’infime minorité.

L’idée qu’Aristote n’ait jamais envisagé une « Théologie » semble étonnante, compte tenu de sa polymathie. Nous sommes enclin à suivre Gohlke, qui considère que la Physique et la Métaphysique annoncent une telle théologie, et qui en voit une esquisse dans la lettre sur le monde, dont la paternité est aujourd’hui contestée à Aristote, ainsi que cela vient d’être dit. L’idée que le parangon occidental du polymathe n’ait pu vouloir être l’auteur d’une théologie, pourrait bien résulter, selon nous, d’une disposition psychologique propre au positivisme moderne.

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LE DÉVELOPPEMENT PHILOSOPHIQUE D’ARISTOTE

par Paul Gohlke, Berlin

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La présentation du développement philosophique d’Aristote dépend dans une large mesure d’un travail philologique préliminaire par lequel il est d’abord possible d’acquérir une image correcte du sens de ses textes didactiques. Je tiens pour démontré que la présentation du destin de ces écrits, présentation que Strabon nous a laissée de manière tout à fait fortuite en mentionnant la petite ville de Scepsis en Asie Mineure1, est entièrement correcte et doit servir de point de départ à tous les efforts, car l’ensemble de nos manuscrits aristotéliciens remontent aux éditions qui furent faites à partir de la redécouverte de ces textes. Du fait que son disciple Nélée emporta les manuscrits d’Aristote à Scepsis, ils furent si longtemps soustraits au Péripatos qu’ils en acquirent une dimension mythique : personne n’a osé, après leur redécouverte, y changer la moindre virgule, et s’il en avait été autrement il n’eût guère été possible de conserver ces documents de la naissance du travail scientifique dans l’humanité occidentale tels qu’ils sortirent de la main de leur auteur. Celui-ci ne les destinait pas à la publication, il ne les a jamais finis et au contraire y portait sans cesse de nouveaux changements, soit par d’occasionnelles ratures soit, bien plus souvent, par de nombreux ajouts, rédigés entre les colonnes de la rédaction originale ou bien insérés au moyen de fragments de parchemins intercalaires ou même de rouleaux entiers. C’est seulement quand il s’était par trop écarté de son premier point de vue, dans tel ou tel domaine de ses recherches, qu’il rédigeait un manuscrit entièrement nouveau, ce fut le cas par exemple en matière d’éthique. Je ne m’étendrai pas ici sur les preuves philologiques des convictions qui vont suivre, acquises et confirmées au cours de longs travaux minutieux : ma présente intention est d’en communiquer les résultats.

L’activité du philosophe dans son ensemble est pour nous encadrée en quelque sorte par deux écrits qui furent adressés à Alexandre le Grand et qui, conformément à la volonté expresse d’Aristote, ne furent pas publiés eux non plus, ce en quoi ils partagèrent la destinée des textes de cours. Le plus ancien des deux est le texte connu sous le nom de Rhétorique à Alexandre, rédigée pour le jeune roi au cours de sa formation intellectuelle en étroite liaison avec la Rhétorique à Théodecte [Theodectia]. Dans le cadre de l’Académie platonicienne, à laquelle il appartint pendant vingt ans, Aristote eut à apprendre la rhétorique. Quand il quitta l’école de son maître, à la mort de ce dernier, il laissa à l’Académicien Théodecte son manuscrit sur la rhétorique, pour qu’il en fît librement usage. Il en laissa également une copie pour Alexandre ; elle ne nous est point parvenue mais la Rhétorique à Alexandre nous en donne un bon aperçu, ainsi que de la méthode d’enseignement du philosophe à l’époque. Le second écrit est adressé au roi Alexandre alors que celui-ci avait entretemps conquis un empire mondial. C’est le texte Du monde, qui fut rédigé aux alentours de 327 avant J.-C. Il est très important de reconnaître, à l’encontre de l’opinion courante, répandue y compris par Wilamowitz dans son manuel de grec, que ce texte n’est pas une falsification de l’époque impériale julio-claudienne. J’en ai démontré l’authenticité2, et montré en même temps qu’il doit dater des dernières années d’Aristote. Pour le stade ultime du développement de la pensée du philosophe dans le domaine de la métaphysique, il est d’une importance capitale3.

Le fait qu’après son départ d’Athènes Aristote se consacra d’abord à développer sa pensée éthico-politique est lié à la charge qu’il assuma aussitôt de l’éducation d’Alexandre le Grand. Cette pensée est exposée dans la Grande Morale4, dont un écrit précurseur est le traité de l’époque platonicienne sur les vertus et les vices5. La rédaction plus ancienne de la Grande Morale nous permet de reconnaître clairement qu’elle fut rédigée dans une aire linguistique différente qu’un grand nombre des autres écrits aristotéliciens. Le plus ancien texte politique, De l’éducation, doit lui-même dater de cette époque. Il ne nous est point parvenu mais a beaucoup servi, peut-être dans le manuscrit même, pour les septième et huitième livres du cours de politique qui nous est conservé.

Les plus anciens textes logiques et métaphysiques datent eux aussi de cette époque. Ce sont les Catégories6 et les plus anciens livres des Topiques, à l’époque appelés « Dialectique », au sens platonicien. Ils se consacraient à l’étude des définitions et sont conservés dans nos Topiques aux livres trois à six. Leur complément, les Classifications (Einteilungen), ne nous est connu que par extraits. Dans son activité d’enseignement, Aristote devait donnait une importance particulière à la maîtrise de cette matière. Dans ces écrits, il se place encore sur le terrain de la théorie des idées, s’il en vient souvent à discuter les arguments articulés contre celle-ci. Il comprend encore le concept d’espèce comme οὐσία. Tout particulièrement après son retour à Athènes, les critiques devinrent, dans les cercles de personnes partageant ses conceptions, une opposition ouverte. Les différents traités sur la théorie des idées rédigés à cette époque n’ont pas été conservés mais ils furent à peu près complètement repris dans la Métaphysique. Dans les premier et deuxième livres se trouvent maints passages dans lesquels Aristote montre qu’il appartient encore au cercle des Académiciens ; il combat une doctrine « que nous représentons ».

Après avoir fondé sa propre école, il devait naturellement accentuer sa différence avec l’Académie platonicienne, qui continuait de prospérer. D’abord virent le jour la deuxième version de la Grande Morale ainsi qu’un cours d’éthique à nouveau modifié qu’il confia à Théophraste. Ce cours ne nous a pas été conservé mais est bien connu par l’abrégé qu’en a fait Arius Didyme. Dans ce domaine suivirent l’Éthique à Eudème, à partir de laquelle Eudème devait vraisemblablement enseigner, et enfin l’Éthique à Nicomaque, à son fils. Dans cette dernière, il utilisa les livres du milieu de l’Éthique à Eudème, auxquels il trouva peu de choses à changer. Plusieurs versions de son cours politique nous sont également connues ; il confia l’une d’elles à Théophraste, qui est pour l’essentiel conservée dans la Politique, laquelle laisse voir le développement dans son ensemble.

Les plus anciennes parties de la grande série d’écrits sur la physique forment les premier, cinquième, sixième et septième livres de la Physique (la dernière dans la plus ancienne des deux versions qui nous sont conservées)7. Les plus anciennes parties de la Métaphysique et de la Logique [Organon] ont elles aussi été produites à la même époque. On voit que le développement propre du philosophe commence véritablement après son retour à Athènes. Jusqu’alors il était resté fidèle à son maître, non seulement extérieurement mais aussi dans son enseignement. Ainsi, Platon le maintint sous sa coupe jusqu’à sa quarantième année, à partir de ce moment Aristote développa rapidement une pensée qui avait certes été préparée mais ne s’était pas encore exprimée, car elle avait été plus ou moins refrénée.

Aristote, le grand maître des définitions et classifications, avait un sens profond de l’autonomie des différentes disciplines philosophiques. Nous pouvons donc à présent suivre le développement de sa doctrine dans les différents domaines. Dans le cadre de ce court essai, nous ferons ressortir les étapes du développement dans ces domaines, au détriment d’une présentation systématique de la doctrine.

Commençons par l’éthique. Aristote est parti de la doctrine platonicienne de la tripartition de l’âme. La vertu est seulement possible quand domine le νοῦς [noos], ainsi que l’illustre la parabole du char de l’âme dans le Phédon. Les vertus se répartissent rigoureusement entre les différentes parties de l’âme, et la liste des vertus de la dernière période aristotélicienne laisse encore transparaître cette origine. La Grande Morale introduit un changement sur deux points essentiels : le rejet du rationalisme de Socrate et la division de la raison en résultant en raison théorique et pratique. Les vertus sont alors définies d’après un principe entièrement nouveau, en tant que juste milieu entre deux extrêmes erronés. À cet égard, le philosophe accorde une importance particulière au fait que la vertu n’a pas seulement sa racine dans la raison mais aussi dans une prédisposition favorable. Le but de la vie est le bonheur. Au départ, Aristote ne semble pas avoir considéré la satisfaction des désirs comme nécessaire. Mais il intégra par la suite dans son cours d’éthique un traité sur les différentes sortes de désir. Il convient de noter par ailleurs que, dans la version la plus ancienne, la divinité ne joue quasiment aucun rôle : Aristote place son influence dans un monde dont il ne sait que faire et que, en tout cas, il ne souhaite pas discuter ici. On remarque cependant qu’il a changé d’avis à cet égard dès la deuxième version. Il a de très belles expressions sur ceux qui, favorisés du bonheur, en trouvent le chemin sûrement, sans avoir à bander leur raison. – Le plus grand progrès de l’Éthique à Eudème est la séparation nette entre les vertus éthiques et dianoétiques. Par ailleurs, Aristote éprouva le besoin de rendre l’ensemble de cette matière plus cohérent, alors que les nombreux ajouts et modifications avaient créé de la confusion, par exemple dans l’essai sur le libre arbitre. De même, la valorisation de la prédisposition naturelle devint plus saillante encore. – Le concept de vertu bien dotée est caractéristique de l’Éthique à Nicomaque ; la contribution des biens extérieurs au bonheur est ainsi soulignée avec plus de force. L’essai sur le désir, qu’il avait tiré de l’Éthique à Eudème, fut ultérieurement remplacé par une autre version. Partout se remarque un rejet croissant de la doctrine de l’Académie, qui entretemps s’était érigée sur le fondement général d’une métaphysique propre. Aussi, l’Éthique à Nicomaque paraît bien plus rationaliste que l’Éthique à Eudème : tandis que celle-ci s’appuie de manière répétée sur l’expérience comme source de connaissance, dans celle-là cela n’a lieu pas même une fois. Le νοῦς redevient particulièrement saillant, nous verrons à quoi c’est dû ; ce n’est plus le νοῦς platonicien mais le νοῦς aristotélicien.

La pensée politique aussi s’éloigne de Platon, par exemple au sujet du parallélisme entre le style de vie des individus et les différentes formes de constitutions politiques. Aristote partage avec Platon une même appréciation de la Constitution de Sparte. Mais c’est justement là que se fait jour un changement particulièrement notable après la défaite des Lacédémoniens dans la guerre contre Antipater, en 3318. À cette époque, Aristote changea plusieurs passages de son cours. La valorisation de la monarchie subit un refroidissement considérable. L’idéal politique est au départ le même que pour Platon : il consiste en la vie vertueuse et nécessite la pleine reconnaissance des philosophes, à savoir le gouvernement par les philosophes, qui doivent être spécialement éduqués à cette fin avec le plus grand soin. Les philosophes coexistent avec l’état militaire et l’état nourricier. Ainsi, Aristote voit son idéal réalisé au mieux par une aristocratie ou une monarchie. Mais là encore intervient un changement manifeste. L’idéal de la vertu recule et à sa place apparaît dans la politique également le principe du juste mélange, ce qui a pour conséquence une sorte d’élargissement démocratique de la Constitution de l’État idéal. Celui-ci est obtenu en ne reconnaissant plus l’état nourricier comme partie de l’État : les travaux nécessaires sont confiés à des esclaves, et la paysannerie est réduite à cette condition. En outre, les citoyens doivent tous participer au gouvernement, même dans l’âge le plus avancé. Il sera plus tard souligné que les citoyens doivent apprendre à la fois à obéir et à gouverner. Dans l’État idéal de la dernière version, il n’est plus question d’aristocratie. Pourtant, la condition originelle transparaît partout. Enfin, le concept de vertu bien dotée est lui aussi repris de l’éthique. Ni l’abondance de l’oligarchie ni la pauvreté de la démocratie n’est favorable à la formation de la vie idéale. L’attention portée à la satisfaction modérée des besoins de la vie est apparente dans la permission ultérieure de la musique ionienne et la célèbre théorie de la catharsis. Il convient de noter aussi la modification du schéma des constitutions politiques. À l’origine, Aristote n’en connaissait que quatre formes : monarchie, aristocratie, oligarchie, démocratie. On pouvait compter la tyrannie comme cinquième forme. Mais la « politeia » qui fut par la suite fortement préférée par Aristote est le résultat du développement ici décrit. Le célèbre schéma des six constitutions, trois saines et trois dégénérées, est une conception tardive de ses leçons. De même, le principe de jugement, à savoir la réalisation du « bien commun », qui fut introduit à cette occasion, ne joue plus aucun rôle dans les cours plus tardifs. La naissance de la version que nous connaissons peut être correctement retracée. Aristote avait au départ placé son texte De l’éducation après le troisième livre, mais plus tard il utilisa ce rouleau pour y retravailler l’État idéal et le plaça à la fin. Ce changement de point de vue est partout discernable dans les livres les plus anciens, dans quelques ajouts au troisième livre, dans les doublons considérables du quatrième, un peu moins dans les cinquième et sixième, qui durent toutefois échanger leur place.

