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Philo 30 : L’humanisme fait partie du problème anthropique

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« C’est bien connu : on ne peut prouver l’inexistence d’une inexistence. On ne peut pas prouver que le monstre du Loch Ness n’existe pas, que le Père Noël n’existe pas, que Dieu n’existe pas, que l’âme (comme éternité singulière) n’existe pas… » (F.T.)

Cela rappelle la pensée de Renan : on ne peut prouver que les anges n’existent pas, simplement « notre époque » n’a pas ce genre de préoccupations. L’argument par l’ici et maintenant, sur fond de positivisme comtien, les trois âges, etc. Mais en fait Renan, dans cette pensée que nous rappelons, se borne à poser que l’on ne peut prouver l’inexistence de quelque chose d’immatériel. Or cela même est faux. Quand une chose est impossible, la preuve de son inexistence est faite. Il s’agirait donc de démontrer, pour véritablement apaiser la peur de la mort, que la vie après la mort est impossible. Cette démonstration est peut-être impossible mais ce n’est pas parce que « l’on ne peut prouver l’inexistence d’une inexistence ».

S’agissant de l’inexistence de choses matérielles, elle se prouve exactement de la même manière que l’existence de ces mêmes choses, à savoir par un analogue de certitude dans la synthèse empirique continue. Une chose matérielle existe selon les qualités qui lui sont connues mais nous ne connaissons pas le tout de ces qualités car elles sont infinies, et la précision de cette connaissance étant toujours imparfaite une chose est cette chose dans la limite de certaines observations et mesures et autre chose dans des limites plus (ou moins) resserrées et précises. (D’où il ressort que seules les idées peuvent exister au sens propre, c’est-à-dire selon une définition.) Pour le monstre du Loch Ness, qui relève bien des choses matérielles, à supposer que les tentatives de vérifier son existence puissent être considérées comme suffisantes, son inexistence est suffisamment démontrée, dans le même genre d’analogue de certitude. Ce qui est bien connu est sujet à caution. Ainsi, pour la physique relativiste, l’inexistence de l’éther passe pour démontrée.

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« L’impudent dédaigne l’opinion », selon Aristote. Combien de fois, pour de moi se faire bien voir, n’a-t-on pas disserté sur les bienfaits du mépris de l’opinion parce qu’on était médiocre et attaché à l’opinion et que j’en étais libre ! Combien de fois ne m’a-t-on par cette perfidie et cette inconscience rendu encore plus impudent que je n’étais ! On ne devrait jamais écouter les médiocres.

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Aristote dit avec un tel aplomb des choses d’un tel cynisme naïf ! Par exemple, l’amitié est bonne car un juge acquitte ses amis. Des « vices magnifiques », les vertus des Anciens ? Est-ce tellement magnifique ?

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Les poètes chassés de la république, ce n’est pas seulement dans l’imagination de Platon : à Sparte aussi (cf. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, première partie).

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En défendant Caton, Jean-Jacques Rousseau traite César de scélérat : il tombe dans le « travers » dénoncé par Hegel, philosophe.

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Quand je sais qu’un auteur a mené la vie d’un père de famille, cela me rend sa pensée dans l’ensemble futile ; je ne peux plus avoir qu’une adhésion de détail.

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L’inconditionnalité du seulement régulateur : Unbedingtheit des bloß Regulativ. Trois idées, dont le matérialisme ne peut comprendre qu’elles soient classées dans une même catégorie, à savoir le monde avec l’âme et Dieu.

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La forme de la subjectivité est la norme, le contenu l’accident. C’est dire que la norme est nécessaire, inconditionnée, car elle se distingue de l’accident.

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L’humanisme fait partie du problème anthropique.

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Selon l’expression rappelée par Carl Schmitt, les colonies, au temps du colonialisme, étaient « staatsrechtlich Ausland, völkerrechtlich Inland » (l’étranger au point de vue du droit constitutionnel, le national au point de vue du droit international), c’est-à-dire que leurs habitants étaient comme les esclaves d’Athènes, comme les indigents de la démocratie américaine au temps de Tocqueville, comme les sans-papiers aujourd’hui, à savoir dans le corps social démocratique mais hors de la démocratie légale. (Sur les indigents et le droit des sans-papiers, voyez Philosophie 3, dans la discussion sur Tocqueville). Dans ce schéma, la démocratie est toujours forcément « censitaire », elle fonctionne selon un cens, une ligne de démarcation discriminante, le cens étant ce qui crée l’homogénéité de la volonté générale démocratique.

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La logique partisane s’oppose à la forme de discussion contenue en principe dans le parlementarisme, qui est la recherche non pas d’un compromis mais de la vérité, où chacun veut convaincre d’une vérité et d’un bien-fondé (« einer Wahrheit und Richtigkeit »), ce qui suppose d’accepter de se laisser convaincre.

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L’application par Spinoza d’une méthode géométrique – en fait de la méthode démonstrative d’Euclide – aux questions dernières est un contresens compte tenu de l’intuitivité de la géométrie (Kant). L’erreur, dans l’idée, doit être retracée jusqu’à Descartes, dont la « méthode » donnait des résultats à la fois en géométrie et en métaphysique – sans que Descartes ait pour autant appliqué la méthode géométrique aux questions métaphysiques, mais « la méthode ».

Le reproche de Schelling à Spinoza est que ce dernier confond logique et existant, mon reproche est qu’il confond géométrie et logique (comme toute la philosophie analytique anglo-saxonne).

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S’il y a bien une chose qui ne s’explique pas en économie, c’est que des gens soient payés à faire ce qu’ils aiment. C’est encore plus choquant que des gens payés à ne rien faire.

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Le jour où l’on jugera les crimes de guerre des vainqueurs en même temps que ceux des vaincus, on pourra commencer à prendre les prétentions de cette justice au sérieux.

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Ce n’est pas en cirant une paire de chaussures différente tous les cinq ans qu’on est plus libre qu’en cirant la même paire pendant vingt ans.

