Tagged: philosophie transcendantale

Concept de totalité et Idée du monde dans l’Opus postumum de Kant, par Gerhard Lehmann, Kant-Studien (Traduction)

Traduction par Fl. Boucharel de l’essai Ganzheitsbegriff und Weltidee in Kants Opus postumum par Gerhard Lehmann, publié dans le journal Kant-Studien, volume 41, cahiers 3-4, 1936, pp. 307-330.

Gerhard Lehmann (1900-1987) est un philosophe allemand considéré comme un important connaisseur de Kant (Wkpd : « bedeutender Kantforscher »). Il fut responsable, dans les années trente, de l’édition au sein des œuvres complètes de Kant de l’Opus postumum.

Dans l’essai qui suit, Lehmann évoque la pensée de Hans Heyse, philosophe dont nous avons traduit le texte « Kant et Nietzsche » (ici). Fait partie de la démarche de Heyse comme de Lehmann la volonté de sortir Kant d’une matrice chrétienne. Lorsque Lehmann, dans ce cadre, en vient à dire que « l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union », nous devons lui donner tort : l’idée de Dieu ne peut impliquer en aucun sens que l’idée de l’homme lui soit supérieure, même dans la pensée kantienne. Cet aspect polémique n’est cependant pas essentiel dans l’essai qui suit, dont la teneur philologique n’échappera pas au lecteur.

Également esquissé dans cet essai, sur le fondement de l’Opus postumum et de Heidegger, un portrait de Kant en philosophe « existentialiste ».

L’Opus postumum : Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, écrit posthume, est à juste titre considéré comme une œuvre majeure de Kant. Sauf erreur de notre part, les ouvrages parus en traduction française sont incomplets, sont des recueils d’extraits. La traduction française des passages de cet ouvrage kantien dans l’essai qui suit est de notre seule responsabilité.

.

CONCEPT DE TOTALITÉ ET IDÉE DU MONDE
DANS L’OPUS POSTUMUM DE KANT

.

par Gerhard Lehmann, Berlin

.

Les manuscrits de Kant non publiés de son vivant, et dont la première édition complète est à présent achevée (la première partie, c’est-à-dire les liasses ou cahiers I à VI, a paru au début de l’année 1936 et constitue à présent le volume XXI des œuvres complètes de l’édition de l’Académie, et la seconde partie, à savoir les cahiers VII à XIII, d’ores et déjà menée à terme, paraîtra dans le courant de l’année en tant que volume XXII1), apportent, cela est reconnu depuis longtemps par la littérature, un nouvel éclairage à de nombreux concepts de la philosophie critique. Dans les cahiers les plus tardifs en particulier (X, XI, VII, I), auxquels Kant travailla de 1799 à 1803, plusieurs motifs déterminants, plusieurs positions et résultats des écrits antérieurs sont non seulement modifiés mais aussi réélaborés dans une direction clairement identifiable. La direction de ces développements fut fixée dans le cadre de la tâche à laquelle Kant s’attela dix ans après la publication des Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, et qu’il appelle le passage ou la transition (Übergang) des principes métaphysiques à la physique. Ce n’est qu’au cours du travail sur cette transition, qui ne devait s’étendre que sur « quelques feuillets », que Kant réalisa pleinement l’ampleur d’une telle tâche ; le plan s’élargit de plus en plus jusqu’à embrasser l’ensemble du système de la philosophie transcendantale. La reconstitution génétique des quatorze brouillons (incluant le cahier I) par E. Adickes2 permet de distinguer les étapes suivantes. Tout d’abord, fut intégrée dans la « physique » en tant que théorie des forces motrices l’hypothèse de l’éther, qui était déjà importante pour Kant avant cela (depuis sa dissertation de maîtrise de 1755) mais ne fut pas utilisée dans les écrits critiques. Puis Kant tenta, à l’aide de la table des catégories, d’élaborer une systématique des forces motrices : le système des éléments de la matière. À la fin de chacune des ébauches concernant le système des éléments, se trouve la tentative minutieuse de penser l’éther comme condition a priori de l’unité de l’expérience physique : c’est la déduction de l’éther. La réflexion sur les problèmes épistémologiques impliqués dans cette déduction le conduit alors à reprendre la thématique de la déduction transcendantale. Kant s’efforce (dans les cahiers X et XI) de présenter une « nouvelle » déduction transcendantale, dont le cœur – la théorie de l’aperception transcendantale – est traité séparément (dans le cahier VII) : c’est la théorie de l’autodétermination (Selbstsetzung). Le passage à la théorie des idées est accompli par l’intégration du concept d’autonomie et le rapprochement des deux « régions » théorique et morale-pratique de la raison : l’autodétermination devient une caractéristique de la « personne », et la philosophie transcendantale atteint son « plus haut point » dans la systématique des idées de Dieu, du monde et de l’homme.

Un premier aperçu suffit à montrer que Kant fait souvent usage d’un concept au centre de l’attention de la philosophie contemporaine : le concept de totalité. Les passages déterminants, au regard du système, où ce concept intervient sont les suivants. La physique resterait fragmentaire, un simple agrégat et non un système, sans la science de la transition [des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique] qui est justement destinée à garantir son unité systémique. L’éther est une hypothèse nécessaire, car sans lui aucune cohésion matérielle (« aucune attraction cohésive » XXI, 378) n’est possible. Le système des éléments de la matière qu’il s’agit d’élaborer est une étape vers un système que Kant appelle système du monde et qui ne va plus des parties au tout mais du tout aux parties. La déduction de l’éther s’appuie sur le fait que l’éther (substance calorifique, matière calorifique) en tant qu’espace rempli représente en même temps le « principe d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). Les forces motrices, dont nous éprouvons l’action dans nos perceptions (en tant que réactions), doivent être constituées en tant que tout par le sujet ; car « la réceptivité des phénomènes repose sur la spontanéité de la synthèse dans l’intuition de soi » (XXII, 535). La structure holistique de la région de la perception suppose que l’affection empirique par les « phénomènes » ne soit autre chose que l’expression d’une affection transcendantale de soi par soi dont les modes sont l’espace et le temps (ces derniers sont l’« actus de la représentation en tant que force par laquelle le sujet s’auto-détermine », XXII, 88) : espace et temps forment ainsi eux-mêmes un tout. Le tout du « monde » trouve son terme correspondant dans l’idée de Dieu : unifier les deux idées de manière synthétique est la tâche la plus haute de la philosophie transcendantale ; l’homme est copula, par quoi Dieu et le monde sont liés « dans un principe » et posés comme un « tout absolu » (XXI, 37, 80).

.

Le concept de totalité jouait déjà un rôle majeur dans les écrits plus anciens de Kant, en particulier la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger, soit dans une acception aristotélicienne soit dans une nouvelle conception propre à Kant qui restait à éclairer. Avant de nous demander si les manuscrits posthumes laissent voir un perfectionnement de ce concept, examinons-le d’abord tel qu’on le trouve dans la littérature sur Kant. En tant que représentant d’une biologie holistique, Hans Driesch a étudié la doctrine kantienne des catégories au regard du concept de totalité, et revendiqué une révision de la table des catégories3. Cette recherche, essentiellement destructive, doit être jointe à celle, exhaustive et constructive, de Hans Heyse4, qui unit dans le cadre d’une logique du concept de totalité l’ensemble des démarches de Kant, y compris celles des manuscrits posthumes. Les importants travaux d’Alfred Baeumler sur la Critique de la faculté de juger5, pionniers dans l’étude la plus récente de l’œuvre de Kant mais malheureusement pas encore achevés, ne peuvent être ici qu’évoqués6.

Dans la Critique est introduite en tant que troisième catégorie de la relation, déduite de la forme du jugement disjonctif, la catégorie de la communauté : dans tous les jugements disjonctifs, la « sphère » est représentée comme un « tout » divisé en parties, et ces parties ne sont pas pensées unilatéralement, ainsi que dans une série, mais réciproquement, « comme dans un agrégat ». Sur cette catégorie repose le principe de communauté (troisième analogie), selon lequel « toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues dans l’espace comme simultanées, entretiennent une relation d’action réciproque universelle ». Ici aussi apparaît le concept de totalité : les objets, représentés comme existant simultanément et liés, doivent déterminer leur position réciproquement dans un même temps, « et constituer ainsi un tout ». – Pour Driesch, la communauté telle que l’entend Kant n’est pas encore une totalité, mais seulement un autre nom pour la causalité (mécanique). Les catégories kantiennes de relation ne comprennent pas tous les concepts de relation ; dans la table des jugements de relation, il manque le jugement conjonctif complet (S est P1, P2 … Pn), duquel, selon Driesch, se laisse seul dériver le couple conceptuel tout-partie. Driesch demande donc de remplacer la catégorie kantienne de communauté par la catégorie d’individualité : « L’individualité exprime le tout tel que constitué par les parties tout en étant autre chose que les parties, à savoir, justement, Un » (40). Par voie de conséquence, Driesch demande de remplacer le principe de communauté par le principe d’individualité : « La totalité reste totalité dans la persistance, la totalité peut entrer dans des processus de modification, la totalité se compose de parties mais est plus que la somme des parties » (50-1).