Avant de considérer le développement de la rhétorique, il est préférable d’examiner celui de la logique. Aristote découvrit le syllogisme après son retour à Athènes. Dans la Rhétorique à Alexandre, il ne se trouve aucune trace des enthymèmes, qui sont le pendant rhétorique du syllogisme, et dans les Catégories apparaît deux fois le principe du syllogisme alors que le nom n’en était pas encore trouvé. Que le syllogisme ne soit pas mentionné une seule fois dans l’Herméneutique [De l’interprétation], on peut y voir la preuve que la base de cet écrit est encore plus ancienne. Auparavant, Aristote avait recherché la force probante dans certains « points de vue » généralement admis, ou τόποι [topoï], bien sûr aussi dans les définitions et classifications, qui appartiennent certes à cette matière et dans lesquelles les τόποι jouent un rôle. Comme tous les prédicats de l’espèce s’appliquent aussi à ses sous-espèces, il en résulte le syllogisme. Mais dans un premier temps la logique construite sur ce fondement n’était nullement « formelle ». Il manquait encore pour cela les nécessaires jugements « particuliers », tous les jugements étaient au contraire, dans la forme, généraux ; ainsi, dans le domaine du nécessaire, à savoir du monde immuable des concepts, venait au jour une conclusion nécessairement valide, et dans le monde du seulement en partie valide, au contraire, une conclusion elle-même seulement en partie valide. Quand Aristote, à cette époque, disait que quelque chose était contenu « dans le tout » et ailleurs seulement « dans la partie », il entendait encore par là une proposition au sujet de l’espèce en opposition à une proposition au sujet de l’une de ses sous-espèces. Un très bel exemple en est donné par un ajout à la Grande Morale 1201 b 24-40. De même, la distinction plus tard si fréquente chez le philosophe entre, d’un côté, l’opposition contradictoire par exemple du jugement universel affirmatif et du jugement particulier négatif et, de l’autre côté, l’opposition « seulement » contraire du jugement universel affirmatif et du jugement universel négatif, date de cette époque. Il existe seulement opposition entre une affirmation et une négation correspondante, et ceci se répète à tous les stades, dans le domaine du nécessaire et du seulement en partie valide. C’est seulement avec l’introduction du jugement particulier, indépendamment de la signification métaphysique des concepts employés, que pouvait être édifiée la célèbre structure syllogistique des quatre figures. Mais la logique n’en devint pas encore « formelle ». Car les niveaux de validité demeuraient, ici le monde éternel, là le domaine terrestre. Par sa théorie de la détermination modale des conclusions, Aristote chercha en effet à saisir cette différence logiquement, en définissant le concept de pure possibilité de façon que, d’un côté, il ne pût jamais nommer ce qui vaut nécessairement et, de l’autre, qu’il laissât toujours ouverte la proposition contraire : ce qui est possiblement, peut aussi possiblement ne pas être. Cela fait partie des plus brillantes prestations de son extraordinaire capacité intellectuelle que d’avoir édifié sur cette base une théorie des conclusions sur le possible conduite sans presque aucune contradiction et qui se gardait en même temps de tous excès formalistes. Cette théorie des conclusions déterminées modalement appartient cependant aux parties les plus tardives des Analytiques, sur lesquelles aucune autre partie ne s’appuie. Ses disciples Théophraste et Eudème ont les premiers saisi le concept de possibilité de manière purement formelle, comme c’est devenu courant dans l’enseignement de la logique : est possible ce qui de manière non nécessaire n’est pas (möglich ist, was nicht notwendig nicht ist), est donc possible aussi le nécessaire. Aristote n’aurait jamais accepté cela, car par « nécessaire » il entendit toujours le monde éternel et par « possible » le monde terrestre. Les vingt années d’activité dans l’école de Platon laissèrent des traces.

La découverte du syllogisme fut pour le monde philosophique un événement important.  Naturellement, l’école concurrente, l’Académie, chercha à démontrer que le syllogisme était depuis longtemps employé dans la dialectique platonicienne. Mais Aristote rejette subtilement cette prétention au chapitre I, 31 des Premiers Analytiques. Et il arriva très vite, en particulier sous l’influence d’Eudoxe, à l’idée que les définitions ne se laissent pas démontrer. En conséquence de quoi, tout ce qui se trouvait à ce sujet dans les Topiques ne pouvait être intégré dans la théorie de la démonstration. Par là, la théorie cognitive dominante jusqu’alors, la dialectique, fut reléguée à un niveau inférieur. Mais une question cuisante restait sans réponse. Dans la mesure où il ne peut y avoir dans la syllogistique aucun regressus ad infinitum, pas plus que dans aucun autre domaine, il doit donc exister des principes premiers indémontrables. Comme, ensuite, les connaissances qui en découlent ne peuvent en aucun cas être plus certaines que ces principes qui en sont la condition, la question se pose : d’où tiré-je ces principes indémontrables ? Aristote répondit d’abord inconsidérément : « De l’expérience. » À la fin de la deuxième syllogistique, il en parle un peu plus en détail ; il décrit comment des connaissances se forment à partir d’expériences. Le fait que furent ajoutées ultérieurement au sein de cet exposé des précisions sur le νοῦς est de la plus grande valeur. Cet ajout ne s’y trouvait manifestement pas encore quand la pensée du premier chapitre de la métaphysique fut à nouveau employé. Et l’on ne peut douter qu’il s’agisse d’un ajout car les deux premières lignes dans le texte connu de nous apparaissent trop tôt (100 a 14-15) ; elles coupent à contretemps l’exemple ou, plus exactement, l’analogie avec la troupe de soldats en fuite, et sont en réalité l’introduction à l’ajout 100 b 5-17.

Diogène Laërce affirme dans sa liste des écrits d’Aristote9 que les Premiers Analytiques consistaient en neuf rouleaux. Il y a dans les Premiers Analytiques que nous avons suffisamment d’indices pour faire apparaître chacun d’eux ; ils n’ont pas du tout rédigés dans l’ordre que le philosophe leur a donnés à la fin. En outre, les Seconds Analytiques sont plus anciens que certaines parties des Premiers.

À l’origine, Aristote traita les erreurs qu’il est possible de commettre au cours du raisonnement ainsi que les procédés sophistiques qui conduisent au but là où la vérité seule ne suffit pas, dans les Analytiques même. Quand, par la suite, la dialectique fut abaissée à un niveau inférieur, il lui attribua le domaine considérablement élargi des conclusions apparentes et des raisonnements sophistiques. Les huitième et neuvième livres des Topiques furent donc rédigés après la plus grande partie des Analytiques, tandis que les premiers livres, en dehors d’un petit nombre de parties du premier livre, furent écrits avant les Analytiques.

Que la rhétorique touche à la fois à la politique et à la logique, Aristote le répète à plusieurs reprises. Quand le dernier rouleau des Premiers Analytiques fut rédigé, la Rhétorique n’avait pas encore sa forme actuelle ; l’enthymème, qui dans ces Analytiques domine tous les exposés, au moins théoriquement, n’était pas encore « découvert ». Mais l’irruption de l’enthymème peut être très bien retracée dans la Rhétorique que nous avons ; il est manifeste que le plus gros de cette idée est né de manière indépendante et que cette matière s’est seulement revêtue d’un nouvel habit, de sorte que seule la tendance à porter un regard constant sur l’enthymème est nouvelle. C’est la raison pour laquelle nous possédons dans la Rhétorique une véritable mine pour connaître le stade le plus ancien de la théorie éthique et politique. Son éthique ne connaît pas encore le principe de juste milieu, sa politique ne connaît pas encore les six constitutions politiques ni, par conséquent, la politeia. Là où Aristote souligne souvent que l’orateur n’a pas besoin d’être savant, il n’était pas non plus nécessaire d’adapter constamment le contenu de la rhétorique au progrès des connaissances dans les différents domaines des sciences. Il était facile de comprendre que la pensée rhétorique différait de la dialectique au sens de Platon et du premier Aristote ; la façon dont elle doit se distinguer du raisonnement dialectique et donc seulement apparent dans le sens aristotélicien plus tardif est une question difficile, et même insoluble, qui peut tout au plus recevoir une réponse quand l’orateur ne dialogue pas avec un public.

De fragment que nous avons de la Poétique, on ne peut rien dire pour le moment si ce n’est que sa théorie de la catharsis en est sûrement une des parties les plus anciennes.

Venons-en à présent à l’admirable série d’écrits dans tous les domaines des sciences de la nature. Les plus anciennes parties, déjà nommées, de la Physique, les premier, cinquième, sixième et septième livres, s’enracinent encore, comme les Catégories, dans le sol de la théorie du substrat (ὑποκείμενον) [hypokeimenon] : la substance est ce qui se trouve inchangé au fondement de l’alternance des contraires. Les contraires sont nommés forme (εἶδος) [eidos] et privation de forme (στέρεσις) [steresis]. La Physique est, dans son cœur, la théorie des transformations ; elle inclut la génération (quand le substrat lui-même naît), la corruption (quand le substrat disparaît) et le mouvement (quand le substrat demeure), et il existe un mouvement dans les trois catégories de lieu (déplacement positionnel), de grandeur (croissance et déclin) et de structure (modification). La forme essentielle de tout mouvement est le mouvement circulaire, car lui seul peut être éternel. Le problème de fond de tout mouvement est l’uniformité. Aristote le résout par la découverte géniale qu’une ligne droite a certes une infinité de points mais qu’il est impossible, quand on prend un point au hasard, d’indiquer le point voisin. Il répond au moyen de cette découverte aux paradoxes soulevés par Zénon contre la possibilité du mouvement. Il résout le problème de l’infini avec des moyens semblables. L’infiniment grand est impossible, Aristote pose ici un principe qui a conservé jusqu’à nos jours une importance fondamentale : quand je conjoins deux grandeurs données, je peux toujours dépasser chacune de ces grandeurs. A contrario existe la divisibilité à l’infini, dont le modèle original est la réduction de moitié toujours répétée d’une distance.

