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Philo 40 : L’échec cumulatif de la science

ÉPISTÉMOLOGIE

L’échec cumulatif de la science

Dans le cadre d’une réflexion sur l’épistémologie (cf. Apologie de l’épistémologie kantienne, essai qui présente mon interprétation de l’histoire des sciences), je me suis intéressé aux théories alternatives en physique, tout particulièrement dans le monde germanique : Hans Hörbiger (Welteislehre), Viktor Schauberger, la critique des théories de la relativité… Ma réflexion philosophique me porte cependant à considérer les théories fondées sur des dimensions « surnuméraires », à l’instar de la théorie de « l’effet Vialle » (de Richard Vialle), comme fourvoyées. J’ai un fort apriori contre une théorie qui parle d’un espace à quatre dimensions plutôt que de trois dimensions de l’espace plus une dimension de temps, ainsi que d’autres singularités tout aussi paradoxales que celles contenues dans les théories les mieux acceptées.

Hörbiger est connu pour une théorie cosmologique fondée sur un espace plein plutôt que vide. La théorie newtonienne étant fondée sur des interactions dans le vide, on explique que la matière est tellement diffuse que c’est comme si, pratiquement, l’espace était, dans l’ensemble, vide. Pour Hörbiger, les orbites sont en fait en spirale, du fait des frictions de la matière (même diffuse), et les corps célestes sont voués à entrer en collision les uns avec les autres dans le temps astronomique long. Mais la principale singularité du modèle de Newton est l’action à distance : la gravitation est bel et bien, dans le modèle, une action à distance, c’est-à-dire une impossibilité en physique 101. Que la relativité einsteinienne ait raffiné sur le modèle en introduisant de nouvelles singularités, comme des régions physiques de densité infinie dans les trous noirs relativistes et autres, ne doit étonner personne, mais ce sont précisément ces singularités qui doivent écarter tout dogmatisme en la matière et toujours laisser la porte ouverte aux modèles alternatifs, ce qui n’est malheureusement pas le cas parce que les savants sont en général des esprits obtus : ce qu’ils ont appris leur sert de dogme, au-delà duquel ils ne veulent ou ne peuvent rien connaître.

Une « vitesse infinie », dans la théorie de Vialle, est une autre singularité. Comment une qualité physique quelconque pourrait-elle avoir une valeur infinie ? On touche ici à la limite de l’instrument mathématique dans les sciences empiriques et donc à la limite de celles-ci. Une valeur infinie est quelque chose en mathématiques pures mais n’a aucun sens physique. Certains esprits un peu simples s’émerveillent des réalisations permises ou espérées par quelques résultats paradoxaux de mécanique quantique, en termes d’ordinateurs quantiques. J’ai l’habitude de répondre à ces enthousiastes puérils que, quand j’allume la lumière chez moi, je produis un phénomène encore plus incroyable et merveilleux que n’importe quel ordinateur quantique du futur, car le phénomène en question est à la fois ondulatoire et corpusculaire, ce qui est un paradoxe insoluble. Certaines expériences montrent que la lumière est corpusculaire à l’exclusion d’un caractère ondulatoire et d’autres expériences tout aussi valides, comme celle des fentes de Young, montrent qu’elle est ondulatoire à l’exclusion d’un caractère corpusculaire. Pourquoi, dès lors, s’émerveiller de la bilocation de telle ou telle particule quantique, quand nous avons déjà dans notre corpus de connaissances, depuis longtemps, le phénomène paradoxal que je viens de décrire ?

S’agissant, par ailleurs, de la conclusion de la relativité einsteinienne selon laquelle il n’existe pas de simultanéité absolue, j’ai démontré dans l’Apologie de l’épistémologie kantienne que l’expérience des fentes de Young dément cette affirmation. La simultanéité absolue ne peut être vérifiée par une mesure traditionnelle (« les horloges ») mais les résultats des fentes de Young conduisent nécessairement à conclure à une simultanéité absolue. C’est d’ailleurs une remarque au fond superflue, car la négation absolue de la simultanéité absolue n’est qu’un résultat de métrologie, c’est-à-dire une conclusion restreinte dans le cadre restreint d’une science de la mesure. Une simultanéité absolue est entièrement conforme, en dehors de ces considérations restreintes, à notre conception a priori du temps.

L’outil mathématique ne permet à lui seul aucune traduction en termes empiriques des phénomènes empiriques. Les équations rendent les modèles prédictifs mais non descriptifs. En termes de description, nous ne pouvons dire que la lumière est quelque chose de connu, car notre description selon laquelle elle est un phénomène à la fois corpusculaire et ondulatoire est une contradictio in adjecto sans validité discursive possible. Dans ce cadre, un tesseract n’est ni plus ni moins descriptif que la lumière corpuscule-onde, c’est-à-dire nullement descriptif car nullement conforme aux lois de notre entendement. Or ce que l’on attendrait de modèles alternatifs, c’est justement qu’ils évitent ces écueils des modèles prédictifs non descriptifs, et qu’ils fournissent des capacités prédictives s’insérant dans les cadres de notre entendement.

L’hypothèse de plusieurs univers (dont l’un serait celui des « âmes », selon un certain courant disant s’appuyer sur la théorie de Vialle) n’a, en dehors d’un postulat matérialiste, guère de sens. La nature est une et unifiée par les lois de la nature. Si plusieurs univers coexistent, ou bien ils sont dans la même nature et obéissent aux mêmes lois physiques ou bien ils sont dans des natures différentes et obéissent à des lois physiques différentes. S’ils sont dans la même nature, ce ne sont pas en réalité plusieurs univers mais un seul et même univers, unifié par les mêmes lois. S’ils obéissent à des lois différentes, l’hypothèse est sans intérêt car il ne peut y avoir aucuns « passages ou couloirs communicants » entre ces univers ou natures, car nous ne pouvons rien connaître empiriquement en dehors des lois de la physique qui unifient notre univers. Pour comprendre l’âme, il faut écarter le postulat matérialiste, afin de considérer qu’il existe, non pas plusieurs univers, mais quelque chose d’autre que la nature. L’âme est cette part de l’homme en dehors de la nature. Une explication de l’âme en termes physiques (relatifs aux lois de la nature) est vouée à l’échec. La nature est le monde réel tel que notre entendement l’intuitionne, c’est-à-dire elle est le monde selon notre connaissance par les sens et l’entendement. Si notre connaissance ne venait pas de l’âme et ne précédait pas, ainsi, la nature, elle serait un produit de la nature plutôt que la nature un produit de notre faculté de connaître. Dans l’hypothèse matérialiste, nous sommes liés par des conditions naturelles particulières, ce qui pourrait laisser supposer d’autres conditions naturelles particulières, d’autres ensembles de lois, d’autres univers, mais, encore une fois, nous n’aurions aucun accès possible à ces autres univers, notre connaissance et l’ensemble de notre être ayant été formés par cet univers-ci. Tout ce à quoi notre technique peut nous donner accès est de notre univers, c’est-à-dire de la nature : par exemple, les ultrasons qu’entendent les chiens et que n’entend pas notre oreille, et le spectre des ultrasons n’est pas un autre univers. Si, au contraire, l’univers est le monde tel que notre entendement le représente par ses facultés, il y a bien autre chose que l’univers, mais cette autre chose n’est pas un univers physique, car notre représentation des objets dans l’espace et le temps est précisément la nature physique. Cette autre chose est la chose en soi, tandis que la nature est la chose pour nous.

Dans cet univers, dans la nature, les valeurs négatives n’ont pas de réalité physique. « Moins trois oranges », cela n’existe pas. Une température de « moins trois degrés » est encore positive par rapport au zéro absolu, ce n’est une valeur négative que sur une échelle arbitraire. Dès lors, comment une masse négative, un temps négatif (théorie de Vialle) auraient-ils une réalité physique et non pas seulement mathématique ? Une telle description doit se heurter aux mêmes oppositions de fond que les modèles physiques plus courants, qui, tirés d’équations permettant de mettre en forme des résultats expérimentaux, rendent possibles sur cette base restreinte des prédictions locales mais ne servent à aucune description valable. Tant que l’on défendra le caractère allant de soi d’un phénomène à la fois ondulatoire et corpusculaire, on se heurtera à l’objection légitime qu’une onde n’est pas un transport de matière et qu’un corpuscule en mouvement est un transport de matière, parce que de cette manière on parle, selon l’expression allemande, de « silbernes Gold », d’or en argent, une contradictio in adjecto qui répugne à l’esprit. Que ces contradictions dans la description n’empêchent pas ceux qui les professent de me permettre de lire à la lumière électrique, ne rend pas ces contradictions moins contradictoires. Nous ne reprochons pas à ces savants de ne pas être de bons techniciens, mais nous leur disons, sans nous laisser impressionner par le fait qu’ils tiennent le destin de l’humanité entre leurs mains par la production d’armes ultrasophistiquées, qu’ils ne savent pas produire une description valable des phénomènes naturels avec lesquels ils produisent tant de choses.

Si l’âme et l’éther sont une même chose, ainsi que certains souhaitent le croire sur le fondement de la théorie de Vialle, pourquoi, d’ailleurs, parler de plusieurs univers ? L’éther n’est-il pas de notre univers ? Moyennant une simple reformulation dialectique, il serait possible de ne plus parler de plusieurs univers mais de plusieurs régions de l’univers ; cependant, la modélisation en plusieurs univers a toujours cet avantage qu’elle permet de s’affranchir des lois physiques connues dans et pour ces autres univers hypothétiques, où il serait permis de supposer des choses extraordinaires, tandis que ce ne serait pas cohérent dans un seul et même univers.

