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Philo 42 Intuition de la nature et Aperception du moi

Intuition de la nature et Aperception du moi

Ce n’est pas l’esprit qui est dans la nature mais la nature qui est dans l’esprit. Le fait que nous ne connaissions point de limites à la nature et ne puissions en connaître a quelque chose de choquant, parce que les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets quelconques sans antinomie. Tandis que l’idée selon laquelle l’esprit peut ne pas avoir de limites ne choque pas. L’absence de limites de la nature est choquante car la nature est dans les formes de l’espace et du temps, mais ces formes de l’intuition (Anschauung), qui est une synthèse continue, ne s’attachent pas à l’esprit dans l’aperception (Apperzeption), qui est une synthèse immédiate.

Ce que nous percevons, intuitionnons doit avoir des limites car cela est situé dans l’espace et le temps (les objets sont individualisés), mais ce n’est pas possible pour la totalité, le monde des choses perçues lui-même. Et c’est parce que l’esprit n’est pas dans la nature. Ce que nous appréhendons en revanche par aperception, immédiatement, précède l’espace et le temps, et la question des limites de cette chose-là est indifférente. La question ne se pose pas car elle n’a de sens que dans l’espace et le temps. C’est l’existence dans l’espace et le temps qui est paradoxale ou antinomique, non celle de l’esprit. Cette existence est paradoxale car elle est secondaire à l’aperception, est une représentation imparfaite. L’existence paradoxale du monde des choses, de la nature résulte de ce que la nature est une représentation (la nature est représentation, avant même que nous parlions de notre connaissance de la nature comme d’une représentation de la nature) ; la nature comme représentation n’étant pas la chose elle-même, la chose en soi, elle est secondaire et imparfaite. Si l’esprit était dans la nature, la connaissance de la nature ne serait point paradoxale ou antinomique, ce serait l’aperception qui présenterait des antinomies, or tel n’est pas le cas : mon existence en tant qu’esprit est évidente, incontestable et parfaite : « je pense, donc je suis. »

Elle est parfaite en tant que raison pratique guidée par l’idée de liberté. Je suis une liberté dans la nature, c’est-à-dire la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. En me posant en liberté dans et par la loi morale, je ne dis pas autre chose et ne peux dire autre chose que : la nature est dans l’esprit et non l’esprit dans la nature. La liberté n’est pas une représentation mais une aperception. Rien dans la nature ne permet de se représenter une liberté.

L’idée que c’est parce que l’esprit est dans la nature qu’il ne peut connaître celle-ci sans antinomie, parce que le tout est inconnaissable en totalité à la partie, est incorrecte. Si l’esprit était dans la nature, il serait une forme de connaissance conforme à la nature et pourrait du moins envisager sans antinomie une connaissance parfaite de la nature. Or l’idée même d’une connaissance parfaite de la nature est antinomique. Et ce parce que la nature n’est pas l’objet premier de la connaissance, ce qui résulte du fait que la nature n’est pas la chose en soi. La connaissance première n’est pas dans l’intuition mais dans l’aperception : l’aperception de la liberté.

« Les objets de la nature ont une existence limitée dans l’espace et le temps mais la nature elle-même ne peut être pensée à la manière de l’un de ses objets sans antinomie » (cf. supra) : on ne peut penser la nature en tant que totalité, à savoir en tant que monde, cosmos, de la même manière que l’on pense n’importe lequel des objets de la nature. Non seulement nous ne pouvons avoir une intuition du monde en tant que totalité, alors même que chacun de ses objets ne peut être connu que par une intuition. Mais en outre le monde en tant que totalité n’existe pas sans antinomie : si le monde est spatialement fini ce n’est pas une totalité, et s’il est spatialement infini ce n’est pas un objet de la nature. La nature est une représentation.