Ce travail reçut une première grande modification sous l’influence de la théorie de la puissance nouvellement découverte. C’est alors que virent le jour les troisième et quatrième livres (le deuxième livre avait déjà été ajouté avant et fut simplement retravaillé en tenant compte de la théorie de la puissance), ainsi que la seconde version du septième livre. Il n’est guère évident de se faire une image claire de la naissance de la théorie de la puissance. Aristote a toujours distingué entre le simple fait d’avoir (ἕξις) [hexis] une faculté et son exercice réel (ἐνέργεια) [energeia]. Cette théorie plus ancienne est à présent rendue par la paire conceptuelle δύναμις-ἐνέργεια [dynamis-energeia], possibilité-réalité. Mais ce n’est pas décisif. D’un autre côté, Aristote (comme Platon) connaissait aussi depuis longtemps le concept de force (δύναμις) qui réalise un travail. Platon explique dans Le Sophiste que tout ce qui existe s’atteste réel au moyen d’une telle δύναμις. Cela non plus n’est pas décisif. La théorie de la puissance affirme que quelque chose de réel doit d’abord être selon la possibilité. Il ne s’agit donc plus seulement, à présent, de facultés dormantes, ni de forces de substances réelles, mais d’un nouveau plan métaphysique de l’être. La théorie du substrat n’avait pas résolu le vieux problème des Grecs qui cherchaient à savoir comment quelque chose pouvait être à partir de rien, ou plutôt comment on pouvait éviter cette hypothèse fatale. Quand, dans le substrat, la στέρεσις est remplacée par l’εἶδος, il n’y a certes pas de risque que quelque chose naisse de rien. Mais comment le substrat lui-même naît-il ? Il est à présent répondu à cette question à l’aide de la théorie de la puissance : la chose qui naît « est » déjà auparavant en puissance, elle ne naît donc pas de rien, de manière absolue, mais seulement d’un « étant » en puissance. Il n’est pas vrai, par conséquent, que la théorie de la puissance aurait été déjà préparée d’une manière ou d’une autre par Platon. Ma démonstration de la naissance tardive de cette théorie chez Aristote s’appuie sur deux faits, d’une part, l’emploi de la paire conceptuelle ἕξις-ἐνέργεια dans les écrits plus anciens quand il est question de facultés mentales, et, d’autre part, le concept plus ancien de force. Dans le livre de la Métaphysique sur les concepts (Δ, 12), le concept de δύναμις est encore mentionné sans la moindre évocation de sa contrepartie, l’ἐνέργεια, et Aristote lui-même le dénonce au livre Θ. Particulièrement précieux est aussi le passage 1237 a 34-37 de l’Éthique à Eudème, qui va avec Métaph. Δ, 12. Un passage du septième livre de la Physique, où le concept de δύναμις est employé dans son ancienne acception, a été changé par la suite sous l’influence de la théorie de la puissance. Comprendre ce processus est la preuve par neuf (247 a 28 – b 23 ancienne version, 247 b 1-9 version plus récente). C’est en raison de la grande portée de ces faits qu’exceptionnellement j’ai apporté quelques indications de démonstration philologique. J’ajoute que les philologues de l’école de Werner Jaeger n’admettent pas ce point de vue10.

Il va sans dire que cette théorie de la puissance devait révolutionner également la métaphysique aristotélicienne. C’est aussi le cas pour l’autre théorie dont la physique reçut une modification substantielle, celle du moteur immobile. Platon avait placé à l’origine de tout mouvement le mû par soi-même, l’âme. Aristote le suivit dans un premier temps, ainsi que le montre le septième livre de la Physique dans ses deux versions. Mais pour lui ce ne sont plus seulement les êtres vivants qui se meuvent selon leur nature, il y ajoute les éléments, la terre et l’eau qui vont vers le bas, l’air et le feu qui vont vers le haut, et l’éther qui se meut en cercle. Et Aristote souligne à plusieurs reprises que même la plus petite particule de terre tend selon sa nature vers le centre du monde, même la plus petite étincelle tend vers l’extérieur. Ainsi, les éléments ne sont pas concernés par les objections soulevées au premier chapitre du septième livre contre un mû par soi-même et l’avertissement adressé contre de telles hypothèses. Si l’éther, dont les étoiles sont faites, accomplit de sa propre nature un mouvement circulaire, il n’est bien sûr plus besoin d’expliquer la carrière des corps célestes par un quelconque moteur. Le philosophe expliqua le fait que les planètes participent de plusieurs mouvements circulaires en même temps en déclarant que les étoiles sont d’autant moins capables d’atteindre leur modèle, le « premier ciel », qu’elles sont plus près du point central. Elles font ce qu’elles peuvent. Cette théorie fut complètement changée par l’hypothèse d’un principe moteur immobile introduit au huitième livre de la Physique. Deux principes, explique à présent Aristote, sont nécessaires pour garantir l’éternité du monde, c’est-à-dire l’éternité du changement : (a) un moteur immobile et (b) un mobile se mouvant éternellement de façon uniforme, mis en branle par le premier. Ce second principe n’est pas, comme on l’a supposé de manière erronée, le ciel des étoiles fixes, mais l’éther. Dans la mesure où celui-ci accomplit, comme avant, un mouvement circulaire, il n’a besoin que d’une seule amorce ; un effort continu du moteur immobile n’est pas nécessaire. Le Dieu suprême ne meut que le ciel des étoiles fixes. Il se distingue des autres divinités en ce qu’il ne se meut point, pas même par accident ou « adventicement ». Quelqu’un se déplace « adventicement » quand il est immobile sur un bateau en marche ; une telle personne ne peut pas être dite essentiellement immobile. Cela vaut pour les autres moteurs immobiles, qui (tout comme le Dieu suprême) ne meuvent chacun qu’une sphère, qui est faite naturellement elle aussi d’éther. Chacun de ces moteurs se tient cependant lui-même dans une sphère mue par un autre moteur. Pour que tous ne déplacent chacun qu’une seule sphère, mais que tous aussi soient dépendants du mouvement du ciel des étoiles fixes, Aristote inventa les sphères tournant à rebours. Quand, par exemple, l’hypothèse de quatre sphères imbriquées l’une dans l’autre était nécessaire pour expliquer le mouvement d’une planète, alors étaient introduites trois moteurs tournant à rebours pour obtenir à nouveau une carrière conforme au mouvement du ciel des étoiles fixes, et dans la dernière sphère, qui se déplaçait ainsi à l’unisson avec le ciel des étoiles fixes, se trouvait à présent le premier moteur des moteurs permettant le mouvement des planètes voisines. Il est connu qu’Aristote avait besoin, en utilisant la théorie des sphères de Calippe – Calippe lui servit d’expert car Aristote n’était pas lui-même suffisamment versé dans ces matières –, de cinquante-cinq moteurs de sphère. Il se fit ainsi une image extrêmement plastique du mécanisme des mouvements célestes. Il ne peut donc y avoir aucune époque où il aurait cru pouvoir s’en tirer avec seulement unmoteur immobile [sans moteurs mobiles], car l’explication des phénomènes observés lui était plus importante que le maintien d’un principe. Il est toutefois remarquable qu’il ne dise pas expressément que le principe se déplaçant de manière uniforme est l’éther, c’est-à-dire qu’il fournisse l’aliment à l’erreur selon laquelle ce principe était selon lui le ciel des étoiles fixes. Je suppose qu’il souhaitait voiler son changement de point de vue ; car c’est à quoi il tend aussi en d’autres endroits. Mais dans l’écrit sur le monde cette incertitude est écartée : là l’éther est nommé à côté du moteur immobile et la liaison des deux principes est assurée au moyen de comparaisons. Il convient également d’apporter dans la discussion un des derniers écrits de science naturelle, celui sur le mouvement des animaux, pour comprendre comment Aristote conçoit les choses. Il compare le monde à un théâtre mécanique de marionnettes. Les mouvements que les figurines peuvent accomplir sont prescrits par le mécanisme, seul l’opérateur peut les impulser11.

Naturellement, les écrits se rattachant à la Physique sont eux aussi impactés par cette nouvelle théorie. Seul le quatrième livre de l’écrit sur le ciel a été produit après le huitième livre de la Physique. Dans les Météorologiques, dont le cœur est de même plus ancien, il se trouve une troisième, et très significative, modification, mais qui sur la formation des autres écrits physiques n’a plus joué aucun rôle, à savoir la théorie du πνεῦμα [pneuma]. Il s’avéra que cette représentation n’était pas capable d’expliquer les phénomènes météorologiques des quatre éléments terrestres. L’air occupe dans l’ensemble un espace si vaste qu’il menaçait de prendre le pas sur les autres éléments ; il fallait donc segmenter l’espace occupé par l’air. En particulier, on ne pouvait comprendre, l’air passant pour l’élément humide et chaud, d’où venaient la neige et la grêle. Le problème de la conversion des éléments l’un dans l’autre passa au premier plan. De l’eau naît d’abord la vapeur, laquelle est toutefois une chose intermédiaire entre l’air et l’eau. Par combustion se forme la fumée, laquelle, toutefois, à la différence de la vapeur n’a pas d’effet humidifiant. Cette différence entre l’effluve sec et l’effluve humide est encore complètement étrangère à l’écrit sur les éléments (De la génération et de la corruption), ainsi qu’au quatrième livre, manifestement bien plus ancien, de la météorologie. Le πνεῦμα est à présent l’effluve sec, il ne peut plus par conséquent être distingué du feu, l’élément sec et chaud. La vapeur (ἀτμίς) [atmis] conserve cependant sa tendance à se convertir en eau. D’elle naissent la pluie et la neige, tandis que le πνεῦμα est la substance du vent. Dans les Météorologiques aussi nous pouvons observer la tendance du philosophe à expliquer les phénomènes dans l’espace du feu par le πνεῦμα. En outre est suggérée une affinité entre le πνεῦμα et l’éther. Il devient par là un véhicule commode du νοῦς : ce dernier utilise le πνεῦμα pour entrer dans les corps des hommes, et le πνεῦμα l’utilise pour agir en lui comme moteur immobile (« adventicement » mû, bien sûr). Nous trouvons ces idées seulement dans les écrits sur la génération des animaux, le mouvement des animaux et le πνεῦμα ; elles ne sont pas prises en compte dans la métaphysique elle-même, et le sont seulement après modification dans la théorie de l’âme.

Dans les écrits de science naturelle se trouvent enfin une série de modifications d’une portée moindre. Par exemple, l’importance du cerveau n’est reconnue que tardivement, l’explication des vents passe d’une rose des vents de huit à douze directions, l’importance de la φαντασία [phantasia] pour la pensée n’est reconnue et intégrée qu’a posteriori. Mais ce sont des points de détail qui n’ont pas eu d’influence significative sur la formation de la représentation métaphysique de base. Et comme cette dernière est mon sujet principal, je laisse ces questions de côté et me tourne à présent vers la métaphysique.

Au début de la métaphysique aristotélicienne se trouve sans le moindre doute la discussion de la théorie platonicienne des idées. Que cette discussion commença du vivant du maître, c’est ce que montre non seulement l’emploi du pronom « nous » dans quelques passages de la Métaphysique (en particulier A, 8 et 9) mais aussi l’apparition du nom d’Aristote dans le Parménide de Platon. Dans le commerce familier des longues années de leur travail commun, il n’a pas été possible à Platon de dissiper les doutes de son élève. Pour ce dernier, la position exprimée dans la plus récente version de la Grande Morale devait prévaloir : les idées et leur monde peuvent bien exister, mais ce n’est pas notre monde. L’idée du Bien vaut pour les dieux ; pour nous c’est le plus haut bien terrestre qui doit entrer en considération. Même les Catégories reflètent ce point de vue. La substance première est le substrat et, avec lui, la chose individuelle, mais en outre espèce et genre sont des substances secondes. Dans les Catégories, un passage ajouté établit même une différence entre les concepts d’espèce et de genre au profit du concept de genre (2 b 7-28). Plus, donc, un concept est général, moins il est susceptible d’être élevé au rang de substance. On ne peut donc pas dire que l’εἶδος aristotélicien soit venu remplacer d’emblée l’idée platonicienne, il convient bien plutôt de supposer une période transitoire, qui se laisse clairement voir dans la Grande Morale, dans les livres les plus anciens des Topiques, et dans les Catégories. Au cours de cette période, Aristote se comptait encore parmi les adeptes de la théorie des idées, mais il ajournait volontairement ses doutes, n’ayant sûrement pas encore trouvé une alternative complète. Car restait toujours la notion que l’objet de la connaissance scientifique n’est pas la chose individuelle mais le concept général. Comment, donc, le concept aristotélicien d’εἶδος est-il apparu ?