S’il s’agit essentiellement pour Driesch de justifier sa distinction de la causalité « sommative » (mécanique) et de la causalité « totalisante » (vitale et psychique), ce n’est que dans les écrits de Heyse que le motif logique de cette différence paraît en pleine lumière, non par un tour polémique contre Kant mais dans le cadre d’une nouvelle interprétation de la philosophie critique, laquelle interprétation est dans les écrits plus récents de Heyse conduite au sein d’une histoire des idées7.

Le motif logique, qui déjà incitait Kant à élaborer une « logique holistique » (Ganzheitslogik), est compris par Heyse dans une double corrélation du « général » et du « particulier », à savoir dans l’opposition entre concept abstrait et concept systémique. Le concept abstrait saisit le général comme « ce qui est commun à des éléments objectaux ou conceptuels (caractères, propriétés) » ; le concept systémique saisit le général comme « relation d’éléments objectaux ou conceptuels »8. Dans les deux cas, le commun est défini par une totalité de particuliers ; mais c’est seulement dans le second cas que le tout est défini comme totalité vraie, comme la totalité du général-concret englobant en soi le particulier. Le principe de relation est « l’expression condensée (verdichtete Ausdruck) du tout des différenciations ». Il est donc un « tout », un totum qui est plus que la simple somme des parties. Plus précisément : les parties ne se laissent ici nullement penser comme sommatives, elles sont bien plutôt des « dérivations de cette totalité » (8).

Concept abstrait et concept systémique sont des principes d’ordonnancement ; tout comme Driesch, Heyse part du principe qu’il y a « quelque chose d’ordonné », que l’objectalité à connaître « est dominée par l’ordre » (3). Quand « le tout, la totalité de la réalité est considéré comme l’objet réel de la connaissance philosophique », la « logique du concept de totalité » exige de représenter ce tout sur « une échelle de concepts de totalité » ; et c’est à la lumière de cette tâche que Heyse comprend la philosophie kantienne, dont il veut découvrir le « contenu purement théorique ». Chacune des trois Critiques a ainsi sa propre région de la réalité pour objet : la région physique (et) de la perception, la région éthique, la région organique. « Voir » l’idée, en dernière analyse fort ancienne, de « structure régionale de la réalité » – chaque région étant « dominée par son propre logos » – est le véritable sens de la logique transcendantale de Kant. Et le concept d’intuition pure représente le point où Kant parvient à « découvrir » (en fait à « redécouvrir ») le nouveau type de la logique holistique, à l’encontre de la logique abstraite (64).

Des nombreuses questions que Heyse cherche à résoudre au moyen de cette interprétation, nous ne discuterons ici que le problème de la perception. Car c’est pour ce problème que Kant, selon Heyse, est parvenu dans l’opus postumum, pas avant, à une formulation conforme à sa logique holistique. L’opus postumum est donc d’une importance capitale pour la compréhension de la philosophie kantienne, et Heyse est un des rares chercheurs à s’être confronté aux manuscrits posthumes dans une intention systématique. C’était déjà arrivé avant lui : Vaihinger recourut à l’op. post. pour élucider le concept de Dieu, le comte de Keyserling celui de « transition », E. Marcus la théorie de l’éther, E. Adickes la double affection en tant que « clé » de l’épistémologie kantienne ; A. Krause avait de son côté cherché à reconstruire la structure du système9. Pour les études kantiennes les plus récentes, ces tentatives n’ont cependant pas une grande portée.

Heyse, au contraire, touche un nerf de la démonstration kantienne ; c’est le « problème de fond » de l’opus postumum qu’il traite (de manière non pas exhaustive mais précurseur). Ce qu’il appelle « concept systémique de la région de la perception » apparaît chez Kant dans le cadre de la « nouvelle » déduction transcendantale (cahiers X et XI), dont sont également tirées toutes les citations de Heyse. Et la position de la nouvelle déduction dans les textes posthumes correspond tout à fait, en relation au système, à la position de la « vieille » déduction dans la Critique. Sur elle repose toute la science de la « transition ». Heyse affirme deux choses : α) avec la nouvelle déduction, Kant a en vue une « théorie intégralement fondée des catégories de la région de la perception » et β) cette fondation intégrale de la région physique est le travail des premiers principes métaphysiques de la science de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à la thématique plus étroite de l’op. post. Comme la suite de notre exposé le montrera, la seconde de ces thèses est litigieuse, la première pertinente à tous points de vue.

Selon Heyse, le concept d’expérience dans l’analytique transcendantale n’est pas univoque mais plurivoque. La sphère des phénomènes comprend « deux types d’objets » : l’objet des sciences mathématiques de la nature et l’objet de la perception. Bien qu’il indique leur différence, Kant traite ensemble les deux objets. Le point de départ de la différence consiste en ce que, déjà dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant conçoit la physique comme fondée sur les sens externes et la perception comme une modification du sens interne. Le traitement commun consiste en ce que la Critique ne conduit la théorie des catégories que tant que « les régions objectales considérées par elle sont saisissables ensemble au moyen des catégories » (61). L’être propre de la région physique ne devient problème que dans les premiers principes métaphysiques, et « une concrétisation de la théorie ‘transcendantale-analytique’ des catégories » n’est visée pour la région de la perception que dans le seul op. post. (68).

Le réel n’est que partiellement défini par ce qui est mobile dans l’espace ; les « relations systémiques de la région physique » laissent indéterminées les qualités sensibles de la réalité. Comment celles-ci doivent-elles être comprises au moyen des catégories ? « C’est la question de l’opus postumum » (69). Elle se décompose en un problème matériel et un problème formel. Heyse situe dans le problème matériel la correspondance posée par Kant entre forces motrices de la matière et forces motrices du sujet comme « réactions » aux premières. Comme problème formel, il indique la recherche de la législation formelle par laquelle « la région de la perception est constituée en nouveau mode d’être spécifique » (71). Et la solution lui paraît être la présentation du temps comme forme holistique fondatrice à laquelle est soumise la totalité des « synthèses » des forces motrices affectant le sujet (72). C’est ainsi le temps, le sens interne qui est le « concept systémique de la région de la perception », – par où l’analytique des principes, dans la « théorie du sens interne » de laquelle cette problématique est tout entière enracinée, est de nouveau atteinte.

Pour la méthodologie de l’interprétation textuelle, cette tentative est très instructive car les textes posthumes sont ici entièrement intégrés dans le système de la Critique. Non seulement des « pousses tardives » de Kant (selon Adickes) ou toute nouvelle représentation de la démarche critique par son auteur sont écartées de l’interprétation, mais en outre l’indéniable perfectionnement du système trouve sa juste place : la théorie de la perception de l’op. post. explicite le concept systémique du temps fondé par la Critique, et ce concept du temps doit à son tour être interprété au regard de la théorie de la perception du texte posthume.

.

Après ces remarques préliminaires, nous pouvons nous atteler à notre tâche principale : examiner les différentes manières dont le concept de totalité est employé dans l’opus postumum et présenter la relation entre concept de totalité et idée du monde. Heyse lui-même souligne que la « ligne directrice » est « plusieurs fois rompue » dans le texte posthume. De fait, toutes sortes de thèmes apparaissent ; on peut dire que tous les thèmes favoris de Kant depuis les écrits de jeunesse sur les forces vivantes jusqu’à la Critique de la faculté de juger reviennent dans l’op. post. Kant considérait provisoirement que peu de choses dans ces manuscrits était prêt à être édité10 ; il pense pour lui-même et ne s’impose aucune contrainte, la terminologie est plus négligée que dans les œuvres imprimées. La pensée productive, cependant – et cela ne manque pas d’étonner le chercheur qui entreprend l’étude de ces brouillons –, est remarquablement indépendante des oscillations de la réflexion et de l’irrégularité des formulations : à cet égard, il n’y a aucune rupture. Il s’agit donc d’entrer dans ce processus vivant de perfectionnement dans lequel Kant exerce sa réflexion. Souvent, en particulier dans les minutieuses recherches des cahiers X et XI, on voit pour ainsi dire à l’œil nu les points où Kant, après une phase de remaniement, se trouve entraîné vers une nouvelle orientation constructive. Il faut examiner ces « points d’inflexion » pour trouver la « ligne directrice ». Et ce n’est pas par hasard si le problème de la totalité se trouve à chacun de ces points.