De même que les dimensions surnuméraires, l’antimatière est posée par certains physiciens comme une conséquence nécessaire de telle ou telle prémisse ou résultat ; on ne peut pas identifier l’antimatière, seulement l’inférer, c’est-à-dire inférer quelque chose que nous avons décidé de décrire comme de l’antimatière, mais c’est comme parler de la « couleur » des particules : ces couleurs comme cette antimatière ne sont ni des couleurs ni de l’antimatière, pas plus que le spin ne répond aux caractéristiques physiques de ce mouvement dans le monde visible à l’œil nu. Il s’agit simplement de « dé-mathématiser » des résultats d’équations pour faire des objets empiriques considérés (bien qu’échappant à l’œil nu, mais j’insiste sur le fait que tout ce qui est empirique, c’est-à-dire tout ce qui se laisse intuitionner par nos sens, aussi sophistiquée que soit la technologie qui permet cette appréhension en palliant les carences des sens limités, est physique, tandis qu’une dimension 4 ne se laissera jamais appréhender, quelle que soit la sophistication de notre technologie, et restera donc une abstraction non physique) de faire de ces objets empiriques, dis-je, des objets discursifs, dialectiques, ce qui est à la fois largement arbitraire (on aurait aussi bien pu parler d’odeurs de particules, pour ce que vaut l’appellation de couleur à ce niveau) et peine perdue dans les modélisations actuelles. La tâche est d’ailleurs vaine dans l’ensemble, en raison de la synthèse inductive continue qu’est par essence la science positive. Autrement dit, il n’y a rien à demander à la science en dehors de résultats pratiques, et, ces résultats pratiques étant toujours incomplets par définition de la synthèse continue, le progrès est le mouvement qui conduit les civilisations à leur perte (parce que, en un mot, la science accroît l’effet de l’action humaine au-delà de l’effet local et limité conforme aux « prédictions locales », comme nous les avons appelées plus haut, que la synthèse permet). L’inévitable effondrement de nos sociétés sous la pression d’un progrès déchaîné est une idée admise aujourd’hui par beaucoup, et les efforts pour tenter d’empêcher cet effondrement passent, chez un nombre croissant d’esprits pourtant convaincus de la réalité de ce qui nous attend, pour absolument vains.

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PHILOSOPHIE DU DROIT

FR-EN

Août-Septembre 2023

Conflicts of Interest and Politicians’ Naiveté

“NATO Nation PM Faces Fury After Husband’s ‘Secret Russia Deal’ Exposed. Estonian PM Kaja Kallas’ husband has landed her in hot soup over the Russia link amid the Ukraine war. A firm co-owned by Kaja Kallas’ husband ‘kept working with Russia’ despite EU sanctions.” (Hindustan Times, Aug 2023)

“It’s true that I am married to Arvo Hallik.” As if the question were: Are you married to Arvo Hallik?

“It’s true that I am married to Arvo Hallik, but I have no idea about his business.” Estonia is a member state of the European Union; therefore, its political system complies with a package of membership conditions, among which are rules about conflicts of interest (COI) that make her statement “I have no idea about my husband’s business” out of place. She must have declared her and her husband’s business to comply in her position with COI rules, so, if it is true that she has no idea about her husband’s business, it means she made frivolous statements regarding COI.

“My husband told me that his activities in Russia were terminated in March 2022.”  They were not, and it is most unfortunate that she did not try to assess the true situation of the business herself, since her credibility as PM and, more importantly, Estonia’s reputation were at stake.

Her defense is self-contradictory. After saying she has “no idea about her husband’s business,” she tells what she knew about his business, namely that he told her the company had terminated business with Russia in March 2022. Of course, she had to have an idea about her husband’s business, because of the COI rules that apply to people in government positions in EU countries. The “no idea about his business” out-of-place defense casts some doubt on her sincerity about what she knew about his business.

The company’s CEO admits there remained some residual activity with Russia after March 2022, so her husband obviously knew the situation, as a stakeholder in a company where the CEO does not try to conceal the situation. (Unless the CEO first concealed and only later admitted the truth.) Her husband told her, she says, that the company abided by the sanctions against Russia as soon as March 2022, and she took his words as a satisfactory answer. Admitting this scenario is true, she would still be liable for gross neglect. As a PM under strict duties regarding conflicts of interest, she took these duties quite lightly. She has a duty to avoid COIs, and she is telling Estonians she did her duty by asking her husband and taking him to his word, even though he only had, she says in her defense, a “minority stake” in the company, that is, he may not be overly informed of what happens. What she gives away as a point in her defense (he is only a minority stakeholder, as if this implied a minor responsibility), turns out to be damning: Precisely because he is a minority stakeholder, she had a COI duty to double check his words in order to make sure the minority and perhaps remote owner knew the situation as accurately as wished or expected.

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“Qin Gang Sacked As China Foreign Minister Over Extramarital Affair in US?” (Crux, Sep 2023)

In France the so-called free media never report on politicians’ “affairs.” For them it is a privacy issue, and if a minister or whatever public official has become a puppet in foreign hands because of blackmail after private misconduct, they consider this is none of French citizens’ business. How free and democratic.

Consider, also, the idiocy of a political class passing laws against conflicts of interest (COI) which demand strict scrutiny of the spouses and family of public officials but preventing anyone from inquiring about the same people’s extramarital affairs, as if COIs could only arise in marital and legitimate family relationships and never in relationships with extramarital lovers and natural children. These people are preposterous.

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Niger : Un ambassadeur français otage de la France

Les faits. Le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) au pouvoir au Niger donne 48 heures à l’ambassadeur français pour partir. Le gouvernement français refuse que son ambassadeur quitte le pays, au motif que la France ne reconnaît d’autre autorité légitime que le Président destitué. Passé l’ultimatum, l’ambassadeur vit reclus dans son ambassade, le Président français affirmant alors qu’il est otage au Niger. (Entre le moment où les lignes qui suivent ont été écrites et la publication sur ce blog, le Président français a finalement annoncé, le 24 septembre, que la France rappelait son ambassadeur, c’est-à-dire le Président annonçait sa volte-face.)

Analyse. La France n’a pas le droit de chercher à se servir d’un de ses fonctionnaires comme appât pour saisir le prétexte de sa détention, voire de sa mort, en vue de déclencher une intervention armée au Niger. C’est contraire aux droits de l’homme de ce fonctionnaire.

Quel intérêt de faire arrêter son ambassadeur par un pays qui demande son départ ? Le gouvernement français n’a d’ailleurs pas le droit, selon le droit national et ses propres lois nationales, de demander un tel sacrifice à l’un de ses fonctionnaires. L’ambassadeur est délié de son devoir d’obéissance quand l’ordre qu’il reçoit, en l’occurrence rester sur place après un ordre d’expulsion par les autorités effectives, fait courir un risque exorbitant sur sa personne. Ce n’est pas un militaire mais un fonctionnaire civil.

« Le Quai d’Orsay a aussitôt indiqué que les putschistes n’avaient pas autorité pour faire cette demande. » Le ministère français n’a pas autorité pour demander à son fonctionnaire de rester sur place, au risque de sa liberté, voire de sa vie, dès lors que les autorités effectives au Niger demandent son départ. Si le gouvernement français entend forcer son fonctionnaire civil à rester là où sa présence est indésirable pour les autorités effectives, il met la liberté, voire la vie de ce fonctionnaire en danger ; celui-ci est délié, en raison de ses droits humains imprescriptibles, de tout devoir envers une administration qui lui impose un tel risque exorbitant. Ce qui arrivera à ce fonctionnaire au Niger après l’ultimatum, l’État français en est responsable devant les juridictions de son pays et la Cour européenne des droits de l’homme.

Les autorités que le gouvernement français appelle légitimes ne sont pas en mesure d’assurer la sécurité de ce fonctionnaire civil indésirable dans le pays. C’est comme si ce gouvernement entendait sacrifier cet homme. La France a pourtant rapatrié ses ressortissants, pour leur sécurité. Elle sait donc parfaitement ce que risque l’ambassadeur, mais elle ne semble en avoir cure : le gouvernement français déclarant que les autorités effectives au Niger n’ont pas autorité pour faire cette demande, l’ambassadeur, sa famille et ses proches ont du souci à se faire, car on lui demande de rester alors que la France n’a pas les moyens, sur place, d’empêcher sa détention. En d’autres termes, le gouvernement français ne peut demander à son fonctionnaire de rester au Niger contre la volonté des autorités de fait, qu’il ne reconnaît pas, car il met en danger la vie de son fonctionnaire civil, à tout le moins sa liberté. Bazoum est certes la seule autorité légitime selon le gouvernement français, mais il se trouve que Bazoum est aux mains de ceux qui l’ont destitué. Une autorité aux mains d’une autre autorité est peut-être légitime mais ce n’est pas une autorité de fait. L’ambassadeur français au Niger dépend, pour sa sécurité, de l’autorité de fait et non de Bazoum aux mains de celle-ci. Si le gouvernement français lui demande de rester contre la volonté de l’autorité de fait, cet ordre est illégal. Merci pour l’ambassadeur et son personnel, qui seront assignés à résidence dans l’ambassade, comme un Julian Assange à l’ambassade d’Équateur, parce que la France ne prétend reconnaître que l’autorité d’un homme sans pouvoir. Nous savons à présent que, pour ce gouvernement français, les fonctionnaires civils peuvent être sacrifiés par les autorités comme bon leur semble.