Dans la Métaphysique, l’εἶδος figure partout et sans exception, dès la première occurrence, parmi les οὐσία. Mais la métaphysique, la philosophie première, a été commencée relativement tard, ce dont on peut se rendre compte à deux points de vue généraux. Tout d’abord, la question des principes est longuement discutée dans les écrits physiques ; ensuite, la théorie de la faculté cognitive est notablement restée une partie de l’éthique, parce que Platon en traitait lui aussi dans son cours sur le bien. Deux considérations authentiquement aristotéliciennes devaient mettre le concept de genre toujours plus en avant. La première tenait à la philosophie du substrat. Le substrat ne pouvait en aucun cas être la matière, car celle-ci nous reste inconnaissable en soi, elle est toujours formée telle que nous la trouvons. La seconde considération naît de réflexions sur l’histoire naturelle : l’homme engendre des hommes, mais jamais la créature n’engendre une créature. Un cheval ne peut engendrer qu’un cheval, le bardot est une créature contre-nature et infirme. L’εἶδος manifeste là encore sa force plasmatrice. Et cet εἶδος est véritablement éternel, comme l’οὐσία platonicienne pouvait l’être. L’εἶδος, qui est si fertile dans la nature et prouve pareillement sa force procréatrice dans l’âme de l’artiste, est quelque chose de tout à fait différent de l’idée platonicienne, qui est gagnée par la dialectique, c’est-à-dire par la définition, et (du moins dans la conception d’Aristote) ne fait qu’englober ce qu’il y a de commun à certains objets, par exemple dans l’idée d’égalité. Le principal argument contre la théorie des idées est le principe « rien de général ne peut être substrat », ne peut être « séparable ». Cet argument ne peut absolument rien contre l’εἶδος. Celui-ci n’est pas général, l’εἶδος « homme » n’est pas dit des hommes pris individuellement comme l’espèce « créature » est dite des hommes (Mét. 1058 b 6 ss.). L’εἶδος partage donc avec les choses individuelles la propriété qu’il est un « ceci », ainsi que le dit Aristote, à savoir quelque chose de complet et entièrement déterminé, et partage avec l’idée, en revanche, la connaissabilité. Cela n’a été possible qu’au moyen d’un isolement total de la matière, et Aristote appelle souvent la compréhension du concept de matière son bien. Les hommes pris individuellement se différencient certainement en ce qu’ils ont chacun leur propre squelette, des squelettes différents, mais selon l’espèce ils ne sont pas différents. La matière ne peut être un attribut formateur d’espèces. On peut donc dire, curieusement, que l’εἶδος aristotélicien se distingue de l’idée platonicienne par son immatérialité absolue. Car l’idée platonicienne pouvait toujours utiliser définitionnellement les attributs matériels, simplement elle ne possédait pas de « matière compacte ». Le concept d’espèce lui-même est, contrairement au pur concept de genre, une sorte de matière ; il adhère encore à la détermination qui en fait un « ceci » et sans laquelle il resterait « un quelque chose comme ça » („ein solches“). On ne peut donc nullement dire que l’εἶδος est né de l’idée platonicienne. Et il serait tout à fait superficiel d’affirmer qu’on doit rechercher à la loupe les différences entre les deux parce qu’Aristote n’aurait au fond cherché qu’à justifier l’existence de sa propre école.

Telle est la première étape de la métaphysique, qui met la philosophie de l’εἶδος à la place de la philosophie du substrat mais jette un pont avec la doctrine plus ancienne en enseignant qu’il y a trois substrats : l’être individuel, l’εἶδος et la matière, où le premier est le composé des deux autres, l’εἶδος est la véritable οὐσία et la matière reste inconnaissable. Mais l’εἶδος devait être considérablement renforcé dans sa fonction par l’entrée en scène de la théorie de la puissance. Tant que la δύναμις ne signifie que « force », elle vaut en tant que cause matérielle-mécanique, c’est-à-dire : ce qui arrive est déterminé par ce qui est arrivé avant. Mais quand δύναμις signifie « puissance », il s’y trouve une préfiguration de l’être à venir. Ce qui arrive est donc déterminé par ce qui doit arriver. Cet être à venir, à l’inverse, est seulement une réalisation (ἐντελέχεια) [entelecheia] de ce qui existe déjà à l’état d’ébauche. Par là sont enfin saisis le processus de procréation naturelle comme celui de création artistique et technique dans ce qui les distingue de tout ce qui est seulement mécanique. Mais Aristote a là un nouveau souci : il lui importe beaucoup que l’être potentiel ne prenne pas le premier rang sur l’être réel, pas même dans le temps. Au commencement de tout développement doit se trouver un être actuel. L’homme se développe à partir de la semence mais celle-ci vient du père qui incarne le même εἶδος en actualité. De même, la forme d’une œuvre d’art doit être dans l’âme d’un artiste vivant, en chair et en os, avant de pouvoir, depuis cette ébauche, paraître à la lumière.

Il est à présent facile de connaître comment le dernier pas, la théorie du moteur immobile, devait agir sur ce concept de genre. Toute cause mécanique est motrice et mue, toute cause téléologique est motrice et immobile. Tout est dit dans cette simple formule. Aristote ne considère donc pas seulement le Dieu du ciel mais tout bien désirable (ὀρεκτόν) [orekton] comme un moteur immobile. Les affirmations à ce sujet sont en relation directe avec le chapitre astronomique du livre Δ. Le νοῦς pur, c’est-à-dire entièrement libre de la matière, et qui ne repose pas non plus sur la mémoire et l’imagination, ni, d’abord, sur les perceptions des sens, saisit les espèces pures, c’est-à-dire immatérielles, il les voit pour ainsi dire avec l’œil spirituel. Ainsi le genre pur correspond-il toujours, du moins pour l’ultime étape connue de nous du développement philosophique d’Aristote, à la cause finale. Une maison n’est pas un ensemble de briques agencées de telle ou telle façon, mais un abri contre les intempéries, un homme n’est pas une créature à deux jambes mais un être pensant (il doit penser). Ainsi, la métaphysique devient théologie. Cela ne se trouve qu’à l’état de vague esquisse dans les livres ΚΔ, et un début de modification des livres plus anciens en ce sens est perceptible ; à ce sujet doit être particulièrement pointé le livre Η, dans lequel nous trouvons le dernier mot qu’Aristote ait écrit sur son εἶδος.

La Métaphysique a été commencée relativement tard et relativement tôt laissée en l’état. Car il n’est plus rien entré dedans du πνεῦμα ni du rôle de l’imagination dans la pensée. Il est profondément regrettable qu’Aristote n’ait pas laissé le plan d’une théologie. Une notion de son intention à cet égard ne nous est fournie que par l’écrit sur le monde. Il ne fait aucun doute que le Dieu suprême est identique au νοῦς ; toutefois, ce n’est pas simplement le νοῦς platonicien mais un concept acquis par Aristote lui-même par les plus grands efforts, j’espère l’avoir montré. On comprend alors que l’ajout sur le νοῦς à la fin des Seconds Analytiques a un autre sens que celui de l’explication encore entendue au sens platonicien de la Grande Morale, selon laquelle le νοῦς est la capacité de connaître les fondements du savoir.

Un renouvellement important que nous ne trouvons que dans la Métaphysique consiste dans la théorie, ajoutée en Ζ, de la « matière spirituelle » (ὕλη νοητή) [hylé nooté]. L’εἶδος peut se lier à de la matière réelle, il en résulte alors une chose individuelle perceptible par les sens. Il peut aussi y avoir de la matière simplement spirituelle, c’est alors une généralité abstraite. Les mathématiques elles-mêmes ne peuvent rien inférer de simples concepts, elles doivent lier ces concepts à des grandeurs ; c’est seulement alors que les mathématiques peuvent gagner par eux des vues plus larges. Le pur concept de cercle ne comporte pas de segments ni de sections, ces derniers ne se trouvent que dans le cercle représenté. Il est permis de mettre cette théorie en relation avec l’enseignement des Seconds Analytiques selon lequel les définitions ne se laissent pas démontrer, il faut d’abord ajouter l’être à un concept, quand on veut l’utiliser dans une démonstration.

Mais la modification la plus remarquable et la plus profonde est sans aucun doute que la science de « l’étant » ou de la substance devait devenir une théologie. Nous avons décrit le chemin vers cette pensée. Nous ne pouvons saisir la façon dont Aristote l’envisageait qu’au moyen de quelques suggestions. Et en premier lieu se présente l’esquisse plusieurs fois mentionnée aux livres Mét. ΚΔ. Elle est conduite très hâtivement. Aristote en ébauche la pensée préparatoire en étroite relation avec les exposés déjà conduits aux livres Β, Γ, Ε, Ζ, Ν de la Métaphysique et Β, Γ, Ε de la Physique. On reconnaît là encore à quel point les deux écrits, la philosophie première et la philosophie seconde, sont proches. De fait, pour que l’exposé pût culminer dans la description de l’essence du Dieu suprême, donc du moteur immobile, il devait y avoir des conditions non seulement métaphysiques mais aussi physiques. En d’autres termes, le livre Θ devait lui aussi avoir été préparé, car c’est le livre qui comporte les idées les plus essentielles qui conduisirent Aristote à l’hypothèse d’un moteur immobile. Les extraits de la Physique dans Mét. Κ sont tout à fait à leur place, quand on se rend compte que ce livre fut pensé comme une introduction au Δ. Ces extraits sont en outre à leur place parce que la Métaphysique, selon A, 2, devait être la théorie des quatre causes, à laquelle appartient aussi l’origine du mouvement. Mais le νοῦς humain est de même essence que le Conducteur des mondes, et n’est pas différent, par ailleurs, des objets qu’il pense, à savoir du pur εἶδος, de l’οὐσία authentique. L’εἶδος aussi est, en tant qu’ἐντελέχεια, un principe moteur immobile, exactement comme le Seigneur de l’univers. Aristote ne pouvait mieux souligner l’importance unique de son εἶδος qu’en nommant par amour pour lui la « philosophie première » tout entière théologie. Il considéra toujours comme un grand prodige qu’un Dieu suprême immobile gouvernât l’univers tout entier jusque dans les moindres détails, que « notre salut dépendît de lui », sans que jamais il ne s’épuise ni ne se détraque. Les choses doivent être disposées de façon qu’elles se laissent gouverner par lui, non seulement l’éther, avec son mouvement circulaire naturel, mais toutes les autres choses, même si c’est de façon toujours plus réduite à mesure que l’on s’approche du centre de l’univers. Que faut-il penser d’une philologie qui dénie à Aristote le travail où il exprima ses pensées les plus profondes, son écrit sur le monde12 ? Je conclurai par une citation de ce texte (399 a 30).

[Trad. fr. Batteux, revue et corrigée par M. Hoeffer] « Quand donc le Chef suprême, le Générateur, qu’on ne voit que par l’esprit, a donné le signal aux natures qui se meuvent entre le ciel et la terre, toutes, sans s’arrêter jamais, s’avancent dans leurs cercles, selon les bornes qui leur sont prescrites, disparaissant et reparaissant tour à tour, sous mille formes qui s’élèvent et qui s’abaissent, toujours par l’impression du même principe. On peut comparer ce qui s’exécute dans le monde aux mouvements d’une armée. Quand le signal de la trompette s’est fait entendre dans le camp, l’un saisit son bouclier, l’autre revêt sa cuirasse, celui-ci prend son casque ou ses bottes d’acier, celui-ci ceint son baudrier. Le cavalier met le mors à son cheval ; celui-ci monte sur son char ; cet autre donne le mot d’ordre : le capitaine se place à la tête de sa compagnie, le taxiarque à la tête de son bataillon ; le cavalier à l’aile de l’armée ; le soldat léger court à son poste : tout marche à un signal donné, qui émane du commandant en chef. Voilà comment il faut se représenter l’univers. Par l’impulsion unique d’un être qui règle tout selon ses propres lois, et qui, pour être invisible et caché, n’en est ni moins actif ni moins démontré à notre raison. Notre âme, par laquelle nous vivons, et par laquelle nous construisons des villes et des maisons, est également invisible ; elle ne se manifeste que par ses œuvres. C’est elle qui a dressé le plan régulier de la vie humaine, qui le suit, qui le remplit : c’est elle qui a montré à cultiver les terres, à les ensemencer : c’est elle qui a inventé les arts, établi les lois, institué l’ordre des gouvernements, distribué les fonctions de la vie civile : enfin c’est elle qui a montré à faire la guerre et la paix. Il en est de même de Dieu. »

Notes

1 Strabonis Geographica éd. Meineke (Teubner), Livre XIII, 54

2 « Aristoteles an Alexander über das Weltall », Neue Jahrbücher, 1936, p. 323 ss.

3 Werner Jaeger tient les deux textes à Alexandre pour inauthentiques. Dans son livre Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin 1923, il ne les mentionne pas du tout.

4 Hans von Arnim a démontré l’authenticité du texte (édition Susemihl de la Bibliotheca Teubneriana) dans trois essais à l’Académie des sciences de Vienne : « Die drei aristotelischen Rhetoriken », 1924, « Arius Didymus’ Abriß der peripatetischen Ethik », 1926, « Das Ethische in Aristoteles’ Topik », 1927. Cependant, Jaeger, dans « Über Ursprung und Kreislauf des philosophischen Lebensideals » (Comptes rendus de l’Académie prussienne des sciences, 1928, XXV), croit fermement à leur inauthenticité. Von Arnim réfuta ses raisons dans son essai à l’Académie « Nochmals die aristotelischen Ethiken », Vienne 1929. Je pense avoir apporté de nouvelles lumières sur la question dans mon essai « Die früharistotelische Ethik, Politik, Rhetorik », qui fut accepté par l’Académie de Vienne et reçut une publicité considérable dans les notices de cette année.

