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Philo 42 Intuition de la nature et Aperception du moi
Intuition de la nature et Aperception du moi
Ce n’est pas l’esprit qui est dans la nature mais la nature qui est dans l’esprit. Le fait que nous ne connaissions point de limites à la nature et ne puissions en connaître a quelque chose de choquant, parce que les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets quelconques sans antinomie. Tandis que l’idée selon laquelle l’esprit peut ne pas avoir de limites ne choque pas. L’absence de limites de la nature est choquante car la nature est dans les formes de l’espace et du temps, mais ces formes de l’intuition (Anschauung), qui est une synthèse continue, ne s’attachent pas à l’esprit dans l’aperception (Apperzeption), qui est une synthèse immédiate.
Ce que nous percevons, intuitionnons doit avoir des limites car cela est situé dans l’espace et le temps (les objets sont individualisés), mais ce n’est pas possible pour la totalité, le monde des choses perçues lui-même. Et c’est parce que l’esprit n’est pas dans la nature. Ce que nous appréhendons en revanche par aperception, immédiatement, précède l’espace et le temps, et la question des limites de cette chose-là est indifférente. La question ne se pose pas car elle n’a de sens que dans l’espace et le temps. C’est l’existence dans l’espace et le temps qui est paradoxale ou antinomique, non celle de l’esprit. Cette existence est paradoxale car elle est secondaire à l’aperception, est une représentation imparfaite. L’existence paradoxale du monde des choses, de la nature résulte de ce que la nature est une représentation (la nature est représentation, avant même que nous parlions de notre connaissance de la nature comme d’une représentation de la nature) ; la nature comme représentation n’étant pas la chose elle-même, la chose en soi, elle est secondaire et imparfaite. Si l’esprit était dans la nature, la connaissance de la nature ne serait point paradoxale ou antinomique, ce serait l’aperception qui présenterait des antinomies, or tel n’est pas le cas : mon existence en tant qu’esprit est évidente, incontestable et parfaite : « je pense, donc je suis. »
Elle est parfaite en tant que raison pratique guidée par l’idée de liberté. Je suis une liberté dans la nature, c’est-à-dire la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. En me posant en liberté dans et par la loi morale, je ne dis pas autre chose et ne peux dire autre chose que : la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. La liberté n’est pas une représentation mais une aperception. Rien dans la nature ne permet de se représenter une liberté.
L’idée que c’est parce que l’esprit est dans la nature qu’il ne peut connaître celle-ci sans antinomie, parce que le tout est inconnaissable en totalité à la partie, est incorrecte. Si l’esprit était dans la nature, il serait une forme de connaissance conforme à la nature et pourrait du moins envisager sans antinomie une connaissance parfaite de la nature. Or l’idée même d’une connaissance parfaite de la nature est antinomique. Et ce parce que la nature n’est pas l’objet premier de la connaissance, ce qui résulte du fait que la nature n’est pas la chose en soi. La connaissance première n’est pas dans l’intuition mais dans l’aperception : l’aperception de la liberté.
« Les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets sans antinomie » (cf. supra) : on ne peut penser la nature en tant que totalité, à savoir en tant que monde, cosmos, de la même manière que l’on pense n’importe lequel des objets de la nature. Non seulement nous ne pouvons avoir une intuition du monde en tant que totalité, alors même que chacun de ses objets ne peut être connu que par une intuition. Mais en outre le monde en tant que totalité n’existe pas sans antinomie : si le monde est spatialement fini ce n’est pas une totalité, et s’il est spatialement infini ce n’est pas un objet de la nature. La nature est une représentation.
La question de la création du monde est celle de la création d’une représentation. Le sceptique demandant : « Si Dieu a créé le monde, qu’est-ce qui a créé Dieu ? » ne saisit pas bien le problème. On est conduit à la question d’un créateur du monde par le fait que le monde n’est pas cohérent en soi et par soi, en raison des antinomies dont Kant a dressé la liste. La question de la création du monde découle de la saisie de l’imperfection du monde naturel, de son essence paradoxale ou antinomique. Ce qui est cohérent en soi et par soi n’appelle pas cette question ; ce qui est cohérent en soi et par soi est. L’imperfection du monde est liée aux formes de l’espace et du temps dans lesquelles il se présente : ce qui est dans ces formes n’est pas la chose en soi.