La question de la création du monde est celle de la création d’une représentation. Le sceptique demandant : « Si Dieu a créé le monde, qu’est-ce qui a créé Dieu ? » ne saisit pas bien le problème. On est conduit à la question d’un créateur du monde par le fait que le monde n’est pas cohérent en soi et par soi, en raison des antinomies dont Kant a dressé la liste. La question de la création du monde découle de la saisie de l’imperfection du monde naturel, de son essence paradoxale ou antinomique. Ce qui est cohérent en soi et par soi n’appelle pas cette question ; ce qui est cohérent en soi et par soi est. L’imperfection du monde est liée aux formes de l’espace et du temps dans lesquelles il se présente : ce qui est dans ces formes n’est pas la chose en soi.

« Ce qui est cohérent en soi et par soi est » s’entend d’une quiddité non sujette au doute radical : il ne s’agit pas de dire qu’une imagination parfaitement cohérente a la même essence que l’être parfait. Je ne peux douter qu’il existe quelque chose, parce que « je pense ». En d’autres termes, le doute ne peut aller jusqu’à penser que rien n’existe. L’aperception pose une limite nécessaire au doute radical. Le domaine de la connaissance intuitive, c’est-à-dire la nature, ne possède pas cette évidence aperceptive et reste soumis au doute et à la négation dans le solipsisme. Ce domaine est non seulement douteux car n’ayant de relation à nous que par l’intuition mais aussi problématique en ce que sa connaissance en tant que totalité est quant à elle impossible par l’intuition. Le monde est donc une Idée. Quand on cherche à examiner cette idée à partir des catégories a priori de l’intuition et de l’entendement, on est conduit à des antinomies. Par exemple, l’antinomie de l’espace : si le monde est fini, il n’est pas totalité (le « vide » qui entoure le monde est quelque chose), or le monde est la totalité des choses de la nature ; si le monde est infini, ce n’est pas un objet de la nature, or le monde est la totalité des choses de la nature.

Comme je ne peux douter que quelque chose existe, c’est ce qui douteux et problématique qui nécessite une explication ou justification, par exemple en termes de création. Comme je ne peux douter que quelque chose existe, le concept de perfection m’assure qu’il existe quelque chose de parfait parce que cet être parfait ne dépend de rien d’autre que de soi pour exister tandis que ce dont je peux douter requiert l’existence d’un être dont je ne le puis. C’est la preuve de Descartes : un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence. Cette preuve est moins légère qu’on ne l’a dit, prise en compte la fonction de l’aperception. Dans le domaine de l’intuition, cette preuve ne vaut rien. Mais quand quelque chose existe dont je ne puis absolument pas douter, c’est l’aperception qui m’interdit de douter de cette existence, et dans le domaine de l’aperception je ne considère rien de problématique au sens où nous l’avons dit de la nature. « Je pense » est une connaissance évidente, incontestable et parfaite ; « je suis » en tant qu’être pensant, est également une connaissance parfaite. Mais je suis aussi dans la nature, domaine de l’intuition soumis aux antinomies, et n’ai de mon être naturel qu’une connaissance imparfaite, dans une synthèse intuitive continue. Puisque je ne peux douter que quelque chose existe et que ce quelque chose n’est pas la nature (de l’existence de laquelle je peux toujours douter dans le doute radical), ce quelque chose qui existe n’est pas la nature ; or la nature est le domaine de l’intuition, de la connaissance imparfaite, des antinomies, et si ce qui existe n’est pas la nature imparfaite, c’est soit quelque chose de parfait soit une autre chose imparfaite. Mais la nature est l’unité de ce qui existe pour l’intuition, tandis que ce qui existe en soi m’est donné, contre le doute radical, par l’aperception dans une connaissance parfaite. Nous avons donc : α) la nature qui est le tout de ce dont je puis douter et β) un être dont je ne puis douter. Puisque le tout de ce dont je puis douter est l’être imparfait dans l’intuition, l’être dont je ne puis douter est un être parfait. De même que la nature imparfaite ne permet qu’une connaissance imparfaite, la connaissance parfaite de l’aperception est permise par un être parfait. Ce qui existe en perfection n’a pas été créé. L’esprit est incréé.