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S’il est démontré que la liberté d’expression est incompatible avec la paix civile dans un État multiculturel, la conclusion en est nécessairement qu’un État multiculturel est la pire forme politique concevable.

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Il est certain qu’il se produit sous nos yeux un « grand remplacement » : de tous temps les organismes dégénérés ont été remplacés par les organismes sains.

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Que l’on prépare à l’enfant qui va naître du rapport sexuel des années de souffrance dans cette vie – argument de Philipp Mainländer contre la natalité – n’est pas un bien grand crime comparé au fait de lui préparer une éternité de damnation – l’argument de Kierkegaard. Mais il existe aussi, du point de vue chrétien, la possibilité que le nouveau-né connaisse une éternité de félicité. Quel est donc vraiment des deux points de vue le plus dissuasif ?

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L’unité nomothétique de la nature ne peut être rompue par aucun acte libre, aucune liberté ne crée de nouvelle chaîne causale dans le monde. Si la liberté existe, elle n’a d’effet qu’en dehors de la nature, dans la chose en soi, à savoir dans la chose en soi que je suis et continuerai d’être après la fin des fonctions naturelles. La liberté n’a de sens philosophique qu’en vue d’un au-delà de la nature, qu’en vue de l’au-delà.

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Pourquoi tous ces détours historiques et historicistes du matérialisme pour rendre les hommes heureux alors que chacun peut l’être, selon le matérialisme, en mettant fin à ses jours ? Parce que l’absence de toute souffrance dans la mort est autre chose que le bonheur ? C’est Socrate qui définit le plaisir des sens comme simple absence de souffrance, comme négatif, car il lui oppose le bonheur positif de la vertu. La vertu se trouve liée au concept du corps comme prison de l’âme et n’est pas ainsi connue de nos matérialistes. Leur bonheur dans l’histoire ou à la fin de l’histoire n’est du point de vue socratique guère différent de la mort.

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L’histoire en tant que produit de l’esclave, celui qui a craint pour sa vie dans la lutte à mort de pur prestige, ne peut jamais être un progrès. Même en acceptant de parler d’histoire, on ne peut parler de progrès. La valeur est dans le mépris de la mort ; le monopole de la peur de la mort, l’histoire comme peur de la mort, est dénué de valeur. – L’histoire est soit le produit de la seule peur de la mort soit, au mieux, un compromis avec la peur de la mort, un compromis de toute façon fatal à la valeur, donc à l’éthique. Le principe même à la base de l’histoire fait que l’histoire ne peut être un progrès, car elle est au contraire une déchéance.

Le maître ne peut jamais rechercher la reconnaissance de l’esclave car ce serait dévaloriser la valeur. Comment le maître pourrait-il chercher un égal dans l’esclave dont le statut indique la non-valeur ? La rationalité que cherche Hegel dans l’émancipation historique des esclaves est un fantôme. L’émancipation des esclaves est le triomphe de la bassesse et n’implique aucune raison supérieure car la valeur de la raison est le mépris de la mort.

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Une religion est une philosophie faite vivante.

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La police religieuse est la seule police tolérable.

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Jean-Jacques Rousseau répète dans ses écrits autobiographiques qu’il aime la vertu, peut-être plus qu’aucun homme, mais qu’il est faible. Au fond, il fait partie des « humoristes » au sens de Mainländer : quelqu’un qui voit le tragique de la vie mais ne peut s’en détacher complètement. Son homme bon par nature, son contrat social, c’est de l’humour.

„Der Humorist kann sich nicht auf dem klaren Gipfel, wo der Weise steht, dauernd erhalten. … Der gewöhnliche Mensch ist ganz im Leben auf; er zerbricht sich nicht den Kopf über die Welt, er fragt sich weder: woher komme ich? noch: wohin gehe ich? Seine irdischen Ziele hat er immer fest im Auge. Der Weise, auf der anderen Seite, lebt in einer engen Sphäre, die er selbst um sich gezogen hat, und ist sich – auf welchem Wege ist ganz gleichgültig – klar über sich und die Welt geworden. Jeder von Beiden ruht fest auf sich selbst. Nicht so der Humorist.“ (Die Philosophie der Erlösung: Ästhetik, 14.)

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Que l’on puisse prétendre avec quelque conviction que les enfantillages de la science empirique doivent naturellement occuper la place de la religion en éteignant naturellement la qualité métaphysique de l’intellect humain à l’origine, est consternant. La science empirique confère un pouvoir matériel qui ne peut sustenter la disposition de l’intellect, qu’elle dénature au contraire chez ceux qui la pratiquent à titre de profession par une absorption absurde dans la synthèse empirique continue. Que cette activité soit évidemment plus qu’encouragée par l’État, en tant que centre du pouvoir, est la simple confirmation des mécanismes aliénants de l’étatisme.

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EN

The necessary inexistence of free will in empirical science

“The concept of free will: Between empirical evidence and theoretical frameworks.” Does it mean there is empirical evidence of free will or that free will must be “somewhere between” empirical evidence and theories because we don’t have empirical evidence at hand? The notion of an empirical evidence of free will or freedom is, to begin with, paradoxical, or more precisely, as the paradox is rather a doxa, contradictory. Yes, assuming freedom, what is this freedom if not an exception to natural laws? What is freedom if not freedom from the laws of nature? For the empirical point of view, there is no such thing as freedom from natural laws; in nature everything occurs from causes, nature is a nexus of causes and effects, a nexus of causality.

So what is that freedom empiricists are talking about? What is freedom in a causality nexus? It means something very trite, namely, that, through their intellect, humans, contrary to other animals, apply to external motives a “rational” treatment that allows them to plan decisions, that is, they can act, postpone, or ignore. In fact, many animals just do the same: stimuli are not always overall, immediate triggers. The view of a prey, as a trigger to the famished predator, will not elicit an immediate response but a scheme, an analysis of the situation which may lead the predator to postpone an immediate attack in expectation of better conditions for attacking. The predator animal and all other animals able to respond to stimuli in such analytical ways are, seen from the empirical concept of freedom, as free as you and I. When experts in empirical sciences talk of, say, a psychotherapy patient’s freedom, then it must be stressed that this is a freedom the patient shares with scores of animals.