Nous ne pouvons prétendre à l’exhaustivité. Les manuscrits posthumes ont une ampleur bien plus considérable que la Critique. Si les 1.269 pages de texte comportent, même dans les dernières ébauches, des redites, la nouvelle déduction transcendantale, par exemple, ne compte à elle seule pas moins de 262 pages (cahiers X et XI, auxquelles s’ajoute la théorie de l’autodétermination dans les 131 pages du « supplément » au cahier VII). Il nous faut donc procéder à un tri. Nous devons nous limiter aux passages où une modification profonde de la thématique est perceptible. L’hypothèse selon laquelle il y aurait dans l’opus postumum deux œuvres (c’est-à-dire les plans de celles-ci) n’est toutefois pas valable. Le problème d’abord formulé dans le brouillon in-octavo [du cahier IV] (1796), à savoir fonder une science « formant un tout comparativement complet qui ne soit ni simplement une métaphysique de la nature ni une physique mais la transition de la première à la seconde et comprenant le pont qui unit les deux rives » (XXI, 403), ce problème reste un thème fondamental du début jusqu’à la fin. Cette thématique de la « transition » est même, dans le dernier cahier (I), élaborée en une systématique des transitions possibles (cf. XXI, 17).

La présence de réflexions de philosophie morale et religieuse dans une pensée présentant principalement les caractères de la philosophie naturelle est le plus frappant. C’est aussi une nouveauté. (Elle se trouve au cahier VII et se déploie à partir d’une analogie : de même que le sujet se définit dans l’espace et le temps comme phénomène, il se définit dans l’impératif catégorique en tant que personne, XXII, 53 s. Les deux sont des autodéterminations, autognosie et autonomie selon la distinction plus tardive de XXI, 106. Comment se comportent-elles l’une vis-à-vis de l’autre ?) Plus décisive que l’inflexion dans la théorie des idées est toutefois l’inflexion dans la théorie de la connaissance. Kant n’avait, au commencement de son travail, pas la moindre intention de reprendre ces questions. Il tenait le « travail critique » pour achevé, comme il le dit à la fin de l’avant-propos à la Critique de la faculté de juger et, neuf ans plus tard – bien que ce ne fût pas, alors, à si juste titre –, dans les explications opposées à Fichte. La déduction transcendantale de la Critique ne l’a certes jamais pleinement satisfait, et il y a d’autres points où se trahit une préoccupation ininterrompue de sa part avec les questions théoriques fondamentales de la Critique. Mais la nouvelle science de la « transition » fut projetée à partir de prémisses purement physiques. Dans un premier temps, l’éther sert seulement de moyen descriptif ; il doit expliquer une série de phénomènes physiques (l’inertie, la formation de gouttes, la capillarité, le brillant des métaux, le magnétisme, etc.) ; mais qu’il rende possible – comme cela viendra plus tard – l’expérience elle-même, c’est ce dont il n’est pas encore question.

La césure décisive se trouve dans la transition entre l’hypothèse de l’éther et la déduction de l’éther : l’examen passe de la physique à l’épistémologie, de l’objectalité physique à la connaissabilité des objets physiques, du thème des forces motrices à la région de la perception, – de l’objet au sujet. Quelle fonction remplit ici le concept de « totalité » ? C’est ce qu’il faut d’abord se demander. Quand ce point sera éclairci, la seconde césure, l’inflexion de l’épistémologie vers la théorie des idées, pourra être établie. Et c’est seulement à partir de là que la « logique holistique » projetée dans le cahier I pourra être alors reconstituée.

.

a) En tant qu’élément hypothétique, l’éther est une matière expansive « originaire », dont les parties ne possèdent pas de liaison car la « liaison » (attraction) elle-même s’explique d’abord par l’éther (XXI, 374). Il possède un mouvement « originaire » et non dérivé, une force « vivante » par opposition à la force « morte » (de la pression). Il est souvent appelé substance calorifique (Wärmestoff), matière calorifique (Wärmematerie), mais pas toujours : le brouillon in-octavo, par exemple, entend définir la chaleur comme une « aspiration semblable à une vapeur », la lumière comme une « émanation rectiligne » de l’éther (XXI, 381). Dans tous les cas, cet élément originaire hypothétique est une matière « éthérique, pénétrant toute matière de façon originaire et remplissant l’univers » (XXI, 383), restant toujours la même, « identique partout ». L’éther est hypothétique car c’est une simple « idée » (XXI, 378) et non un objet d’expérience. Cependant, l’hypothèse de l’éther n’est pas n’importe quelle supposition arbitraire mais une « hypothèse nécessaire », car sans éther « aucune liaison indispensable à la formation d’un corps physique ne peut être pensée » (ebenda). L’éther est la condition de toute liaison matérielle (ou liaison de forces) : il est le principe physique de la totalité.

Ici commence la problématique à laquelle Kant a affaire, concernant ce principe, dans la déduction de l’éther. Quand nous parlons d’un « tout » physique, le domaine de l’expérience physique n’est-il pas déjà outrepassé ? Un « élément universel ubiquitaire et omnimoteur » considéré directement serait certes un élément purement hypothétique, fictif – n’est-il pas cependant, considéré indirectement, un élément nécessaire au « système » des forces motrices, « par conséquent un élément donné qui sert de fondement à toutes les forces motrices de la matière dans le système des éléments » (XXI, 543) ? Kant pose donc tout d’abord une différence entre démonstration directe et indirecte de l’éther – en prélude aux « distinctions » qui seront toujours plus nombreuses au cours de la recherche : plus tard il y aura des distinctions au sein du concept d’espace (spatium sensibilecogitabile), au sein du concept de phénomène (phénomène direct et indirect), au sein du concept d’affection (affection par les phénomènes et affection de soi par soi), au sein du concept de sujet, etc. Tout cela sont des signes d’une logique holistique « régionale », pointée par Heyse, et qui nous deviendra bientôt plus claire.

Naturellement, la différence entre deux « preuves » – directe et indirecte – de l’existence de l’éther ne signifie pas en soi une double objectalité de l’éther. Cependant, derrière les tentatives de déduction se dissimule justement cette différence « régionale ». Si l’éther est improuvable « de manière directe », il n’est pas non plus en tant que principe de totalité la même chose que cette substance originaire supposée : « La substance calorifique, est-il écrit dans un passage du cahier V (XXI, 545 s.), est-elle une substance purement hypothétique pour expliquer certains phénomènes au sein de la matière, et par suite une connaissance empiriquement conditionnée de la matière et de ses forces motrices, ou est-ce une connaissance donnée par la raison a priori de ces mêmes choses en tant qu’objet relatif à la transition de la métaphysique à la physique ? ou bien est-ce un objet dont l’existence est démontrable catégoriquement et a priori ? » Kant se donne beaucoup de mal avec des réflexions de ce genre. Presque toutes les discussions de sa démonstration commencent par la formule stéréotypique : il est étrange, il semble même impossible « de vouloir démontrer a priori l’existence d’un objet des sens, comme c’est le cas avec la supposition d’une substance calorifique ubiquitaire, dont il est ici affirmé qu’elle ne doit pas être pensée comme hypothétique » (XXI, 538).

L’« étrange » consiste en ce que Kant infère autre chose que ce qu’il souhaite inférer. L’existence d’une « substance donnée a priori » doit être inférée – la structure « holistique » de la matière est inférée : « Le calorifique est cette matière répandue dans l’espace qui ne peut être pensée comme un agrégat de parties mais seulement comme existant au sein d’un système » (XXI, 553). Le « calorifique » est donc la matière en tant que système, en tant que tout ! Ce point est rendu par moments plus clair : « L’objet d’une expérience générale contient en soi toutes les forces de la matière subjectivement motrices et par conséquent affectant la sensibilité et produisant des perceptions, dont la totalité s’appelle le calorifique » (XXII, 553). Mais Kant se défend toujours de désubstantialiser cette « totalité » ; reste l’impression de fausse hypostase d’un simple principe. À ce sujet, cependant, deux choses doivent être considérées. Tout d’abord, le développement de la pensée va toujours, dans toutes les ébauches, de l’hypothèse de l’éther vers l’éther en tant que « concept systémique » de la physique, jamais dans l’autre sens. Ensuite, le motif, maintenir la « substantialité »11 – nous pouvons dire aujourd’hui la nature énergétique – de l’éther, est dans un certain sens pleinement justifié. Ce n’est en définitive rien d’autre que le moyen d’exprimer le fait que le tout « précède » réellement les parties, que la totalité est plus que la « somme des parties », comme chez Driesch, ou que les parties sont des « dérivations » de la totalité, comme chez Heyse.

Et il s’agit bien d’une tentative dans le domaine de l’objectalité physique. L’éther que déduit Kant doit produire dans la physique ce que l’entéléchie de Driesch vise à produire dans le domaine de la biologie. Ce n’est certes pas un facteur naturel téléologique mais c’est bien un facteur « totalisant » : « Le calorifique est ce qui constitue la cohésion de l’ensemble de la matière dans l’espace et qui n’est quant à lui aucune substance préhensible » (XXI, 561). « Pour que la matière soit dynamiquement présente avec la propriété d’un espace sensible et par conséquent dans l’ensemble des corps, il doit y avoir un tout existant par soi, pénétrant tout, identique partout et de façon continue, et une substance qui serve de fondement aux forces motrices et à leur mouvement en vue de la possibilité d’une expérience (de l’ensemble du possible) » (XXI, 236).