« Un être parfait ne serait point parfait s’il lui manquait l’existence » signifie qu’une connaissance parfaite dans l’aperception implique un être parfait. Comme la nature imparfaite dépend d’autre chose que d’elle-même en raison de son caractère antinomique, elle dépend soit d’un être parfait qui l’a créée, soit d’un autre être imparfait qui l’a créée. Mais si la nature avait été créée par un autre être imparfait, cet autre être imparfait serait lui-même à l’intérieur du domaine de l’intuition, c’est-à-dire qu’il est contradictoire que la nature imparfaite soit créée par un être imparfait, dans la mesure où la nature est une totalité selon la loi de notre intuition. Que notre intuition ne puisse, à l’œil nu, via les sens, et même par les prolongements technologiques, espérer percevoir un jour la totalité des objets et des qualités du monde naturel n’est pas en cause : c’est là une propriété fondamentale de la connaissance intuitive, inductive. Mais la loi de cette connaissance est précisément que tout ce qui me reste inconnu est dans l’unité de la nature elle-même ; et puisque l’antinomique de la nature suppose une forme de dépendance vis-à-vis d’un être parfait cohérent en soi et par soi, cette dépendance est la création par un être parfait, de l’existence duquel je ne puis douter, et non d’un autre être imparfait car il n’y a pas d’autre être imparfait que la nature.

Or cette création n’est pas dans le temps car cela signifierait que le monde a commencé mais c’est là une proposition antinomique. La création du monde est une autoreprésentation de la chose en soi dans les formes de la nature, c’est-à-dire dans le temps et dans l’espace. La nature n’est pas, au sens où le reflet d’une personne dans un miroir n’est pas cette personne mais seulement sa représentation. On dit qu’elle est créée.

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La civilisation théorique

La nature n’existe que pour la raison pure théorique.

Une civilisation théorique n’est une civilisation qu’en théorie. La science ne peut pas fonder une civilisation, seulement des théories. Plus la science progresse, plus la civilisation recule.

Les postulats de la science sont toujours en contradiction avec ceux de la religion, comme le matérialisme est en contradiction avec l’idéalisme philosophiques, mais ses résultats sont toujours indifférents au regard des vérités de la religion, parce que ces résultats ne peuvent déterminer nécessairement aucune forme de législation. Quels que soient ces résultats, la législation ne s’appuie pas sur eux mais sur une délibération de la raison morale pratique (étant entendu qu’une révélation religieuse peut s’entendre en ce sens sans que soit dénaturé son caractère de religion), et ce même quand un, plusieurs, voire tous les partis justifieraient leurs positions respectives au nom de résultats scientifiques.

C’est pourquoi la civilisation recule avec les progrès de la science, en raison de deux phénomènes. Tout d’abord, une civilisation repose sur la loi morale sous forme de législation juste, or la science rend les esprits moins familiers avec ces considérations par la mécanicité de son heuristique. Ensuite, les progrès de la science se payent d’une mobilisation toujours plus grande de l’intellect sur les questions mécaniques, car le Gestell (Heidegger) s’effondrerait sans cette mobilisation dans l’infrastructure technique. Une activité indifférente aux fins morales n’a pas les moyens de maintenir un niveau suffisant de moralité dans le corps social.

La science n’a produit et ne peut produire aucun résultat de législation. La méthode expérimentale a réduit la pensée dialectique alors qu’elle ne peut la remplacer comme support de l’activité législatrice. Cette activité est l’objet de la raison morale pratique.

Philo 17 : Sisyphe est très heureux

I

La Volonté objectifiée, matérialisée se donne une histoire dans la matière, une histoire purement fictive. Dans le monde de la matière, la représentation a une généalogie, le « premier œil » (Schopenhauer) est un développement, car la matière est fermée sur elle-même en tant que création finie. – Même si c’était une création infinie quant à l’espace et au temps, même dans ce cas, parce que création, c’est-à-dire objectification de la Volonté qui se fait autre, cet autre ainsi créé est fermé sur lui-même. (Infini et fermé sur lui-même, car infini quant à l’espace et au temps seulement.) Le point de vue matérialiste de la matière fermée sur elle-même est nécessairement que la représentation est un développement, que l’évolution a produit le premier œil, car la matière est dans le temps.

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La totalité n’est pas dans l’espace et le temps.