5 Paru comme supplément dans l’édition Susemihl de la Rhétorique à Eudème, Bibliotheca Teubneriana. Von Arnim n’a pas encore reconnu cet écrit authentique d’Aristote. Dans la note 4 de mon traité précédemment cité, j’ai présenté la preuve de son authenticité.

6 Cet écrit aussi est considéré inauthentique par Jaeger, dans « Aristoteles », p. 45. J’ai défendu son authenticité dans « Untersuchungen zur Topik des Aristoteles », Hermes 1928, p. 471 ; voir aussi mon livre Die Entstehung der aristotelischen Logik, Berlin : Junker und Dünnhaupt 1936, p. 26.

7 La naissance de la Physique et de la Métaphysique est le sujet de mon livre Die Entstehung der aristotelischen Prinzipienlehre, qui doit paraître dans le cadre des « Heidelberger Abhandlungen zur Philosophie und ihrer Geschichte ».

8 C’est une découverte particulièrement belle et éclairante de von Arnim : « Zur Entstehungsgeschichte der aristotelischen Politik », Comptes rendus de l’Académie des sciences de Vienne, 1924, pp. 113/4.

9 Cf. Rose, Aristotelis fragmenta (Teubner 1886) p. 5 n° 49.

10 Cf. la discussion de l’un de mes travaux préparatoires par Werner Jaeger dans Gnomon, 1928, pp. 630-634. Qu’à l’époque déjà je voyais les choses de manière plus juste que lui ne peut cependant être montré qu’à l’aide de l’écrit déjà cité sur la naissance de la théorie aristotélicienne des principes [note 7 supra].

11 Cf. de mundo 398 b 16 ss et de animalium motu 701 b 1 ss.

12 Zeller, Die Philosophie der Griechen, III, p. 3631 ss., utilise ce texte dans sa présentation de la philosophie du premier siècle avant le christianisme. Wilamowitz les tient pour une falsification de l’époque impériale julio-claudienne (Griech. Leseb., 2e moitié du vol., p. 186) ; quant à Werner Jaeger, il ne daigne même pas expliquer à ses lecteurs pourquoi il ne s’en sert pas comme source de la philosophie aristotélicienne.

L’être et le néant : Notes d’un essai de lecture

Ajout 17/3/2021 le PDF : SartrePDF

C’est d’elle [la liberté] qu’il faudrait dire ce que Heidegger dit du Dasein en général : « En elle l’existence précède et commande l’essence. » (Sartre dans L’être et le néant)

« L’existence précède l’essence » étant, on le voit, une pensée de Heidegger, il est paradoxal qu’elle serve à résumer la pensée de Sartre (plutôt que celle de Heidegger), alors que Sartre présente sa pensée comme un dépassement de Heidegger. Où est le dépassement, si la phrase emblématique de la pensée dépassante est tirée de la pensée dépassée ? En outre, se pose un problème de paternité, cette phrase étant parfois tout ce que l’on connaît de Sartre alors qu’elle devrait être tout ce que l’on connaît parfois de Heidegger.

*

Docteur Tetris et Mister Sartre

« Le relatif-absolu »

[Le pour-soi] « qui est ce qu’il n’est pas et n’est pas ce qu’il est »

« Le rien substantialisé »

« Le rien individualisé »

« Ce rapport-d’absence-de-rapport »

« La négation affirmative »

« Nécessité contingente »

« Un monde qui est à la fois celui-ci et par-delà ce monde-ci »

« Présence-absence »

« Certaines grandeurs choisies – et subies à la fois »

« Le pour-soi est poursuivant-poursuivi »

« Le reflet-reflété »

« Le reflétant-reflété »

[L’objet] « totalement moi et totalement indépendant de moi »

En multipliant, dans son livre L’être et le néant : Essai d’ontologie phénoménologique, ce genre d’expressions antithétiques, Sartre se situe dans une pensée auto-nullificatrice A+(-A)=0, ou encore pensée Tetris, les tétraminos disparaissant en se combinant.

Certes, ceci n’est pas le fin mot de l’histoire, car cette auto-nullification pourrait n’être qu’une facilité de langage qui, bien qu’elle soit inexcusable, trouve sa résolution quelque part, par exemple si les grandeurs citées plus haut sont choisies à tel titre et subies à tel autre, ce qui n’empêche d’ailleurs pas que, même si de tels mouvements contradictoires existent, une conclusion s’impose par laquelle l’un de ces mouvements l’emporte sur l’autre, et il convient donc de déterminer, tout bien pesé, la grandeur soit comme choisie soit comme subie (étant entendu que si aucune conclusion n’est permise à cet égard, alors les grandeurs ne sont ni choisies ni subies). Mais que la résolution de ces contradictions se trouve quelque part dans la pensée de Sartre, c’est ce qui n’est pas clair. – Et peut-être Sartre ne cherche-t-il pas à les résoudre, mais, dans ce cas, il ne faut pas non plus supposer dans son livre une pensée (car la pensée Tetris n’est justement pas une pensée).

« Je sais que je ne sais rien » (parfois rendu, comme pour rendre le paradoxe moins apparent, par « Je sais seulement que je ne sais rien », bien que le paradoxe ne soit en réalité par là nullement atténué). La philosophie corrompue par son inventeur ! Si je sais que je ne sais rien, je sais quelque chose, mais si je ne sais rien, je ne sais pas quelque chose. L’histoire de la philosophie serait-elle celle de la pensée auto-nullificatrice, de la pensée Tetris ? – Depuis Socrate, le philosophe est, par opposition au sage, celui qui cherche la sagesse, au lieu de la détenir, car il est celui qui sait qu’il ne sait rien. Pourtant, avant de détenir la sagesse, les sages eux-mêmes ont bien dû la chercher, et c’est seulement parce que ceux qui cherchent la sagesse n’ont pas à recevoir un nom particulier dans la mesure où c’est la détention de la sagesse qui fait la différence, qu’on ne les appelait pas philosophes. Mais Socrate est convaincu quant à lui – c’est le fond de sa pensée – que l’on ne peut jamais atteindre la sagesse, car, autrement, il se serait situé comme ses prédécesseurs parmi ceux qui la cherchent et doivent ou peuvent l’atteindre, et il n’aurait pas inventé une nouvelle catégorie de penseurs, définie de manière formellement paradoxale comme « ceux qui savent qu’ils ne savent rien ». Le pire, c’est que nous croyons aujourd’hui (du moins ceux qui étudient la philosophie) savoir ce que signifie cette nullité de sens ; et rien n’empêche que les formules de Sartre listées ci-dessus soient demain le sens commun des esprits profonds ! C’est pourquoi Nietzsche est plus nécessaire que jamais.

*

Notes d’un essai de lecture

Il n’y a rien en effet derrière le phénomène puisque la chose en soi n’est pas autre chose que le phénomène mais sa modalité pour nous inconnue. Nul besoin d’être un adepte de la pensée moderne, non dualiste (11) [les numéros de page correspondent à l’édition Tel Gallimard], pour être d’accord avec cela.

La force, en physique, serait « l’ensemble de ces effets », « (accélérations, déviations, etc.) » (11), et c’est tout. C’est un effet sans cause ! (Par là je n’entends pas dire qu’une force a évidemment une cause, un point qui reste en dehors de la présente discussion, mais qu’en définissant une force par un ensemble, une somme d’effets, Satre la définit de fait comme un effet sans cause, contradictio in adjecto.) – Le courant électrique est « l’ensemble des actions … qui le manifestent » : une manifestation ne crée pas un nouvel objet, le manifesté, différent de ce qui se manifeste, certes, mais ce n’est là rien de moderne (au sens du paragraphe précédent) puisque le kantisme (non moderne au sens du paragraphe précédent) dit de même de la chose en soi et de son phénomène.

Dans la conception kantienne du noumène, l’apparence serait « un négatif pur » (12) : c’est là une erreur d’interprétation. L’apparence est la chose telle que les conditions formelles de notre connaissance nous la présentent ; elle n’est donc pas la chose en soi mais elle est la chose (la chose telle que je l’intuitionne, et je ne sais pas ce qu’est la chose en soi, c’est-à-dire sans la médiation de conditions formelles de connaissance). On ne peut donc parler dans ce cas d’illusion ou d’erreur puisque ces deux notions ne valent que par rapport à ces mêmes conditions formelles : pour ces conditions données au sujet, telle perception n’est qu’une apparence, car il faut la corriger par la raison, mais l’apparence du monde, au point de vue kantien, n’est ni une illusion ni une erreur car le monde ne peut être pour nous qu’une apparence (du fait que nous possédions des conditions formelles de la connaissance, dont une intuition sensible). Le négatif est entièrement résiduel ici.

Le « relatif-absolu » que Sartre fait sien est celui du phénomène de la phénoménologie (Husserl, Heidegger). Il s’agit d’indiquer qu’il n’y a pas de chose en soi derrière l’apparition du phénomène (apparition pour un sujet, donc relative). L’expression « tétrique » (A-A=0) relatif-absolu doit donc en fait s’entendre, bien qu’elle vise à affirmer absurdement que le relatif est l’absolu, comme désignant un relatif sans absolu, tout aussi absurde : n’est relatif que ce qui existe par rapport à un absolu.

« Il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d’une chose. » (19) J’y vois une réminiscence de la pensée de Kant sur l’infinité de la synthèse empirique, pensée dont on n’a pas encore mesuré toute la portée, mais pour Sartre cela sert à dire qu’un objet ne peut exister dans la conscience même à titre de représentation, ce qui est une absurdité.

Sartre fait découler « son » l’existence précède l’essence (qui appartient en réalité à Heidegger : cf citation liminaire, et la remarque l’accompagnant) d’une description de la conscience qui est une pure et simple reformulation de l’unité synthétique de l’aperception kantienne (23) ; certes, il ne veut pas y voir le « sujet » kantien, mais plutôt « la subjectivité même, l’immanence de soi à soi », et nous voilà donc gratifiés à la place d’une formule particulièrement mauvaise. Sartre pourrait développer ici la différence de cette immanence avec le sujet kantien, au moins pour montrer qu’il l’a compris.

Quand des objets perçus sortent de mon champ d’attention pour replonger dans le « fond », S. parle de « néantisation » (50). C’est sa preuve de la réalité du non-être.

Puis, Sartre cite, forcément avec une certaine révérence, l’un des philosophes les plus furieux, j’ai nommé Hegel, qui a dit dans sa Petite Logique : « Cet Être pur est l’abstraction pure » (cit. 54). Or ce que dit à juste titre Kant de l’abstraction montre qu’une expression telle que « l’abstraction pure » est dénuée de sens : « On n’emploie pas toujours correctement en logique le terme : abstraction. Nous ne devons pas dire abstraire quelque chose (abstrahere aliquid), mais abstraire de quelque chose (abstrahere ab aliquo). Si par exemple dans un drap écarlate je pense uniquement la couleur rouge, je fais abstraction du drap ; si je fais en outre abstraction de ce dernier en me mettant à penser l’écarlate comme une substance matérielle en général, je fais abstraction d’encore plus de déterminations, et mon concept est devenu par là encore plus abstrait. Car plus on écarte d’un concept de caractères distinctifs des choses, c’est-à-dire plus on en abstrait de déterminations, plus le concept est abstrait. C’est donc abstrayants (conceptus abstrahentes) qu’on devrait nommer les concepts abstraits, c’est-à-dire ceux dans lesquels davantage d’abstractions ont eu lieu. » (Kant, Logique, I, ch. 1)

Pour que je puisse dire « ceci n’est pas rouge » (je prends l’exemple au hasard), « il faut que le néant soit donné en quelque façon » (65). En quelque façon pourrait inclure : donné sur le mode de n’être pas donné, car de la possibilité de propositions négatives on ne peut inférer que des propriétés de la forme logique de la pensée, et rien quant aux propriétés des choses ou de l’être, à savoir, il n’est pas du tout certain, à partir de cette possibilité, que le néant soit donné dans les choses, dans l’être. Si le néant est donné par une possibilité de dire, c’est seulement au titre de propriété logique, mais Sartre entend que le néant est donné dans l’être.