Il y a encore une chose irrégulière dans la démarche française. La procédure normale en cas de contestation de ce qui se passe sur place est le rappel d’ambassadeur. Par exemple, quand la France était mécontente que l’Australie annule un contrat de sous-marins, elle a rappelé son ambassadeur depuis l’Australie. Autre exemple, la France ne reconnaît pas le régime des Talibans et par conséquent n’a plus d’ambassadeur en Afghanistan. Ici, la France fait tout le contraire : elle ne veut pas reconnaître le nouveau pouvoir mais, au lieu de rappeler son ambassadeur, ce qui serait la procédure attendue, elle refuse qu’il quitte le territoire. Comment cela peut-il s’interpréter autrement que comme la volonté de la France de faire servir son ambassade à des actions hostiles au pouvoir en place ? C’est de la folie.

Addendum. La présentation de l’affaire au contentieux administratif ne verrait pas forcément le juge français aller dans le même sens que nous dans ces pages, parce que, traditionnellement, le juge administratif français est réticent à juger de questions ayant trait aux relations internationales de la France. Il paraît cependant hors de doute que la Cour européenne des droits de l’homme développerait des arguments comparables aux nôtres, et par ailleurs le juge français est censé tenir compte de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme dans sa propre jurisprudence.

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“The envoy backed by president Macron” (a turn of phrase used by media Hindustan Times)? The envoy made no decision for his government to back, he was ordered by his government to stay. This is how things work in the administrative state: civil servants are at the order of politicians. Anything happening to the envoy in Niger will be the French president’s fault because the order is illegal. Even if the decision was the envoy’s, the executive would be responsible for backing an illegal decision of one of his agents.

Anything happening to the ambassador will be Macron’s fault. The procedure in case of contestation is ambassador recall, not ambassador sacrifice.

A military intervention by France after duress suffered by the French ambassador in Niger would be, in these circumstances, sheer aggression according to international law, and Niger’s self-defense rightful. France has the right to not recognize the new government in Niger, but this right has only one legal translation, which is to cancel diplomatic relationships, the opposite of imposing one’s envoy to the country. On the side of French law, a government’s imposing this to a civil servant is contrary to the international conventions on human rights ratified by France.

France’s president said “a diplomat is a sometimes risky commitment, which requires a spirit of responsibility” (translation by Hindustan Times). Such spirit of responsibility is due to the laws, not to illegal orders by an unhinged executive. The French president’s examples, in the same speech (Afghanistan…), are classic cases of civil war; they are not instances of the use of a country’s envoy to challenge and provoke a new government. This justification before a civil servant who is coldly asked to risk his life, that his job is “sometimes risky,” is cynical beyond belief. (In parentheses, for typically risky service, as of police and military, agents are provided with weapons to defend their lives. A diplomat’s commitment is not risky by nature, it is risky by accident, but Macron justifies his order as if diplomacy were risky by nature, which is simply not true, and the situation of the French envoy in Niger is currently risky only because of an illegal order of his government.)

Take Afghanistan: France does not recognize the Talibans as legitimate authorities; therefore, there is no French envoy in Afghanistan. Likewise, as France does not recognize Niger’s new authorities, France has no legal choice but to recall its envoy back to France. Macron’s justification for the illegal order is cynical chicanery. He says Bazoum did not resign and thus remains the only legitimate authority in Niger. Let us apply this reasoning to Afghanistan. The Talibans took power, chasing the Western-backed governmental clique. Did this clique formally resign, or did they just pack their cases and run away? Where is the official resignation letter? If there is no resignation letter, why is Macron asking for a resignation letter from Bazoum in Niger, where the new Nigerien authorities are as effective authorities as the Talibans in Afghanistan?

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De la perpétuité incompressible

« Attentats de Bruxelles : Salah Abdeslam échappe à la prison à vie. » (TV5 Monde, septembre 2023)

« Échappe à la prison à vie » est erroné puisque cette peine, en l’occurrence, n’a pas été prononcée en Belgique parce que Salah Abdeslam, condamné pour terrorisme, est déjà sous le coup d’une peine de « prison à perpétuité incompressible » en France. La demande ou le souhait qu’il soit condamné à deux ou plusieurs peines de prison à perpétuité est étrange, car dans la matérialité des faits cette accumulation de peines ne changerait rien, Salah Abdeslam n’ayant qu’une seule vie. Échapper à une seconde perpétuité purement symbolique n’est pas échapper à la première perpétuité bien réelle, une peine qui ne se laisse pas dépasser dans notre droit.

S’agissant, à présent, de l’incompressibilité de cette peine, elle est manifestement contraire aux droits de l’homme. En effet, la possibilité des réductions de peine est une nécessité de l’administration pénitentiaire : la suppression de la peine capitale et son remplacement par la perpétuité incompressible, c’est une pure hypocrisie qui fait du détenu un animal de laboratoire. On ne veut pas le tuer, prétendument au nom des droits de l’homme, mais il doit lasciare ogni speranza en passant ce seuil, comme c’est bénin ! D’ailleurs, on a compris, je pense, que cette incompressibilité a un sens technique échappant au commun des mortels, et que Salah Abdeslam ne mourra en prison que s’il n’a pas de chance, et qu’il n’est pas possible de procéder autrement sans droguer des personnes désespérées en l’absence de leur consentement ou d’intervenir sur elles neurochirurgicalement (lobotomie) en l’absence de leur consentement. Une peine incompressible en droit français est donc tout sauf incompressible. Ou bien elle est contraire aux droits de l’homme.

Les réductions de peine sont un instrument nécessaire de l’administration pénale. Une perpétuité incompressible supprime a priori cet instrument. Par conséquent, de deux choses l’une, pour que Salah Abdeslam ne se conduise pas comme un fou dangereux en prison : ou bien on lui fera savoir que sa peine incompressible n’est en fait pas intouchable, et cela passera par ce qu’on appelle un « aménagement de peine », c’est-à-dire que, sa peine restant inchangée sur le papier, on l’aménagera, il pourra sortir de prison avec un bracelet, par exemple, ou sous simple contrôle (il ne finira donc ses jours en prison que s’il n’a pas la chance de bénéficier d’un tel aménagement), ou bien il faudra lui administrer des drogues ou lui faire subir une opération qui le transforment en légume. Les drogues neuroleptiques sont déjà le quotidien de maints détenus, sur une base volontaire. Dans le cas d’un désespéré dangereux, il pourrait être tentant pour l’administration d’utiliser ces drogues de force. Mais le plus probable est que la peine incompressible fera l’objet d’un aménagement qui conciliera les nécessités pénitentiaires pratiques avec la condamnation telle que prononcée, purement rhétorique, illusoire.

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Israeli Envoy Detained At UNGA [United Nations General Assembly] For Protesting [President of Iran] Raisi’s Speech. (Crux, Sep 2023)

Israel sends a hooligan as ambassador. The UN should cancel this person’s accreditation.

Raisi is invited at the UN, and as a UN guest it is UN’s duty to accommodate him like all other guests and to prevent hooligans from heckling him. The Israeli hooligan was duly detained by UN security for his misconduct. I urge UN authorities not to stop at this and to make full use of the organization’s regulations to punish this misconduct in the clearest way. The man was detained, he must now be punished for his blatant disregard of the organization.

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Est-ce que dire que l’homosexualité est un péché est passible d’un an d’emprisonnement en France ?

Le kantisme devant la théorie de la relativité

L’histoire de la pensée scientifique abonde, à la périphérie des travaux de recherche, de phénomènes d’enthousiasme immodéré quant à leur portée épistémologique, phénomènes qui finissent par se dégonfler complètement au bout de quelques années ou décennies, quand le tsunami intellectuel décrit par certains s’avère être en définitive une brave vaguelette sur la plage de la philosophie, d’ailleurs utile en son champ et dans certains cas très significative s’agissant des conditions matérielles de l’existence humaine.

Le cas s’est présenté par exemple avec ce que l’on a désigné sous le nom de « physique nouvelle » à la fin du dix-neuvième siècle, autour de l’électromagnétisme, qui, selon certains, tels que les philosophes de l’école empiriocriticiste, devait nous conduire à réviser fondamentalement nos conceptions de la matière. Cette école aujourd’hui quelque peu tombée dans l’oubli a été durement étrillée par Lénine dans son ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme (1909), dont j’ai déjà traité (Kant devant le matérialisme dialectique de Lénine) (x). Lénine écrit : « L’électricité devient un auxiliaire de l’idéalisme, puisqu’elle a détruit l’ancienne théorie de la structure de la matière, décomposé l’atome, découvert de nouvelles formes de mouvement matériel si différentes des anciennes, si inexplorées, inétudiées, inaccoutumées, si ‘merveilleuses’ qu’il devient possible d’introduire en fraude une interprétation de la nature considérée comme mouvement immatériel (spirituel, mental, psychique). Ce qui était hier la limite de notre connaissance des particules infiniment petites de la matière a disparu, – donc, conclut le philosophe idéaliste, la matière a disparu (mais la pensée demeure). »

Aujourd’hui, même si nous continuons de discuter les résultats de l’électromagnétisme, plus personne ne sait ce qu’est cette physique nouvelle, et l’on serait bien en peine de dire en quoi elle a bouleversé toutes nos conceptions les plus profondément enracinées comme l’ont prétendu ses thuriféraires en leur temps. Nous mesurons certes l’importance de la découverte des lois de l’électromagnétisme dans les progrès de la civilisation matérielle mais nous ne percevons pas en quoi les efforts intellectuels qui ont conduit à cette découverte et à son exploitation représentent un point de rupture épistémologique radical ; cette radicalité fait tout simplement défaut. Si l’on peut à just titre rendre hommage au tour de force ou à l’éclair de génie, comme on veut, qui s’est là manifesté (à savoir les équations de Maxwell), ce n’est pas le dénigrer que de relever que les conséquences de cette découverte n’ont pas la portée épistémologique générale qu’entendirent lui donner certains philosophes de l’époque.