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La géométrie est un ensemble de propositions synthétiques a priori dans l’intuition pure.

Dans l’ignorance du kantisme, on est le plus souvent réduit au vague de l’expression quant à la spécificité de la géométrie et de l’arithmétique. Pierre Duhem appelle l’intuition pure un « sens commun ». C’est très à côté du sujet : il y a des esprits entièrement dépourvus de sens commun, celui-ci ne peut servir de critère universel. On ne peut appeler l’évidence géométrique et mathématique une évidence de sens commun car cette dernière est le critère auquel on rappelle l’esprit qui s’égare, tandis que cette autre évidence est celle qui ne nous quitte jamais, ne peut nous quitter, ne peut être perdue. Duhem, contraint faute de mieux de l’appeler un sens commun, n’a pas une idée claire de ce qu’est l’évidence géométrique, il lui manque de comprendre qu’une telle évidence ne peut être tirée de l’expérience (le seul domaine où il soit permis de parler de sens commun) puisqu’elle la fonde tout entière. Faute d’une réflexion assez poussée, ou plus simplement de connaître l’épistémologie kantienne, Duhem est contraint d’emprunter à l’expérience l’idée de sens commun pour l’appliquer au domaine transcendantal, où elle ne peut avoir aucune valeur.

« Le dessein de tirer des connaissances du sens commun la démonstration des hypothèses sur lesquelles reposent les théories physiques a pour mobile le désir de construire la Physique à l’imitation de la Géométrie ; en effet, les axiomes d’où la Géométrie se tire avec une si parfaite rigueur, les demandes qu’Euclide formule au début de ses Éléments sont des propositions dont le sens commun affirme l’évidente vérité. (…)

La plupart des idées abstraites et générales qui naissent spontanément en nous, à l’occasion de nos perceptions, sont des conceptions complexes et inanalysées ; il en est, cependant, qui, presque sans effort, se montrent claires et simples ; ce sont les diverses idées qui se groupent autour des notions de nombre et de figure ; l’expérience vulgaire nous conduit à relier ces idées par des lois qui, d’une part, ont la certitude immédiate des jugements du sens commun, et qui, d’autre part, ont une netteté et une précision extrêmes. Il a donc été possible de prendre un certain nombre de ces jugements pour prémisses de déductions où l’incontestable vérité de la connaissance commune se trouvait inséparablement unie à la clarté parfaite des enchaînements de syllogismes. Ainsi se sont constituées l’Arithmétique et la Géométrie.

Mais les sciences mathématiques sont des sciences fort exceptionnelles ; elles seules ont ce bonheur de traiter d’idées qui jaillissent de nos quotidiennes perceptions par un travail spontané d’abstraction et de généralisation, et qui, cependant, se montrent de suite nettes, pures et simples. »

Pierre Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1904), 2e Partie, VII, V

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Un progrès infini des connaissances signifie que ce qui reste à connaître est toujours infini et que nous sommes tous infiniment éloignés de la connaissance absolue, à quelque stade que l’on soit de la connaissance. – Aussi bien Die Moral que son antithèse Die Klugheit appartiennent à un tout autre domaine de la pensée.

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Hors l’idée de bonheur éternel comme récompense, hors la foi, la pensée que la coercition imposée à notre volonté pourrait servir à quelques-uns de moyen d’appliquer la loi de leur volonté propre, d’appliquer le « tout est permis », est cause de tourment car nous sommes enserrés dans un inextricable réseau de coercitions, dont la première est que notre volonté se contredit elle-même, ce qui, si nous en avions la conscience suffisante, nous tranquilliserait quant au succès des autres vis-à-vis de la loi du vouloir. – Cela ne rend cependant pas notre propre vouloir moins contradictoire.

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La reproduction sexuée n’a aucun sens pour l’esprit, dont l’activité suit une ligne continue tandis que la reproduction est un éternel recommencement : c’est parce que l’esprit est supérieur à cet éternel recommencement qu’il y a progrès selon la ligne continue de l’activité de l’esprit. En d’autres termes, l’intelligence artificielle (IA) autonome est dans son concept plus homme que l’homme actuel, l’homme biologique.