La réflexion sur l’horreur du gouffre (vertige, peur de la chute) qui n’est pas une détermination suffisante de l’action préventive mais seulement un motif, et qui ne se voit donc pas comme déterminante (76-7), montre que le sujet ne parvient pas à se concevoir comme participant de la causalité naturelle. Mais, contrairement à ce que pense S. (« aucun existant actuel ne peut déterminer rigoureusement ce que je vais être »), cela n’implique pas que cette impossibilité psychologique traduise une réalité ontologique : mon être peut être rigoureusement déterminé sans que ma conscience en soit rigoureusement informée. En réalité, dans les premières années de ma vie, j’ai agi selon le plus rigoureux déterminisme ; certes, c’était avant que la conscience me vienne (et je n’ai d’ailleurs aucun souvenir de cette période préconsciente), mais qu’est-ce qui prouve que la conscience qui m’est venue entre-temps remplace le déterminisme plutôt qu’elle ne me le voile ? Le déterminisme ne m’a jamais été perceptible puisque je n’avais pas de conscience, mais la conscience ne fait pas que je n’en ai pas moins agi sans recours à elle, dans les premières années de ma vie, et c’est peut-être ce que je continue de faire au jour présent, même en possédant une conscience. – Chez Schopenhauer, dans l’action, l’intellect attend le choix « passivement, avec une curiosité non moins éveillée que s’il s’agissait de la volonté d’un étranger » (Le monde comme volonté et comme représentation). C’est le même phénomène décrit par Sartre avec l’angoisse devant le gouffre : ici, je suis angoissé car ma résolution de ne pas me jeter dans le gouffre doit encore être confirmée par le choix de cet étranger qui est ma volonté se déterminant selon les motifs extérieurs. Or il semblerait que l’homme « libre », « condamné à être libre », selon Sartre, ne dût nullement ressentir une angoisse de cette nature, puisque s’il est assuré de sa liberté, il est assuré de son choix. Schopenhauer explique que c’est parce que le sujet de l’action n’est pas libre qu’il n’est pas assuré de son choix, et que, malgré une détermination consciente, la représentation d’un choix, les circonstances peuvent le conduire à un acte très différent de sa détermination la plus ferme.

L’origine de l’angoisse dans L’existentialisme est un humanisme (livre tiré d’une conférence de 1945) diffère de celle de L’être et le néant. Dans ce dernier (1943), elle naît, on vient de le voir, de l’incertitude résultant de la liberté (par exemple, devant le gouffre, où je peux tomber par liberté car il n’y a pas en moi de déterminisme). Dans le premier, elle résulte du fait que chacun de mes actes engage toute l’humanité (« l’homme qui s’engage et qui se rend compte qu’il est non seulement celui qu’il choisit d’être, mais encore un législateur choisissant en même temps que soi l’humanité entière, ne saurait échapper au sentiment de sa totale et profonde responsabilité »).

Pour Sartre, croire c’est savoir qu’on croit, et c’est donc une « croyance troublée ». Or savoir que, sur certaines questions fondamentales, je ne puis rien savoir et dois donc me fier à la croyance, dans une vue pratique, n’a rien qui doive troubler ma conscience (Kant).

Pour Sartre, « le néant n’est pas », puisque seul l’être est. Mais, on l’a vu, le néant peut n’être pas et nous être tout de même « donné en quelque façon », et il semblerait donc bien que sa façon de nous être donné est de nous être donné comme quelque chose qui n’est pas…

L’analyse du manque chez Sartre situe le problème au niveau de la connaissance plutôt que de l’être, ce qui est justement ce que Sartre reproche à Kant et Leibniz (139). « C’est la pleine lune qui confère au croissant de lune son être de croissant ; c’est ce qui n’est pas qui détermine ce qui est. » Ces « êtres » sont des êtres de perception et de connaissance plutôt que des êtres de l’être (le croissant de lune n’existe que dans mon intuition). (« L’existant et le manquant sont d’un même coup saisis et dépassés dans l’unité d’une même totalité » [148] : tout cela relève d’une théorie de la connaissance.) – Quant au désir, qui vient ensuite dans ce même passage, il n’a rien de spécifique à la « réalité-humaine » (c’est ainsi que Sartre traduit parfois le Dasein heideggerien : cf 341) : les animaux connaissent le désir humain à la lettre. Dès que l’on fait porter la thématique sur l’être, on doit confondre l’homme et l’animal, et non les distinguer ; c’est seulement quand le thème est la connaissance que l’on peut parler d’une « réalité humaine » spécifique, puisque c’est par leurs modes de connaissance que l’homme et l’animal se distinguent.

Sartre accuse Kant d’abstraction mais il confond sans cesse ce qui relève de l’être et ce qui relève de la connaissance. Dire que le possible « est une propriété concrète de réalités déjà existantes » (160) n’est pas une objection au fait que la possibilité (la proposition « il est possible qu’il pleuve ») est pour ma connaissance, à savoir selon mon application de la loi de causalité à la situation que j’observe. Qu’il pleuve finalement ou non ne dépend pas de la possibilité que j’ai considérée mais de la situation telle qu’elle s’est constituée selon ses chaînes causales, c’est-à-dire de déterminations inévitables. Ce qui est possible l’est pour ma connaissance (et, en fait, pour mon ignorance : cf Spinoza, cité p. 159 : le possible s’évanouit avec mon ignorance) mais non pour les phénomènes, où il n’existe aucune distinction entre un possible et ce qui doit arriver. – « La connaissance apparaît donc comme un mode d’être. (…) C’est l’être même du pour-soi en tant qu’il est présence à…, c’est-à-dire en tant qu’il a à être son être en se faisant ne pas être un certain être à qui il est présent. » (253) Pourquoi, dès lors (en passant sur le fait que je n’ai pas à ne pas être un être à qui je suis présent puisque être présent à un être n’est pas la même chose qu’être cet être), considérer qu’une théorie de la connaissance serait une approche abstraite du problème ?

« Le passé se caractérise comme passé de quelque chose ou de quelqu’un » (176). Or le passé de quelque chose ne peut être la même chose que le passé de quelqu’un, car une chose ne pense pas à son passé. Il n’y a de passé de quelque chose que pour une pensée. Donc le passé n’est pas tant de la chose que de la pensée : la chose ayant un passé est le phénomène, non la chose en soi, et le phénomène est une chose pour moi car je peux le penser dans le temps.

Sartre explique le possible par le temporel, mais en quoi cela peut-il être de la moindre portée, dès lors que le possible dont il est question, le possible dans l’étant, ne se conçoit pas sans le temporel ? C’est un pur jugement analytique (A=A). On pourrait presque dire que toute la philosophie existentialiste (celle de Heidegger comme celle de Sartre) est entièrement analytique, d’où ce sentiment de se trouver en présence de simples formules, de façons de dire les choses qui ne font nullement progresser la connaissance. – Et quand ce n’est pas le cas, c’est qu’on est devant des paradoxes. « L’être présent est donc le fondement de son propre passé » (179), parce que « Paul était fatigué …  Paul présent est actuellement responsable d’avoir eu cette fatigue au passé » (ibid.). Une telle affirmation peut toujours se justifier, sur le mode : le point de vue présent domine la fatigue passée – car il m’est plus proche –, donc le présent « fonde » le passé. Mais c’est complètement trivial, plutôt même qu’étonnant (ce genre de renversement – le présent fonde le passé plutôt que le passé ne fonde le présent – vient à l’esprit de tout un chacun, ne serait-ce qu’en rêve). Et l’idée que l’on réinterprète sans cesse son passé en fonction de ce qui se produit par la suite et entre-temps, est elle-même une trivialité.

Une autre « analycité » de Sartre, le dépassement qu’est l’existence expliqué par le manque, est hypertrivial.

La spontanéité intemporelle est inconcevable mais pas contradictoire, chez Kant (221). Pour S., elle est contradictoire comme « éternel sujet qui n’est jamais prédicat ». Or, pour Kant, le sujet qui n’est jamais à son tour prédicat est la substance.

Il faut bien noter que pour S. l’en-soi est contingent (« la contingence de l’en-soi » 222) pour ne pas le confondre avec l’en-soi de la chose en soi kantienne.

Sartre parle d’action à distance des états psychiques les uns sur les autres, et affirme en conséquence que la psychologie produit des explications magiques irrationnelles (246-7). – C’est aussi le cas de la physique newtonienne : la gravitation est une action à distance. Or, c’est bien toute la science qui est pour S. une conception magique (416). La vie de la biologie, par exemple, est « une vision magique » (426).

L’en-soi ne peut être présence (251) (comme chose en soi, je le comprends, mais comme contingence [cf supra], je ne le comprends pas), et l’intuition n’est pas la présence de la chose à la conscience mais présence du pour-soi à l’être (la chose). Comme si toute présence n’était pas coprésence.

Pour faire « mieux saisir » le « rien substantialisé », « épaisseur non conductrice » (258), S. recourt à l’image de deux droites tangentes qui se confondent sur le segment AB. Mais quelle peut être la validité d’une construction géométrique (dans l’intuition pure) pour servir à faire saisir un concept non construit dans l’intuition ? Une telle illustration n’est pas recevable. Or elle est seule à pouvoir, par le subterfuge d’une image intuitive, susciter l’adhésion de l’entendement devant ce qui n’est qu’un abus de la pensée conceptuelle (« rien substantialisé »). – Du reste, tout la discussion « ontologique » de ce passage reposant en grande partie sur du vocabulaire du domaine de la physique, elle s’expose au même reproche, car l’être n’est pas l’étant, auquel seul peut s’appliquer rigoureusement le vocabulaire physique, conçu dans le domaine physique de l’étant et non pour l’être (métaphysique). On peut définir l’ontologie phénoménologique comme l’application illégitime du registre physique aux questions métaphysiques. – L’excuse de Heidegger, c’est la poésie.

« Lorsque l’extériorité d’indifférence est hypostasiée comme substance existant en et par soi – ce qui ne peut se produire qu’à un stade inférieur de la connaissance –, elle fait l’objet d’un type d’études particulier sous le nom de géométrie et devient une pure spécification de la théorie abstraite des multiplicités. » (266) – Que la géométrie soit classée à « un stade inférieur de la connaissance », et qu’elle passe en outre pour une spécification « abstraite », est doublement confondant. La géométrie procède par construction de concepts dans l’intuition (pure a priori) : c’est précisément ce qu’il est impossible de qualifier de spécification abstraite (si ce n’est dans une phénoménologie grossière et myope qui appellerait abstrait tout ce que l’on ne peut pas toucher). Par la même raison qu’elle construit ses concepts, le domaine de la géométrie est virtuellement infini, ne sera jamais épuisé, ce qui rend la qualification de « stade inférieur de la connaissance » complètement arbitraire ; a contrario, la philosophie, en tant qu’étude de ce qui peut être connu a priori, peut théoriquement faire le tour de son domaine, boucler la boucle ; l’une sera toujours ouverte quand l’autre sera fermée depuis longtemps.

« Par cela seul que ceci et cela se dévoilent comme n’ayant aucun rapport à moi qui suis mon propre rapport, l’espace et la quantité viennent au monde [etc.] » (274). Ainsi, l’espace et la quantité supposent les objets (ceci et cela) plutôt que les objets ne supposent l’espace ! Or il n’y aurait aucun objet, aucun ceci et cela, s’il n’y avait un espace qu’ils occupent, car la définition même de ceci et cela est qu’ils occupent un espace hors de moi. – « La définition même » : est-ce suffisant ? Par leur essence (la condition de leur possibilité). Le concept d’objet suppose a priori l’espace. Dès qu’il a commencé à parler de ceci et de ceci-cela, S. parlait à partir d’un fond de suppositions comportant l’espace : il ne lui est donc pas permis de faire venir l’espace au monde après ceci et cela, ou encore en même temps mais parce que ceci et cela. – Mais S. affirme implicitement que la définition est erronée et doit être révisée, que le concept d’objet ne suppose pas l’espace du simple fait que les objets nous apparaissent dans l’espace, car, dit-il, ce sont les objets qui font venir l’espace au monde. Or je peux concevoir un espace vide d’objets mais je ne peux concevoir un objet sans espace. C’est donc que l’objet suppose l’espace et non que l’espace suppose l’objet : l’espace est a priori. – Le caveat, tardif, de S. est le suivant (282) : « cet exposé successif ne correspond pas à une priorité réelle de certains de ces moments sur les autres … tout est donné d’un coup sans aucune primauté. » Or la primauté est celle de l’espace, en tant qu’il est a priori et que les objets sont a posteriori.