Cela explique l’attachement de Kant à conduire la preuve de l’éther de façon non pas synthétique mais analytique, ainsi que le fréquent recours, en définitive stéréotypique, au principe d’identité. « On montre que la validation d’une telle matière … est la même chose que le concept de la totalité de celle-ci (c’est-à-dire des forces motrices de la matière) » (XXII, 614). Si nous pensons les forces motrices de la matière, autrement dit la matière elle-même, comme un tout, nous pensons ces forces comme des modifications de l’éther ; si nous pensons l’éther, nous le pensons comme principe de totalité ou de structure de la matière : l’un est simplement le commentaire de l’autre. Le « tout » ne signifie pas ici une « généralité discursive » mais une « généralité collective … qui n’est imputable à l’univers (la matière) comme un tout absolu que dans le concept du calorifique » (XXII, 614). Le tout est une unité (ens singulares) (ebenda) : d’où l’insistance sur le fait que l’éther est une substance unique. Nous verrons qu’ici se trouve le point où le concept d’éther et l’idée du monde se fondent l’un dans l’autre.

b) Le tournant de la physique en épistémologie (ou mieux, en philosophie transcendantale) n’est toutefois pas encore réalisé. Si les forces motrices de la matière forment un tout, elles doivent concorder, coniunctim, et non être « agrégées », sparsim ; l’éther peut alors être défini comme concept systémique de la physique, comme principe structurel de la matière. Mais si, au contraire, elles ne forment pas un tout, nous ne sortons pas d’une simple généralité « discursive » (concept abstrait au sens de Heyse) ; la déduction de l’éther est alors sans valeur. Comment pouvons-nous fonder la totalité des forces motrices sans pétition de principe ou d’une manière qui ne soit pas circulaire ? Par cela que la physique, pour être une science, doit être un système ? Mais quand la physique contemporaine, par exemple, est encore moins un « système » que ne l’était la physique newtonienne, n’est-elle de ce fait plus une « science » ? Adickes polémique de la façon suivante contre Kant : on ne peut prescrire à une science empirique ce qu’elle doit être ; l’exigence de Kant vis-à-vis de la physique est une perte de temps et d’énergie, pas même un vœu pieux mais une mécompréhension foncière de l’essence de cette science. L’inférence de l’existence de l’éther et de ses propriétés « aprioriques » supposées, impondérabilité, incoercibilité, incohésivité, inexhaustibilité, la classification des forces motrices de la matière selon le schéma des catégories, – ce sont là des jeux sans valeur indignes du génie de Kant, et un renoncement aux bornes fixées par la Critique12. Il est douteux qu’un tel blâme puisse rendre un quelconque service à une interprétation de l’œuvre posthume. Il n’est, de même, pas difficile de voir que l’unité de la région physique supposée par Kant est par là confondue avec la systématisation abdiquée de nos concepts physiques ; même si Kant n’est point parvenu à son but, son hypothèse de base peut être correcte. Il n’en demeure pas moins, cependant, que nous ne pouvons jamais montrer dans une réflexion objectale pourquoi il doit y avoir un « tout » de la matière.

Il ne faut pas croire que Kant ne le savait pas. Il le savait au contraire si bien que c’est justement à partir de cette problématique que le perfectionnement de la déduction de l’éther devient une « nouvelle » déduction transcendantale. Et ce non pas d’abord dans les cahiers X et XI ; dans les ébauches plus anciennes aussi est « déduite » la nécessité d’un tout objectif de la nature, qui est à son tour condition de la déduction de l’éther. Les réflexions des cahiers X et XI ne retiennent dans la déduction de l’éther que ce qui doit supporter la charge de la preuve : le principe d’« unité de l’expérience ».

À ce sujet, il convient tout d’abord de montrer certaines homologies caractéristiques de la « logique holistique » de Kant : tout comme il est dit de la matière qu’elle « constitue un tout absolu, existant per se » (XXII, 610), qu’il y a certes des corps et des substances mais non des matières, et que le tout de la matière est Un, une « unité holistique », il est également dit de l’expérience qu’elle est un tout et que l’on ne parle d’expériences au pluriel que par incompréhension, – la généralité du concept d’expérience ne doit pas ici être « appelée distributive, comme quand de nombreux caractères sont imputés à un seul et même objet, mais collective, c’est-à-dire comme unité holistique » (XXII, 611) ; lorsque l’on parle d’« expériences » au pluriel, il ne faut y voir que « des représentations de l’existence des choses, représentations subjectivement liées les unes aux autres dans une série continue de perceptions possibles. Car s’il y avait un trou entre elles, par ce hiatus seraient déchirés le passage d’un acte d’existence à un autre et par là-même l’unité du fil conducteur de l’expérience ; un événement qui devrait, pour que l’on pût se le représenter, appartenir à l’expérience, ce qui est impossible » (XXII, 552).

Naturellement, la concordance entre la structure holistique de la matière et celle de « l’expérience » n’est pas fortuite : l’une fonde l’autre, et l’explication du « sens » de cette fondation est la tâche de la déduction transcendantale. Mais restons-en à la structure de la région de l’expérience en tant que telle. « L’expérience a pour fondement : 1/ la perception, laquelle nécessite toujours des forces motrices (qu’elles soient externes ou internes) affectant le sujet 2/ l’élévation du perçu à l’expérience. Pour cela, il faut un principe interne du sujet lui permettant de penser l’objet perçu dans sa détermination complète » (XXII, 499). De même que les forces motrices sont les « parties » du tout (dynamique) de la matière, les perceptions sont les parties du tout (synthétique) de l’expérience ; tout comme le système des forces motrices reçoit sa structure de l’éther en tant que principe structurel, le système des perceptions reçoit sa structure d’un « principe interne » du sujet. Ce principe « totalisant » de l’expérience est un « principe de la synthèse », qui « doit naître a priori de l’entendement » (XXII, 473) – il rend possible l’expérience, et « ce qui est indispensable à la possibilité de l’expérience ne provient pas de l’expérience mais est a priori » (XXII, 480). Tout comme l’éther doit être une « substance démontrable a priori au moyen des catégories » (XXI, 223) car il est au fondement de « la possibilité des forces motrices et de leur liaison » (XXI, 229).

La relation de la déduction de l’éther à la nouvelle déduction transcendantale se laisse à présent représenter en deux étapes. La première est que les deux régions « matière » et « expérience » sont substituées l’une à l’autre. La seconde est que les invariants reconnaissables dans cette substitution sont détachés et employés à l’édification d’une preuve complète, la nouvelle déduction transcendantale au sens étroit. Nous voulons brièvement expliciter ces deux points. Tout d’abord, la substitution, qui forme le sujet principal des cahiers II, V et XII : parce qu’il est vrai de l’expérience qu’elle est un tout synthétique des perceptions, il est vrai de la matière qu’elle est un tout dynamique des forces motrices – pas seulement per analogiam, mais parce que le fondement de la démonstration de la possibilité de l’expérience est la condition de toute connaissance objective de la matière. Parce qu’il est vrai de la matière qu’elle est un tout des forces motrices, il est vrai de l’expérience qu’elle est une unité holistique, un système de perceptions – à son tour non per analogiam mais parce que sans l’éther (en tant qu’espace plein, spatium sensibile) il n’y a pas « d’unité de la totalité de l’expérience possible » (XXI, 224). La substitution est donc complète et la fondation réciproque. Mais qu’est-ce qui permet de passer d’une région à l’autre ? – La nature de la perception.

Nous pouvons à ce stade décisif indiquer brièvement ce qu’est la nouvelle déduction transcendantale : « La perception appartient aux forces motrices agissant à l’intérieur du sujet dans la sensation » (XXII, 444). Au système des forces motrices appartient la perception, mais aussi, au système des perceptions appartiennent les forces motrices : la perception est le point d’intersection des deux sphères d’objet, elle est invariante vis-à-vis des caractères systémiques de la sphère physique et de la sphère épistémologique. Une telle pensée surprend chez Kant et présente tous les signes de la nouveauté : on peut y voir une régression ou bien un développement conséquent ; dans tous les cas, elle est, de prime abord, surprenante. Car comment une perception pourrait-elle être une force motrice de la matière ou l’une quelconque des forces physiques une « perception » ? Les forces de la nature ne sont-elles pas objectives et les perceptions subjectives ?

Pour répondre immédiatement à cette objection, prenons la pensée directrice de la nouvelle déduction, qui pose la sujet-objectivité (Subjekt-Objektivität) de la perception et de plus réunit en soi tous les membres de la preuve. Nous l’appelons, conformément à la terminologie kantienne, le principe de correspondance. « Les forces motrices de la matière sont ce que le sujet lui-même exerce avec son corps sur des corps. – Les réactions correspondant à ces forces sont contenues dans les actes simples par lesquels nous percevons les corps eux-mêmes » (XXII, 326). Il paraît impossible « de vouloir représenter a priori ce qui repose sur des perceptions, par exemple le son, la lumière, la chaleur, etc., ce qui, pris ensemble, est le subjectif de la perception ; pourtant, cet acte de la faculté de représentation est nécessaire. Car si aucun contre-acte de l’objet ne lui correspondait, cette faculté ne recevrait aucune perception de l’objet via la force motrice de celui-ci » (XXII, 493). « L’action des forces motrices du sujet sur l’objet externe des sens, dans la mesure où le sujet est réciproquement moteur sur son propre organe, est en même temps l’objet externe et interne du sujet comme cause des phénomènes en vue de la possibilité de l’expérience » (XXII, 345).

