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Philo 46 Philosophe contre homme de lettres

Depuis deux cents ans, les écrivains de ce pays sortent des mêmes deux ou trois lycées de la capitale. C’est un pays qui non seulement croit être le phare intellectuel du monde mais prétend aussi avoir inventé la société juste.

On nous dira : « Pas tous les écrivains. » Il suffit que la proportion soit accablante. Il était difficile d’en avoir une intuition claire avant Wikipédia et la rubrique « Formation » ; il ne reste plus à présent qu’à faire le calcul. Ce que signifie cette donnée, c’est qu’une personne qui ne passe pas par l’un de ces établissements entre quinze et dix-huit ans n’a pour ainsi dire aucune chance de devenir un écrivain de quelque considération.

Ce calcul, nous nous apprêtons évidemment à le faire. Nous prendrons une liste des « cent écrivains français qui comptent » selon l’Académie ou une autre autorité littéraire, et nous établirons la proportion de ceux qui sortent de la poignée de lycées évoqués.

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Liberté « non absolue », égalité « non absolue », fraternité « non absolue ».

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Le cinéma ne montre jamais autre chose que des femmes entreprenantes et des hommes passifs, en amour, comme si une femme entreprenante en amour, qui prend l’initiative plutôt que de la susciter, pouvait ne pas être jugée comme une s*** et avoir la moindre chance de garder un homme qui ne soit pas un parfait demeuré.

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Les extraterrestres qui nous trouveront avant que nous les trouvions demanderont le droit de nous vendre leurs produits, nécessairement de bien meilleure qualité que les nôtres et bon marché, et quand les gouvernements de la Terre refuseront ce sera pour les extraterrestres un motif de guerre juste (Vitoria, Relectio de Indis, 1539).

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Pour l’existentialisme sartrien comme pour l’hégélianisme, en particulier l’hégélianisme existentialiste de Kojève, l’intersubjectivité prime, mais pour « le père de l’existentialisme », Kierkegaard, elle est parfaitement secondaire.

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Il n’y a pas d’opposition sujet-objet dans la relation de la pensée à la chose en soi car la chose en soi est précisément ce qui ne peut pas être un objet de connaissance.

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La critique qui souhaite en réalité la permanence de ce qu’elle critique, comme moyen d’assurer sa propre permanence en tant que critique : un moment de l’esprit. L’exemple pris par Kojève est le socialisme réformiste.

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On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu, car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à une « victoire » au jeu obtenue par le sacrifice de sa vie. Peut-on se suicider dans l’intérêt de la science ? Non, parce que la science est une synthèse inductive continue et que l’on se suiciderait alors pour un résultat provisoire. La science est un jeu.

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(i)

Dans le roman Le jardin de Kanashima de Pierre Boulle (1964), le premier homme sur la Lune est un kamikaze, qui ne revient pas, ce qui permet au programme japonais de dépasser les autres. Or ce n’est pas satisfaisant. Si cela s’était passé de cette manière, le premier homme, ensuite, à aller sur la Lune et à en revenir serait véritablement passé pour le premier. Pourquoi ?

Dans une course au premier sans autre enjeu immédiat que le prestige, le prestige n’est pas acquis à celui qui recourt à l’expédient de sacrifier sa vie pour rien d’autre que le prestige. Dans une course à pied, un concurrent catapulté par une machine au-delà de la ligne d’arrivée au prix de sa vie n’est pas réputé avoir concouru ; il est tombé du ciel après la ligne, tout comme l’astronaute kamikaze est tombé sur la Lune plutôt qu’il n’y a été envoyé. L’expédient rend l’essai nul. C’est le premier astronaute revenu de la lune qui remporte cette course. Dans l’autre cas, en effet, quelle différence avec le fait d’envoyer un missile s’écraser sur la lune avec un cadavre à l’intérieur ? On ne sacrifie pas sa vie (ni une vie) pour un jeu car cela n’a aucune beauté ; aucun prix ne peut être attaché à cette « victoire », qui n’en est pas une mais plutôt une forme de tricherie. Si un autre État, dix jours plus tard, comme dans le roman, est capable d’aller sur la lune et d’en revenir, cet État avait lui aussi les moyens d’envoyer un kamikaze sans retour, c’est-à-dire un cadavre, quelques jours plus tôt, car qui peut le plus peut le moins : cet État démontre sa supériorité dans la course, il est donc premier selon tous les suffrages possibles.

Le kamikaze est disqualifié, le sport étant un jeu où la mort ne peut servir de rien, alors qu’à la guerre le sacrifice de sa vie peut avoir un intérêt tactique. À la guerre, les faits ont une valeur en soi ; dans le sport, dans le jeu, il faut qu’ils soient validés par un jugement. Le roman étant aveugle à ces réflexions, sa perspective est entièrement fausse, et il a sombré dans l’oubli de ce seul fait, malgré l’intérêt des faits relatés (la course internationale à la Lune) et la plume facile de l’auteur. (En réalité, l’auteur a saisi la nuance et l’on trouve, vers la fin du livre, ces paroles : « [D]ans cette compétition, il était implicitement entendu qu’il s’agissait aussi du retour. Nous serons les premiers à revenir de la Lune, après y être allés. » La performance du kamikaze, supposée représenter le clou de l’intrigue, est donc sans la moindre valeur, selon l’admission même dont témoigne la phrase citée, et l’intrigue, en raison de ce dénouement absurde, est entièrement dénuée d’intérêt.)

(ii)

Pas d’enjeu autre que le prestige, avons-nous dit. Ne peut-on cependant revendiquer un titre de propriété sur la Lune pour s’y être rendu le premier et y mourir ? Un mort n’a pas la personnalité juridique. Un prétendu acte de possession supposant la mort dans le cas d’une mission kamikaze, il ne peut s’agir d’un acte juridique de possession.

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Aucune société n’a voué à la science un culte aussi déterminé que l’Union soviétique. Pour quels résultats ? Pour quels résultats, y compris scientifiques ? L’affligeante médiocrité scientifique de l’URSS n’a pas eu pour cause une idéologie anti-scientiste mais le culte de la science lui-même. Car la science n’est pas une fin en soi, et en la posant en finalité on supprime la véritable fin de l’homme, on déshumanise l’homme, on le dégrade et l’on rend ainsi son esprit incapable.

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Léon Blum fut de ceux qui dénoncèrent les « lois scélérates » contre la liberté d’expression, mais quand il fut Premier ministre du Front populaire il se garda bien de les faire abolir (corrigez-moi si je me trompe). Continuer de lui faire crédit de cette dénonciation est donc une faute.

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Qu’on ait pu crier « Mort à l’intelligence » en assassinant García Lorca paraît hautement déplacé. L’anecdote n’est d’ailleurs sans doute pas authentique.