D’ailleurs, quelques années plus tard, à peine sèche l’encre des empiriocriticistes et du livre de Lénine, le statut de pensée radicale, et même révolutionnaire par excellence passait de la physique dite nouvelle à une autre théorie, la théorie de la relativité, qui, selon les enthousiastes du jour, rendait caduques non seulement la physique classique mais aussi nos conceptions profondes de l’espace et du temps.

Devant la nouveauté de quelques équations mathématiques, il n’a donc évidemment pas manqué d’auteurs pour prétendre que celles-ci ruinaient complètement l’édifice de la philosophie kantienne, en particulier son épistémologie. Le présent essai vise à montrer qu’il n’en est rien, et que, pour reprendre le mot de Lénine, on a tenté de faire passer « en fraude », avec la théorie, des interprétations qui ne s’y trouvent pas et ne peuvent s’y trouver. Cet effort illégitime provient, comme dans le cas de la physique nouvelle, en partie des acteurs de la recherche eux-mêmes et en partie de penseurs extérieurs à ces travaux.

Le présent essai repose sur une discussion de l’ouvrage du philosophe Hans Reichenbach, Philosophie der Raum-Zeit-Lehre (1928), que, parce que c’était la seule édition facilement accessible, j’ai lu dans une traduction anglaise de 1958 par l’épouse de l’auteur, Maria Reichenbach, et John Freund : Philosophy of Space and Time. Hans Reichenbach est un philosophe du Cercle de Berlin, cercle qui se consacrait à la philosophie des sciences. Il est l’un des représentants de ce que l’on pourrait appeler la philosophie de la relativité, et son livre se veut une présentation et défense philosophiques de la théorie d’Einstein (relativité restreinte et relativité générale). Nous nous intéresserons particulièrement à la façon dont il aborde, pour en montrer le caractère dépassé, la philosophie kantienne.

Il convient de noter d’emblée que ce travail de réfutation du kantisme du point de vue de la relativité est l’objet plus spécial d’un livre antérieur de Reichenbach, Relativitätstheorie und Erkenntnis apriori (1920) (Théorie de la relativité et connaissance a priori), que je n’ai pas lu ; on verra toutefois dans les pages qui suivent que son livre de 1928 recoupe forcément les thématiques les plus importantes de ce précédent opus, et qu’il n’y a donc pas lieu de s’attendre à beaucoup d’inattendu entre l’un et l’autre. Dans plusieurs passages consacrés au kantisme dans son livre de 1928, Reichenbach explique d’ailleurs que son point de vue s’est affiné avec le temps ; nous nous confrontons donc avec celui de ses systèmes entre les deux le plus à jour.

(Je cite parfois le texte dans l’original anglais et parfois, pour des fragments très courts, dans une traduction française de ma main, selon que j’ai jeté sur papier des notes de lecture dans l’une ou l’autre langue.)

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Dans ses remarques introductives à l’édition anglaise de l’ouvrage de Reichenbach, remarques en grande partie consacrées à Kant et à l’histoire de l’influence du kantisme, le philosophe Rudolf Carnap pose la distinction, importante chez Reichenbach, entre géométrie pure ou mathématique et géométrie physique. Cette distinction est selon moi problématique. Carnap explique qu’elle découle de la découverte des géométries non euclidiennes et de la nécessité qui en aurait résulté de déterminer, entre la géométrie euclidienne et une infinité de géométries non euclidiennes, laquelle s’applique à l’espace physique. Alors que Gauss, explique Carnap, répondait que cela devait dépendre de mesures physiques, les philosophes kantiens lui répondaient que la géométrie était indépendante de l’expérience. Poincaré prétendit que le physicien était libre de son choix, moyennant quelques ajustements des mesures, mais qu’il, le physicien, choisirait toujours la géométrie euclidienne pour sa simplicité. Enfin, Einstein posa dans sa relativité générale un espace non euclidien.

Pour Carnap et Reichenbach, il existe ainsi, d’un côté, une géométrie pure, c’est-à-dire logique, abstraite (« The statements of pure geometry hold logically, but they deal only with abstract structures and say nothing about physical space » [p. vi]), et, de l’autre côté, une géométrie physique décrivant la structure de l’espace physique. Il faut donc admettre, à côté de la pure géométrie a priori, une géométrie qui dépend de l’expérience.

Or il est inexact que la géométrie mathématique soit de nature purement logique, car elle est l’ensemble des propositions données a priori dans l’espace en tant que forme de notre intuition (Anschauung). La démonstration des axiomes est certes un travail logique mais les axiomes nous sont donnés a priori, c’est-à-dire, nous les connaissons a priori : nous les intuitionnons (anschauen). Chacun conçoit ces axiomes naturellement, aisément, sans le moindre effort (cf. le petit esclave du Ménon), tandis que leur démonstration logique (quand elle est possible) requiert un bagage et un effort intellectuels. Par conséquent, établir une distinction entre géométries à partir du fait que l’une serait abstraite et l’autre concrète n’a pas de sens, parce que la figure géométrique n’est pas un objet logique, un concept, une abstraction, mais un objet intuitif, une intuition ; ces intuitions existent de manière aussi bien abstraite (intuition pure) que concrète (intuition empirique), mais la ligne de démarcation à cet égard ne peut être qu’entre géométrie fondamentale et géométrie appliquée, c’est-à-dire selon une subordination de l’une à l’autre. L’idée de faire dépendre la géométrie de l’expérience est une aporie, car la forme de notre intuition ne dépend pas de l’expérience, qu’au contraire elle régule. La seule chose que l’on puisse dire, c’est donc que la forme de l’espace physique dépend de l’expérience.

Il ne peut y avoir qu’une seule géométrie intuitive car il n’y a qu’une forme de l’intuition humaine. Le choix entre géométrie euclidienne et géométries non euclidiennes n’est qu’apparent car les géométries non euclidiennes sont des productions ou bien dérivées ou bien purement logiques et se ramènent par conséquent à la géométrie euclidienne. La géométrie euclidienne est pensée dans un espace plan ; si l’on conçoit l’espace géométrique comme courbe, les axiomes sont modifiés en conséquence selon les mêmes lois de l’intuition qui régissent la géométrie euclidienne. C’est en effet encore intuitivement que l’on peut savoir que deux droites parallèles sur un espace plan se rejoignent en un point quand l’espace est courbé (c’est-à-dire en géométrie riemannienne, qui est la géométrie de la relativité générale). Nous y reviendrons (en ii).

Carnap nie que, dans la géométrie pure, les jugements, qui sont certes a priori, soient synthétiques ; il affirme que les jugements synthétiques n’existent que dans la géométrie physique, qui est empirique, et qu’ils ne sont donc pas a priori. Autrement dit, Carnap referme la Critique de la raison pure à la première page, en niant l’existence de cette catégorie à la fois paradoxale et fondamentale, le jugement synthétique a priori. Or, si le concept d’un triangle, par exemple, est sa pure et simple définition, et les énoncés qui exposent celle-ci sont analytiques, les énoncés qui exposent les propriétés du triangle sont synthétiques a priori. (Les citations de la Critique de la raison pure à l’appui de cette idée sont renvoyées à la fin du présent essai.) Le premier exemple que prend Kant est le suivant : on ne peut obtenir analytiquement, avec le concept de ligne droite et le nombre deux, le principe selon lequel deux droites ne peuvent former une figure fermée. Ce principe est donc synthétique. Il n’est pas non plus tiré de l’expérience : son caractère d’absolue généralité et nécessité indique qu’il appartient de manière a priori à notre intuition. Il en va de même avec les concepts de ligne, d’angle, et le nombre trois, et le triangle que ces concepts servent à définir : les jugements analytiques possibles à partir de ces concepts ne permettent pas de dégager les propriétés géométriques de la figure. Ces propriétés deviennent apparentes, c’est-à-dire évidentes non pas conceptuellement mais intuitivement, et leur nécessité atteste de leur caractère a priori. Ainsi de suite pour toutes les figures.

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ii

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Il y a deux façons d’interpréter les géométries non euclidiennes. La première, nous l’avons déjà dit, est qu’une géométrie non euclidienne se construit par un mouvement sur l’espace géométrique. Ces mouvements peuvent être de trois types : courbure de rotation, courbure segmentaire, torsion (Stamatia Mavridès, La relativité, 2000, p. 112). Dire, comme l’auteur qui vient d’être cité, que « si ces trois éléments sont nuls, la structure est euclidienne » (même page), c’est une autre façon de présenter le fait que l’espace de la géométrie euclidienne est plan tandis qu’un espace soumis à ces mouvements ne l’est plus ; les figures géométriques dans ces espaces sont affectés de modifications de la même manière et selon les mêmes modalités intuitives que les surfaces (surfaces courbes, sphériques, etc.) dans l’espace plan euclidien. Donc, dans cette interprétation, l’espace non euclidien est une surface euclidienne.

La géométrie riemannienne, par exemple, s’écarte de la géométrie euclidienne par différentes propriétés (parallèles qui se coupent, valeur différente de π, angles d’un triangle supérieurs à 180°…) résultant de son application à un espace sphérique sans considération de la troisième dimension, c’est-à-dire sans considération de l’écart entre la sphère et le plan (la courbure de la sphère). De sorte que, même si les axiomes considérés diffèrent de ceux de la géométrie euclidienne, l’intuition n’est en rien violée puisqu’il s’agit des conséquences logiques nécessaires d’opérations parfaitement appréhendables intuitivement. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, moyennant quelque effort, on puisse visualiser un espace non euclidien, comme le rappelle Reichenbach.