Sans entrer dans les différents cas, résumons seulement les motifs déterminants pour le principe de correspondance : α) le motif psychophysique, β) le motif de l’égalité entre actio et reactio, et γ) le « motif constitutionnel » : penser chaque objet, indépendamment de la nature de son objectalité, comme constitué d’actes. Aussi caractéristique que soit le motif constitutionnel pour le subjectivisme de Kant, il faut cependant bien voir que le concept d’acte lui-même reçoit une signification plus large : ce n’est pas une métaphore lorsque Kant parle de forces « agissantes » et quand il leur subsume les actes de l’entendement. (« Aux forces motrices appartient aussi l’entendement humain. De même, le plaisir, l’aversion et la concupiscence. » XXII, 510) Le dynamisme qui caractérise les parties physiques de l’œuvre posthume – la relation de l’opus postumum avec les premiers principes métaphysiques consiste en effet à autonomiser la « dynamique » et à ramener la « mécanique » au niveau des purs principes « mathématiques » premiers des sciences de la nature – et qui s’exprime dans une polémique constante contre l’atomistique, contre toute manière quantitative de voir et contre Newton, est étroitement corrélé au « synthétisme » des parties épistémologiques ; et il ne faut pas non plus méconnaître que c’est une pensée holistique qui obtient cette concordance.

Le moi connaissant est un moi concret, c’est-à-dire que ses actes de connaissance sont liés aux actions de son corps (motif psychophysique). Les actions de ce corps se trouvent en relation réciproque avec celles d’autres corps (égalité entre actio et reactio). Les perceptions ne sont pas seulement « provoquées » de l’extérieur, ce sont des réactions qui « correspondent » aux forces motrices externes. De sorte que les qualités subjectives des sens ont elles aussi leur corrélat actif objectif. Avec les forces motrices du sujet concret nous pouvons donc objectifier à la fois les actes synthétiques (aprioriques) et les actions dynamiques ; nous pouvons anticiper les perceptions « quoad materiale » ; nous pouvons « pour » l’expérience inférer le système des perceptions et par là celui des forces motrices. « Au regard de la matière et de ses forces affectant extérieurement le sujet, donc motrices, les perceptions sont elles-mêmes des forces motrices en soi liées à la réaction, et l’entendement anticipe la perception d’après les seules formes possibles du mouvement – attraction, répulsion, enveloppement et pénétration. – Ainsi s’éclaire la possibilité d’édifier a priori un système de représentations empiriques, ce qui paraissait autrement impossible, et d’anticiper l’expérience quoad materiale » (XXII, 502).

Notre intérêt ne porte pas ici sur la force de conviction de la déduction mais sur sa qualité logico-holistique. La signification birégionale de l’acte, développée à partir de la perception et plus précisément de sa nature psychophysique, doit-elle viser à une identité ultime de la « matière » et de l’« expérience » ? Devons-nous penser aussi la matière et l’expérience comme un tout ? De fait, c’est la conséquence que tire déjà Kant ici : les concepts de matière et d’expérience sont « de telle sorte qu’ils comportent … une unité absolue dans la détermination complète de l’objet des sens » (XXII, 514). Et, plus clairement encore, un peu plus loin : « L’univers en tant qu’objet des sens est un système de forces d’une matière, qui s’affectent l’une l’autre extérieurement (objectivement) dans l’espace par le mouvement et intérieurement (subjectivement) par la sensation des substances conscientes, c’est-à-dire en tant qu’objets de perception » (XXII, 518). La fondation du concept systémique embrassant la matière en tant que système de forces motrices et l’expérience en tant que système de perceptions n’est toutefois apportée qu’au cahier VII. Car la théorie de l’autodétermination qui y est développée présente une nouvelle version du concept de chose en soi éclairant le sens de la « thèse de l’identité » de la nouvelle déduction.

La différence entre un objet en tant que phénomène et en tant que chose en soi n’est pas – est-il dit là – dans l’objet, « mais seulement dans la différence du rapport dans lequel le sujet appréhendant l’objet des sens est affecté pour la production de la représentation en lui » (XXII, 43). La chose en soi n’est pas un autre objet « mais une autre relation (respectus) de la représentation au même objet » (XXII, 26). Ce n’est pas quelque chose de donné « mais ce qui est pensé (cogitabile) appartenant par correspondance à cette division, bien que restant absent. Elle (cette désignation) demeure seulement comme un chiffre » (XXII, 37). « L’objet (materiale) = X est seulement l’idéal de la synthèse » (XXII, 86). La chose en soi est corrélat, « pendant », « position », « point de vue négatif », « un rapport différent de l’intuition au sujet dans la mesure où celui-ci est affecté par l’objet, donc l’objet en tant que phénomène représenté selon une certaine forme spécifique ou la faculté de représentation directement stimulée » (XXII, 31). Chose en soi et sujet sont la même chose considérée selon des points de vue différents : pour représenter notre propre activité comme non propre, nous la rapportons à un X, « en tant que notre position selon le principe d’identité où le sujet s’affectant soi-même, partant selon la forme, est pensé seulement comme phénomène » (XXII, 27).

Pour nombreuses que soient les obscurités de la théorie kantienne de la chose en soi, dans l’op. post. elle sert à étayer la conception de fond, elle n’est pas un appendice et pas non plus l’expression d’un embarras. Elle sert à garantir l’identité systématique de la matière et de l’expérience. Là où nous sommes affectés par des objets des sens, c’est-à-dire par des forces motrices de la matière, là est posé dans le concept de chose en soi qu’il existe un point de liaison en dehors de la sphère des sens auquel nous devons rapporter la perception (la chose en soi est « simplement l’idée de l’abstraction du sensible, laquelle est reconnue comme nécessaire » XXII, 23). Comme vérité de cette position se révèle le sujet constituant la perception en expérience : l’objet « en soi », en tant que « X » se dévoile comme « le pur principe de la connaissance synthétique a priori, lequel principe contient en soi le formel de l’unité du divers de l’intuition (et non un objet particulier) » (XXII, 20). La matière, totalité des forces motrices en dehors de nous, et l’expérience, totalité des expériences en nous, ont un point de liaison : ce qui fait des deux un tout et doit être pensé en plus du donné. Pour l’affection par les objets, c’est un X, la chose en soi ; pour les réactions (perceptions) naissant d’actions extérieures, c’est le sujet se constituant soi-même dans ses propres actes ; sujet et chose en soi ne sont toutefois nullement des objets différents, l’un est seulement le négatif de l’autre. Et justement parce que le « chiffre » de la chose en soi renvoie à un fondement supra-empirique (XXII, 24) que le concept de chose en soi a une signification logico-holistique : en tant qu’expression de l’exigence de penser aussi l’objet extérieur, l’objet spatial, non pas analytiquement comme simple symbole de représentations sensibles données mais synthétiquement comme « unité de la synthèse du divers » (XXII, 26, 32)13.

c) Nous avons cherché à montrer comment l’éther passe d’élément hypothétique à principe de totalité de la matière, comment la déduction de l’éther devient déduction transcendantale, et comment la fondation de la structure holistique de la matière est à chercher dans la relation interne des deux régions, matière et expérience. Nous avons affirmé que cette relation est elle-même une relation conceptuelle-systémique (au sens de Heyse). Mais s’il est vrai qu’après le résultat de la nouvelle déduction on ne puisse se contenter d’une simple coexistence des deux régions, il semble pourtant que l’identité de la matière et de l’expérience soit une identité abstraite. Une même chose – le « phénomène » – est sous un de ses aspects matière en tant que système des forces motrices dans l’espace et sous un autre, expérience en tant que système des perceptions. Matière comme totalité et expérience comme totalité coïncident, – l’identité de la chose en soi et du sujet, résultat de la théorie de l’autodétermination, obtiendrait cette congruence, et contrairement à ce que nous croyions ne garantirait pas un tout articulé en matière et expérience mais rabaisserait au contraire la distinction comme étant simplement réflexive. Si notre supposition selon laquelle matière et expérience forment elles-mêmes un « tout » – dans lequel la division régionale en sphère physique et sphère de la perception reçoit son sens objectif (ontologique) – est correcte, le résultat obtenu jusqu’ici est insatisfaisant. De fait, Kant n’en reste pas là ; dans le cahier VII déjà, commence l’inflexion qui conduit à la systématique du cahier I et développe les précédentes démarches logico-holistiques de façon extraordinairement conséquente et résolue.