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Comme saint Thomas, je ne crois que ce que je vois, et quand je verrai des chrétiens dans l’espace public je croirai qu’il existe des chrétiens. Mais il semblerait qu’ils aient si bien fait leur l’interprétation mutilante du phénomène religieux par la laïcité française qu’ils cessent d’être chrétiens dès qu’ils font le moindre pas hors de chez eux.

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Affirmer que le travail des femmes est une conquête du féminisme, comment ne serait-ce pas une absurdité puisque les femmes pauvres travaillaient avant que le féminisme existe ?

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Les féministes, quand nous disons « écrivain » disent « écrivaine » mais quand nous disons « poétesse » disent « poète ».

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Les personnes morales (organisations) n’ont pas le droit de vote : pourquoi certains prétendent-ils qu’elles ont un droit d’expression ? (Les droits du Premier Amendement de la Constitution américaine sont reconnus aux organisations depuis un arrêt de la Cour suprême de 1991, décision lourde de conséquences.)

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The ethician in Kierkegaard says emancipation of women will make women prey to men’s whims and vagaries, while a woman is destined to be a man’s everything. That is, it used to be, in the days before emancipation, that a woman could be everything to a man.

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Les écrivains connus travaillent souvent pour des journaux ignobles.

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La vérité du scepticisme philosophique, c’est qu’un matérialiste ne peut en effet rien connaître. C’est ne rien connaître que ne pas connaître le tout car on ne peut connaître les parties que par le tout qu’elles forment et qui commande leur existence de parties. Or pour le matérialisme la connaissance est la science, une synthèse inductive continue.

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Quelques astrophysiciens contemporains reconnaissent volontiers que Poe, dans son essai Eureka sur l’Univers, a eu des « intuitions fulgurantes » anticipant plusieurs découvertes récentes de l’astrophysique, comme si – notez bien – ces découvertes ne devaient rien à l’essai de Poe, en étaient complétement indépendantes comme la physique est indépendante de la poésie. Or cet essai Eureka n’est rien moins que la source de ces découvertes. Comme l’explique Poe, la physique comme la poésie ont le plus grand besoin de « l’imagination » et c’est ce dont nos physiciens des écoles sont entièrement dépourvus et qu’ils vont chercher ailleurs, chez d’autres, en secret et en continuant de faire croire que la physique n’est pas une affaire d’imagination.

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Poe, Baudelaire parlent de l’unité du poème mais la théorie est fondée sur une psyché fragmentée – intellect, goût, sens moral – plutôt que sur l’unité de la psyché. Or l’unité d’un produit quelconque d’un fragment de psyché relève d’une spécialité, au sens dépréciateur que Baudelaire donne à ce mot. Une « beauté pure » qui ne s’adresse qu’au « goût » en tant que segment circonscrit de la psyché est un phénomène impur par rapport à une beauté qui s’adresse à la psyché en tant qu’unité, que totalité. Il ne s’agit pas de dire qu’un poète doit savoir parler dans ses poèmes d’économie ou d’épicerie, mais ce désintérêt n’est pas un sacrifice de facultés puisque c’est au contraire l’épicier qui, en tant que spécialiste, retranche des facultés dans son activité instrumentale. Le poète ne retranche aucune faculté et la beauté pure est celle qui paraît devant la totalité de la psyché.

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« L’éloquente folie » des philosophes allemands opposée à « une forte appétence pour la philosophie physique ». C’est cet état d’esprit qui, avec Edgar Poe, crée toute la littérature de divertissement dans ses principaux aspects : le roman policier (Dupin, qui précède Sherlock Holmes), le roman d’aventures (Gordon Pym, Le scarabée d’or qui a inspiré Stevenson), le roman d’épouvante (Bérénice)… C’est déjà le « macabre » des trains fantômes de fête foraine, et telle est la tendance aussi de l’œuvre du traducteur de Poe, Baudelaire, lequel ajoute à la panoplie du divertissement l’érotisme, qu’il mêle à tout le reste en bon Français.

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Le désespoir est devant l’impossibilité du bonheur mais le tragique est devant l’impossibilité du devoir (les conflits des obligations entre elles). L’existence humaine est à la fois malheureuse et tragique.

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Aucune action, aucune production humaine ne peut manquer d’avoir un effet moral. Pas même la musique, qui « adoucit les mœurs », selon un point de vue bien connu.

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Paul Valéry veut qu’on n’écrive pas en vers ce que l’on peut écrire en prose. Or le poème en prose est là pour nous montrer qu’on peut tout écrire en prose, y compris de la poésie, y compris de la poésie pure.

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« Aboli bibelot d’inanité sonore » : c’est quelqu’un qui bégaie ou un enfançon qui balbutie. L’effet comique est renforcé, au détriment de l’auteur et de ses thuriféraires (Valéry, Claudel…), par la parfaite adéquation de la pensée à cette forme infantile. L’idée est l’inanité de la poésie à laquelle la capacité intellectuelle de l’auteur ne saurait prétendre. Abeu-boli-bilo-nani-sono : c’est du néanderthalien tel qu’on le parlait au commencement des îles, une langue préhistorique – et la pensée qu’elle exprime ne l’est pas moins. Et quand cela vient de quelqu’un qui nouait autour de son cou une cravate, c’est de la démence précoce. Cette déliquescence effrayante du psychisme ne peut se défendre comme forme d’art auprès du public ignorant de l’étiologie neuropathologique que par une grandiloquence majusculisée : « la Toute-Puissance de l’Ensemble des Mots » (Valéry écrivant sur la poésie de Mallarmé).

Qu’auraient été tes thés ? Tépides.

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La propagande pédophile de l’antifascisme

Le film Le tambour de 1979 par Volker Schlöndorff, adaptation cinématographique du roman antifasciste de Günter Grass et Palme d’or au festival de Cannes, comporte une scène de cunnilingus entre deux acteurs, dont l’un est un enfant de onze ans. L’acte est loin d’être simplement suggéré puisque la réalisation au contraire s’y attarde, il est seulement montré depuis le dos de la jeune femme nue debout : on voit ainsi les mains de l’enfant posées sur les fesses de l’actrice, la tête de l’enfant au niveau des parties génitales de celle-ci. Cette scène est de la propagande pédophile par le fait et l’on ne voit même pas, en réalité, comment il pourrait ne pas s’agir d’un crime d’abus sexuel sur enfant.

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« Il est très important d’être avec Proust contre Sainte-Beuve, sauf dans le cas des écrivains antifascistes et résistants, car c’est alors l’intention qui compte. »

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Tout le monde est pour la liberté d’expression. Tout le monde est contre la libre expression du racisme etc. Tout le monde vote.