La seconde interprétation consiste à dire qu’une géométrie non euclidienne est une construction logique. Dans la géométrie de Lobatchevski, on prend le postulatum d’Euclide (« par un point donné, il passe une et une seule parallèle à une droite donnée »), indémontrable, et on le modifie d’une façon quelconque (par exemple, « il passe une infinité de parallèles ») en vue d’en faire découler toutes les conséquences. Il s’agit donc de tirer les conséquences nécessaires d’un postulat arbitraire pour construire une nouvelle géométrie ; on se demande ensuite si cette géométrie ne décrit pas mieux l’espace physique que la géométrie euclidienne, car le postulatum euclidien n’est pas moins arbitraire car pas plus démontrable logiquement que son remplaçant. Or le postulatum est certes indémontrable mais il n’est pas arbitraire car il est conforme à notre intuition, et c’est de cette intuition, au même titre que de la logique, si ce n’est même avant cette dernière, que nous tirons notre concept de l’expérience possible.

De telles constructions logiques ont, de l’aveu même de Reichenbach, un rôle identique à celui des nombres imaginaires en science des nombres, ainsi décrit par Heisenberg : « La phrase : ‘√-1 existe’ ne signifie rien d’autre que : ‘Il existe des corrélations mathématiques importantes qui peuvent être représentées de la façon la plus simple par l’introduction du concept √-1.’ Bien entendu, les corrélations existent tout aussi bien si l’on n’introduit pas ce concept. C’est ce qui permet d’employer très utilement, du point de vue pratique, ce genre de mathématiques dans la science et la technique. Par exemple, en théorie des fonctions, il est très important de noter l’existence de certaines lois mathématiques qui se réfèrent à des couples de paramètres pouvant varier de façon continue. Ces corrélations deviennent plus faciles à comprendre en formant le concept abstrait √-1, bien que ce concept ne soit pas fondamentalement nécessaire à la compréhension, et bien qu’il ne soit pas relié aux nombres naturels. » (Werner Heisenberg, La partie et le tout, 1969) L’usage du nombre imaginaire √-1 n’enfreint l’intuition que parce que c’est un simple outil mathématique (logique), ne décrivant pas en tant que tel la moindre réalité empirique mais facilitant certaines opérations logiques, qui pourraient d’ailleurs se dérouler sans son usage. De même, selon Reichenbach : « Lobatschewky’s concepts become abbreviations for more complicated Euclidean relationships; we speak the language of Lobatschewsky but connect with these concepts the visual meaning of Euclidean relations. » (50) ; ce qui renvoie au fait plus général que les géométries non euclidiennes « can be mapped upon Euclidean space » (49).

Il résulte de ce qui précède que l’utilisation en physique de géométries non euclidiennes ne remet pas en cause le caractère a priori de la géométrie euclidienne. Reichenbach cherche à faire de cette dernière un « cas particulier », et l’on a vu que ce serait alors le cas d’une géométrie où les éléments de courbure et de torsion seraient nuls. Or ces éléments sont eux-mêmes des mouvements géométriques de l’intuition, et donc du cas particulier serait issu, d’une part, lui-même (la géométrie euclidienne) et, d’autre part, les autres cas particuliers (les géométries non euclidiennes), ce qui est absurde. En réalité, ce sont les géométries non euclidiennes qui sont des cas particuliers, dérivés selon les modalités que nous avons décrites, de la géométrie euclidienne, à laquelle elles peuvent se ramener. Que l’espace physique soit plan ou courbe, nous lui appliquons, pour le connaître, un traitement déterminé a priori dans les formes de notre intuition.

Je partage donc assez la position de Poincaré rappelée en introduction : libre choix dans la recherche, moyennant les ajustements nécessaires, tout en sachant que la géométrie euclidienne conserve son statut premier par rapport aux autres. Si une autre géométrie paraît devoir s’imposer au chercheur, pour des raisons de commodité ou autres, eh bien voyons ce que ça donne ! Mais il faut être sûr que l’on parle du vide, sinon la courbure impliquée dans l’usage de la géométrie non euclidienne n’est pas celle de l’espace mais plutôt celle d’une substance. Or la notion de vide est, du point de vue philosophique, hautement problématique en physique : on le trouve partout (« vitesse de la lumière dans le vide », etc.) mais il n’est nulle part, en tant que catégorie pure (il existe un gaz galactique, etc.). En balistique aussi un projectile est légèrement dévié par la proximité d’un corps massif : cela ne nous autorise-t-il pas à parler d’une géodésique riemannienne dans le cas d’une balle de pistolet, comme dans la relativité générale ?

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iii

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Dès lors que l’on admet le concept de géométrie physique, alors même que la géométrie est par nature a priori tandis que la physique est par nature empirique, il est évident que rien n’empêche d’introduire les champs de force dans cette géométrie, puisqu’elle est devenue une branche des sciences empiriques plutôt que leur fondement a priori.

Les objets des sens sont soumis à des champs de force comme à leur élément physique, matériel (au sens large, qui inclut l’énergie). Mais ces mêmes objets sont soumis à la géométrie comme à leur élément formel a priori (pour nous, non pas en soi au sens de la chose en soi, du noumène) et non comme à un élément physique ou matériel. L’élément physique ne peut agir sur l’élément a priori dans notre expérience.

Le champ de force n’appartient pas à la géométrie. La géométrie physique, c’est là le putsch de la relativité. (On a dit plus haut ce qu’il convenait d’en penser.)

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iv

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Les observations astronomiques confirment la théorie de l’espace non euclidien de la relativité générale, tout comme les observations des éclipses ont confirmé le ptolémaïsme pendant 1.500 ans.

Dans la mesure où une théorie, le ptolémaïsme, a dû être abandonnée après 1.500 ans de bons et loyaux services pour la prédiction des éclipses, une théorie ne doit pas tant être jugée d’après des résultats que d’après ses éléments intrinsèques. Ces éléments intrinsèques, ce n’est pas seulement sa cohérence interne, mais aussi ce qu’elle demande qu’on « lui passe ». Par exemple, qu’on lui passe que la vitesse de la lumière est constante, non parce qu’on pourrait le savoir – car on ne peut pas le savoir, « la mesure de la vitesse a un élément d’arbitraire dans la définition de la simultanéité » – mais parce qu’une telle définition ne conduit à aucune contradiction (205).

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v

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« If several kinds of geometries were regarded as mathematically equivalent, the question arose which of these geometries was applicable to physical reality; there is no necessity to single out Euclidean geometry for this purpose. Mathematics shows a variety of possible forms of relations among which physics selects the real ones by means of observations and experiments. » (6)

Cette citation est l’exposé par Reichenbach des problématiques présentées par Carnap dans ses propos introductifs et dont nous avons rendu compte.

Si l’observation et l’expérimentation doivent déterminer le type de géométrie applicable à l’espace physique, il faut que n’entre aucune forme de géométrie dans cette observation elle-même, car la détermination de la géométrie applicable dépendrait alors du choix de la géométrie employée, et telle géométrie conduirait à telle géométrie, telle autre à telle autre, et quelle valeur aurait le résultat ? Or il n’est pas possible de se passer de géométrie dans l’observation des phénomènes physiques ; il semble alors que la science physique détermine elle-même ses résultats, par le choix de ses instruments.

En outre, cette méthode fait implicitement reposer la vérité sur le seul aspect des résultats, des prévisions permises, mais, comme on l’a vu en iv, avec une telle méthode le ptolémaïsme aurait toujours cours.

R. écrit en outre, « Since mathematics furnishes a proof that the construction of non-Euclidean geometries does not lead to contradictions, no logical self-evidence can be claimed for Euclidean geometry» (32).

Il a raison de souligner le mot logique dans l’expression évidence logique, car la géométrie euclidienne ne réclame pas une évidence logique (elle se passe de démonstration pour le postulatum indémontrable) mais une évidence intuitive. Pour le reste, si l’on peut se passer entièrement de l’évidence intuitive, comme le croit R., pourquoi ne le pourrait pas non plus de l’évidence logique ? L’évidence logique est le point fixe de sa philosophie, à l’aune duquel tout est jugé, mais R. ne justifie jamais ce parti-pris. Or notre concept de l’expérience possible ne repose pas seulement sur le raisonnement logique : démontrer logiquement quelque chose ne dit rien de certain sur sa réalité dans notre expérience.

Si « the occurrence of visualization does not imply anything about the space of real objects » (34), ce qui se prétend une défense du logicisme par le matérialisme, notre horizon visuel n’étant pas a priori mais une modalité parmi d’autres possibles et imaginables de l’espace physique préexistant à cette faculté, rien ne nous empêche de tenir le même raisonnement à propos de notre faculté d’entendement : nous pouvons, soit en prenant le contre-pied systématique de toutes les catégories de l’entendement, soit en imaginant diverses autres alternatives, concevoir de nouvelles formes de logique, dont la logique de Reichenbach serait un cas particulier. Pourquoi passe-t-il sous silence cette possibilité dans le cas de l’entendement (de la logique) alors qu’il en fait un si grand usage dans le cas de l’intuition ?

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vi

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Reichenbach compare la « relativité de la géométrie » à la relativité d’une échelle de mesure, indiquant que ce sont des notions équivalentes. Dès lors que la géométrie passe pour empirique, on ne peut certes plus dire qu’une échelle de mesure nous est donnée par les objets tandis que la géométrie nous est donnée a priori.