Le point de vue scientifique, selon lequel un objet, un ceci est soumis à la temporalité comme le pour-soi, alors que c’est un en-soi, est un point de vue « que rien ne justifie » et qui « est contredit par notre perception » (292). Donc la terre est plate, puisque là aussi le point de vue scientifique est contredit par notre perception ? Il est incroyable que la perception naïve serve à réfuter le point de vue scientifique qui devient, pour la phénoménologie, le point de vue naïf !

« Par le mouvement, l’espace s’engendre dans le temps » (301). C’est ici l’espace qui suppose le mouvement et non le mouvement qui suppose l’espace ! Or on peut concevoir un espace sans mouvement mais non un mouvement sans espace.

« Le mouvement est un vacillement d’être » (301). Le vacillement est un mouvement particulier : comment définir le mouvement par une de ces modalités, alors que la connaissance d’une modalité du mouvement suppose celle du mouvement et donc, virtuellement, de n’importe laquelle de ses modalités ?

Avant d’être un pour-soi, la réalité humaine a-t-elle été un singe ? Si oui, quel est le sens de ce temps sans pour-soi (qui est dit n’être qu’une modalité du pour-soi) ?

Comment « nous échappons au relativisme (?) kantien » ? Par une pensée Tetris : « Ce n’est pas dans sa qualité propre que l’être est relatif au pour-soi, ni dans son être, et par là nous échappons au relativisme kantien ; mais c’est dans son ‘il y a’, puisque dans sa négation interne le pour-soi affirme ce qui ne peut s’affirmer, connaît l’être tel qu’il est alors que le ‘tel qu’il est’ ne saurait appartenir à l’être. En ce sens, à la fois le pour-soi est présence immédiate à l’être et, à la fois, il se glisse comme une distance infinie entre lui-même et l’être. » (307) « À la fois » A et -A, avec, cependant, un « comme » (comme -A), quelque chose qui n’est pas exactement la négation, la suppression de A, mais tout comme…

Les sens (le corps) n’ont pas à être étudiés pour savoir ce qu’est « le connaître dans sa structure fondamentale », mais pour savoir ce qu’est le pour-autrui, car mon corps est d’abord pour autrui (308) !

« La séparation des consciences est imputable aux corps » est la présupposition fausse à la fois du réalisme et de l’idéalisme (323). La discussion par Sartre du concept d’autrui chez Kant est intéressante (autrui n’appartient pas à « l’expérience possible pour moi », ni comme concept constitutif ni comme concept régulateur). Mais il passe sous silence la raison pratique : la loi morale pose autrui pour moi. – La dialectique du maître et de l’esclave est, selon S., un progrès majeur du traitement philosophique du concept d’autrui (330), contre le solipsisme. Puis vient le Mit-Sein (l’être-avec) de Heidegger. Puis l’existentialisme sartrien.

Il ne sert à rien de donner une explication ontologique de phénomènes empiriques (tels que la jalousie : 378) car aucun phénomène empirique n’est spécifique à la réalité humaine. Les animaux sont jaloux, et ce non point par métaphore : ils sont jaloux exactement comme l’humanité empirique (même s’ils ne l’amplifient pas par la rumination incessante de la même idée, étant bien plus sujets aux impressions présentes). C’est pourquoi l’ontologie de la réalité-humaine est et doit être une philosophie de la connaissance du sujet. – Pour S., je ne suis jamais jaloux, c’est seulement mon être-pour-autrui qui peut l’être ; sans doute, parce que le moi empirique n’est pas mon moi véritable, mais au plan empirique animaux et humains ont la même jalousie. Les animaux ont les notions de moi et d’autrui (il est d’ailleurs étonnant que l’Anthropologie de Kant s’ouvre par une phrase déniant la conscience de soi aux animaux), le moi n’est pas spécifique à la réalité humaine, mais c’est une forme particulière de connaissance qui lui est spécifique. – La jalousie est une fonction biologique, chez l’homme comme chez les animaux : c’est en tant qu’être biologique que l’homme connaît la jalousie.

Le recours par S. à la « connaissance engagée » et au « monde hodologique » (419), pour pouvoir nager dans le courant quantique et relativiste (alors même que la science est une pensée magique : cf supra), manque complètement le fait que la connaissance humaine est engagée dans le monde avec une subjectivité formelle universelle, et que le seul point de vue subjectif possible est donc lui-même universel, c’est-à-dire toujours informé par sa forme a priori. Tout ce qui dans la connaissance est subjectif selon la forme a priori est scientifiquement objectif. – Quant au rejet de la notion de « connaissance pure », je ne vois pas à qui il s’adresse si ce n’est à Hegel (das absolute Wissen). – Du reste, comment ce point de vue peut-il se concilier avec l’affirmation selon laquelle « le monde est entièrement en dehors d’elle [la conscience] » (25) ? « Une connaissance pure, en effet, serait connaissance sans point de vue, donc connaissance du monde située par principe hors du monde. Mais cela n’a point de sens » (419). Le monde est entièrement en dehors de la conscience mais cela n’a point de sens de dire que la connaissance est située hors du monde : ce n’est donc pas ma conscience qui a une connaissance ?

La sensation, dans les sciences psychologiques et comportementales, est une notion qui s’applique identiquement aux animaux et aux humains. Nous observons les mêmes processus chez eux et chez nous. Si, donc, la sensation ainsi décrite par les scientifiques ne peut valablement s’appliquer à nous, comme le dit Sartre (427, qui ajoute que c’est une « pure rêverie de psychologue » [428]), elle ne peut pas non plus s’appliquer aux animaux. Elle décrit pourtant bien le comportement animal (et permet de faire des prédictions quant à ce comportement).

Nous pouvons établir des analogies, et même des homologies, entre les sens humains et les sens des animaux, et ceci rend la définition des sens par S. problématique, car ces homologies ne sont alors pas compréhensibles à moins de supposer aux animaux une conscience identique à celle de la réalité-humaine. – Au-delà des homologies des sens et de la perception chez les animaux et les humains, il y a une distinction dès ce niveau qui laisse toutefois compréhensibles les homologies empiriques : c’est l’universalité de la subjectivité. Mais l’animal-machine obéit lui aussi à des lois universelles. C’est mon entendement qui les lui prescrit, comme il me les prescrit à titre de phénomène. – Vu la définition des sens et du corps par S., les animaux n’ont ni sens ni corps à moins qu’ils ne soient eux aussi réalité-humaine.

« Certaines grandeurs choisies – et subies à la fois » (433). (J’ai déjà parlé plus haut de l’abondance de ce genre de formules, j’y reviens ici.) On me dira qu’il faut chercher à comprendre ce que ces formules d’apparence contradictoire veulent dire. Mais si ce que cherche à dire S. est compréhensible, la formule est de toute façon fausse. Alors on dira que la grandeur est choisie dans la mesure où… et subie dans la mesure où… Mais cela reste un abus de langage car je ne peux choisir et subir à la fois sous un même rapport, et un argument ne peut considérer qu’un seul et même rapport à la fois pour être discuté.

« Être pour soi c’est dépasser le monde et faire qu’il y ait un monde en le dépassant. » (448) Au moment où je dépasse le monde, il n’y a donc pas de monde puisque je fais le monde en le dépassant. En dépassant quelque chose appelé monde, je fais une autre chose également appelée monde, mais il ne peut y avoir identité des deux mondes car le second n’existe qu’au terme de l’action et le premier n’existe plus au terme de l’action (il est dépassé), alors que S. ne veut pas simplement dire que je « recrée » le monde, que je le transforme, non, il dit que je fais qu’il y ait un monde. Si je fais qu’il y ait un monde par une de mes actions, le monde ne précède pas cette action, et par conséquent cette action ne peut être de dépasser le monde ni ne peut être la moindre action relative le moins du monde au monde. Or S. ne parle que d’un seul et même monde. Donc vous avez raison de ne pas lire son livre. (Mais vous avez tort d’en parler sans l’avoir lu). – Cette boutade n’entend pas dire que toute la philosophie de S. soit fausse (pour que tout soit faux, il faudrait le faire exprès !), certains aperçus semblent au contraire très justes, et profonds, et sont exposés de manière irréprochable dans d’autres ouvrages plus accessibles ; mais s’ils sont plus accessibles, ce n’est pas parce qu’ils seraient une « vulgarisation » de la pensée qui serait exposée avec le plus de cohésion et jusque dans ses plus lointaines conséquences dans L’être et le néant, non, mais parce que ce dernier est un brouillon illisible.

La corruption de la pensée par la phénoménologie husserlienne : notre connaissance scientifique, exacte des phénomènes est délibérément ignorée, toute description qui s’en rapproche écartée, si bien que la philosophie prend une apparence paradoxale… et primitive. Cf la douleur des yeux, 450 : « douleur-yeux ou douleur-vision ». Cet exemple est particulièrement intéressant parce qu’il montre que la pensée « douleur des yeux » est sans doute aussi vieille que la langue française qui rend cette construction grammaticale « douleur des yeux » intuitive, et qu’elle ne repose donc pas sur le fond de scientificité secondaire qu’y cherche la phénoménologie. En indonésien, « douleur des yeux » se dit « douleur-yeux » ou, plus exactement, « douleur-œil » ; il faut croire que la culture indonésienne est plus avancée que la nôtre sur le chemin de l’ontologie phénoménologique, ce qui est cohérent avec le fait de qualifier le discours scientifique de construction secondaire et voilement du monde de la vie (Lebenswelt) (nonobstant la politique suprémaciste d’un Husserl). – Le langage traduit notre fausse conception du corps (477) : je viens de montrer que l’indonésien exprime une conception sartrienne.

La « réduction phénoménologique » nous fait passer de la pensée synthétique à de pures propositions analytiques A=A sur les phénomènes.

Sur les phénomènes il n’y a rien d’autre à dire que ce que la science en dit. Quand je parle des phénomènes, je dois en parler en scientifique (et non en phénoménologue).

À lire Sartre, on jurerait qu’il est impossible de simuler une émotion, puisqu’un poing levé n’exprime pas la colère mais est la colère (468). Quand je simule la colère, mon poing levé exprime pourtant la colère sans l’être (l’étant seulement pour les esprits manquant d’assez de sagacité pour me percer à jour). Bien sûr, S. doit forcément dire quelque part ce que c’est que simuler une émotion, mais il n’en reste pas moins que ce passage ici (et même l’idée que le corps n’exprime pas mais est le psychisme) est indéfendable. – Mon corps-pour-l’autre m’est insaisissable (476-7) : donc je ne peux pas simuler ?

Ma maladie m’est connue par autrui, sinon je n’en ai pas conscience comme maladie (480). Or je peux être mon propre médecin, et alors est-ce moi en tant qu’autrui qui connais ma maladie ? Il semble que, pour la phénoménologie sartrienne, tout ce que dise la science sur mon corps ne puisse être ma connaissance, parce qu’elle est fondée sur le corps d’autrui et le cadavre (l’anatomie procède par dissection de corps morts). C’est conforme au postulat husserlien : ce que je connais par la science est un voilement (du monde de la vie). Il faut poser une fois pour toutes que notre sens commun est scientifique, et la question est de savoir si, concernant notre expérience, ceci n’est pas légitime, et même si ce n’est pas un progrès, par rapport auquel la phénoménologie est, elle, une régression.

Le passage du synthétique à l’analytique dans la phénoménologie a l’aspect d’un contrepied. Mais le contrepied n’est qu’apparent car A=A ne peut être le contrepied d’aucune proposition synthétique.

Là où la science pose une relation synthétique, Sartre tend à vouloir la rendre analytique, sur le mode « A n’exprime pas B, mais bien plutôt A est B » (le poing levé n’exprime pas la colère, il est la colère, comme on l’a vu supra ; et infra : le mobile n’est pas cause de l’acte mais partie intégrante de l’acte). Plutôt qu’une relation, une identité.