« Ce qui est cohérent en soi et par soi est » s’entend d’une quiddité non sujette au doute radical : il ne s’agit pas de dire qu’une imagination parfaitement cohérente a la même essence que l’être parfait. Je ne peux douter qu’il existe quelque chose, parce que « je pense ». En d’autres termes, le doute ne peut aller jusqu’à penser que rien n’existe. L’aperception pose une limite nécessaire au doute radical. Le domaine de la connaissance intuitive, c’est-à-dire la nature, ne possède pas cette évidence aperceptive et reste soumis au doute et à la négation dans le solipsisme. Ce domaine est non seulement douteux car n’ayant de relation à nous que par l’intuition mais aussi problématique en ce que sa connaissance en tant que totalité est quant à elle impossible par l’intuition. Le monde est donc une Idée. Quand on cherche à examiner cette idée à partir des catégories a priori de l’intuition et de l’entendement, on est conduit à des antinomies. Par exemple, l’antinomie de l’espace : si le monde est fini, il n’est pas totalité (le « vide » qui entoure le monde est quelque chose), or le monde est la totalité des choses de la nature ; si le monde est infini, ce n’est pas un objet de la nature, or le monde est la totalité des choses de la nature.
Comme je ne peux douter que quelque chose existe, c’est ce qui douteux et problématique qui nécessite une explication ou justification, par exemple en termes de création. Comme je ne peux douter que quelque chose existe, le concept de perfection m’assure qu’il existe quelque chose de parfait parce que cet être parfait ne dépend de rien d’autre que de soi pour exister tandis que ce dont je peux douter requiert l’existence d’un être dont je ne le puis. C’est la preuve de Descartes : un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence. Cette preuve est moins légère qu’on ne l’a dit, prise en compte la fonction de l’aperception. Dans le domaine de l’intuition, cette preuve ne vaut rien. Mais quand quelque chose existe dont je ne puis absolument pas douter, c’est l’aperception qui m’interdit de douter de cette existence, et dans le domaine de l’aperception je ne considère rien de problématique au sens où nous l’avons dit de la nature. « Je pense » est une connaissance évidente, incontestable et parfaite ; « je suis » en tant qu’être pensant, est également une connaissance parfaite. Mais je suis aussi dans la nature, domaine de l’intuition soumis aux antinomies, et n’ai de mon être naturel qu’une connaissance imparfaite, dans une synthèse intuitive continue. Puisque je ne peux douter que quelque chose existe et que ce quelque chose n’est pas la nature (de l’existence de laquelle je peux toujours douter dans le doute radical), ce quelque chose qui existe n’est pas la nature ; or la nature est le domaine de l’intuition, de la connaissance imparfaite, des antinomies, et si ce qui existe n’est pas la nature imparfaite, c’est soit quelque chose de parfait soit une autre chose imparfaite. Mais la nature est l’unité de ce qui existe pour l’intuition, tandis que ce qui existe en soi m’est donné, contre le doute radical, par l’aperception dans une connaissance parfaite. Nous avons donc : α) la nature qui est le tout de ce dont je puis douter et β) un être dont je ne puis douter. Puisque le tout de ce dont je puis douter est l’être imparfait dans l’intuition, l’être dont je ne puis douter est un être parfait. De même que la nature imparfaite ne permet qu’une connaissance imparfaite, la connaissance parfaite de l’aperception est permise par un être parfait. Ce qui existe en perfection n’a pas été créé. L’esprit est incréé.