The predator is free to plan his hunt to soothe his hunger, but it is not free to soothe its hunger without eating preys. Human patients are free in the choice of their means but unfree in the choice of their goals; they want what they cannot help to want and if, finding what they want unreachable, they relinquish it, they cannot help it either. Neurological study of decision-making processes have no bearing on the issue, in this light.

Usually the problem is (told off) as solved with the rather lame explanation that humans cannot have “full free will,” as they are part of nature, but that, on the other hand, there can be “increases in levels of freedom.” What for, exactly? What for an increase in something that cannot be full, that is, something that might not at all be what we say it is as we can never find it in full in our experience? What if it were an either-or problem instead? Either man is free or not. If he is free, then it is because he is “free from nature,” obviously, but that is something out of the question for empiricists. How could man be free from nature? An immortal soul is certainly free from nature, even though it is encapsulated in a natural body. The body is bound to nature but the soul, per se, is free from it; that is, as long as it is in the body, it is not free because the body is bound to nature and the soul is bound to the body, but as a soul it is free from nature. Nature is not the whole of man. In this way man is free from nature. But it does not make sense to say that man is not “fully free,” it does not because his soul is the whole of man. To say that man is not fully free inasmuch as he has a body submitted to natural laws is the negation of the soul. Man is fully free in essentia. His natural bonds are mere phenomena of this world, where empirical evidence of man’s freedom can never be found.

The sophistry, in talking of “levels of freedom,” is that it claims to list freedom among empirical qualities, like smartness or beauty, which may (or may not) be measured on numbered scales. Besides, it takes advantage of the polysemy of the word, confusing freedom as philosophical object with freedom in the other uses of the word, namely its sociopolitical usages (one is free or in slavery or in custody etc.). Yet we all perceive that freedom is not such empirical quality, and the reason is that, by definition, freedom means freedom from empirical, natural laws, so if it exists it is because there is something beyond nature. What surveys evidencing “levels of freedom” are talking about is an empirical quality that has nothing to do with freedom, that is, “room” or “latitude” in relation to others or to external conditions.

The second sophistry is the claim that the topic of freedom is entirely encompassed by the boundaries of empirical room or latitude. On this we said two things that must be further discussed as it might look like a formal contradiction to some: 1/ “Nature is not the whole of man,” and 2/ “His soul is the whole of man.” If nature is part of man, how then can his soul be the whole of man? Before I answer, let me stress again (what is already implied in the reasoning) that the religious use of a phrase such as “man is not fully free,” even though in a religious worldview man is a soul (freedom) in a body (natural bondage), is not legitimate, and therefore religion must not and cannot adopt it. Man’s body is not man because the soul is immortal. Is man his foot? Is man his hand? Is man his brain? Is man his body? In a religion that believes in the immortality of the soul, to all these questions the answer is no; man’s body, and that includes the brain, is nothing more to the soul than the hair one leaves at the barber shop. These hairs are part of me, therefore I may say, somehow, that hair is not the whole of man, but still, even allowing for the correctness of the latter, that these hairs are not the whole of man, his soul is the whole of man. There is no contradiction. Hair is a part of man and yet my soul is the whole of me.

As to “levels of freedom,” even in the empirical field alluded to, namely the sociopolitical field, this notion of is not prominent at all. A citizen is free or is a convict. A constitution is that of a free country or not. Even there, freedom is a binary and not a scalar notion, although there are also things like the international Freedom Index that ranks countries according to levels of institutional freedom. In another empirical field, which relates to medical occupation, and psychotherapy, the judicial field, a man is free at the moment of an act or is not, that is, he had the discernment that could have allowed him to eschew committing the crime, and then he can be convicted criminally, or, based on medical expertise, he lacks discernment and then is sent to a psychiatric hospital. We have no difficulty with these usages of the word as useful fictions. It is an either-or problem, even allowing for “partially” abolished discernment, which probably only serves to add medical treatment to a full judicial conviction. However, even if that man had his full discernment while committing a crime, the impression of sufficient motives on his character produced the act as deterministically as anything in the mechanical world, that is, he was free to avoid committing the act at that moment–had he been another man.

It is possible to talk of “levels of freedom” when there is a “normal” empirical condition serving as reference, for instance the full “freedom of movement” as compared to virtual reality with a helmet–that is, there are degrees of closeness to full freedom of movement. That this technical concept may be used in a theological or philosophical discussion about man’s free will is to be denied. The same goes with another technical use of the word, namely in comparing altered states of mind with “freedom” of an unaltered, normal state in the medico-legal field. From the legal point of view in this medico-legal field, we believe, to begin with, that to accommodate levels of freedom remains problematic. Does it make legal sense to claim that, because someone took some drug, he or she is 30% responsible for the crime he committed under the influence of the drug? What would the court do with that? Is the person responsible or not, is the question, a yes/no, binary question. To be sure, the science is pushing for accommodation of such results, in the form of partially abolished or altered discernment. Still, can there be a logical translation formula from a quantified result of responsibility based on a measure of mind alteration to a quantum of criminal pain? Only if we throw the very notion of responsibility as empirical overboard, as it would shift to the realm of Ideas, pure responsibility existing not, having only more or less altered forms of pure responsibility in this world. Should intoxication be an excuse? Obviously, the mind is altered by intoxication, but on the other hand the person was responsible for intoxicating himself. Across legislations we find all kinds of answers, from excuse to aggravation as when what could otherwise be considered an accident will be considered a reckless crime because of intoxication. And what with a man who doesn’t take his medication out of disregard? He was told to take medicine and did not, then committed a crime under the altered state of mind provoked by his not taking the medicine. The measure of his mind alteration is probably immaterial in such circumstance. So, in the same way that, with measures of levels of freedom, still one can always say one is absolutely not free, one can also say one is absolutely free. It simply has no bearing on the question of free will.