R. conclut que le résultat n’est cependant pas arbitraire. Mais si le résultat donné par telle échelle n’est pas arbitraire, c’est que toutes les échelles peuvent être converties les unes dans les autres (yards en mètres, etc.). Dès lors, si le résultat du choix discrétionnaire d’une géométrie n’est pas arbitraire, c’est que toutes les géométries peuvent se convertir elles aussi les unes dans les autres, et c’est d’ailleurs bien ce qu’affirme Reichenbach (cf. les citations des pp. 49 & 50 au ii), et, par suite, de même qu’une seule échelle pourrait suffire (que l’on pourrait se passer complètement des yards), de même une seule géométrie peut suffire : l’espace euclidien qui correspond à notre intuition. (Si ce n’est que, comme les nombres imaginaires, les géométries non euclidiennes peuvent jouer un rôle instrumental.) C’est une autre façon de parvenir à la conclusion de ii.

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vii

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Reichenbach appelle subjective une convention (37). Il confond arbitraire et subjectif (« le rôle que joue la subjectivité dans nos méthodes de recherche », méthodes qui reposent sur des définitions de coordination [coordinative definitions] arbitrairement choisies). Or le subjectif n’est pas arbitraire car, avec l’intuition, il y a dans le subjectif une nécessité qui fait défaut à l’arbitraire.

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viii

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Reichenbach explique que l’espace euclidien est infini (46), n’en déplaise à Kant et ses antinomies, ce qui est démontré par telle preuve géométrique qui infère nécessairement cet infini, et que l’espace euclidien n’est donc pas, contrairement à ce qu’affirme Kant, « visualisable »/intuitionnable (« visualisation », c’est ainsi que traduisent les traducteurs du livre le terme allemand Anschauung, que les traductions de Kant rendent, autrement, par « intuition »).

a/ S’agissant de l’antinomie kantienne de l’espace

Celle-ci porte sur l’espace physique. Certes, le « concept d’infini est très facile à manipuler dans les constructions conceptuelles » – Kant n’a jamais dit le contraire – « malgré le fait que l’infini ne soit pas visualisable » (R., même page) : c’est bien pourquoi l’infini de l’espace n’est pas une connaissance a priori (et ne peut même pas être une connaissance du tout dès lors que nous parlons de l’expérience possible).

b/ S’agissant de l’argument du caractère non visualisable ou intuitif de l’espace euclidien infini

Cet infini intervient là dans le travail de la preuve, c’est-à-dire dans la partie logique de la géométrie, et non dans sa partie intuitive. De même que les antinomies de la raison sont des contradictions internes aux propositions logiques relatives à l’espace et au temps qui n’affectent pas la nature de l’espace et du temps comme formes de notre intuition, de même l’intervention de l’infini dans le travail de démonstration logique de la géométrie n’a pas non plus le moindre effet à cet égard, et ne peut servir d’argument comme le croit R.

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ix

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Dans la même veine que vii de contestation de l’intuition en géométrie, Reichenbach affirme que « nous ne pouvons visualiser un angle droit » (46), car nous ne pouvons le distinguer intuitivement d’un angle de 89° 59’.

Il faudrait commencer par dire qu’un angle de 89° 59’ n’existe qu’en logique avant de dire que la différence entre les deux angles ne peut appartenir à notre intuition. L’angle droit appartient à notre sens de la symétrie, qu’il conforme (l’angle droit délimite des espaces égaux, les deux moitiés de 180°). C’est par la numération logique que l’on peut commencer à considérer les déviations infinitésimales par rapport au symétrique.

La symétrie est une donnée intuitive avant d’être numérique. Certes, on ne peut intuitionner un écart infiniment petit par rapport à la symétrie, mais cela ne signifie pas que la logique prédomine dans l’intuition, comme l’affirme R., seulement qu’un écart infiniment petit est une notion logique.

R. explique également que nous ne voyons pas la différence entre un polygone à mille côtés et un autre à mille quatre côtés. Je veux bien lui concéder que la logique prédomine dès lors que nous parlons de telles figures géométriques, mais c’est parce que, dans ces figures, le numérique prend le pas sur l’intuition des axiomes, et qu’il faut dès lors appliquer ces derniers de manière automatique au cas de figure.

Si la logique prédomine en géométrie, ce n’est pas dans le sens où R. l’entend, celui d’une prédominance épistémologique : c’est seulement dire que l’ensemble des propositions intuitives a priori, tout aussi fondamental épistémologiquement, est en quelque sorte quantitativement, ou en volume, plus restreint que l’appareil logique par lequel l’entendement exploite cet ensemble.

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x

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Les axiomes de la géométrie peuvent (ce n’est pas le cas de tous) être prouvés logiquement mais ils sont (tous) vrais a priori dans l’intuition. La démonstration logique n’est donc pas première ; permet de le comprendre le fait que l’on puisse aussi prouver des axiomes non euclidiens. La « fonction normative » (39) dans la géométrie, à côté de la fonction « imagière » (image-making), n’est pas une fonction logique.

La construction des objets de la géométrie est un jugement et non une simple visualisation. C’est pourquoi la traduction hors norme d’Anschauung par visualisation dans Philosophy of Space and Time est fautive – même si je lui reconnais un intérêt pédagogique, pour les lecteurs peu familiers de Kant. Par ailleurs, c’est dans un sens restreint que R. semble lui-même saisir l’Anschauung selon Kant, puisqu’il reproche à Hilbert (101) d’affirmer que sa théorie des définitions implicites, selon laquelle la géométrie peut se passer de l’intuition, ne contredit pas l’épistémologie kantienne, ce que R. ne peut comprendre. Or, que l’intuition puisse être omise dans la construction de l’objet géométrique n’a rien de choquant dans le cadre kantien. Cette problématique existe depuis l’invention de la géométrie analytique par Descartes, époque depuis laquelle on parle de géométrie analytique et de géométrie synthétique. La théorie de Hilbert ne peut être à cet égard un plus grand obstacle à l’affirmation des thèses kantiennes que la géométrie analytique cartésienne. La géométrie analytique comporte en puissance les vues de R. sur le primat du logique sur l’intuitif, et il est d’autant plus remarquable que Kant ait fondé sa philosophie transcendantale sur le jugement synthétique de la géométrie pure alors que dominait déjà la géométrie analytique, où le traitement arithmétique des fonctions remplace l’intuition des formes. C’est qu’aucun raffinement technique de nos moyens de connaissance ne peut venir contredire la théorie de la connaissance a priori.

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xi

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« What remains as undefinable basic concepts are such purely logical concepts as element, relation, one-to-one correspondence, implication, and, etc. All geometrical concepts, the elements as well as the relations, can be given as functions of these basic concepts. » (93-4)

Ces concepts de base indéfinis ou indéfinissables sont la preuve que la logique ne nous fournit pas le tout de la connaissance.

Le postulatum d’Euclide est indémontrable dans l’intuition. Dans l’entendement, le principe de non-contradiction est indémontrable (Métaphysique d’Aristote). Or, puisque l’on a construit des géométries non euclidiennes sur des propositions alternatives au postulatum, qu’est-ce qui nous empêche de construire une infinité de sciences nouvelles sur des alternatives au principe de non-contradiction ? Rien, mais ces sciences, même si elles étaient fructueuses et si ses résultats étaient corroborés par des observations empiriques, n’auraient qu’une portée épistémologique limitée.

Le théorème d’incomplétude de Gödel (1931) montre que quelque chose doit suppléer au raisonnement logique, ou du moins le compléter, pour que nous possédions un critère de la vérité. Ce quelque chose est donné a priori dans l’intuition. Le théorème de Gödel est d’une certaine manière une reformulation des antinomies kantiennes.

Considérer, comme R., qu’un système nécessairement incomplet – le système logique – s’impose à l’intuition, c’est priver la connaissance de tout critère de la vérité. On ne peut mettre entre parenthèses l’intuition sans mettre entre parenthèses en même temps le critère du vrai. Ce que montre le théorème d’incomplétude, c’est que le fondement de la connaissance n’est pas seulement logique. L’intuition n’est pas simplement une « aide » (97), elle fournit un critère essentiel : celui de la vérité.

Le contenu authentique des propositions géométriques ne peut pas être dans les concepts logiques (100) car le système de ces concepts est par nature incomplet (Gödel), antinomique (Kant), et nous n’aurions par conséquent aucune certitude apodictique. L’usage des catégories de l’entendement en dehors de l’intuition fait reposer la connaissance sur une moitié des conditions de la connaissance ; or les deux sont ensemble nécessaires pour que nous puissions affirmer qu’un résultat est conforme à notre critère du vrai.

Je note en passant que l’argument tiré de la nature de simple « aide » de l’intuition, destinée à lui conférer un statut subalterne par rapport à la logique ou l’entendement, contredit celui avancé par R. lui-même pour élever les géométries non euclidiennes, à savoir le fait qu’elles sont elles aussi visualisables (moyennant un certain effort). Si la géométrie euclidienne n’a pas vraiment besoin de visualisation, les géométries non euclidiennes non plus, et leur visualisation possible ne peut servir d’argument en leur faveur puisqu’elle est alors indifférente à la question.

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Quand il est question d’espace et de temps, chez R., on est sur des considérations techniques de leur mesure. Or les éléments qui peuvent se dégager de telles considérations ne sont pas adéquats pour contester la nature a priori de l’espace et du temps. Que cette mesure implique des définitions arbitraires, dans un travail (de définition), résulte bien du fait que ce travail même doit être appliqué à une forme a priori qui lui préexiste.

Ce travail de définition (d’une unité arbitraire des règles rigides et des montres) n’est pas a priori mais un choix empirique arbitraire, et ne peut donc servir à réfuter une connaissance a priori. C’est l’échelle qui est arbitraire, non la forme de l’intuition qu’elle sert à normer. Personne n’affirme que le mètre ou la seconde a une réalité a priori, mais reconnaître l’arbitraire de ces unités de mesure ne permet pas d’en déduire l’arbitraire de ce qu’elles servent à mesurer.