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Fausse conclusion de la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel. L’esclave qui craint la mort a conquis le monde et l’a fait à son image, c’est juste. Mais ce monde est faux, car la peur de la mort fausse tout.

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Nombre d’écrivains catholiques, dont Paul Claudel, Charles Péguy…, ont une haine protestante du célibat. En plus d’être des épicuriens.

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Pour comprendre la force de la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle, il faut d’abord connaître la force de cette métaphysique, et notamment la force logique des preuves traditionnelles de l’existence de Dieu, ontologique, cosmologique. La résistance psychologique à ces démonstrations n’est le signe d’aucune force dans la personnalité.

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La joie est bruyante, débraillée, histrionesque et immodeste.

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Lycée Sex Pistols-No Future.

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Lycée Paul Éluard « nous concourons à la ruine de la bourgeoisie ».

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Exercices de style de Raymond Queneau fut un succès de cabaret, lis-je sur le quatrième de couverture. Un succès de cabaret pour qui a laissé son nom à des établissements scolaires.

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Avec l’Oulipo, Queneau, lis-je, voulait créer des formes fixes. Que n’a-t-il appris et pratiqué les formes existantes ?

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« Alors, qu’est-ce qu’ils se payent notre gueule, les Fritz, depuis deux ans ! Au moins trente kilomètres de moins que nous avec nos vieux zincs. C’est ça, la célèbre flotte de Goering ? » (L’espoir de Malraux) Publié moins de deux ans avant la guerre éclair qui mit la France à genoux en un mois et demi.

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La France est un des pays qui a mis le plus d’argent public dans l’éducation, avec ce résultat que les Français ne savent plus lire ni écrire.

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« Monsieur Papillon : Le racisme n’est pas en question. Botard : On ne doit perdre aucune occasion de le dénoncer. » (Rhinocéros de Ionesco) Ionesco fait passer les antiracistes pour des andouilles, mais c’est une pièce contre le fascisme ? Nous y voyons quant à nous une satire mordante de la bêtise libérale démocratique. En effet, « Comme je suis laid ! Malheur à celui qui veut conserver son originalité ! » est la synthèse de la démocratie en Amérique selon Tocqueville. (Voyez notre essai sur l’ouvrage de Tocqueville ici.)

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Marcel Pagnol est le premier auteur français à faire parler les paysans « comme des paysans », c’est-à-dire selon la convention littéraire qu’il faut leur faire parler un langage différent, mais chez lui avec une simplesse gracieuse et pleine de charme : « le pousser du côté qu’il va tomber », « habillé des dimanches »… Ce langage « corrompu » de paysan n’est pas plus réaliste que celui des autres écrivains avant lui, Molière, Maupassant…, mais chez Pagnol c’est beau. C’est sans doute en partie un effet du parler provençal, mais en partie seulement (on ne trouve pas le même effet chez Giono).

(Chez George Sand, dans ses célèbres œuvres champêtres, les paysans parlent avec toute l’élégance de l’écrivain elle-même, mais elle leur fait tout de même dire, ici et là, « je vas »…)

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L’étrange destin de Wangrin
par Amadou Hampaté Bâ

Wangrin est l’archétype des élites postcoloniales africaines corrompues. Le roman, grand prix littéraire d’Afrique noire 1974, peut d’ailleurs être considéré comme un manuel de corruption pour ces élites. Les commentateurs qui louent le personnage comme un « Robin des bois » dupant les autorités coloniales passent sous silence le fait que ce sont les Africains exploités qui sont ses victimes. Au moment des réquisitions de la Première Guerre mondiale, par exemple, Wangrin s’enrichit parce que, l’administration coloniale réquisitionnant x têtes de bétail, Wangrin en soutire aux populations x+n, ce qu’il dissimule par des faux en écriture. Son employeur colonial est certes trompé, car cela se passe dans son dos, mais la victime de Wangrin n’est pas l’administration coloniale mais bien l’Africain réquisitionné, qui subit non seulement des réquisitions mais aussi un prélèvement par des employés africains de l’autorité coloniale en la personne de Wangrin et de ses affidés. Lorsque l’administration coloniale saisit le tribunal, pour faire justice aux Africains de ce prélèvement illicite, Wangrin s’en tire en achetant des faux témoignages. Quand, ensuite, Hampaté Bâ écrit qu’ainsi enrichi Wangrin se montre généreux envers les pauvres, tout d’abord il faudrait souligner que Wangrin est peut-être lui-même responsable de l’appauvrissement de plusieurs d’entre eux, en rendant insoutenables les réquisitions qu’ils durent subir, ensuite on lit qu’il se servait des pauvres comme d’informateurs, si bien que sa générosité n’est aucunement désintéressée. Que ce livre, dont le personnage passe pour avoir existé (il se serait agi d’un certain Samba Traoré), soit loué comme un hommage à un Robin des bois africain plutôt que comme la dénonciation d’une classe de parasites autochtones au temps du colonialisme, est le signe d’une carence morale.

Un tel prisme de lecture est un ferment de corruption. Si Wangrin est un Robin des bois, les élites politiques de la Françafrique sont (étaient) des modèles d’hommes d’État.

À la fraude aux réquisitions s’ajoutent d’autres formes d’escroquerie racontées plus ou moins en détail, ainsi que le braconnage (notamment d’éléphants, espèce protégée par l’autorité coloniale : p. 292 éd. 10/18), le vol pur et simple (p. 297), le proxénétisme (p. 343), au fond toutes les turpitudes d’une parfaite crapule. De tels personnages ne sont certes pas l’apanage des Africains ; le problème commence quand, dans la littérature de l’Afrique postcoloniale, un personnage tel que Wangrin passe aux yeux de la critique pour un héros africain.

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« [S]ans qu’il y ait lieu de rêver d’un paradis où tous seraient réconciliés dans la mort » (Simone de Beauvoir). Mais personne ne rêve de cela ! En tout cas pas les religions auxquelles Beauvoir prétend substituer sa morale. (Dans ces religions, il existe un enfer : elles ne cherchent nullement à réconcilier tout le monde dans la mort.)

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Un an après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Pentagone américain finançait le Norvégien Thor Heyerdahl pour une expédition que n’eût pas reniée Heinrich Himmler : l’expédition du Kon-Tiki visant à démontrer que l’empire inca et les sociétés polynésiennes furent créées par des hommes de race blanche.

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Marx : transformer plutôt qu’interpréter le monde. Il n’y a aucun moyen de savoir si le monde tel qu’il sera transformé peut satisfaire à la nature humaine sans une interprétation de l’un et de l’autre. On ne peut parler de pensée pour un tel primitivisme prônant le primat de la praxis, a fortiori en ces termes. Changer quoi que ce soit sans avoir des idées sur l’objet en question, des « interprétations », c’est annoncer vouloir seulement le déformer par l’exercice d’une force aveugle et brutale. C’est une phrase qui n’aurait jamais dû être prononcée, et dont on a osé faire un slogan.