« Un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence » signifie qu’une connaissance parfaite dans l’aperception implique un être parfait. Comme la nature imparfaite dépend d’autre chose que d’elle-même en raison de son caractère antinomique, elle dépend soit d’un être parfait qui l’a créée, soit d’un autre être imparfait qui l’a créée. Mais si la nature avait été créée par un autre être imparfait, cet autre être imparfait serait lui-même à l’intérieur du domaine de l’intuition, c’est-à-dire qu’il est contradictoire que la nature imparfaite soit créée par un être imparfait, dans la mesure où la nature est une totalité selon la loi de notre intuition. Que notre intuition ne puisse, à l’œil nu, via les sens, et même par les prolongements technologiques, espérer percevoir un jour la totalité des objets et des qualités du monde naturel n’est pas en cause : c’est là une propriété fondamentale de la connaissance intuitive, inductive. Mais la loi de cette connaissance est précisément que tout ce qui me reste inconnu est dans l’unité de la nature elle-même ; et puisque l’antinomique de la nature suppose une forme de dépendance vis-à-vis d’un être parfait cohérent en soi et par soi, cette dépendance est la création par un être parfait, de l’existence duquel je ne puis douter, et non d’un autre être imparfait car il n’y a pas d’autre être imparfait que la nature.
Or cette création n’est pas dans le temps car cela signifierait que le monde a commencé mais c’est là une proposition antinomique. La création du monde est une autoreprésentation de la chose en soi dans les formes de la nature, c’est-à-dire dans le temps et dans l’espace. La nature n’est pas, au sens où le reflet d’une personne dans un miroir n’est pas cette personne mais seulement sa représentation. On dit qu’elle est créée.
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La civilisation théorique
La nature n’existe que pour la raison pure théorique.
Une civilisation théorique n’est une civilisation qu’en théorie. La science ne peut pas fonder une civilisation, seulement des théories. Plus la science progresse, plus la civilisation recule.
Les postulats de la science sont toujours en contradiction avec ceux de la religion, comme le matérialisme est en contradiction avec l’idéalisme philosophiques, mais ses résultats sont toujours indifférents au regard des vérités de la religion, parce que ces résultats ne peuvent déterminer nécessairement aucune forme de législation. Quels que soient ces résultats, la législation ne s’appuie pas sur eux mais sur une délibération de la raison morale pratique (étant entendu qu’une révélation religieuse peut s’entendre en ce sens sans que soit dénaturé son caractère de religion), et ce même quand un, plusieurs, voire tous les partis justifieraient leurs positions respectives au nom de résultats scientifiques.
C’est pourquoi la civilisation recule avec les progrès de la science, en raison de deux phénomènes. Tout d’abord, une civilisation repose sur la loi morale sous forme de législation juste, or la science rend les esprits moins familiers avec ces considérations par la mécanicité de son heuristique. Ensuite, les progrès de la science se payent d’une mobilisation toujours plus grande de l’intellect sur les questions mécaniques, car le Gestell (Heidegger) s’effondrerait sans cette mobilisation dans l’infrastructure technique. Une activité indifférente aux fins morales n’a pas les moyens de maintenir un niveau suffisant de moralité dans le corps social.
La science n’a produit et ne peut produire aucun résultat de législation. La méthode expérimentale a réduit la pensée dialectique alors qu’elle ne peut la remplacer comme support de l’activité législatrice. Cette activité est l’objet de la raison morale pratique.
Philo 9 : L’arbitraire des échelles
Pacific War : La guerre pacifique.
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Deux remarques sur mon poème La reine des mouches (in La Lune de zircon)
i
« Grands commis » se trouve souvent dans l’expression « les grands commis de l’État », dans la bouche de ceux qui veulent louer les hauts fonctionnaires, les technocrates français. Ici ce sont les grands commis de « la Bourse aux anchois », pour dire que l’État est au service du capital (Bourse) et des intérêts sordides (qui dit anchois dit marché aux poissons, harengère…). Comme pour la « mélasse », il s’agit d’insister sur le fait que les activités économiques ne cultivent pas l’esprit de ceux qui s’y adonnent; c’est prosaïque, et faire des fortunes sur des produits de ce genre a toujours un petit côté ridicule ou pas très net. Bref, la bourgeoisie ne peut être qu’une oligarchie et non une aristocratie, classe que l’on continue d’associer avec la culture de l’esprit, pour la simple et bonne raison que, rangée des guerres, l’aristocratie ne faisait rien et que c’est ce qu’il faut pour cultiver l’esprit.