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L’humanité souffre d’une illusion biologique, qui est qu’elle doit continuer à exister en tant que telle en face de l’IA autonome.

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On a trouvé de l’ADN exploitable dans la momie de Toutankhamon, ce qui signifie qu’on pourrait le cloner. Un commentateur suppose qu’on pourrait également lui rendre ses souvenirs. Comment ? Ses souvenirs ne sont certainement pas dans son ADN. Comme la reproduction sexuelle, le clonage est un éternel recommencement.

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II

De l’art d’avoir toujours raison depuis la Seconde Guerre mondiale.

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E.S.P. Haynes (1916) dénonce le caractère arbitraire de la distinction faite par John Stuart Mill entre « self-regarding acts (e.g. getting drunk) and other acts (e.g. theft) » (les seconds étant les seuls que la collectivité pourrait connaître en droit) et affirme qu’elle n’est plus acceptée. Cependant, Mill reconnaît lui-même, dans ses propres écrits, que cette distinction n’est pas franchement opérante, qu’elle n’est pas nette, et l’on se demande bien pourquoi il n’y a dès lors pas renoncé tout simplement, plutôt que de prendre le risque, qui n’a pas manqué de se réaliser, de voir cette hypothèse servir à des esprits peu subtils.

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Le progrès contre la culture.

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La prison de l’âme de l’homme marié.

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Odieux comme une fausse promesse. D’un côté on peut voir une fausse promesse comme l’idéal dont il est toujours permis de se réclamer, de l’autre comme la caution dont se prévaut le pouvoir qui s’essuie le derrière avec.

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Sa correspondance, c’est, en exagérant à peine, presque tout ce qu’on a traduit de Hegel en français. Mais même celui qui lit toute sa correspondance n’a pas lu Hegel.

(La collection grand public Tel/Gallimard a publié trois gros volumes de lettres de Hegel et seulement trois de ses livres.)

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Le profil grec des statues antiques est associé par Hegel à l’angle facial distinctif de l’homme vis-à-vis des bêtes : l’angle droit ou quasi droit contre l’angle aigu. Le commentateur rappelle à ce sujet que la mesure de l’angle facial est due au Hollandais Camper (18e siècle), qui s’en servit pour établir une hiérarchie des races humaines.

L’Arès Borghèse, Musée du Louvre, Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines

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« Des passages magnifiques d’une difficulté inouïe » (Alain Badiou sur la Phénoménologie de l’esprit). – Le cancre à l’école : « Madame, c’est magnifique. »

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Une civilisation ne peut s’écrouler que si elle acquiert un minimum d’élévation. Autrement, comme l’explique Hegel, la durée est acquise au néant de la pensée. – L’Occident est-il devenu éternel ?

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Les droits et libertés proclamés par un État corrompu sont inexistants. La corruption, ce ne sont pas seulement des crapules qui s’enrichissent mais aussi et surtout des crapules qui vous privent de vos droits pour garantir leur arbitraire. Dans la forme de l’État de droit, ce n’est possible qu’en faisant passer l’arbitraire pour le droit ; c’est ce que fait le pouvoir d’un État corrompu.

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L’apolitisme est de gauche dans une société de gauche.

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Le droit d’origine jurisprudentielle en France est surtout le droit administratif, c’est-à-dire le droit dont connaît le juge administratif, un juge en dehors du pouvoir judiciaire et rattaché à l’administration. Comme par hasard, à ce gouvernement des juges-là, le cartel politique ne trouve rien à redire.

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Sisyphe est très heureux.

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Il y a ceux qui intéressent les sots et ceux qui intéressent les flics : ceux qui ont du succès et ceux qui ont des problèmes.

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Les mots qui tuent. – Puisque la publicité pour l’alcool est, bien que réglementée, légale et que les producteurs et marchands d’alcool qui font la publicité de leurs produits ne sont tenus pour responsables ni des maladies ni des accidents causés par ces produits, il n’est nullement permis d’interdire les « contenus haineux » au motif qu’ils causeraient des crimes.