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Les gens qui ont du pouvoir (par exemple un chef de bureau) ont aussi des marottes qu’ils font passer et qui sont étrangères à la bonne gestion du domaine où ils ont autorité. C’est dans ces marottes idiosyncratiques qu’ils se témoignent à eux-mêmes véritablement de leur autorité, puisque sans leur autorité ces marottes ne sortiraient pas de leur subjectivité, tandis que ce qui doit être fait pourrait l’être sans eux. Quand j’exige des gens quelque chose d’absurde, je sais que c’est à moi qu’ils obéissent et non à la nécessité ou à des impératifs objectifs.

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Philosophe contre homme de lettres

Le romancier est un observateur, plus même qu’un imaginatif. Il mobilise une faculté secondaire de l’intellect. Le penseur n’est pas un observateur et ne peut donc devenir un romancier valable qu’en inhibant la faculté supérieure pour laisser s’exprimer la faculté inférieure, qu’il peut certes avoir à un haut degré aussi mais qu’il a en quelque sorte le devoir d’inhiber, pour se consacrer aux tâches les plus hautes dont il soit capable. Pour le penseur, ce qui se produit dans le champ de son attention n’est pas une matière, comme pour l’observateur, mais une nuisance, dans le meilleur des cas une distraction. Ce qui requiert l’attention, fondamentalement nuit au cours de la pensée.

Le penseur a commencé par être un observateur, jusqu’à ses vingt-cinq ou trente ans, et son fonds d’observations est ce qui constituera une pensée originale. Quand il atteint la maturité, il travaille ce fonds par la pensée, et son attention est alors mobilisée par ce travail. Or ce fonds est déjà davantage constitué par des lectures que par des impressions vécues, car les impressions de la vie ordinaire sont dans l’ensemble pauvres comparées à celles qui peuvent s’obtenir via la lecture, et c’est toujours le cas pour les impressions intellectuelles, que le commerce ordinaire ne permet même pas d’acquérir dans la plupart des cas. Passé l’âge des impressions déterminantes, les impressions sont superfétatoires et importunes ; le retrait s’impose. Ce qui sollicite le penseur vers le monde des impressions contrarie le cours de sa pensée, que cette sollicitation soit déplaisante ou séduisante. L’intellect moyen n’a d’autre choix que de contrebalancer les unes par les autres, le penseur ne fonctionne pas ainsi : les unes comme les autres sont déplacées pour lui. Elles ne nourrissent plus, la jeunesse passée, et ne peuvent occuper le penseur au même titre que sa pensée, ce dernier ayant l’organe pour un tel traitement. L’un se livre à ses impressions, l’autre y est livré. L’un les recherche, l’autre les évite.

Le penseur cherche une vie ordinaire car il lui incombe de produire une pensée et non un témoignage. L’extraordinaire, dans la vie d’un penseur, est pris à sa pensée.

Le littérateur est fourvoyé si on lui suppose de grandes facultés. Conscient de ses facultés, il s’est contenté d’en rendre témoignage au lieu de s’en servir selon leur finalité la plus haute. C’est pourquoi Platon chasse les « poètes » de sa Cité : ils sont un exemple corrupteur pour les individus capables (le bruit du vent suffit à corrompre les autres). La littérature est la fosse commune du génie.

L’extraordinaire que peut vivre une personne douée de facultés n’est pas essentiellement différent de celui qu’une autre personne vivra, placée dans des circonstances extraordinaires. En revanche, cette dernière, à défaut de facultés, ne peut produire une pensée, même si elle n’est pas placée dans des circonstances extraordinaires. Autrement dit, comme c’est la vie ordinaire qui favorise l’emploi des hautes facultés, les circonstances extraordinaires, qui sont le produit vendu par la littérature en tant qu’exemple moral, ce qu’elle est qu’elle le veuille ou non, ne sont pas recherchées par le penseur.

Tout ce qui réclame l’attention est pour l’intellect ordinaire une bénédiction qui le sort de son marasme intérieur, pour le philosophe un vol.

Il y a en réalité dans la vie ordinaire déjà trop d’événements pour un philosophe. En particulier, le mariage, la paternité, la vie de famille, les affaires, le travail, la vie sociale, les amitiés non philosophiques, les relations féminines, les voyages, les intérêts matériels, font obstacle à la pensée philosophique. Le philosophe recherche donc une vie sous-ordinaire. Il quitte la vie ordinaire par l’issue opposée à celle qu’emprunte un ambitieux.

Philo 28 Heidegger : Une introduction au Gestellilla

FR-EN

Un anarchisme tolérant envers la religion : Alain

Classiquement, c’est à la religion que l’éthique sert d’argument : la religion permet une éthique, entendue, de fait, comme utilité sociale. Mais l’éthique peut servir d’argument identique à l’irréligion : il faut prévenir les « massacres au nom du crucifix », cette paix civile suppose le matérialisme, voire le panurgisme.

Le panurgisme est du côté dominant : quand l’irréligion domine, elle est le panurgisme. C’est Alain qui disait que les curés étaient les libres penseurs de son temps.

De toute évidence, pour Alain, s’il y a un dogmatisme de la religion, il ne cède en rien à celui de l’irréligion quand cette dernière a le pouvoir ; la question se ramène donc à celle du pouvoir. Qui a du pouvoir tend à en abuser, en somme. Et quand la religion n’est pas une religion d’État, on ne pourrait même plus, si l’on développe un peu la pensée d’Alain, parler de dogmatisme à son égard : un curé, dans ce contexte, peut être libre penseur, ce n’est pas contradictoire. Aussi, quand nous disons que le panurgisme est du côté dominant, il faut entendre qu’il est du côté de l’État. Un État où alternent au gouvernement différents partis politiques est-il encore un État dans ce sens, dès lors que la politique conduite dépend du résultat des élections ? La réponse est évidente dans le cas français : l’insistance sur les « valeurs » intangibles est là pour rappeler tout ce qui ne saurait être remis en cause par la voie des élections, c’est-à-dire par une majorité qui aurait une tendance contraire à ces valeurs. Par ailleurs, le gouvernement est toujours plus ou moins supposé agir conformément à ces valeurs : c’est le désormais fameux « on ne peut pas employer les mots ‘violences policières’ dans un État de droit », alors que c’est évidemment en dictature qu’on ne peut pas employer ces mots.