ii
L’idée que réussir sa vie implique une passion pour ce que l’on fait, donc pour son métier, ici implique une passion pour la mélasse, les anchois, mais on n’a pas de passion pour ces choses, aussi bonnes ou utiles soient-elles. Et d’ailleurs pour les marchands, les capitalistes, toutes ces choses sont dématérialisées, abstraites ; leur seule véritable passion étant la cupidité, elle n’a pas non plus le caractère idéalisé d’une grande passion. Ni l’objet ni son abstraction en tant que marchandise ne sont éligibles à la qualification d’objet de passion qui rendrait la vie bourgeoise admirable selon le lieu commun de la société qui établit la domination de classe de la bourgeoisie.
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Dans Misère de la philosophie, sans la moindre considération pour les prisons d’Auguste Blanqui, Marx le vilipende dans la même phrase ou presque où il porte au pinacle le « distingué banquier » Ricardo.
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L’allégro en mineur du tempérament français
« C’est une véritable merveille que cette aptitude du mode mineur à exprimer la douleur avec une rapidité aussi soudaine, par des traits aussi touchants et aussi peu méconnaissables, sans aucun mélange de souffrance physique, sans aucun recours à la convention. On peut juger par là jusqu’à quel point la musique touche, par sa racine, au plus profond de l’essence des choses et de l’homme. Chez les peuples du Nord, dont la vie est soumise à de dures conditions, notamment chez les Russes, le mode mineur prédomine, même dans la musique sacrée. – L’allégro en mineur est très fréquent dans la musique française et la caractérise : on dirait un homme qui danse, gêné par ses souliers. » (Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, Suppléments au Livre III)
Le point de vue de Schopenhauer sur la musique française est une variante de ce que nombre de philosophes, étrangers mais aussi parfois français (Montesquieu), disent du tempérament français : léger, superficiel, « gai ». L’allégro en mineur est le summum du sombre pour le gai français, qui veut sonder les profondeurs de son être mais n’y parvient jamais, retenu à la surface. C’est un commentaire d’une ironie insondable. Et s’il est vrai que « l’allégro en mineur est très fréquent dans la musique française et la caractérise », alors la messe est dite.
ii
J’essaie de passer en revue les classiques français et mon sentiment est que cela ne vole pas très haut, comparé à l’Allemagne ou à l’Italie : César Franck, Massenet, Bizet, Gounod, Lalo, Lully, qui d’autre ?
On ne trouve pas d’opéra français connu à la manière des innombrables opéras italiens de Verdi, Puccini, Rossini, Donizetti, Bellini… Et, du côté germanique, qui pouvons-nous aligner pour les comparer à Bach, Mozart, Haendel, Beethoven, Wagner… ?
Entre-temps, le nom de Debussy me revient et je vais chercher d’autres noms sur internet. Vincent d’Indy, Florent Schmitt, est-ce comparable à ce que j’ai cité ? Satie, Berlioz, Ravel, Saint-Saëns, Chabrier… Il est bien rare qu’on trouve ces noms cités à côté des noms italiens ou allemands. Une exception : Nietzsche, qui dans plusieurs œuvres encense Bizet, contre la musique allemande, mais finit par avouer que c’était une mauvaise plaisanterie.
iii
La Lettre sur la musique française de Rousseau lui valut d’être brûlé en effigie en France. Dans ce texte, il confirme mes vues sur l’opéra italien, auquel, dit-il, rien ne se compare en Europe.
Comme il semble l’imputer en grande partie à la nature ou aux particularités de la langue italienne, il ne confirme pas mon point de vue sur la musique allemande. J’en viens à penser que la musique allemande découle de la musique italienne, depuis que les Allemands, via l’empire austro-hongrois, qui comprenait la Vénétie, adoptèrent celle-ci : que l’on songe aux opéras italiens de Mozart à Vienne.
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Un juste oubli ?