« Ce ‘nous’ humaniste demeure un concept vide, une pure indication d’une extension possible de l’usage ordinaire du nous. Chaque fois que nous utilisons le nous en ce sens (pour désigner l’humanité souffrante, l’humanité pécheresse, pour déterminer un sens objectif de l’Histoire, en considérant l’homme comme un objet qui développe ses potentialités), nous nous bornons à indiquer une certaine épreuve concrète à subir en présence du tiers absolu, c’est-à-dire de Dieu. Ainsi le concept-limite d’humanité (comme la totalité du nous-objet) et le concept-limite de Dieu s’impliquent l’un l’autre et sont corrélatifs. » (562) – L’existentialisme un humanisme ? Ce passage montre le contraire : dans L’être et le néant, l’humanisme est rapporté à de la théologie stérile.

Tout acte a un mobile, ce qui n’est pas la même chose que « tout acte a une cause », car le mobile est, non pas cause de l’acte, mais partie intégrante de l’acte (583). Plus loin, S. écrit que l’acte décide de ses mobiles : l’acte décide donc de ses parties intégrantes ? Pour un tout, qu’il soit la somme de ses parties ou un effet émergent de celles-ci, ses parties sont un donné ; on ne voit donc pas comment un acte-tout pourrait décider de ses parties qui lui sont données en tant que parties du tout qu’il est. – « Le projet résolu vers un changement ne se distingue pas de l’acte » : c’est là une étrange myopie, car de toute évidence, dans l’acte intentionnel, le projet précède l’acte qui tend à le réaliser. La définition de la liberté par S. repose sur cette myopie qui est une confusion délibérée de termes prononçant nulle et non avenue une distinction absolument légitime qui ne se laisse pas écarter.

« La négation vient au monde » (585). La négation est une notion logique, et la logique, selon Heidegger, ne s’applique qu’à l’étant (d’où le recours, chez lui, à la poésie pour la connaissance de l’être). Parler du néant comme de la négation dans l’être, c’est abuser du logos. – La liberté humaine est dans le logos ; la poésie en est le domaine propre (à côté de la loi morale) : un usage non utilitaire du langage qui pourtant nous parle, parle à notre liberté, on aime ou on n’aime pas, il n’est pas question de savoir si l’on est d’accord ou non (alors que la philosophie se juge sur cette question).

« Dire que le pour-soi a à être ce qu’il est, dire qu’il est ce qu’il n’est pas en n’étant pas ce qu’il est, dire qu’en lui l’existence précède et conditionne l’essence ou inversement, selon la formule de Hegel, que pour lui ‘Wesen ist was gewesen ist’, c’est dire une seule et même chose, à savoir que l’homme est libre. » (585) – Selon cette définition, on peut dire d’une chenille qui devient papillon qu’elle est libre. En effet, la chenille-papillon a à être ce qu’elle est (un papillon), elle est ce qu’elle n’est pas (papillon) en n’étant pas ce qu’elle est (chenille), l’existence (chenille) précède et conditionne l’essence (papillon) ou inversement « Wesen ist was gewesen ist » (le papillon est la chenille).

« Nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres » (585). À partir de quel âge ?

Il ne suffit pas de vouloir, il faut vouloir vouloir (592). Or vouloir vouloir est compris dans vouloir : je ne peux pas vouloir si je ne veux pas vouloir, car pour vouloir vouloir il faut vouloir. Il suffit donc de vouloir pour vouloir vouloir.

Sartre fait partie de ces philosophes pour qui l’homme ne descend pas du singe. Sa philosophie écarte cette possibilité. – Pas un mot sur Darwin dans L’être et le néant ; sans doute S. craignait-il de voir un peu trop rapidement reléguer son volume, tandis que les attaques contre la dévotion catholique sont peu dangereuses.

« L’intention se fait être en choisissant la fin qui l’annonce » (633). Ce qui annonce quelque chose présuppose cette chose (or S. dit, à la même page, que l’on ne peut conférer à cette fin un en-soi au sein de son néant [si on la considère comme donnée]). De même, ce qui choisit quelque chose présuppose cette chose. Cette définition présuppose donc deux « donnés », c’est-à-dire la fin de l’intention comme deux fois donnée, alors que S. vient d’expliquer qu’elle n’est pas un donné. Certes, elle n’est pas un donné au sens où elle précéderait son effet – or une telle conception, absurde, n’est celle de personne – mais elle est un donné en ce qu’elle est logiquement présupposée, non pas comme quelque chose d’existant avant son effet (l’intention), mais comme, par la définition même de S., quelque chose qui annonce l’intention  et que l’intention choisit. Si donc on tient à dire en quoi consiste cette fin donnée mais non existante, il est permis d’y voir une représentation, aussi confuse soit-elle ; rien ne s’oppose à ce qu’une représentation soit un donné. – À ce compte, en effet, une figure géométrique ne serait un donné que lorsqu’elle serait tracée et présentée à mes sens, mais la conception de l’intuition a priori a fait litière de cette erreur (que l’on trouve par exemple chez Hobbes, Sur les principes de géométrie). L’existant (l’ontique) et le donné ne se recouvrent pas car il y a un donné non existant (non ontique) qui nous est donné par la forme a priori de notre intuition. Pour S., le donné « n’est que ce qu’il est » ; or cela ne s’applique à la lettre qu’au donné a priori, tandis que le donné phénoménal est soumis à l’ensemble des lois de la nature qui sont des lois du changement, ainsi d’ailleurs qu’à la propre action du sujet, qui revêt chez S. une importance centrale, alors qu’elle ne pourrait agir que sur ce qui n’est pas donné (c’est-à-dire le pour-soi).

Le langage présuppose « le libre projet concret de la phrase » (684). Et, j’ajoute, l’espèce humaine présuppose les techniques dont elle est l’ensemble.

« Le pour-soi est libre mais en condition » (685). C’est, je l’ai dit ailleurs, la même chose que les stratégies conditionnelles dans le monde animal, étudiées par l’éthologie. La liberté s’étend ainsi à l’ensemble du règne animal ! Or, pour S., la réalité-humaine ne saurait être confondue avec la vie biologique de l’homme : de même pour la « réalité-animale » ?

La fameuse phrase « L’homme est une passion inutile » (qui termine le dernier chapitre avant la conclusion) s’entend – le contexte ne laisse aucun doute à ce sujet – dans le sens de passion christique. Je viens de l’apprendre, bien que je connusse cette phrase. Combien de gens le savent-ils ? Le mot est-il même compréhensible autrement ?

L’existentialisme sartrien repose sur la notion de « choix fondamental ». Ce choix, qui est un choix de soi-même, est « injustifiable », et le changement de choix, « imprévisible et incompréhensible » (617), puisque ce choix crée tous les mobiles, « dispose le monde », « déploie le temps », etc. Dans ce contexte, S. parle d’« inefficacité profonde de l’acte volontaire dirigé sur soi » (626) : c’est forcé, puisque le changement est imprévisible et incompréhensible. – Or, si le changement de ce choix est imprévisible et incompréhensible, la psychanalyse existentielle dont S. trace les contours dans L’être et le néant peut néanmoins le produire… librement (630). – L’être et le néanmoins.

Pour la phénoménologie du ski, voir pp. 763 sq. Pour la phénoménologie du ski nautique : 765, le ski nautique est la limite vers laquelle tendent les sports nautiques. Mais le patin à glace a une mauvaise phénoménologie : « s’il se sauve malgré tout, c’est pour d’autres raisons » (766).

*

Compléments

i

« On doit toujours se demander : qu’arriverait-il si tout le monde en faisait autant ? », « Et chaque homme doit se dire : suis-je bien celui qui a le droit d’agir de telle sorte que l’humanité se règle sur mes actes ? » (L’existentialisme est un humanisme) – Kant : Agis toujours de façon que la maxime de ton action etc.

Faire dépendre, comme dans L’existentialisme est un humanisme, l’existence d’une nature humaine de l’existence d’un Dieu créateur, est un peu léger. Le généticien le plus athée n’a aucun doute quant à l’existence d’une nature humaine. – Sartre précise qu’il parle d’une nature humaine « donnée et figée », mais qu’elle ne soit pas donnée et figée n’empêcherait pas qu’elle précède l’existence, car elle peut bien ne pas être figée tout en étant un état donné ; c’est le sens de la théorie de l’évolution. – Mais, plus loin, « l’existence de Dieu ne changerait rien ». Il faudrait savoir.

La conscience, « un plein d’existence » (dans la conférence), mais aussi, dans L’être et le néant, « un vide total » (25).

ii

Selon Schopenhauer, le caractère fait que l’homme qui a commis une mauvaise action la répétera (car la volonté qui s’exprime dans tel caractère donné est hors du temps) dans des conditions identiques. Or, précisément, ce qu’il est impossible de prévoir, c’est que les conditions seront identiques. Il se peut que le plus infime changement dans ces conditions, « causes occasionnelles », l’absence du plus infime élément des conditions dans lesquelles la mauvaise action s’est produite, suffise à ce qu’avec le même caractère l’homme agisse autrement. Par conséquent, au plan pratique, la sévérité de Schopenhauer, notamment dans sa philosophie pénale, ne se justifie pas. Certes, la répétition d’actions mauvaises dans des conditions même seulement semblables rend la prédiction plus sûre, et les conditions où l’action, de mauvaise deviendrait bonne, moins faciles à réaliser, et encore : peut-être – qui peut le dire ? – n’a-t-il manqué jusqu’à présent qu’une simple et petite circonstance, éventuellement banale, anodine, mais s’étant dérobée et que personne ne voit, pour que la conduite du même caractère change du tout au tout dans des conditions apparemment identiques. La causalité non linéaire, multifactorielle, « chaotique » à l’œuvre ici pourrait donner du sens à une « psychanalyse existentielle » telle que l’a envisagée Sartre, car elle serait ainsi la recherche des conditions externes, causes occasionnelles, qui feraient que tel caractère agit autrement, agit bien plutôt que mal. (C’est d’ailleurs le sens des Réflexions sur la question juive de 1946 sur le moyen de traiter la question de l’antisémitisme – à savoir que des conditions sociales peuvent être créées qui suppriment le choix antisémite –, même si ces réflexions reposent en réalité sur une nécessité philosophique schopenhauérienne et non sur la liberté philosophique de l’existentialisme). – Et l’on ne doit pas forcément imputer, comme Schopenhauer, les changements de conduite (qui n’indiquent pas pour autant un changement de caractère) à des progrès de la connaissance et de la réflexion chez le sujet, car ces changements de conduite peuvent, tout en nous laissant postuler l’immuabilité du caractère, résulter de changements dans les seules conditions externes, soumises à une causalité chaotique (effets papillons dans les actions morales).

iii

Je sais seulement que personne ne sait rien.

La conscience est un jeu de glaces avec un reflet-reflétant et un reflet-reflété, où l’un dit « Ta gueule » et l’autre dit « Ta gueule toi-même ».

L’« honnête homme » est aujourd’hui le plus grand égaré : il absorbe l’irrationnel pur dans la science, l’abstractionnisme dans la musique, l’hegelânerie dans la philosophie…

« Hegel wrote so abominably that I cannot understand him. » (William James, Some Problems of Philosophy) This means Hegel is a problem of philosophy, i.e.: A problem with philosophy is the presence of Hegel in its midst.

From dreamer to sleeper.

Des intérêts contradictoires ne sont pas une contradiction. Je peux sans contradiction penser des intérêts contradictoires.

On se fait des illusions sur le pouvoir prédictif de la science. Le paysan dénué de la moindre notion théorique est un excellent météorologue à son échelle.

L’homme ne sait pas qu’il meurt (il ne connaît que le phénomène de la mort) ; il croit qu’il meurt ou bien qu’il aura une vie éternelle.

Pour les empiristes, l’esprit n’est pas fait pour penser : il a des buts pratiques, que la pensée excède. Cet excédent est sans raison.

Il n’y a pas de jugements de goût dans les sciences (Critique de la faculté de juger). Les scientifiques qui parlent des beautés de leur science sont des buses.

Il n’y a de définition rigoureuse que par construction de concepts (willkürlich, arbitraire) (dans les mathématiques), tandis que l’usage des concepts donnés par l’intuition sensible n’établit que des analogues de définition, entièrement provisoires et le plus souvent impropres à servir de point de départ à la discussion (car cet analogue posé, au commencement, comme limite risque de faire perdre de vue des pans entiers de l’objet), c’est-à-dire qu’il ne faut pas chercher à commencer une discussion philosophique par des définitions. De là ce caractère pour nous irréel de tant de discussions antiques, par exemple sur les « éléments » de la matière (eau, feu…), qui reposent sur des définitions des structures de la matière ne pouvant plus aucunement nous servir en raison de l’approfondissement synthétique de ces concepts tirés de l’expérience.