Philo 28 : Introduction au Gestellilla

FR-EN

Un anarchisme tolérant envers la religion : Alain

Classiquement, c’est à la religion que l’éthique sert d’argument : la religion permet une éthique, entendue, de fait, comme utilité sociale. Mais l’éthique peut servir d’argument identique à l’irréligion : il faut prévenir les « massacres au nom du crucifix », cette paix civile suppose le matérialisme, voire le panurgisme.

Le panurgisme est du côté dominant : quand l’irréligion domine, elle est le panurgisme. C’est Alain qui disait que les curés étaient les libres penseurs de son temps.

De toute évidence, pour Alain, s’il y a un dogmatisme de la religion, il ne cède en rien à celui de l’irréligion quand cette dernière a le pouvoir ; la question se ramène donc à celle du pouvoir. Qui a du pouvoir tend à en abuser, en somme. Et quand la religion n’est pas une religion d’État, on ne pourrait même plus, si l’on développe un peu la pensée d’Alain, parler de dogmatisme à son égard : un curé, dans ce contexte, peut être libre penseur, ce n’est pas contradictoire. Aussi, quand nous disons que le panurgisme est du côté dominant, il faut entendre qu’il est du côté de l’État. Un État où alternent au gouvernement différents partis politiques est-il encore un État dans ce sens, dès lors que la politique conduite dépend du résultat des élections ? La réponse est évidente dans le cas français : l’insistance sur les « valeurs » intangibles est là pour rappeler tout ce qui ne saurait être remis en cause par la voie des élections, c’est-à-dire par une majorité qui aurait une tendance contraire à ces valeurs. Par ailleurs, le gouvernement est toujours plus ou moins supposé agir conformément à ces valeurs : c’est le désormais fameux « on ne peut pas employer les mots ‘violences policières’ dans un État de droit », alors que c’est évidemment en dictature qu’on ne peut pas employer ces mots.

Dire, à l’intérieur d’un État laïc comme la République française, que le panurgisme est du côté des religions, c’est donc ressortir le discours officiel, s’inscrire dans les valeurs de la laïcité (laïcité, qui plus est, « à la française », particulièrement intolérante pour toute forme d’expression de l’appartenance religieuse). Or, l’État étant par définition dominant, c’est le discours dominant, où nous situons le panurgisme. Dans cette vue, le dogmatisme religieux n’est, certes, pas considéré comme une qualité intrinsèque. Il ne nous paraît pas choquant que les enfants soient élevés dans la religion de leurs parents, et que les membres de telle ou telle religion l’aient tous plus ou moins reçue sans examen de leur éducation ne nous choque pas plus que quand, dans d’autres familles, on est laïcard ou communiste de père en fils, ou quand Brassens explique son anarchisme par le fait qu’il suit les traces de son père. Pour un observateur indifférent au contenu de ces diverses opinions, on a dans tous ces cas-là de bons fils de famille. Et si, par exemple, l’idée qui se transmet de père en fils est qu’il faut abolir la famille et le patriarcat, eh bien nous n’avons aucune raison non plus de vouloir mettre ces gens en accord avec leurs propres opinions, cela relève de leur conscience (nous n’interdisons pas non plus de promouvoir la dictature du prolétariat et son organisation militaire comme moyen de la liberté). En faisant de la pensée d’Alain une maxime universelle, on aboutit à l’anarchisme puisqu’il faut être contre l’État quel qu’il soit.

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Sur ce qu’est « une simple idée » pour Kant

Selon Kant, la science positive reposant sur l’induction (généralisation) n’offre que des « analogues de certitude » qui n’ont et ne peuvent avoir le caractère apodictique de la connaissance a priori. Par ailleurs, l’induction se produit dans une synthèse infinie ; c’est ce qu’on appelle la connaissance « cumulative » de la science mais c’est une feuille de vigne, cette connaissance est seulement incomplète et sa complétude une impossibilité. Par ailleurs, elle n’est même pas « asymptotique », comme l’affirment certains matérialistes (Lénine dans son seul ouvrage de philosophie) car on « n’approche » jamais de quoi que ce soit. Il n’y a donc, même, aucun progrès de civilisation fondé sur ces connaissances. Nous ne pensons pas qu’un matérialisme se laisse fonder sur autre chose.

L’idée régulatrice de type kantien est, par exemple, le monde. Le monde est une simple idée (eine bloße Idee), à savoir une idée régulatrice (qu’en français on traduit ordinairement par « Idée » avec une majuscule). Une simple Idée. Car ce « simple » n’a pas exactement une nuance diminutive ou privative, l’expression ne veut pas exactement dire que le monde est seulement une idée, bien que le monde soit seulement une idée car on ne perçoit pas le monde comme totalité avec ses sens et que c’est donc une simple idée : comme nous ne pouvons connaître le monde en tant que totalité autrement que comme une idée et que cette idée est impliquée dans toutes nos perceptions, cette idée est aussi réelle que le réel que nous percevons par nos sens, ainsi n’est-ce pas seulement une idée dans le sens de quelque chose de diminutif par rapport aux choses réelles. Les autres idées régulatrices ayant la même nature, la même fonction et la même réalité que le monde sont, pour Kant, l’âme humaine, la liberté humaine et Dieu.