Un jour je fis l’hypothèse que certains auteurs étaient injustement oubliés. Je pensai que ce pouvait être le cas d’auteurs qui passaient, à tort ou à raison, pour avoir collaboré avec les Allemands pendant la guerre, et que le stigmate politico-moraliste avait nui à l’appréciation critique de leur œuvre. Je cherchai donc à lire ces auteurs, et notamment, quand mon grand-père, J.-S. Cayla, décéda, je recueillis nombre de livres dans la bibliothèque familiale, livres que je lus.
Ma conclusion est que j’ai beaucoup perdu mon temps. Ces auteurs ne sont plus lus, non pas en raison d’un jugement politique indigne de la critique littéraire plus élevée, mais parce qu’ils sont médiocres. D’autre part, des écrivains notoirement collaborationnistes continuent d’être lus : Céline, Giono (il était sur la fameuse liste noire après-guerre)…, et ce parce qu’ils sont plus marquants que ceux qu’on ne lit plus ou qu’on lit moins.
J’en suis donc venu à la conclusion que les auteurs que l’on continue de lire et d’enseigner sont ceux qui se distinguent par leur mérite intrinsèque et que les contingences historiques n’affectent pas le jugement sur le temps long. Cela ne veut d’ailleurs pas dire que ces auteurs aient dit toujours ce que l’on cherche à leur faire dire aujourd’hui.
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Prolixe le Gaulois
Selon les spécialistes, il existe un taux de foisonnement dans le travail de traduction d’une langue à l’autre, et le taux de 20 % entre l’anglais et le français m’inquiète beaucoup car si l’on peut dire la même chose avec moins de mots, c’est que l’on peut parler et surtout penser plus vite dans une langue que dans l’autre. Je ne crois pas du tout à de tels chiffres. Je crois que ce sont seulement les traducteurs qui sont mauvais, ne savent pas marcher droit et font dans la fioriture. Or la prolixité est un défaut dans toutes les langues.
Voici ce que j’ai écrit ailleurs sur mon blog : « J’étais frappé de voir dans le métro de Boston, Massachusetts, comme les traductions espagnoles des consignes de sécurité (car le bilinguisme tendait alors à se généraliser dans cette ville) étaient beaucoup plus longues que l’original. Là où l’anglais comptait une ligne, la traduction espagnole en comptait au moins trois ; et je me faisais la réflexion qu’une telle apparence n’était pas de nature à rendre l’espagnol attrayant. Pourquoi un anglophone voudrait-il apprendre l’espagnol s’il perçoit que cette langue nécessite une bien plus grande prolixité pour parvenir au même résultat, la consigne étant forcément la même dans l’une et l’autre langues quant au sens, et du reste il vaut mieux une consigne courte qu’une consigne longue en cas d’accident. Or, en examinant plus attentivement ces consignes, je constatai que le traducteur espagnol en disait d’une certaine façon plus que l’original, par exemple en parlant de ‘poignée de porte’ là où l’original anglais se contente d’indiquer la ‘poignée’, et tout le reste à l’avenant. »
Je parle de traduction écrite et non d’interprétariat, métier que je ne connais guère. Nous avons ici des traducteurs de consignes de sécurité que, si j’étais un avocat américain, je tiendrais, eux ou leurs donneurs d’ordre, pour responsables de toutes les morts de personnes hispanophones dans des accidents de métro à Boston. Car ces traducteurs ont fait le contraire de ce qu’il fallait faire : ils ont poussé le travers de leur métier jusqu’au vice, croyant qu’ils justifieraient mieux leur service en précisant jusqu’à la minutie tout ce qui va de soi. (J’en viens à penser que le véritable objectif n’est pas de produire la meilleure consigne de sécurité dans l’une et l’autre langues mais d’afficher la supériorité de la langue anglaise sur la langue espagnole.)