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« It is not the theory of gravitation that becomes geometry, but it is geometry that becomes an expression of the gravitational field. The theory of relativity did not convert a part of physics into geometry: the geometry of the universe is not only a fact that can be ascertained empirically, but also a fact to be explained by the effects of forces. In addition to the problem of the measurement of physical space, known since Gauss, Riemann and Helmholtz, Einstein introduced the problem of a scientific explanation of physical geometry, which finds its mathematical solution in the gravitational field equations. » (256-7)

Ainsi, la géométrie physique qui, selon Carnap, sert à décrire la structure de l’espace physique, reçoit dans la théorie de la relativité une « explication scientifique » par les champs gravitationnels. On explique donc les champs gravitationnels par les champs gravitationnels… Dès lors que l’on nie le caractère a priori des propositions de la géométrie, on se heurte forcément à ce genre d’aporie épistémologique, car on définit l’instrument par ce qu’il est censé définir (voyez v). Si la géométrie est un objet empirique comme les objets de la physique, la physique ne possède aucune pierre de touche a priori sur laquelle fonder ses résultats.

S’il faut une explication physique de la géométrie physique (la restriction à la géométrie physique implique déjà une tautologie), ne faut-il pas non plus à la logique elle-même une explication par exemple biologique (car la logique est propre à l’homme-animal), ou sociologique, ou ethnologique, voire physique ? Dans la théorie de la relativité, tout devient relatif et la logique seule reste a priori. C’est un panlogicisme qui s’ignore.

« Its [the general theory of relativity’s] greatest success consisted in its explanation of geometry, in which it revealed the behavior of measuring instruments as an effect of gravitational field. » (265)

Mais, encore une fois, la géométrie n’est pas fondamentalement une métrologie, en dépit de son étymologie, qui renvoie à la « mesure des terrains » et me fait donc dire que le terme de géométrie est en réalité impropre ; il s’agit avant tout d’une morphoscopie, c’est-à-dire de l’intuition pure des formes dans l’espace.

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xiv
La relativité de la simultanéité

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a/ Son explication par la théorie de la relativité restreinte

Si je me déplace vers une source lumineuse, sa lumière me parvient plus tôt qu’à celui qui reste immobile derrière moi au point d’où je suis parti. Si deux événements lumineux sont simultanés pour ce dernier, ils ne le sont donc pas pour moi. Il ne pourrait y avoir de simultanéité absolue que si la lumière avait une vitesse infinie ; il n’y a pas de simultanéité absolue car il n’y a pas de vitesse infinie.

De même, le mètre (instrument de mesure) d’un observateur n’est pas le même que celui d’un autre en mouvement ailleurs. Pour A, son mètre est plus grand que celui qu’il perçoit de B en mouvement, et réciproquement, alors que les deux coïncidaient quand A et B étaient tous deux immobiles au même endroit. Cela tient au décalage des signaux lumineux entre l’une et l’autre extrémité de chacun des mètres.

On tient le même raisonnement pour deux montres mobiles (tic-tac par signaux lumineux).

Il en est déduit que les notions (newtoniennes) d’espace et de temps absolus sont abandonnées.

b/ Interprétation

La relativité, c’est qu’il faut tenir compte de la vitesse de la lumière dans nos mesures (d’espace et de temps). L’espace et le temps absolus sont donc en fait maintenus, épistémologiquement, car la lumière sert à la mesure d’un événement selon l’œil et seulement l’œil ; et ce qui est simultané en soi n’a pas à l’être aussi pour l’œil pour pouvoir être dit exister.

Puisque l’effet de contraction décrit par la théorie sur les instruments de mesure est dû à la vitesse de la lumière, il s’agit d’une correction à effectuer dans les données perceptibles, en fonction des distances et de la vitesse de la lumière. Aucune notion épistémologique fondamentale n’est relativisée fondamentalement. L’espace et le temps absolus newtoniens n’existent plus (et encore, seulement pour les vitesses qui ne sont pas dites « faibles par rapport à la vitesse de la lumière »), mais ces notions n’avaient pas la portée épistémologique générale qu’on leur prête, seulement une portée restreinte à telle science métrologique, la physique.

Dès lors, il faut dire, non pas qu’il n’y a pas de simultanéité absolue, mais qu’il n’y a pas de simultanéité absolue en physique, et même plus précisément en méthodologie des sciences physiques, où l’on mesure l’espace et le temps à l’aune des déplacements de la lumière (et donc, encore, à la réserve que cette impossibilité ne concerne cette méthodologie qu’en tant que celle-ci s’appuie sur les signaux lumineux pour établir des mesures, ce qui n’a rien de nécessaire en soi). Mais le concept reste valide a priori (ou comme conséquence directe d’un principe a priori).

Que les points de vue subjectifs soient tous relatifs les uns par rapport aux autres, c’est ce qu’on savait depuis longtemps (sauf en physique). Que cela doive conduire à renoncer à la simultanéité absolue, c’est faux. Car cette relativité est contingente à l’observation des objets à la lumière visible.

Stamatia Mavridès (dans l’ouvrage cité en ii) explique : « Pour Fitzgerald et Lorentz la contraction était ‘une véritable modification physique due au mouvement par rapport à l’éther’. Au contraire, pour Einstein, il s’agit d’un effet apparent (mais non illusoire) purement observationnel et réciproque, provoqué par le mouvement relatif. » (43-4) Un effet observationnel, quand bien même on tient à souligner qu’il n’est pas illusoire, précision qui, sans plus ample explication, apporte de la confusion plutôt qu’autre chose, implique la subjectivité, qui ne permet pas de parler de – si j’ose dire – relativité objective, donc de réfuter une simultanéité absolue. Ainsi, « la notion de longueur est absolue » non seulement pour la transformation de Galilée (44) mais aussi selon la transformation de Lorentz puisque la relativité des longueurs est observationnelle. On confond corrections métrologiques nécessaires et relativité.

Bien que S. Mavridès ne le dise pas formellement, je suppose (en raison du recours à la transformation de Lorentz dans les deux cas et de la réciprocité présente dans les deux cas) que l’effet est encore observationnel dans le ralentissement des horloges mobiles. Dès lors, je ne comprends pas comment on en vient à tenir pour vrai le « paradoxe des horloges » ou, chez Langevin, « paradoxe des jumeaux ». Dans le paradoxe des jumeaux selon Langevin, c’est parce que le jumeau qui voyage dans l’espace fait un aller-retour (avec accélération en sens contraire de son point le plus distant vers son point d’origine) que le principe de réciprocité n’est pas violé et que le jumeau qui a voyagé est plus jeune. Mais dans la version d’Einstein (le paradoxe des horloges), l’horloge mobile revient à son point de départ après avoir suivi une courbe fermée avec une vitesse constante, et retarde tout de même par rapport à celle qui est restée immobile : qu’est-ce qui empêche dans ce cas le principe de réciprocité d’être violé ? Où est l’accélération ? Et comme, de toute façon, il s’agit d’effets observationnels, les deux observateurs hypothétiques associés à chaque montre devraient voir l’effet croître à mesure que les horloges s’éloignent puis décroître à mesure qu’elles se rapprochent, jusqu’à disparaître complètement au moment où elles se rejoignent. Mavridès parle certes d’« effet observationnel (mais non illusoire) » [je souligne] mais elle oppose bien cet effet à la conception de Fitzgerald et Lorentz d’une « véritable modification physique ». Or les paradoxes en question montrent, ou c’est à n’y rien comprendre, une véritable modification physique.

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xv
Dimensions de l’espace et du temps

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Mavridès cite comme parole d’évangile la malheureuse phrase de Minkowski de 1908 qui passe encore pour le fin mot de la théorie de la relativité, faisant de celle-ci, comme la physique qui était encore dite « nouvelle » il y a peu (cf. l’introduction à cet essai), une arme de destruction massive du sens commun ayant prévalu dans l’humanité depuis ses commencements. Je rappelle cette phrase :

« Désormais l’espace en lui-même et le temps en lui-même sont condamnés à s’évanouir comme de pures ombres, et seule une sorte d’union des deux conservera une réalité indépendante. »

Or Reichenbach explique que cette phrase est une bêtise, et qu’elle n’est d’ailleurs pas non plus pour rien dans le déchaînement de critiques à l’encontre de la théorie, quand elle, cette phrase, a été prise au pied de la lettre. En réalité, les conceptions intuitives de l’espace et du temps ne sont en rien changées par le fait de déterminer les événements du monde physique par quatre coordonnées (x, y, z, t), trois d’espace et une de temps. Ce n’est même pas une originalité de la théorie !

Le propre point de vue d’Einstein est le suivant : « Selon la théorie de la relativité restreinte, le continuum à quatre dimensions formé par l’union de l’espace et du temps retient le caractère absolu qui, selon la théorie précédente, appartenait à la fois à l’espace et au temps séparément. » (Mavridès, op. cité, 50-1) La montagne accouche d’une souris, car l’espace garde ses trois dimensions et le temps garde sa dimension unique et sa directionnalité. Là encore, aucune notion épistémologique fondamentale n’est relativisée fondamentalement.

Je me contenterai de citer divers passages de Reichenbach à ce sujet (citations qui figurent déjà, en commentaires – compléments – d’un précédent billet touchant à ces questions [x]).