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Introduction au Gestellilla

Il existe au moins un matérialisme pour lequel il ne paraît guère possible de dire qu’il n’y a pas d’inconditionné, le marxisme, et cet inconditionné est le mouvement dialectique qui conduit à la fin de l’histoire au sein de la société communiste. Dans sa généalogie, la fin de l’histoire marxiste remonte à Hegel, qui avait besoin de cette notion pour le savoir absolu : le savoir absolu est celui que l’on trouve à la fin de l’histoire, selon Hegel. Quand l’humanité atteint le savoir absolu, elle atteint la fin de l’histoire ; et, en effet, on ne voit pas comment une fin de l’histoire serait possible tant qu’il reste de l’inconnu dont la découverte pourrait modifier encore le cours de l’histoire. Le marxisme abandonne, semble-t-il, le savoir absolu mais maintient la fin de l’histoire, laquelle se prépare dans un mouvement dialectique inconditionné. Ce savoir inconditionné n’est pas un savoir absolu, Lénine parle de connaissance « asymptotique » ; il est vrai qu’il ne peut le dire de manière rigoureuse pour son propre Diamat (Dialektischer Materialismus), car si ce dernier était lui-même asymptotique, ou pour reprendre l’expression consacrée dans le cadre de la philosophie des sciences positives, « cumulatif », la praxis révolutionnaire globale qu’il promeut serait en contradiction avec l’espèce d’humilité épistémologique qu’on attend de pensées qui, en se présentant comme cumulatives et donc incomplètes, se décrivent par là-même aussi comme insusceptibles de guider la moindre praxis sur le fondement de leurs résultats. On a donc avec le marxisme une fin de l’histoire théorique qui ne serait pas en même temps un état de savoir absolu, ce qui, pour Hegel, n’aurait eu aucun sens, et je pense qu’il aurait donc cherché à mettre le marxisme sur ses pieds pour qu’il puisse marcher un peu plus dialectiquement.

Or la fin de l’histoire est la condition de tout concept de progrès, c’est-à-dire que notre scientisme lui-même se fonde, au moins implicitement, sur une idée de fin de l’histoire. Dans l’image asymptotique à laquelle recourt Lénine, la ligne vers laquelle tend l’asymptote est la fin de l’histoire : le paradoxe, c’est que Lénine prétend que cette fin de l’histoire va se produire, donc la ligne sera non pas seulement approchée mais atteinte. Nous atteindrons la fin de l’histoire tandis que l’asymptote de la connaissance continuera de progresser vers la connaissance absolue. Les nouvelles connaissances qui apparaîtront à partir de la fin de l’histoire (l’avènement du communisme) ne pourront avoir aucune incidence historique. S’agit-il encore de connaissances dans ce cas ? Qu’est-ce qui permettrait de le penser ? Une connaissance qui ne change rien à rien, est-ce une connaissance ou une frivolité ? La fin de l’histoire ne suppose-t-elle pas plutôt que toutes les réponses ont été apportées à toutes les questions ? Il faut croire avec Hegel que la fin de l’histoire est l’avènement du savoir absolu.

Chez Hegel, le mouvement dialectique est inconditionné. Dans le scientisme, c’est le mouvement de la science comme progrès qui est inconditionné. Qu’en est-il de cet inconditionné ? Le scientisme n’a aucun moyen propre de poser une fin de l’histoire car son fondement est la pure science empirique dont nul scientiste ne prétend qu’elle puisse parvenir à un état de complétude sous forme de savoir absolu. Ce « progrès » ne tend donc pas vers un absolu mais marche à l’infini sans tendre vers rien : il a beau marcher, il ne réduit jamais la distance qui reste à parcourir. Dès lors que cette idée simple semble tellement contraire au bon sens, il est certain que la pensée scientiste qui est la philosophie de ce siècle n’est rien d’autre qu’une marche vers la fin de l’histoire : la fin de l’histoire est ce qui légitime, quand on pose la question, la poursuite incessante des avantages comparatifs de la technique, en d’autres termes la course aux armements et au profit. Cette recherche d’avantages comparatifs est le pur marché de la théorie économique individualiste, dont l’idéologie est la science comme progrès (sous-entendu vers la fin de l’histoire). Le Gestell (Heidegger) cumulé dans cette course individualiste crée le « problème anthropique », en mode autodéfense avec la barrière de Melilla : c’est le Gestellilla.

Si l’on s’accorde sur le fait que le Gestell est le concept qui donne à « l’oubli de l’être » de la critique heideggérienne sa traduction la plus immédiate, alors le Gestell est le problème numéro un. Cette violence à l’être peut être décrite comme « le problème anthropique » [cf. Philo 23 : Le Dasein comme problème anthropique], l’homme comme problème, ou l’étant comme problème (au sens de menace et violence) pour l’être. Il ne s’agit pas seulement du fantasme de l’apocalypse atomique mais d’un ensemble de données concrètes qui ne se laissent plus ignorer. Quand on « oublie », quand on ignore quelque chose, et que l’on a en même temps le pouvoir d’agir, ce quelque chose est menacé par l’agir du « on ». Pour ce quelque chose, le Gestell est ce qui doit être détruit, s’il veut continuer à l’oublier, à ne pas le voir. L’homme occidental a, de tous les hommes, la plus grande part, collective et individuelle, au problème anthropique. (C’est même sa fierté, pour Giorgia Meloni mais pas seulement ; Heidegger, dans son interview posthume au Spiegel, pense cependant que la réponse à l’oubli de l’être et au Gestell ne peut venir que de la pensée occidentale qui en est la principale responsable.)

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Existentialisme

Une « preuve » du matérialisme naïf, c’est assez souvent l’argument psychologique selon lequel la croyance en une vie après la mort est déterminée par la peur de la mort via l’attachement pathologique au moi ; l’individu non adepte de la sagesse ne pourrait supporter l’idée de la disparition de son moi et s’inventerait donc une vie après la mort, idée consolatrice. Un instinct de survie dévoyé, en quelque sorte. C’est comme si le grand sommeil qui nous attendrait tous selon le matérialiste devrait être si choquant que la pensée en serait plus affreuse qu’une éternité de tourments possible pour la foi religieuse. Le grand sommeil qui met fin à tous les échecs, à toutes les frustrations, à tous les tourments, à tout l’absurde possibles de cette vie est plus affreux que l’idée de l’enfer, selon les matérialistes, puisque l’enfer aurait été inventé précisément pour nous consoler du sommeil délectable qui nous attend tous. Une logique très singulière. Or ce qui disparaît avec la mort, ce pourrait être seulement l’horizon de la mort : à savoir, après la mort il y a la vie éternelle. Nous avons dans cette vie un horizon qui est la mort, c’est tout ce que nous savons.