Dire, à l’intérieur d’un État laïc comme la République française, que le panurgisme est du côté des religions, c’est donc ressortir le discours officiel, s’inscrire dans les valeurs de la laïcité (laïcité, qui plus est, « à la française », particulièrement intolérante pour toute forme d’expression de l’appartenance religieuse). Or, l’État étant par définition dominant, c’est le discours dominant, où nous situons le panurgisme. Dans cette vue, le dogmatisme religieux n’est, certes, pas considéré comme une qualité intrinsèque. Il ne nous paraît pas choquant que les enfants soient élevés dans la religion de leurs parents, et que les membres de telle ou telle religion l’aient tous plus ou moins reçue sans examen de leur éducation ne nous choque pas plus que quand, dans d’autres familles, on est laïcard ou communiste de père en fils, ou quand Brassens explique son anarchisme par le fait qu’il suit les traces de son père. Pour un observateur indifférent au contenu de ces diverses opinions, on a dans tous ces cas-là de bons fils de famille. Et si, par exemple, l’idée qui se transmet de père en fils est qu’il faut abolir la famille et le patriarcat, eh bien nous n’avons aucune raison non plus de vouloir mettre ces gens en accord avec leurs propres opinions, cela relève de leur conscience (nous n’interdisons pas non plus de promouvoir la dictature du prolétariat et son organisation militaire comme moyen de la liberté). En faisant de la pensée d’Alain une maxime universelle, on aboutit à l’anarchisme puisqu’il faut être contre l’État quel qu’il soit.

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Sur ce qu’est « une simple idée » pour Kant

Selon Kant, la science positive reposant sur l’induction (généralisation) n’offre que des « analogues de certitude » qui n’ont et ne peuvent avoir le caractère apodictique de la connaissance a priori. Par ailleurs, l’induction se produit dans une synthèse infinie ; c’est ce qu’on appelle la connaissance « cumulative » de la science mais c’est une feuille de vigne, cette connaissance est seulement incomplète et sa complétude une impossibilité. Par ailleurs, elle n’est même pas « asymptotique », comme l’affirment certains matérialistes (Lénine dans son seul ouvrage de philosophie) car on « n’approche » jamais de quoi que ce soit. Il n’y a donc, même, aucun progrès de civilisation fondé sur ces connaissances. Nous ne pensons pas qu’un matérialisme se laisse fonder sur autre chose.

L’idée régulatrice de type kantien est, par exemple, le monde. Le monde est une simple idée (eine bloße Idee), à savoir une idée régulatrice (qu’en français on traduit ordinairement par « Idée » avec une majuscule). Une simple Idée. Car ce « simple » n’a pas exactement une nuance diminutive ou privative, l’expression ne veut pas exactement dire que le monde est seulement une idée, bien que le monde soit seulement une idée car on ne perçoit pas le monde comme totalité avec ses sens et que c’est donc une simple idée : comme nous ne pouvons connaître le monde en tant que totalité autrement que comme une idée et que cette idée est impliquée dans toutes nos perceptions, cette idée est aussi réelle que le réel que nous percevons par nos sens, ainsi n’est-ce pas seulement une idée dans le sens de quelque chose de diminutif par rapport aux choses réelles. Les autres idées régulatrices ayant la même nature, la même fonction et la même réalité que le monde sont, pour Kant, l’âme humaine, la liberté humaine et Dieu.

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Heidegger : Une introduction au Gestellilla

Il existe au moins un matérialisme pour lequel il ne paraît guère possible de dire qu’il n’y a pas d’inconditionné, le marxisme, et cet inconditionné est le mouvement dialectique qui conduit à la fin de l’histoire au sein de la société communiste. Dans sa généalogie, la fin de l’histoire marxiste remonte à Hegel, qui avait besoin de cette notion pour le savoir absolu : le savoir absolu est celui que l’on trouve à la fin de l’histoire, selon Hegel. Quand l’humanité atteint le savoir absolu, elle atteint la fin de l’histoire ; et, en effet, on ne voit pas comment une fin de l’histoire serait possible tant qu’il reste de l’inconnu dont la découverte pourrait modifier encore le cours de l’histoire. Le marxisme abandonne, semble-t-il, le savoir absolu mais maintient la fin de l’histoire, laquelle se prépare dans un mouvement dialectique inconditionné. Ce savoir inconditionné n’est pas un savoir absolu, Lénine parle de connaissance « asymptotique » ; il est vrai qu’il ne peut le dire de manière rigoureuse pour son propre Diamat (Dialektischer Materialismus), car si ce dernier était lui-même asymptotique, ou pour reprendre l’expression consacrée dans le cadre de la philosophie des sciences positives, « cumulatif », la praxis révolutionnaire globale qu’il promeut serait en contradiction avec l’espèce d’humilité épistémologique qu’on attend de pensées qui, en se présentant comme cumulatives et donc incomplètes, se décrivent par là-même aussi comme insusceptibles de guider la moindre praxis sur le fondement de leurs résultats. On a donc avec le marxisme une fin de l’histoire théorique qui ne serait pas en même temps un état de savoir absolu, ce qui, pour Hegel, n’aurait eu aucun sens, et je pense qu’il aurait donc cherché à mettre le marxisme sur ses pieds pour qu’il puisse marcher un peu plus dialectiquement.

Or la fin de l’histoire est la condition de tout concept de progrès, c’est-à-dire que notre scientisme lui-même se fonde, au moins implicitement, sur une idée de fin de l’histoire. Dans l’image asymptotique à laquelle recourt Lénine, la ligne vers laquelle tend l’asymptote est la fin de l’histoire : le paradoxe, c’est que Lénine prétend que cette fin de l’histoire va se produire, donc la ligne sera non pas seulement approchée mais atteinte. Nous atteindrons la fin de l’histoire tandis que l’asymptote de la connaissance continuera de progresser vers la connaissance absolue. Les nouvelles connaissances qui apparaîtront à partir de la fin de l’histoire (l’avènement du communisme) ne pourront avoir aucune incidence historique. S’agit-il encore de connaissances dans ce cas ? Qu’est-ce qui permettrait de le penser ? Une connaissance qui ne change rien à rien, est-ce une connaissance ou une frivolité ? La fin de l’histoire ne suppose-t-elle pas plutôt que toutes les réponses ont été apportées à toutes les questions ? Il faut croire avec Hegel que la fin de l’histoire est l’avènement du savoir absolu.