Or le cahier I nous place au sein de la théorie des idées : le concept de transition reçoit à présent une acception anthropologique dans la mesure où c’est l’homme qui par la nature particulière de son être rend possible la « transition » de l’idée du monde à celle de Dieu. La question éthico-théologique devient dominante ; la pensée du primat [de la raison pratique] semble changer le sens aussi du résultat de la nouvelle déduction de manière radicale. Malgré tout, il est impossible de méconnaître que Kant s’efforce d’acquérir ici une saisie théorique complète de la philosophie transcendantale, que celle-ci, en tant que « connaissance synthétique a priori par des concepts », est vigoureusement séparée de toute métaphysique (XXI, 60 et passim), et que Kant garde toujours à l’esprit la conception originelle de la transition (comme transition de la métaphysique de la nature à la physique). Il doit donc y avoir aussi une ligne traversante qui relie l’éther, en tant que principe de totalité de la matière, au monde en tant qu’idée de ce tout rapporté par l’homme à Dieu, laquelle totalité n’est bien sûr plus simplement matérielle. Et cette ligne est indiquée par un concept qui appartient encore au plan d’origine : le concept de système mondial de la matière. Ici, dans tous les cas, entre en scène pour la première fois le terme de « monde ». Que comprend Kant par « système du monde », distingué du « système des éléments » ? Quelles modifications le concept de monde subit-il du fait de l’adoption de l’éthico-théologie ? Comment la pensée du primat agit-elle dans le passage du concept de monde à l’idée du monde ? C’est seulement après avoir éclairé ces points que nous pourrons demander si par l’idée du monde on passe de l’unité abstraite de la matière et de l’expérience à une unité concrète, et si par là peut être découverte la liaison de l’idée et de l’existence dans sa forme spécifiquement kantienne, différente de l’ancienne conception.

Le système du monde fut pensé comme le parachèvement du système des éléments, et l’éther en tant que « substance du monde » remplissant « l’espace cosmique » devait permettre ce parachèvement. « Le système des éléments est ce qui va (sans hiatus) des parties à la généralité de la matière, le système du monde est ce qui va de l’idée du tout aux parties » (XXII, 200). Or cette marche du tout aux parties n’est pas une simple inversion méthodologique, elle est déterminante pour une certaine classe de corps naturels : les corps organiques. Car un corps organique est celui « dont l’idée du tout précède le concept de ses parties comme fondement de sa possibilité » (XXI, 196). Si la même chose est valable pour le « système du monde » de la matière, alors cette façon « organique » d’appréciation trouve aussi à s’y appliquer : le système du monde traite de l’organisation du monde. « La nature, est-il dit dans une remarque du brouillon de copie (Abschriftentwurf) [cf. note 10] (XXII, 549), organise la matière non seulement selon des espèces mais aussi selon des degrés très divers. – Sans parler des exemplaires conservés dans les couches terrestres et les montagnes d’espèces animales et végétales aujourd’hui disparues et qui sont la preuve de produits anciens et à présent étrangers de notre globe vivant et fécond, la force organisatrice de celui-ci a organisé l’ensemble des espèces animales et végétales créées les unes pour les autres de telle façon qu’elles forment ensemble, en tant que membres d’une chaîne (l’homme inclus), un cercle : elles ont besoin les unes des autres pour exister, non seulement selon leur caractère nominal (la similitude) mais aussi selon leur caractère réel (la causalité) ».

Alors que la science de la transition, dans l’intérêt de « la complétude de la classification du système des forces », « doit également recourir au concept de nature organique par opposition à la nature inorganique … quand il est question des forces motrices de la nature » (XXI, 184), elle se trouve face à une difficulté : la dialectique de la faculté de juger téléologique contrecarre l’ébauche du système mondial de la matière, et il ne reste à la fin qu’à juger les forces organiques « comme d’autres forces motrices de la matière selon leurs relations mécaniques » et d’expliquer de cette manière leurs phénomènes « sans entrer dans le système des forces motrices de la nature agissant selon des causes finales » (XXI, 186). Comme pour le concept d’éther, Kant se sert ici d’une distinction (dont il fait cependant un usage contraire) : indirectement considéré, le corps organique est « l’idée d’une synthèse de forces motrices dans laquelle se trouve le concept d’un tout réel précédant nécessairement ses parties … ce qui ne peut être pensé que par le concept d’une liaison par les fins » ; directement considéré, il est « simplement un mécanisme connaissable de façon empirique » (XXI, 213). Parce que la matière ne peut avoir par soi-même des « intentions » (XXI, 186), nous ne pouvons employer les causes finales pour la systématique des forces motrices que de manière « problématique » (XXI, 186). Ces causes finales doivent pourtant appartenir aux forces motrices (ebenda). Comment sortir de ce dilemme ?

En nous plaçant résolument sur le terrain de la théorie des idées et en appréhendant l’« organisation du monde » par analogie avec notre propre organisation : « La conscience de notre propre organisation comme une force motrice de la matière rend possibles pour nous le concept de substance organique et la tendance de la physique à constituer un système organique » (XXI, 190). C’est de nouveau le motif psychophysique qui suggère cette inflexion : partant de cette unité psychophysique que nous sommes nous-mêmes, nous parvenons à l’unité correspondante du « monde ». De même que nous connaissons en nous une liaison de forces motrices matérielles et immatérielles (entendement, sentiment, faculté volitive sont en effet placés par Kant au rang des forces motrices), la physique devient un système « organique » (système du monde) quand on place l’idée de cette structure personnelle qui nous est propre au fondement du monde en tant que tout des parties.

Ici s’éclaire une particularité terminologique du cahier VII. Dans le supplément V est introduite, en même temps que la raison morale-pratique à laquelle appartient l’idée de Dieu, une raison technique-pratique en tant que son corrélat : le sujet « se détermine lui-même par : 1/ une raison technique-pratique 2/ une raison morale-pratique, et est lui-même un objet des deux. Le monde et Dieu. Le premier dans le temps et l’espace comme phénomène. Le second selon les concepts de la raison, c’est-à-dire selon un principe de l’impératif catégorique » (XXII, 53). De même qu’à la raison morale-pratique appartient l’idée de Dieu, l’idée de monde appartient à la raison technique-pratique. Et si, dans les écrits plus anciens, en particulier les deux introductions à la Critique de la faculté de juger14, la différence du moral-pratique et du technique-pratique est déjà connue, le transfert de la sphère de la raison théorique (par opposition à la raison pratique) à la raison technique-pratique, tel que Kant le conduit dans l’op. post., est surprenant. Il ne s’explique que par l’influence de la pensée du primat, qui dans les cahiers VII et I est conçue de façon que « Dieu et le monde sont des êtres non pas coordonnés mais subordonnés l’un à l’autre (entia non coordinata, sed subordinata) » (XXII, 62) – donc, que la raison morale-pratique, d’où naît l’idée de Dieu, a le primat sur la raison technique-pratique15. La distinction est également éclairante, naturellement, à partir de la théorie de l’autodétermination : tout comme nous posons l’espace et le temps comme modes de notre auto-affection, d’où résulte la fondation transcendantale du monde phénoménal, nous posons dans l’affection morale de soi par soi, dans l’autocontrainte morale qui nous constitue en tant que personne, l’idéal de Dieu en tant que personnalité la plus haute. Il convient simplement de noter que, dans l’imbrication du motif constitutionnel et du motif psychophysique, l’ensemble de l’appareil des catégories est intégré dans la sphère téléologique : tout simplement parce que les perceptions sont comprises comme des actions, à savoir des réactions des actes du sujet (XXII, 337 la « transition » est définie comme prédétermination des relations internes actives du sujet intégrant les perceptions dans l’unité de l’expérience) : les forces « motrices internes » de notre corps sont eo ipso des forces « motrices par intention », la « synthèse » des forces motrices dans l’intuition est véritablement un « faire » – la subjectivité se constituant soi-même en phénomène est une raison technique-pratique.

À quoi ressemble, à présent, l’idée du monde ? Kant l’a esquissée avec suffisamment de clarté dans les cahiers VII et I : le monde est la généralité de tous les êtres de sens (Sinnenwesen) (XXII, 49), le tout des objets des sens (XXI, 14, 21, 30), la généralité des choses dans l’espace et le temps (XXI, 24, 42), l’« existence » des choses en-dehors de nous (XXI, 39), c’est-à-dire leur « présence » dans l’espace et le temps ; le monde est une « unité absolue » (XXI, 35) qui ne peut être appréhendée par l’expérience (XXI, 42), un « principe actif » (XXII, 54), une création du sujet pensant (XXI, 23) ; il se scinde en deux selon une relation quantitative et qualitative à l’être : mundusuniversum (XXI, 56). Dans le monde en tant qu’universum il y a des personnes ; l’homme est « habitant du monde » (XXI, 27 et passim), « observateur du monde » (XXI, 43), « citoyen du monde » (XXI, 51), une partie du monde (XXI, 54 et passim) : dans le monde, « nature et liberté sont deux facultés agissantes d’essence différente » (XXII, 50). Le monde n’est pas « un tout lié sparsim mais un tout organique » (XXII, 59) ; ce n’est certes pas un animal, « avec un corps et une âme », mais « les corps sont si dépendants les uns des autres que le monde peut être comparé à un animal » (XXII, 62).