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Traité du gouvernement civil de Locke

Chap. XIV De la Prérogative

« [D]ans tous les gouvernements bien réglés, le bien de la société demande qu’on laisse quantité de choses à la discrétion de celui qui a le pouvoir exécutif. »

Le droit d’insurrection nécessite le droit de porter des armes. La prérogative de l’exécutif nécessite de réserver un tel droit d’insurrection, car cette prérogative, ce pouvoir discrétionnaire est en soi la faculté d’appliquer la loi de manière tyrannique. Concéder son existence était sans doute opportun en monarchie plus ou moins absolue, comme moyen de concilier des idées libérales avec la prérogative royale, mais au niveau des principes je n’y vois qu’une commodité pour l’exécutif, dangereuse et en tout état de cause inacceptable dans un régime qui supprime le droit de porter des armes.

Chap. XVI Des Conquêtes

Reconnaître l’État d’Israël, c’est proclamer un droit de conquête. Qui proclame un droit de conquête ferait mieux de ne pas invoquer des principes intangibles contre la guerre de Poutine en Ukraine. Je ne reconnais pas l’État d’Israël.

« Il n’y a personne qui demeurera d’accord qu’un agresseur, qui se met dans l’état de guerre avec un autre, et envahit ses droits, puisse jamais, par une injuste guerre, avoir droit sur ce qu’il aura conquis. Peut-on soutenir, avec raison, que des voleurs et des pirates aient droit de domination sur tout ce dont ils peuvent se rendre maîtres, ou sur ce qu’on aura été contraint de leur accorder par des promesses que la violence aura extorquées ? Si un voleur enfonce la porte de ma maison, et que, le poignard à la main, il me contraint de lui faire, par écrit, donation de mes biens, y aura-t-il droit pour cela ? Un injuste conquérant, qui me soumet à lui par la force et par son épée, n’en a pas davantage. »

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De nos jours, on met des femmes à la tête des juntes : Jeanine Áñez.

(En 2019, les commentateurs ont souligné que la Bolivie avait renoué des relations diplomatiques avec Israël « après dix ans » de relations interrompues. C’était surtout après le coup d’État d’une junte militaire, dont la cheffe croupit aujourd’hui en prison.)

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Ce sont les crimes de guerre des seuls vaincus qui sont jugés, c’est-à-dire qu’il n’y a dans cette procédure, dans cette judiciarisation aucun progrès du droit. Au mieux aucun progrès.

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Vous ne votez pas pour ce que vous voulez mais pour ce qu’on vous propose.

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Le cinéma est populiste : mafieux et politiciens corrompus tirent les ficelles en coulisses etc. Il serait d’ailleurs étrange que la classe politique inspire du dégoût aux classes populaires qu’elle lutine sans en inspirer le moindre à des intellectuels supposés pourvus de sens critique. Mais c’est un dégoût modéré par les subventions.

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« Si l’Amérique n’a pas encore eu de grands écrivains, nous ne devons pas en chercher ailleurs les raisons : il n’existe pas de génie littéraire sans liberté d’esprit, et il n’y a pas de liberté d’esprit en Amérique. » (De la démocratie en Amérique, I, II, VII) Autrement dit, la liberté d’esprit est soit tout à fait indépendante des institutions libres soit étouffée par ces mêmes institutions, ce que semble penser Tocqueville dans ce passage (« La majorité vit donc dans une perpétuelle adoration d’elle-même »).

Tocqueville a montré le conformisme et l’inertie intellectuelle de la société américaine égalitaire et libre. Le phénomène répressif à l’œuvre reste dans la plus profonde occultation, il faut être un esprit de la finesse de Tocqueville pour en avoir une perception claire. C’est donc la plus grande absence de transparence qui prévaut là. Un régime qui donne à connaître son appareil répressif est plus transparent, et par ailleurs plus ouvert s’il admet la critique des modalités de la répression. C’est ce qui explique la prodigieuse efflorescence de la pensée philosophique dans l’Empire allemand, de Kant à Heidegger : cet absolutisme était plus transparent que des sociétés formellement plus libres.