Chez Hegel, le mouvement dialectique est inconditionné. Dans le scientisme, c’est le mouvement de la science comme progrès qui est inconditionné. Qu’en est-il de cet inconditionné ? Le scientisme n’a aucun moyen propre de poser une fin de l’histoire car son fondement est la pure science empirique dont nul scientiste sérieux ne prétend qu’elle puisse parvenir à un état de complétude sous forme de savoir absolu. Ce « progrès » ne tend donc pas vers un absolu mais marche à l’infini sans tendre vers rien : il a beau marcher, il ne réduit jamais la distance qui reste à parcourir. Dès lors que cette idée simple semble tellement contraire au bon sens, il est certain que la pensée scientiste qui est la philosophie de ce siècle n’est rien d’autre qu’une marche vers la fin de l’histoire : la fin de l’histoire est ce qui légitime, quand on pose la question, la poursuite incessante des avantages comparatifs de la technique, en d’autres termes la course aux armements et au profit. Cette recherche d’avantages comparatifs est le pur marché de la théorie économique individualiste, dont l’idéologie est la science comme progrès (sous-entendu vers la fin de l’histoire). Le Gestell (Heidegger) cumulé dans cette course individualiste crée le « problème anthropique », en mode autodéfense avec la barrière de Melilla : c’est le Gestellilla.

Si l’on s’accorde sur le fait que le Gestell est le concept qui donne à « l’oubli de l’être » de la critique heideggérienne sa traduction la plus immédiate, alors le Gestell est le problème numéro un. Cette violence à l’être peut être décrite comme « le problème anthropique » [cf. Philo 23 : Le Dasein comme problème anthropique], l’homme comme problème, ou l’étant comme problème (au sens de menace et violence) pour l’être. Il ne s’agit pas seulement du fantasme de l’apocalypse atomique mais d’un ensemble de données concrètes qui ne se laissent plus ignorer. Quand on « oublie », quand on ignore quelque chose, et que l’on a en même temps le pouvoir d’agir, ce quelque chose est menacé par l’agir du « on ». Pour ce quelque chose, le Gestell est ce qui doit être détruit, si ce quelque chose veut continuer à l’oublier, à ne pas le voir. L’homme occidental a, de tous les hommes, la plus grande part, collective et individuelle, au problème anthropique. (C’est même sa fierté, pour Giorgia Meloni mais pas seulement ; Heidegger, dans son interview posthume au Spiegel, pense cependant que la réponse à l’oubli de l’être et au Gestell ne peut venir que de la pensée occidentale qui en est la principale responsable.)

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Existentialisme

Une « preuve » du matérialisme naïf, c’est assez souvent l’argument psychologique selon lequel la croyance en une vie après la mort est déterminée par la peur de la mort via l’attachement pathologique au moi ; l’individu non adepte de la sagesse ne pourrait supporter l’idée de la disparition de son moi et s’inventerait donc une vie après la mort, idée consolatrice. Un instinct de survie dévoyé. C’est comme si le grand sommeil qui nous attendrait tous selon le matérialiste devrait être si choquant que la pensée en serait plus affreuse qu’une éternité de tourments possible pour la foi religieuse. Le grand sommeil qui met fin à tous les échecs, à toutes les frustrations, à tous les tourments, à tout l’absurde possibles de cette vie est plus affreux que l’idée de l’enfer, selon les matérialistes, puisque l’enfer aurait été inventé précisément pour nous consoler du sommeil délectable qui nous attend tous. Une logique très singulière. Or ce qui disparaît avec la mort, ce pourrait être seulement l’horizon de la mort : à savoir, après la mort il y a la vie éternelle. Nous avons dans cette vie un horizon qui est la mort, c’est tout ce que nous savons.

Les épicuriens, à présent (cf. « Pour Épicure, à la source des matérialismes, le raisonnement est le suivant : la mort n’est pas à craindre car vous n’êtes plus lorsqu’elle est (et elle n’est pas tant que vous êtes). Il n’y a donc nulle raison de craindre la superstition de l’enfer selon les épicuriens. » F.T.), veulent-ils dire que nous sommes nés avec l’idée de l’enfer ? Si nous ne sommes pas nés avec cette idée, nous ne craignions pas la mort avant cette idée ; la superstition ne semble être qu’une explication pour soi de la peur de la mort, contre laquelle le raisonnement ne peut rien, de même qu’un raisonnement ne peut rien pour la santé. Il y a donc avant tout raisonnement un état, lequel se rend un compte de soi par une superstition selon les épicuriens, mais les épicuriens ne répondent par leur raisonnement qu’à cette dérivation de l’état, non à l’état lui-même. En outre, en répondant que l’on n’est plus quand la mort est, on peut convaincre ainsi un matérialiste qui craindrait la mort, mais si quelqu’un croit à l’enfer, il croit aussi qu’il sera toujours après la mort, comment peut-on donc penser répondre à cette personne par ledit raisonnement ? Pourquoi avoir peur de la mort puisque l’on n’est plus quand elle est : cela tombe sous le sens, oui, mais en quoi cette déduction est-elle de nature à calmer celui qui ne croit pas qu’après la mort il ne sera plus ? Et pourquoi un matérialiste aurait-il peur de la mort s’il doit s’endormir un jour et tous ses maux prendront fin, que l’on dût lui présenter un raisonnement contre la peur de la mort ? Ou bien on croit que tout est fini avec la mort, et alors qu’est-ce qui peut bien faire peur en elle, on se le demande, ou bien on croit qu’il pourrait y avoir quelque chose après la mort et alors on a peur (car on se demande ce qui nous attend). La seule façon de calmer une telle peur serait de prouver que la vie après la mort n’existe pas.

ii

Si la mouche n’est pas libre, est-ce que le moustique est libre ? Est-ce que la guêpe est libre ? Y a-t-il des espèces animales qui soient libres en dehors de l’homme, dont on dit qu’il est libre, et si oui, lesquelles ? Sinon, la liberté est-elle une qualité essentielle ou bien est-elle une différence peu significative, voire insignifiante ? Nous employons le terme « insignifiant » au sens banal de « sans conséquences (du point de vue considéré) ». Autrement dit, la liberté est-elle sans conséquences ? Cette question se pose car si la mouche n’est pas libre tandis que l’homme est libre, et que nous sommes le fruit de l’évolution naturelle, la conclusion est que la liberté est une qualité émergente au cours de l’histoire naturelle des espèces, qui ne met fondamentalement rien en cause dans le schéma naturel ; c’est donc une qualité sans conséquences et parler de liberté ou n’en point parler c’est du pareil au même, c’est-à-dire qu’en toute rigueur il ne faudrait pas en parler car c’est inutile. C’est la simple liberté au sens juridique, un moyen d’imputation de responsabilité pénale, ou au sens civil, « liberté, égalité, etc. », nullement un caractère ontologique. Le matérialisme étant le point de vue qui conteste qu’il y ait quoi que ce soit hors de la nature n’est nullement fondé à parler d’autre chose que des lois de la nature, la nature étant l’ensemble des phénomènes qui se produisent d’après des lois, physiques, chimiques, etc. C’est pourquoi la science n’a pas d’autre choix que d’être matérialiste. L’anthropologie est matérialiste et déterministe. L’existentialisme, avec sa liberté ontologique, n’est nullement matérialiste.