Les épicuriens, à présent (cf. « Pour Épicure, à la source des matérialismes, le raisonnement est le suivant : la mort n’est pas à craindre car vous n’êtes plus lorsqu’elle est (et elle n’est pas tant que vous êtes). Il n’y a donc nulle raison de craindre la superstition de l’enfer selon les épicuriens. » F.T.), veulent-ils dire que nous sommes nés avec l’idée de l’enfer ? Si nous ne sommes pas nés avec cette idée, nous n’avions pas peur de la mort avant cette idée ; la superstition ne semble être qu’une explication pour soi de la peur de la mort, contre laquelle le raisonnement ne peut rien, de même qu’un raisonnement ne peut rien pour la santé. Il y a donc avant tout raisonnement un état, lequel se rend un compte de soi par une superstition selon les épicuriens, mais les épicuriens ne répondent par leur raisonnement qu’à cette dérivation de l’état, non à l’état lui-même. En outre, en répondant que l’on n’est plus quand la mort est, on peut convaincre ainsi un matérialiste qui aurait peur de la mort, mais si quelqu’un croit à l’enfer, il croit aussi qu’il sera toujours après la mort, comment peut-on donc penser répondre à cette personne par ledit raisonnement ? Pourquoi avoir peur de la mort puisque l’on n’est plus quand elle est : cela tombe sous le sens, oui, mais en quoi cette déduction est-elle de nature à calmer celui qui ne croit pas qu’après la mort il ne sera plus ? Et pourquoi un matérialiste aurait-il peur de la mort s’il doit s’endormir un jour et tous ses maux prendront fin, que l’on dût lui présenter un raisonnement contre la peur de la mort ? Ou bien on croit que tout est fini avec la mort, et alors qu’est-ce qui peut bien faire peur en elle, on se le demande, ou bien on croit qu’il pourrait y avoir quelque chose après la mort et alors on a peur (car on se demande ce qui nous attend). La seule façon de calmer une telle peur serait de prouver que la vie après la mort n’existe pas.

ii

Si la mouche n’est pas libre, est-ce que le moustique est libre ? Est-ce que la guêpe est libre ? Y a-t-il des espèces animales qui soient libres en dehors de l’homme, dont on dit qu’il est libre, et si oui, lesquelles ? Sinon, la liberté est-elle une qualité essentielle, de sorte qu’elle contredirait la pensée selon laquelle « la différence ontico-ontologique est naturelle et non proprement humaine » (F.T.) ou bien est-ce une différence peu significative, voire insignifiante, de sorte que F.T. aurait raison de dire ce qu’il a dit ?

J’emploie le terme « insignifiant » au sens banal de « sans conséquences (du point de vue considéré) ». Autrement dit, la liberté est-elle sans conséquences ? Cette question se pose car si la mouche n’est pas libre tandis que l’homme est libre, et que nous sommes le fruit de l’évolution naturelle, la conclusion est que la liberté est une qualité émergente au cours de l’histoire naturelle des espèces, qui ne met fondamentalement rien en cause dans le schéma naturel ; c’est donc une qualité sans conséquences et parler de liberté ou n’en point parler c’est du pareil au même, c’est-à-dire qu’en toute rigueur il ne faudrait pas en parler car c’est inutile. C’est la simple liberté au sens juridique, un moyen d’imputation de responsabilité pénale, ou au sens civil, « liberté, égalité, etc. », nullement un caractère ontologique. Le matérialisme étant le point de vue qui conteste qu’il y ait quoi que ce soit hors de la nature n’est nullement fondé à parler d’autre chose que des lois de la nature, la nature étant l’ensemble des phénomènes qui se produisent d’après des lois, physiques, chimiques, etc. C’est pourquoi la science n’a pas d’autre choix que d’être matérialiste. L’anthropologie est matérialiste et déterministe. L’existentialisme, avec sa liberté ontologique, n’est nullement matérialiste.

L’existentialisme évite d’ailleurs de prononcer le nom de Darwin : je ne le trouve ni chez Heidegger ni chez Sartre. Il faut un Teilhard de Chardin pour affirmer que la théorie de l’évolution est vraie en même temps que les dogmes de la religion chrétienne, mais son argument se résumant en somme au fait que les voies de Dieu sont impénétrables est à la limite de la philosophie. Je ne vois pas comment un existentialiste peut poser une liberté ontologique dans la théorie de l’évolution, si ce n’est par le même genre d’évitement (évitement dans le traitement) que Chardin : « Les voies de la matière sont impénétrables. » L’être de l’homme, dans la théorie de l’évolution, et celui du singe sont le même : si l’un est libre ontologiquement, l’autre l’est tout autant. Il n’y a pas de Dasein. Une éthique matérialiste est aussi une éthique pour les singes, c’est bien dommage qu’ils ne puissent la comprendre.

Je trouve par ailleurs fabuleux que des esprits se plaçant dans une philosophie de l’histoire linéaire écartent sans difficulté toute la philosophie qui commence au moyen âge mais font leur miel de philosophies antiques ; cela sent beaucoup son « école laïque et obligatoire ».