« Through the combination of space and time into a four-dimensional manifold we merely express the fact that it takes four numbers to determine a world event, namely three numbers for the spatial location and one for time. Such an ordering of elements, each of which is given by four conditions (coordinates) can always be conceived mathematically as a four-dimensional manifold. »

« The relativistic theory of gravitation does not destroy the intuitive character of time. »

« It is the characteristic of three-dimensionality that it and only it leads to continuous causal laws for physical reality. » Selon Reichenbach, les dimensions surnuméraires impliquent une violation du principe d’action par contact, à travers soit une vitesse infinie de propagation causale soit l’harmonie préétablie, deux singularités.

« There are instances in physics where we work with spaces of a higher dimensionality, namely, whenever we use a so-called parameter space. … we consider the parameter space merely a mathematical tool with no objective reference, whereas we regard the three-dimensional space as the real space. » Considérer que l’espace des paramètres serait une contradiction objective de l’intuition se heurte ainsi à la même réponse exactement que celle apportée par la citation de Heisenberg s’agissant des nombres imaginaires.

« The statement that physical space has three dimensions has therefore the same objective character as, for instance, the statement that there are three physical states of matter, the solid, liquid, and gaseous state; it describes a fundamental fact of the objective world. »

On notera au passage que Reichenbach indique que l’on ne peut intuitionner des espaces à plus de trois dimensions (281). Ce n’était pas une remarque spécialement pertinente après ses longs développements en vue de minimiser la portée de l’intuition dans la géométrie et sa critique de l’intuitionnisme kantien.

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xvi
Singularités

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De la théorie de la relativité sont plus ou moins directement issus deux « objets » majeurs de l’astrophysique contemporaine, le trou noir et le Big Bang, chacun caractérisé par une singularité, à savoir, dans le cas du trou noir, une densité infinie en son centre, et, dans le cas du Big Bang, une température infinie à l’origine. Il semble impossible de convaincre ceux qui ont adopté ces objets, apparemment une fois pour toutes, que ces singularités rendent l’existence objective desdits objets en l’état très précaires. Le moment est donc venu de leur rappeler que la théorie de la relativité d’où ces objets sont issus se légitime elle-même par le fait d’avoir surmonté des singularités d’ordres divers. Ce genre de singularités enfreint notre concept de l’expérience possible. Avec les singularités, nous avons la démonstration de l’existence de possibilités logiques qui sont des impossibilités empiriques (et ceci répond au panlogicisme de Reichenbach).

Tout d’abord, la relativité se passe de l’hypothèse de l’éther. Il conviendra de revenir sur ce sujet dans un autre essai, car l’éther est, dans l’Opus postumum de Kant, une catégorie nécessaire : voyez ici (Notes sur la philosophie transcendantale dans l’Opus postumum de Kant). Or l’éther devait posséder selon Fresnel une rigidité infinie tout en n’opposant aucune résistance au mouvement des planètes (Mavridès, 17).

Ensuite, avec l’hypothèse de la vitesse constante de la lumière, la théorie de la relativité surmonte une singularité de la théorie de la gravitation de Newton, selon laquelle la gravitation se propage avec une vitesse infinie (ibid., 104).

Il convient de noter à cet égard que, dans la théorie de la relativité, la vitesse c de la lumière se comporte comme une vitesse limite car, au-delà de cette valeur, le radical √1-v2/c2 de la transformation de Lorentz devient imaginaire (ibid., 39-40). Le nombre imaginaire, non intuitif, sert donc ici de barrière, de singularité circonscrivant l’expérience possible.

De même, on a vu que c’est parce qu’une vitesse infinie est impossible que l’on ne peut parler, selon Einstein, de simultanéité absolue (en physique). La vitesse de propagation causale (dans une même chaîne causale) doit également être considérée comme limitée.

Enfin, c’est pour éviter une singularité, « a causal anomaly » (65) selon Reichenbach, que le recours aux géométries non euclidiennes s’imposerait en relativité générale. Le raisonnement de R. sur ce point, dans le passage en question, semble tautologique : R. veut nous expliquer ce qui se passerait dans un univers qui aurait la forme d’un tore, ce faisant nous indique que ce qui s’y passe implique de renoncer à la loi de causalité si ce n’est pas un tore, et que par conséquent il est préférable, pour conserver la loi de causalité et éviter ainsi de recourir à une « harmonie préétablie », que ce soit un tore… Tout en saluant la démarche très kantienne visant à conserver la loi de causalité, catégorie a priori de notre entendement, je ne peux manquer de relever que l’argument dont R. se sert dans son tore ressemble fortement à celui qu’il écarte en réfutant la possibilité d’une chaîne causale fermée : « although they [les événements] are of the same kind, they are not identical events » [140]. Tout en opposant ce raisonnement, que je ne développe pas, aux boucles causales fermées, R. insiste sur le fait que « mathématiquement parlant », il est possible de concevoir « sans singularités » un monde où de telles boucles existent, tant que l’observation n’a pas démontré le contraire. Ce qui montre une fois de plus qu’une singularité ne peut être à la fois constatée (logiquement) et maintenue (car la logique a violé les conditions de l’expérience possible), ce qui devrait donc conduire ceux qui, convaincus, à l’instar de Reichenbach et du Cercle de Berlin, de la portée épistémologique majeure de la théorie de la relativité, à renoncer à revendiquer comme un postulat irréfragable les singularités du trou noir et du Big Bang.

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Conclusion

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Quelle que soit l’utilité de la théorie de la relativité en science physique, je n’ai pas trouvé fondée la prétention d’en faire une nouvelle théorie de la connaissance, une sorte de nouveau code épistémologique du genre humain, qui notamment rendrait caduque la philosophie transcendantale (kantienne).

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Citations de la Critique de la raison pure (au i)

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Die letztern, nämlich empirische Begriffe, imgleichen das, worauf sie sich gründen, die empirische Anschauung, können keinen synthetischen Satz geben, als nur einen solchen, der auch bloß empirisch d.i. ein Erfahrungssatz ist, mithin niemals Notwendigkeit und absolute Allgemeinheit enthalten kann, dergleichen doch das Charakteristische aller Sätze der Geometrie ist. Was aber das erstere und einzige Mittel sein würde, nämlich durch bloße Begriffe oder durch Anschauungen a priori, zu dergleichen Erkenntnissen zu gelangen, so ist klar, daß aus bloßen Begriffen gar keine synthetische Erkenntnis, sondern lediglich analytische erlangt werden kann. Nehmet nur den Satz: daß durch zwei gerade Linien sich gar kein Raum einschließen lasse, mithin keine Figur möglich sei, und versucht ihn aus dem Begriff von geraden Linien und der Zahl zwei abzuleiten; oder auch, daß aus drei geraden Linien eine Figur möglich sei, und versucht eben so bloß aus diesen Begriffen. Alle eure Bemühung ist vergeblich, und ihr seht euch genötiget, zur Anschauung eure Zuflucht zu nehmen, wie es die Geometrie auch jederzeit tut. Ihr gebt euch also einen Gegenstand in der Anschauung; von welcher Art aber ist diese, ist es eine reine Anschauung a priori oder eine empirische? Wäre das letzte, so könnte niemals ein allgemein gültiger, noch weniger ein apodiktischer Satz daraus werden: denn Erfahrung kann dergleichen niemals liefern. Ihr müßt also euren Gegenstand a priori in der Anschauung geben, und auf diesen euren synthetischen Satz gründen. Läge nun in euch nicht ein Vermögen, a priori anzuschauen; wäre diese subjektive Bedingung der Form nach nicht zugleich die allgemeine Bedingung a priori, unter der allein das Objekt dieser (äußeren) Anschauung selbst möglich ist; wäre der Gegenstand (der Triangel) etwas an sich selbst ohne Beziehung auf euer Subjekt: wie könntet ihr sagen, daß, was in euren subjektiven Bedingungen einen Triangel zu konstruieren notwendig liegt, auch dem Triangel an sich selbst notwendig zukommen müsse? denn ihr könntet doch zu euren Begriffen (von drei Linien) nichts Neues (die Figur) hinzufügen, welches darum notwendig an dem Gegenstande angetroffen werden müßte, da dieser vor eurer Erkenntnis und nicht durch dieselbe gegeben ist. (Elementarlehre I. T. Transz. Ästhetik, II. Abschnitt)

Man gebe einem Philosophen den Begriff eines Triangels, und lasse ihn nach seiner Art ausfindig machen, wie sich wohl die Summe seiner Winkel zum rechten verhalten möge. Er hat nun nichts als den Begriff von einer Figur, die in drei geraden Linien eingeschlossen ist, und an ihr den Begriff von eben so viel Winkeln. Nun mag er diesem Begriffe nachdenken, so lange er will, er wird nichts Neues herausbringen. Er kann den Begriff der geraden Linie, oder eines Winkels, oder der Zahl drei, zergliedern und deutlich machen, aber nicht auf andere Eigenschaften kommen, die in diesen Begriffen gar nicht liegen. Allein der Geometer nehme diese Frage vor. Er fängt sofort davon an, einen Triangel zu konstruieren. Weil er weiß, daß zwei rechte Winkel zusammen gerade so viel austragen, als alle berührende Winkel, die aus einem Punkte auf einer geraden Linie gezogen werden können, zusammen, so verlängert er eine Seite seines Triangels, und bekommt zwei berührende Winkel, die zwei rechten zusammen gleich sind. Nun teilet er den äußeren von diesen Winkeln, indem er eine Linie mit der gegenüberstehenden Seite des Triangels parallel zieht, und sieht, daß hier ein äußerer berührender Winkel entspringe, der einem inneren gleich ist, usw. Er gelangt auf solche Weise durch eine Kette von Schlüssen, immer von der Anschauung geleitet, zur völlig einleuchtenden und zugleich allgemeinen Auflösung der Frage. (Methodenlehre I. Hauptstück I. Abschnitt)