L’existentialisme évite d’ailleurs de prononcer le nom de Darwin : je ne le trouve ni chez Heidegger ni chez Sartre. Il faut un Teilhard de Chardin pour affirmer que la théorie de l’évolution est vraie en même temps que les dogmes de la religion chrétienne, mais son argument se résumant en somme au fait que les voies de Dieu sont impénétrables est à la limite de la philosophie. Je ne vois pas comment un existentialiste peut poser une liberté ontologique dans la théorie de l’évolution, si ce n’est par le même genre d’évitement (évitement dans le traitement) que Chardin : « Les voies de la matière sont impénétrables. » L’être de l’homme, dans la théorie de l’évolution, et celui du singe sont le même : si l’un est libre ontologiquement, l’autre l’est tout autant. Il n’y a pas de Dasein. Une éthique matérialiste est aussi une éthique pour les singes, c’est bien dommage qu’ils ne puissent la comprendre.

Il est par ailleurs fabuleux que des esprits se plaçant dans une philosophie de l’histoire linéaire écartent sans difficulté toute la philosophie qui commence au moyen âge mais font leur miel de philosophies antiques ; cela sent beaucoup son « école laïque et obligatoire ».

Pour l’idéalisme rigoureux, qui peut être un existentialisme au contraire du matérialisme, la théorie de l’évolution est une fiction. Au sein même de l’anthropologie philosophique, le modèle n’est pas non plus monolithique. Prenons le développement de la technique : la technique compense des limites biologiques, l’homme n’a pas d’armes naturelles suffisantes (crocs, griffes, masse corporelle…), il développe donc la technique, un point de vue popularisé par Arnold Gehlen. Or il est impossible de penser dans le cadre de la théorie darwinienne de l’évolution une espèce animale fixée dans un état de Mängelwesen (Gehlen) : aucune mutation conduisant à un Mängelwesen ou être de manques ne peut se fixer car cette mutation ne confère par définition aucun avantage dans la lutte pour la vie (si elle produit un manque, c’est une mutation désavantageuse) et ne peut donc se maintenir de façon à fixer une telle espèce. Aussi, et par voie de conséquence, la théorie de l’évolution de Gehlen diffère-t-elle significativement de la théorie darwinienne, et si cette dernière est la seule connue en France, la théorie de Gehlen est loin d’être inconnue en Allemagne.

On a suggéré le clinamen pour expliquer le Dasein dans le contexte de la théorie de l’évolution. Une absurdité. Tout d’abord, le clinamen est hors de toute vérification expérimentale. L’intérêt des Anciens, en particulier du Lycée, pour le réel sous l’aspect de la nature, c’est-à-dire les « sciences » naturelles des Anciens, sont ce que nous pouvons le moins retenir d’eux dans la mesure où leur science ignorait largement la méthode expérimentale. C’est une remarque générale qui n’exclut pas quelques résultats positifs d’observation. Sur le point particulier du clinamen, l’hypothèse en tant que telle n’est pas non plus admissible au sein d’une théorie empirique (contrairement à certaines autres hypothèses non vérifiées dans les sciences) dans la mesure où elle comporte en outre une contradiction aux fondements épistémologiques même de la méthode et de la Weltanschaaung scientifiques, à savoir qu’elle introduit le hasard contre les lois de la nature. C’est le mot « contre » qui est important : car les sciences font parfois appel au « hasard » statistique, qui n’est pas en réalité un hasard mais simplement une façon de traiter par agrégats des données malaisément isolables, comme le mouvement brownien des particules. Ce « hasard » ne produit rien d’exogène aux principes, tandis que c’est ce que fait le clinamen s’il doit expliquer une déviation non par rapport à une simple trajectoire, comme chez Epicure et Lucrèce, mais par rapport aux lois de l’évolution, comme si une mutation au sens de la théorie de l’évolution (une mutation qui, dans la théorie, est également dite due au « hasard » mais là encore ce n’est pas un hasard tel qu’une ontologie distincte puisse en résulter, c’est simplement qu’untel naîtra avec tel avantage ou, le plus souvent, défaut génétique naturel), mutation qui est certes une déviation par rapport à l’héritage génétique transmissible, comme si une telle mutation, dis-je, pouvait faire éclater l’unité de la nature et produire non pas un monstre (la nature en produit) mais un « surmonstre » ou supermonstre, le Dasein surnaturel. À cette proposition l’on ne peut qu’opposer une fin de non-recevoir, en vertu des principes mêmes de la méthode.

Le matérialisme antique se bornait à constater une différence entre « l’animal politique » et les autres (logos, prohaïresis) ; il ne l’expliquait pas. La théologie en a donné une explication dans et par l’idéalisme : en tant que tentative d’explication, c’était un progrès. La science moderne explique quant à elle qu’il n’y a aucune différence, aucune spécificité ontico-ontologique du Dasein, et ce non seulement contre l’idéalisme mais aussi contre le matérialisme antique. En posant un Dasein, le matérialisme contemporain est, par un tel archaïsme, à contrecourant du mouvement de la science et de sa philosophie dominante, tout en cherchant clandestinement à se présenter comme son digne représentant, alors qu’il est encore plus éloigné d’elle que les théoriciens du « dessein intelligent » qui essaient de faire quelque chose selon la méthode.

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« L’homme est appelé, aux infinis, aux possibles. Il ne s’agit pas de transcender l’être dans un devoir-être » (F.T.). Il s’agit bien plutôt de nier le vouloir-être. La négation du vouloir-vivre. Que l’homme soit appelé aux infinis n’a rien de réjouissant, malgré le côté un peu « réclame » de la formule. « L’homme est appelé aux infinis, Pinocchio ! » C’est comme si d’un coup de baguette magique on était transporté dans un magasin de bonbons où tout est gratuit, mais quand on a goûté de cinq ou six variétés de bonbons on est rassasié, on cherche la sortie et il n’y en a pas. Le rêve tourne au cauchemar. L’aveugle vouloir-être est entièrement conditionné en même temps qu’absurde. C’est pourquoi l’homme n’a même aucun instinct de survie, tout au plus un réflexe de survie : quand une voiture fait une embardée et va l’écraser, il saute de côté pour l’éviter, même quand il marche vers le pont d’où il veut se jeter pour mettre fin à ses jours. L’éthique, l’héroïsme de la sagesse, est le mépris de la mort et le mépris de la vie. Hegel en a donné une idée intéressante avec sa lutte à mort de pur prestige : celui qui craint pour sa vie, tous ceux qui veulent « bien vivre » sont réduits en esclavage.