Pour l’idéalisme rigoureux, qui peut être un existentialisme au contraire du matérialisme, la théorie de l’évolution est une fiction. Au sein même de l’anthropologie philosophique, le modèle n’est pas non plus monolithique. Prenons le développement de la technique : la technique compense des limites biologiques. L’homme n’a pas d’armes naturelles suffisantes (crocs, griffes, masse corporelle…), il développe donc la technique, un point de vue popularisé par Arnold Gehlen. Or il est impossible de penser dans le cadre de la théorie darwinienne de l’évolution une espèce animale fixée dans un état de Mängelwesen (Gehlen) : aucune mutation conduisant à un Mängelwesen ou être de manques ne peut se fixer car cette mutation ne confère par définition aucun avantage dans la lutte pour la vie (si elle produit un manque, c’est une mutation désavantageuse) et ne peut donc se maintenir de façon à fixer une telle espèce. Aussi, et par voie de conséquence, la théorie de l’évolution de Gehlen diffère-t-elle significativement de la théorie darwinienne, et si cette dernière est la seule connue en France, la théorie de Gehlen est loin d’être inconnue en Allemagne.

On a suggéré le clinamen pour expliquer le Dasein dans le contexte de la théorie de l’évolution. Une absurdité. Tout d’abord, le clinamen est hors de toute vérification expérimentale. L’intérêt des Anciens, en particulier du Lycée, pour le réel sous l’aspect de la nature, c’est-à-dire les « sciences » naturelles des Anciens, sont ce que nous pouvons le moins retenir d’eux dans la mesure où leur science ignorait largement la méthode expérimentale. C’est une remarque générale qui n’exclut pas quelques résultats positifs ici ou là. Sur le point particulier du clinamen, l’hypothèse en tant que telle n’est pas non plus admissible au sein d’une théorie empirique (contrairement à certaines autres hypothèses non vérifiées dans les sciences) dans la mesure où elle comporte en outre une contradiction aux fondements épistémologiques même de la méthode et de la Weltanschaaung scientifiques, à savoir qu’elle introduit le hasard contre les lois de la nature. C’est le mot « contre » qui est important : car les sciences font parfois appel au « hasard » statistique, qui n’est pas en réalité un hasard mais simplement une façon de traiter par agrégats des multitudes de données malaisément isolables, comme le mouvement brownien des particules. Ce « hasard » ne produit rien d’exogène aux principes, tandis que c’est ce que fait le clinamen s’il doit expliquer une déviation non par rapport à une simple trajectoire, comme chez Epicure et Lucrèce, mais par rapport aux lois de l’évolution, comme si une mutation au sens de la théorie de l’évolution (qui, dans la théorie, est également dite due au « hasard » mais là encore ce n’est pas un hasard tel qu’une ontologie distincte puisse en résulter, c’est simplement qu’untel naîtra avec tel avantage ou, le plus souvent, défaut génétique naturel), mutation qui est certes une déviation par rapport à l’héritage génétique transmissible, comme si une telle mutation, dis-je, pouvait faire éclater l’unité de la nature et produire non pas un monstre (la nature en produit) mais un « surmonstre » ou supermonstre, le Dasein surnaturel. À cette proposition l’on ne peut qu’opposer une fin de non-recevoir, en vertu des principes mêmes de la méthode.

Le matérialisme antique se bornait à constater une différence entre « l’animal politique » et les autres (logos, prohaïresis) ; il ne l’expliquait pas. La théologie en a donné une explication dans et par l’idéalisme : en tant que tentative d’explication, c’était un progrès. La science moderne explique quant à elle qu’il n’y a aucune différence, aucune spécificité ontico-ontologique du Dasein, et ce non seulement contre l’idéalisme mais aussi contre le matérialisme antique. En posant un Dasein, le matérialisme contemporain est, par un tel archaïsme, à contrecourant du mouvement de la science et de sa philosophie dominante, tout en cherchant clandestinement à se présenter comme son digne représentant, alors qu’il est encore plus éloigné d’elle que les théoriciens du « dessein intelligent » qui essaient de faire quelque chose selon la méthode.

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« L’homme est appelé, aux infinis, aux possibles. Il ne s’agit pas de transcender l’être dans un devoir-être » (F.T.). Il s’agit bien plutôt de nier le vouloir-être. La négation du vouloir-vivre. Que l’homme soit appelé aux infinis n’a rien de réjouissant, malgré le côté un peu « réclame » de la formule. « L’homme est appelé aux infinis, Pinocchio ! » C’est comme si d’un coup de baguette magique on était transporté dans un magasin de bonbons où tout est gratuit, mais quand on a goûté de cinq ou six variétés de bonbons on est rassasié, on cherche la sortie et il n’y en a pas. Le rêve tourne au cauchemar. L’aveugle vouloir-être est entièrement conditionné en même temps qu’absurde. C’est pourquoi l’homme n’a même aucun instinct de survie, tout au plus un réflexe de survie : quand une voiture fait une embardée et va l’écraser, il saute de côté pour l’éviter, même quand il marche vers le pont d’où il veut se jeter pour mettre fin à ses jours. L’éthique, l’héroïsme de la sagesse, est le mépris de la mort et le mépris de la vie. Hegel en a donné une idée intéressante avec sa lutte à mort de pur prestige : celui qui craint pour sa vie, tous ceux qui veulent « bien vivre » sont réduits en esclavage.

EN

On Categories

To the question “May one speculate that aliens have different Categories?” the answer is: Absolutely not. Aliens, that is, extraterrestrial intelligent beings, are, if they exist, from other planets but from the same world, the same nature. That the same laws of nature apply across the universe means that thinking obeys the same categories across the universe. To talk of “some Categories or others” implies that categories are shaped by empirical conditions, which is empiricism. In our experience, in which alien contact may or may not occur, there can be no mind with other categories than those that are our mind. Mind differences with aliens would be of degree, and small degree differences can have colossal effects, as when Europeans conquered America, with the collapse of the advanced civilizations of Aztecs and Incas in the process, but minds endowed with different categories would live in a different nature; we can imagine as many natures or parallel universes as we want: as they cannot meet it is idle speculation, some kind of empirically colored metaphysics.