Le monde est un maximum et dépasse les deux régions, matière et expérience. En tant que généralité des choses dans l’espace et le temps, il serait matière ; quand il est dit en XXI, 14 qu’il est un tout des objets des sens, « non pas tant des objets externes que des objets internes », il serait l’expérience. Mais le monde est plus que matière et expérience. En quoi consiste ce contenu supérieur ? En ce que le monde est le « concept systémique » de l’existence. L’existence est une détermination mondaine ; tous les objets doivent, « pour être réels, se trouver dans le monde » (XXI, 43). Exister, ce n’est pas être objet mais une « détermination complète de soi-même en tant qu’unité dans l’expérience » (XXI, 26). Dans la conclusion du brouillon in-octavo, qui comporte des réflexions de pures sciences naturelles et traite encore l’éther comme substance hypothétique, moyen descriptif seulement, on lit sous le mot-clé « modalité » (sous lequel Kant discute autrement la perpétuité des forces vivantes originelles) la remarque suivante : « Le principe de la connaissance a priori de l’existence des choses (actualitaet de l’existence), c’est-à-dire l’expérience elle-même dans la détermination complète selon la dyade leibnizienne omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum [pour produire tout de rien, il suffit de l’un], d’où naît l’unité de toutes les déterminations en relation à toutes choses » (XXI, 411). C’est là l’embryon des recherches ultérieures sur le concept de monde et en même temps le seul passage des manuscrits posthumes où Kant recourt, sur l’origine de ce concept, à la monadologie16 ; autrement, on trouve toujours la définition stéréotypique : existentia est omnimoda determinatio [l’existence est une détermination complète].

Mais une autre inflexion est également instructive : « l’existence, présente, passée et future, appartient à la nature et par conséquent au monde. Ce qui n’est pensé que dans le concept appartient aux phénomènes » (XXI, 87). Elle montre en effet que le problème tout entier de la réalité trouve sa place dans la théorie des idées en tant qu’ontologie ; avec quoi ne fait point contraste le fait que le monde comme phénomène soit placé en face de Dieu comme noumène (XXI, 24) : car il s’agit bien du problème de l’être du phénomène ; en tant que monde, le phénomène a son propre être, il n’est pas absorbé par Dieu : « On ne peut porter Dieu et le monde dans l’idée d’un système unique (universum), car ils sont hétérogènes, cela nécessite un concept intermédiaire. – Ces objets sont hétérogènes au plus haut degré » (XXI, 38). En tant que monde, le phénomène a son être dans l’existence, dont il est le principe de totalité.

Sans introduire dans la pensée de Kant autant d’« ontologie fondamentale » que ne le fait Heidegger dans son livre consacré au philosophe17, il est bon cependant de rendre compte de l’emploi du concept d’existence dans l’œuvre posthume. Le problème de l’existence est particulièrement saillant sur deux points : dans la démonstration de l’existence de l’éther et dans la question de l’existence de Dieu (en tant que « substance de la plus grande existence en relation avec … toutes les propriétés actives indépendantes des représentations des sens » XXI, 13). Mais le concept d’existence apparaît autrement assez souvent : Kant parle d’actes de l’existence (XXII, 552), dont la liaison doit être « sans lacunes » pour que « l’unité du fil directeur de l’expérience » ne soit pas « rompue » ; il parle de l’autonome et du fortuit comme des modes de l’existence (XXII, 121) ;  il décrit l’existence comme fondatrice pour l’« expérience » (XXII, 498) – il définit les catégories dynamiques au regard de l’« existence » et la matière comme « fonction de l’existant dans l’espace » (XXI, 227). La démonstration de l’éther repose sur le fait que l’espace n’est pas un objet « existant » (XXI, 246), qu’il doit donc y avoir une matière originelle qui rend l’espace perceptible et rend possible la cohésion de l’existence spatiale – une matière dont l’« existence » ne peut être démontrée directement (c’est-à-dire par l’expérience) car l’expérience ne peut jamais « apporter une preuve certaine de l’existence de l’objet de tels ou tels objets des sens en tant que forces motrices de la matière » (XXII, 498).

Plus riches d’enseignement encore sont les affirmations sur l’« existence » humaine en tant que « causalité de l’autodétermination du sujet parvenant à la conscience de sa personnalité » (XXI, 24). L’homme apparaît le plus souvent comme un être double : c’est un être de nature et il a une « personnalité » (XXI, 31), il est le principe pensant habitant le monde (XXI, 34), il a une conscience de soi et appartient en même temps « au monde en tant qu’objet de l’intuition dans l’espace et le temps » (XXI, 45). Cette propriété d’être un être double – en XXI, 43 Kant parle d’« amphibolie » – doit toutefois être définie de manière unitaire, et la voie pour ce faire passe par la finitude de l’homme : « L’esprit fini est celui qui n’est actif que par un pâtir, ne parvient à l’absolu que par des limitations ; il n’agit et ne crée que dans la mesure où il reçoit une matière. » La question de savoir, dit-il encore, comment peuvent coexister dans un tel être deux tendances aussi diamétralement opposées peut certes mettre le métaphysicien dans l’embarras mais non le philosophe transcendantal : ce dernier ne cherche pas à comprendre la possibilité des « choses » mais celle de l’« expérience » (XXI, 76). Il peut donc présenter les deux concepts, l’« impulsion vers la forme ou l’absolu » et l’« impulsion vers la substance ou les limitations » « avec la plus parfaite légitimité comme deux conditions également nécessaires de l’expérience », sans « davantage » se préoccuper de leur compatibilité (ebenda).

Mais ce n’est pas encore le dernier mot. De fait, Kant se préoccupe si bien de leur « compatibilité » qu’il conçoit justement comme la plus haute tâche de la philosophie transcendantale la constitution dans son unité de l’existence humaine avec ses oppositions : « La philosophie transcendantale est la faculté du sujet s’autodéterminant de se constituer lui-même en tant que donné dans l’intuition, au moyen de la généralité systémique des idées qui posent a priori en problème la détermination complète de celle-ci (de son existence) en objet. Et en même temps de se faire soi-même » (XXI, 93). Ou bien, XXI, 100 s., la philosophie transcendantale est le système de toutes les idées de la raison pure, par lequel « le sujet se constitue soi-même de manière synthétique a priori en tant qu’objet de la pensée et devient l’auteur de sa propre existence ».

Si quelque chose ressort clairement de ces affirmations, c’est que l’existence, qui est pour la réflexion objectale aussi bien prérequis que tâche, au sein de la théorie des idées se saisit seulement dans l’« ébauche » des deux maxima que sont Dieu et le monde, dans l’imbrication de la raison morale-pratique et technique-pratique. L’homme en tant qu’« être mondain pensant » n’est ni pure personnalité comme Dieu ni pur objet des sens ; sa participation aux sphères nouménale et phénoménale n’en fait pas un hybride mais un être dont le mode d’être est appelé, par Kant lui-même, copulatif : « Le medius terminus (copula) dans le jugement (c’est-à-dire Dieu, le monde et moi-même homme) est ici le sujet en train de juger (l’être mondain pensant, l’homme dans le monde) » (XXI, 27, cf. aussi 37). Bien loin que d’être un défaut, la dualité de l’être humain est l’expression d’une constitution excellente : l’homme est, en un certain sens, plus haut en tant qu’idée que les idées de Dieu et du monde, dont il rend possible l’union. L’homme est « Zoroastre : l’idéal de la raison physiquement et en même temps moralement pratique uni dans un objet des sens » (XXI, 4).

Nous avons bien conscience que les manuscrits posthumes, et en particulier le cahier I si plein d’obscurités, sont sujets à des interprétations dont le sens ne s’y trouve peut-être pas. Toutes les citations sont donc à prendre avec précaution. C’est pourquoi il nous paraît important de faire dépendre l’interprétation non de « passages » isolés mais du développement des problématiques dans sa marche même. L’inflexion « existentialiste » de Kant, si l’on veut parler de cette façon, est dans tous les cas l’accomplissement conséquent de la théorie de l’autodétermination qui se trouve dans une relation objective et nécessaire à la pensée centrale de la nouvelle déduction : l’anticipation « matérielle » de l’expérience. Ce qui s’ajoute, pour conduire l’autodétermination au « plus haut sommet » de la philosophie transcendantale, est l’éthico-théologie : les concepts d’autonomie éthique et d’autonomie théorique sont ainsi liés. Ce faisant, la pensée de Kant se montre partout logico-holistique : la région physique comme la région de la perception sont déterminées holistiquement. Matière et expérience forment un tout ; leur identité abstraite devient une identité concrète avec l’irruption du sens authentique de l’« existence » dans la personne humaine. Ainsi peut être saisi le rapport ultime de l’idée et de l’existence, qu’affirme aussi, de manière voilée, la déduction de l’éther. Notre examen ici s’est limité à l’œuvre posthume ; jusqu’à quel point la pensée qui s’y trouve peut être utilisée dans l’ensemble de la philosophie critique, cela reste en question. Pour répondre, il faudrait prendre chaque concept des écrits plus anciens de Kant et les comparer attentivement. Il est d’autant plus important pour nous, en conclusion, de renvoyer encore une fois à l’interprétation de Heyse – non plus, à présent, dans l’ancienne version (de 1927) que nous avons considérée au début mais dans la version la plus récente : dans le cadre le plus large, Heyse a cherché à confirmer la thèse selon laquelle idée et existence « ne sont pas séparées mais liées en profondeur », que l’idée est un principe existentiel, la forme du « véritable exister »18. Cette thèse, d’abord observée chez Platon et Kant, est ensuite à nouveau employée au sujet de Kant : la « nouvelle attitude » de Kant serait non plus le christianisme (qui se place sous le signe d’une séparation radicale de l’idée et de l’existence) mais dans « l’intention de fonder la philosophie en tant qu’ultime instance de décision dans la constitution de la conscience existentielle de l’homme et de l’existence humaine »19. Kant serait ainsi sorti d’une pure et simple sécularisation des motifs chrétiens, quand bien même il n’aurait fait que « préparer » le nouveau concept de la philosophie. Cette œuvre préparatoire kantienne consiste en ce que la philosophie est comprise comme « la forme de notre existence dans le tout de l’être – la forme dans laquelle nous faisons physiquement et métaphysiquement ‘l’expérience’ de nous-mêmes dans le tout de l’être ».