J’étais confronté à ces problématiques lorsque je travaillais comme traducteur pour une organisation internationale, et je m’opposais à l’idée (sur laquelle nous ne mettions pas encore de nom) de taux de foisonnement défavorable entre l’anglais et le français. Pour étayer mon point de vue, j’avais alors commencé un travail sur l’économie de la langue française. Je crains de l’avoir perdu, mais une expression comme « Il lui en a parlé » est très économique et si vous la traduisiez en anglais le taux de foisonnement serait défavorable à ce dernier : « He has talked to her about it ». Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Pour finir, « il lui en a parlé » est moins économique que « il lui en parla », et la tendance à supprimer les temps dits simples de notre langue (ici, le passé simple) pour ne plus utiliser que les temps composés va effectivement dans le sens d’une dégradation du « taux de foisonnement » du français. C’est la même paresse qui supprime des temps et nous rend prolixes !
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Der Geist le Martien
En admettant que Mars se situe dans la périphérie de la zone habitable (ZH) du Soleil, la question est : quelles sont les conditions les plus propices à la vie intelligente à l’intérieur de la zone habitable ? Je pense qu’intuitivement nous avons tendance à croire que plus une planète est « enfoncée » dans la zone habitable, plus les conditions y sont favorables à la vie. Or je révoque en doute cette intuition en ce qui concerne la vie intelligente, car il me semble que cette dernière, dès lors qu’elle serait susceptible de se développer dans l’ensemble de la zone habitable, trouve des conditions de développement plus propices à la périphérie pour deux raisons : 1/ la pression environnementale y est plus forte, et 2/ la charge parasitaire y est moins importante.
ii
Les températures extérieures glaciales de la planète Mars rendent la vie à sa surface peu probable. Or, Mars possédant, comme la Terre, des calottes glaciaires, il faut supposer que, lorsque son noyau était actif, il existait dans son sous-sol des sources d’eau souterraines, liquides par géothermie. L’eau n’était peut-être pas sur Mars mais il paraît certain qu’elle était dans Mars, car comment supposer que son noyau n’ait jamais été actif ? (Par ailleurs, l’activité du noyau devait modifier le bilan climatique à la surface également.) Cette planète morte qui fut un jour vivante…
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La poésie amoureuse ne peut prospérer dans des cercles où l’on commence à écrire (et même à lire) de la poésie à cinquante ans passés.
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Tout ce qui est rare est Char : effet de nom.
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Autrui est dans la nature, pas moi – pas mon moi. Autrui est dans la nature pour mon moi tant que je ne pose pas la loi morale comme maxime. C’est pourquoi la loi morale n’a rien à voir avec le pathos. Voir autrui comme un moi, c’est poser la loi morale et poser la relation interpersonnelle dans l’ordre moral des fins et non dans celui de la nature.
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« L’espace neutre d’un lieu sans lieu » (Derrida). Lieu sans lieu : paradoxe stéréotypique. C’est la litanie d’un embaumeur égyptien : « à la fois a et non-a, à la fois b et non-b, à la fois c et non-c… » – Un embaumeur qui voudrait se momifier lui-même.
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La tentation du discursif leur est fatale ; ils sont avides de trouver des limites au discursif (à la logique) mais leur propre avertissement leur échappe et au lieu d’être avares de mots ils sont prolixes.
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Husserl prétend remplacer ego cogito par ego cogito cogitatum : « on pense toujours quelque chose », « l’objet pensé est aussi immédiat que le fait de penser ». C’est frivole. Au plan formel, ego cogito est contenu dans ego cogito cogitatum, et la formule de Husserl est à celle de Descartes comme la fraction 2/6 est à 1/3. Le fait de penser toujours quelque chose ne signifie pas que « je pense » n’est pas la faculté au cœur du sujet, encore moins que cela ne veut rien dire. Prétendre que l’on ne pourrait pas réduire le problème au cogito parce qu’il y a forcément un cogitatum avec le cogito, c’est dire que je ne peux parler de quoi que ce soit en propre parce qu’on le trouve toujours attaché avec quelque autre chose dans l’expérience courante, un atome dans une molécule, par exemple. Or l’analyse le permet, et Husserl va moins loin que Descartes dans l’analyse formelle, dans la réduction formelle au plus simple. Que le cogito soit une faculté suffit à parler de la faculté en soi, indépendamment de son objet, ce sur quoi elle s’exerce, même si elle s’exerce forcément sur quelque chose.