If categories are contingent, as some successors of Kant claim, they are contingent upon what? I fail to see how an answer to this question would not lead into naked empiricism. For the same reason, I do not understand how it would be “a difficult position to maintain” that categories are invariant, as categories cannot be but invariant: What difficulties does this create? Does biological evolution, for instance, transform the categories? The ground for such claims is empiricism and the idea that frameworks are only means to an end and that the end justifies the means–that is, the experimental (instrumental) method one uses in the empirical synthesis but which is uncongenial beyond this quantitative field, quantitative because ingrained in the continuous, infinite (and “infinitable”) synthesis of our experience and irrelevant because apriori truths are not contingent upon measures of empirical data on infinite scales.

A logical contradiction presupposes the categories, yet contradictions are hardly the end of the story for empiricists: Relativistic black holes have a so-called “singularity” at their center, namely a point of infinite density. A blatant contradiction, but is it a logical one? Action at a distance in Newtonian gravity is also a contradiction. These contradictions of empirical models are from the quod (the daß, Sein), but a logical contradiction would be from the quid (the was, Wesen), to speak like Schelling. Empiricists are quite comfortable with contradictions, at least daß- or quod-contradictions: An infinite value is manageable in mathematical equations and the fact that it describes an empirical quality is hardly a problem in this context. For them, categories are malleable, prima-facie violations a mere convenience. Hence the idea that categories are not absolute. In this sense they are not absolute, but also these models are not “truths”; same as the violations they make use of, they are sheer conveniences for going on in the empirical synthesis. As to a was- or quid-contradiction, I am not sure it makes sense to ask for one when one denies that the rules according to which there can be talk of contradictions in the first place, namely the categories, are not invariant. I am simply not sure, I am not positive about it.

What would these successors’ answer be to the question: Is the proposition that there exists a point of infinite density at the center of a black hole a logical contradiction? If it is a logical contradiction, how is it possible to go along with it in current astrophysics? (Same can be said with Newtonian gravity, its action at a distance being acknowledged as a “singularity,” the presence of which leaving room for relativistic improvements, which shows, by the way, that “relativisters” are ill-inspired to dogmatize as they are doing, given that their frame leaves itself wide open to the same objections.) If it is not a logical contradiction, how does one reconcile it with the intuitive notion that there is something amiss here, such that one is led to speak of a singularity? Yes, if it is not a logical contradiction, how does one explain the very fact that it is not? The no-contradiction possibility is explainable in Kantian terms. Mathematics are intuitive or intuitional, they construct their notions in the apriori forms of intuition (Anschauung) that are space (geometry) and time (algebra). Logics, on the other hand, lies on the side of the invariant Categories (of understanding–if that’s how one translates Verstand in English–as opposed to or beside intuition or Anschauung). Mathematical construction in pure intuition (reine Anschauung) allows for infinite values, whereas in the apriority of Categories infinity is problematic and Verstand cannot decide by itself (cf. antinomies), it needs the support of “Ideas” of Reason (Vernunft), Ideas such as the world (there is, according to this mere [bloße] Idea, such a thing as “the world,” as the totality of phenomena of our perceptions). Therefore, if one discards Kantian Critic as antiquated (the lowest form of rejection being that Kantism related to Newtonian physics and therefore “fell,” that is, has been superseded together with it) and explains, like Bertrand Russell, mathematics as purely logical operations, then one must claims infinite density, in the mathematical model, is either logical or not logical, and good luck with that, because if it is not logical then one runs into science and if it is logical then one runs into good, common sense.

“The world is a mere idea” needed the German “bloße” as expletive to make understand that there is no privative or diminutive nuance in this “mere,” it does not exactly mean that the world is only an idea, albeit it is only an idea because one cannot perceive the world as totality through one’s senses so it is only an idea, but as we cannot know the world as totality except as an idea and as the idea is implied in all our perceptions the idea is as real as anything real we perceive through our senses, so it is not only an idea in this sense, that is, an idea as something diminutive in relation to something real. Other ideas of the very same nature and function and reality are, according to Kant, human soul, human freedom, and God.

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The crisis of multilateralism in international affairs:
A foundational problem

The rule-of-law issue of multilateralism is a foundational problem that, undealt with, can only escalate over time. When multilateral agreements become the law of nations, adopted democratically in multilateral bodies where representants are nationally elected officials, in any case we have a law whose implementation lacks a designed executive power. What is the executive power of the multilateral system(s)? The answer exists in some cases (UN Security Council for UN-mandated security operations, for instance, or the European Commission in Brussels) but not in all; if an answer could be found in all cases, then we would have multilateral governments, that is, sovereignty transfers and the making of national states into federations’ states. (Therefore, a form of integration like the EU, where a federal formula is present with the subsidiarity principle, which makes the EU competent on several predefined affairs, should not be treated as the same system of multilateralism as international organizations where the federalist formula is not extant.) In some cases, the organizations’ administration, whose function is normally to manage the internal affairs of the organization only, may see itself called to be the executive power of the system (in national states the arm of the executive is the administration, but here is a self-articulated arm); this, even if it were only a perception, is likely to create a feeling of alienation among populations. The “Brussels technocrats.” Likewise, international courts suppose an international separation of powers, yet we have international courts but no definite international separation of powers, so these courts work on fragile grounds at best; it cannot be said they act according to a spirit of judicial independence since the partition of powers inside which they take place is not known.

As a matter of fact, they tend to combine powers that should not be in the same hands according to the theory, both prosecuting and judging. The issue is about the relatively new criminal courts, not the traditional settlement courts. An international criminal court, as far as it is both prosecuting and judging, is not a court but a combination of executive and judicial power. The International Criminal Court (ICC) in The Hague (Rome Statute of 2002) has an “Office of the Prosecutor.” It both prosecutes and judges, no matter how both activities are distinct inside the court’s structure. In a system of fair and independent justice, criminal prosecution is a prerogative of the executive, which brings cases to the courts as a result of police investigation and screening of complaints. One fails to see how the judgment of a “court” with its own prosecutor is not already made at the prosecution stage.