EN

On Categories

To the question “May one speculate that aliens have different Categories?” the answer is: Absolutely not. Aliens, that is, extraterrestrial intelligent beings, are, if they exist, from other planets but from the same world, the same nature. That the same laws of nature apply across the universe means that thinking obeys the same categories across the universe. To talk of “some Categories or others” implies that categories are shaped by empirical conditions, which is empiricism. In our experience, in which alien contact may or may not occur, there can be no mind with other categories than those that are our mind. Mind differences with aliens would be of degree, and small degree differences can have colossal effects, as when Europeans conquered America, with the collapse of the advanced civilizations of Aztecs and Incas in the process, but minds endowed with different categories would live in a different nature; we can imagine as many natures or parallel universes as we want: as they cannot meet it is idle speculation, some kind of empirically colored metaphysics.

If categories are contingent, as some successors of Kant claim, they are contingent upon what? I fail to see how an answer to this question would not lead into naked empiricism. For the same reason, I do not understand how it would be “a difficult position to maintain” that categories are invariant, as categories cannot be but invariant: What difficulties does this create? Does biological evolution, for instance, transform the categories? The ground for such claims is empiricism and the idea that frameworks are only means to an end and that the end justifies the means–that is, the experimental (instrumental) method one uses in the empirical synthesis but which is uncongenial beyond this quantitative field, quantitative because ingrained in the continuous, infinite (and “infinitable”) synthesis of our experience and irrelevant because apriori truths are not contingent upon measures of empirical data on infinite scales.

A logical contradiction presupposes the categories, yet contradictions are hardly the end of the story for empiricists: Relativistic black holes have a so-called “singularity” at their center, namely a point of infinite density. A blatant contradiction, but is it a logical one? Action at a distance in Newtonian gravity is also a contradiction. These contradictions of empirical models are from the quod (the daß, Sein), but a logical contradiction would be from the quid (the was, Wesen), to speak like Schelling. Empiricists are quite comfortable with contradictions, at least daß– or quod-contradictions: An infinite value is manageable in mathematical equations and the fact that it describes an empirical quality is hardly a problem in this context. For them, categories are malleable, prima-facie violations a mere convenience. Hence the idea that categories are not absolute. In this sense they are not absolute, but also these models are not “truths”; same as the violations they make use of, they are sheer conveniences for going on in the empirical synthesis. As to a was– or quid-contradiction, I am not sure it makes sense to ask for one when one denies that the rules according to which there can be talk of contradictions in the first place, namely the categories, are not invariant.

What would these successors’ answer be to the question: Is the proposition that there exists a point of infinite density at the center of a black hole a logical contradiction? If it is a logical contradiction, how is it possible to go along with it in current astrophysics? (Same can be said with Newtonian gravity, its action at a distance being acknowledged as a “singularity,” the presence of which leaving room for relativistic improvements, which shows, by the way, that “relativisters” are ill-inspired to dogmatize as they are doing, given that their frame leaves itself wide open to the same objections.) If it is not a logical contradiction, how does one reconcile it with the intuitive notion that there is something amiss here, such that one is led to speak of a singularity? Yes, if it is not a logical contradiction, how does one explain the very fact that it is not? The no-contradiction possibility is explainable in Kantian terms. Mathematics are intuitive or intuitional, they construct their notions in the apriori forms of intuition (Anschauung) that are space (geometry) and time (algebra). Logics, on the other hand, lies on the side of the invariant Categories (of understanding–if that’s how one translates Verstand in English–as opposed to or beside intuition or Anschauung). Mathematical construction in pure intuition (reine Anschauung) allows for infinite values, whereas in the apriority of Categories infinity is problematic and Verstand cannot decide by itself (cf. antinomies), it needs the support of “Ideas” of Reason (Vernunft), Ideas such as the world (there is, according to this mere [bloße] Idea, such a thing as “the world,” as the totality of phenomena of our perceptions). Therefore, if one discards Kantian Critic as antiquated (the lowest form of rejection being that Kantism related to Newtonian physics and therefore “fell,” that is, has been superseded together with it) and explains, like Bertrand Russell, mathematics as purely logical operations, then one must claims infinite density, in the mathematical model, is either logical or not logical, and good luck with that, because if it is not logical then one runs into science and if it is logical then one runs into good, common sense.

“The world is a mere idea” needed the German “bloße” as expletive to make understand that there is no privative or diminutive nuance in this “mere,” it does not exactly mean that the world is only an idea, albeit it is only an idea because one cannot perceive the world as totality through one’s senses so it is only an idea, but as we cannot know the world as totality except as an idea and as the idea is implied in all our perceptions the idea is as real as anything real we perceive through our senses, so it is not only an idea in this sense, that is, an idea as something diminutive in relation to something real. Other ideas of the very same nature and function and reality are, according to Kant, human soul, human freedom, and God.

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The crisis of multilateralism in international affairs:
A foundational problem

The rule-of-law issue of multilateralism is a foundational problem that, undealt with, can only escalate over time. When multilateral agreements become the law of nations, adopted democratically in multilateral bodies where representants are nationally elected officials, in any case we have a law whose implementation lacks a designed executive power. What is the executive power of the multilateral system(s)? The answer exists in some cases (UN Security Council for UN-mandated security operations, for instance, or the European Commission in Brussels) but not in all; if an answer could be found in all cases, then we would have multilateral governments, that is, sovereignty transfers and the making of national states into federations’ states. (Therefore, a form of integration like the EU, where a federal formula is present with the subsidiarity principle, which makes the EU competent on several predefined affairs, should not be treated as the same system of multilateralism as international organizations where the federalist formula is not extant.) In some cases, the organizations’ administration, whose function is normally to manage the internal affairs of the organization only, may see itself called to be the executive power of the system (in national states the arm of the executive is the administration, but here is a self-articulated arm); this, even if it were only a perception, is likely to create a feeling of alienation among populations. The “Brussels technocrats.” Likewise, international courts suppose an international separation of powers, yet we have international courts but no definite international separation of powers, so these courts work on fragile grounds at best; it cannot be said they act according to a spirit of judicial independence since the partition of powers inside which they take place is not known.

As a matter of fact, they tend to combine powers that should not be in the same hands according to the theory, both prosecuting and judging. The issue is about the relatively new criminal courts, not the traditional settlement courts. An international criminal court, as far as it is both prosecuting and judging, is not a court but a combination of executive and judicial power. The International Criminal Court (ICC) in The Hague (Rome Statute of 2002) has an “Office of the Prosecutor.” It both prosecutes and judges, no matter how both activities are distinct inside the court’s structure. In a system of fair and independent justice, criminal prosecution is a prerogative of the executive, which brings cases to the courts as a result of police investigation and screening of complaints. One fails to see how the judgment of a “court” with its own prosecutor is not already made at the prosecution stage.