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« À l’exposé des thèses organisées en système, les existentialistes préfèrent une expression indirecte de la pensée : fictions présentées sous forme de roman ou de drame ; journaux intimes et écrits analogues qui conservent un écho de la vie personnelle… Ainsi procéda l’écrivain généralement considéré comme l’initiateur de l’existentialisme, le Danois Sören Kierkegaard. Sans doute, impuissance naturelle qu’il éleva ensuite à la dignité de méthode. » (Louis Foulquié, L’existentialisme, 1961)
Or, dans le cas de l’œuvre de Kierkegaard, c’est un contresens : la fiction n’est qu’indirectement un instrument de l’exposé de la philosophie de l’auteur car elle remplit avant tout une fonction tactique en prévenant que le contenu éthico-religieux de la pensée soit rejeté d’emblée par les pseudo-chrétiens qui constituent le public (cf. Point de vue explicatif de mon œuvre d’écrivain). La fiction n’est donc nullement, chez Kierkegaard, appelée par la philosophie existentialiste en tant que philosophie non essentialiste mais en tant que contenu éthico-religieux.
Et non, l’interprétation de l’œuvre de Kierkegaard ne « reste » pas « conjecturale » (« On le devine, l’interprétation d’œuvres de ce genre reste conjecturale ») : c’est une philosophie morale de la plus grande clarté. (Et il ne sert à rien de vouloir conjecturer des vues sur la cosmologie ou la cosmogonie d’une philosophie morale.)
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Les chrétiens qui adoptent l’existentialisme après Sartre et le reste ne font pas œuvre originale. Mais dire de quelqu’un que c’est un « chrétien original », est-ce un compliment ?
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Un homme d’esprit ne s’ennuie que dans la contrainte. Tout autre homme s’ennuie partout sauf dans la contrainte.
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L’Occidental lit dans ses poètes, depuis les Grecs, qu’il est sot de sacrifier l’amour, Eros, aux considérations pratiques, mais c’est par amour qu’il est plongé dans les considérations pratiques jusqu’au cou : il paye son dû à Eros.
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Avec une femme dans chaque port, le marin passe tout de même le plus clair de son temps en mer. Si l’on imagine que la rétribution de l’abstinence dans l’au-delà se fasse à partir d’une comptabilité, le marin pourrait bien gagner son salut et le bourgeois marié perdre le sien.
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« Nulle chose en ce monde n’est si exacte qu’elle ne pourrait être plus exacte ; nulle n’est si droite, qu’elle ne pourrait être plus droite, nulle n’est si vraie, qu’elle ne pourrait être encore plus vraie. » (Nicolas de Cuse)
Dans la synthèse empirique continue, nulle droite qui ne puisse être plus droite encore. Mais il se produit inévitablement des ruptures. À un certain point de rectification de la droite, l’ancienne droite ne peut plus être dite droite.
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L’arbitraire des échelles
Même si les hommes ne se distinguaient entre eux que par la taille, chacun serait unique, et ce même au cas où tous seraient de la même taille à l’œil nu, car il existe une infinité de tailles et ce n’est qu’à une échelle arbitraire que deux quantités empiriques sont égales. Entre 1,80m et 1,81m il n’y a pas seulement un centimètre d’écart mais encore une infinité de degrés d’écart.
Si tout point de vue est arbitraire, les différences constatées par n’importe lequel des points de vue possibles sont arbitraires et donc de nulle portée réelle. S’il y a un point de vue qui, parmi tous les points de vue possibles, n’est pas arbitraire, ce ne peut être que celui pour lequel toutes les différences sont infinitésimales.
Toute existence est arbitraire, il n’y a que l’essence qui ne le soit pas.
Si les différences entre hommes sont toujours infinitésimales, la situation entre le bien et le mal l’est aussi. C’est pourquoi tout est permis, dans le vouloir-vivre.
La distance de l’homme à Dieu étant infinie, les différences entre hommes sont pour Dieu nulles : pas une existence qui lui soit plus proche, plus semblable qu’une autre.