Nous trouvons que l’œuvre posthume offre les meilleures garanties de cette saisie de Kant par Heyse justement dans les parties non encore utilisées par ce dernier (cahiers VII et I).

Notes

1 Toutes nos citations sont donc dès à présent tirées de l’édition de l’Académie.

2 E. Adickes, Kants opus postumum, Berlin 1920.

3 Hans Driesch, „Die Kategorie „Individualität“ im Rahmen der Kategorienlehre Kants“, Kantstudien vol. XVI, cahier 1 (1911).

4 Hans Heyse, Der Begriff der Ganzheit und die kantische Philosophie, Munich 1927.

5 Alfred Baeumler, Kants Kritik der Urteilskraft I, Halle 1923.

6 Cf. en particulier p. 244 ss. (Le tout individuel), p. 326 s. et p. 327 s. Nous prévoyons une présentation spéciale de l’interprétation de Baeumler en rapport avec l’étude des liens entre l’op. post. et la Critique de la faculté de juger.

7 Hans Heyse, Idee und Existenz, Hambourg 1935 ; „Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie“, Kantstudien Bd. 40, p. 4 (1935).

8 Hans Heyse, Begriff der Ganzheit, p. 4.

9 H. Vaihinger in Straßburger Abhandlungen für E. Zeller 1884, et Philosophie des Als-Ob, Leipzig 1911 ; de même, F. Sperl, Neue Aufgaben der Kantforschung, München 1922 ; comte Hermann Keyserling, Das Gefüge der Welt, Darmstadt 1920, p. 18 ss. ; E. Marcus, Die Zeit- und Raumlehre Kants, Munich 1927, p. 197 ss. ; A. Krause, Das nachgelassene Werk I. Kants, Francfort 1888, et Kants Lehre von der doppelten Affektion unseres Ich, Tübingen 1929 (d’après les manuscrits posthumes).

10 En supplément (8-10) au cahier V, Kant a rédigé un brouillon de copie (Abschritentwurf) qui se trouve dans le cahier XII (XXII, 543-555).

11 « Les substances sont des forces motrices », est-il dit en XXI, 131 (cahier I).

12 Cf. E. Adickes, Kants opus postumum, p. 362 et passim.

13 Au sujet du concept de chose en soi dans l’op. post., cf., outre Adickes p. 669 ss. qui étudie les passages les plus importants de manière isolée, F. Lüpsen, Das systematische Grundproblem in Kants Opus postumum (Die Akademie II, 1925), p. 98 ss., H. Heyse, op. cit. p. 80, et M. Heidegger, Kant und das Problem der Metaphysik, Bonn 1929, p. 29. (L’interprétation de Heidegger est également à considérer en ce qui concerne le concept d’existence chez Kant.)

14 Sur la première introduction, voyez mon édition (Philos. Bibliothek, 1927), p. 26 s.

15 C’est l’erreur aussi bien de Vaihinger que d’Adickes de ne pas prendre en considération la pensée du primat dans la discussion du problème de Dieu dans le cahier I.

16 Sur le concept de monde chez Leibniz : H. Ropohl, Das Eine und die Welt. Versuch zur Interpration der Leibnizschen Metaphysik, Leipzig 1936.

17 D’où la thèse fondamentale de Heidegger : la connaissance transcendantale étudie « la possibilité de la compréhension préalable de l’être, c’est-à-dire en même temps de la constitution de l’être » (op. cit. p. 15), ce qui, convient-il d’indiquer, reçoit dans l’op. post. un soutien essentiel. – Du reste, XXI, 116 apporte la définition suivante : « Transcender consiste à réaliser la transition des premiers principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, et ce par les idées. »

18 Heyse, Idee und Existenz, pp. 76, 78, 80.

19 Heyse, Idee und Existenz in Kants Ethiko-Theologie op. cit. p. 116.

Philo 26 Le corps du moi : Etude transcendantale

FR-EN

« Par-delà le bien et le mal » : si les enfants de quatre ans formaient un parti politique, ce serait leur programme. Des enfants de quatre ans, on en trouve de tous les âges. Il y a des adultes qui sont des enfants de quatre ans. Ils n’ont pas le temps de lire Nietzsche, qui devait bien le savoir. Car lire de la philosophie, ce n’est pas précisément être par-delà le bien et le mal, mais devenir vieux.

*

Le droit de rêver

Le grand sommeil auquel j’ai droit après ma mort et le droit de rêver que j’ai dans cette vie.

(ii)

La perspective d’un grand sommeil n’est pas du tout réconfortante, car le sommeil est agréable seulement quand on est sûr de se retrouver au réveil. Ce sont bien plutôt ceux qui croient à la résurrection qui éludent le sérieux de la mort, en s’inventant un réveil après celle-ci. Mais ce sont des rêveurs, car dans la mort on se perd à tout jamais. Dormir dans ces conditions est pire que souffrir pour l’éternité ; c’est donc nous autres, en sachant tout cela, qui avons pesé le véritable enjeu. La peur de se perdre dans un sommeil sans réveil est plus grande que la peur de souffrir éternellement, à laquelle on ne peut croire un seul instant, même avec la meilleure volonté du monde, car il nous manque l’organe pour appréhender ce que veut dire le mot « éternellement ». C’est donc une peur véritable, tangible et pesée, virile, contre une peur puérile, une imagination d’enfant qui voit des monstres dans le noir. Ainsi, plus on jouit de la vie, plus on est content de soi, et plus l’enjeu est sérieux et la pensée profonde. Plus la vie nous est chère et plus sa perte est une affaire sérieuse. D’ailleurs, dans toute vie il y a des hauts et des bas, ce n’est pas un long fleuve tranquille ; c’est vivre pleinement qui compte et ce n’est pas donné à tout le monde. Que ceux qui vivent chichement, les médiocres, croient au paradis pour se consoler, c’est à nous de pleurer une si grande perte que notre moi et la vie qui va avec. Amen.

– Des larmes pour être sérieux ? Vous n’y pensez pas, cher ami ! C’est celui qui rit le plus fort qui prend la condition humaine le plus au sérieux. Une gaîté indéfectible est la preuve que la décadence n’est pas notre lot et que c’est donc une vie mâle et du meilleur alliage qui se dissoudra dans le néant fatal. Ce dont je ris aussi, bruyamment, parce que le rire aère les bronches des natures saines.

– Certes, mais entre deux rires toniques il est important de dire leur fait à ceux qui nous prennent pour des esprits légers alors qu’ils vivent dans les enfantillages et rendent toutes choses ridicules.

*

La remarque de Carl Schmitt selon laquelle une guerre au nom de l’humanité est le moyen de conduire une guerre complètement inhumaine, en déniant la qualité d’homme à l’adversaire, est, faut-il ajouter, un excellent moyen de se faire craindre, car c’est dire : « Je suis celui dont il faut attendre la plus grande inhumanité. »

« Der Krieg spielt sich dann in der Form des jeweils „endgültig letzten Krieges der Menschheit“ ab. Solche Kriege sind notwendigerweise besonders intensive und unmenschliche Kriege, weil sie, über das Politische hinausgehend, den Feind gleichzeitig in moralischen und anderen Kategorien herabsetzen und zum unmenschlichen Scheusal machen müssen, also nicht mehr nur ein in seine Grenzen zurückzuweisender Feind ist. » (Der Begriff des Politischen, 1932)

*

Prétendre qu’on n’a pas une foi absolue en la raison (absolute Vernunftsglaube) quand on n’est pas hégélien est ridicule car ce n’est pas parce que Hegel professait une telle foi que son système est un résultat conforme à celle-ci plutôt qu’un amas d’absurdités. On peut avoir une foi absolue dans la raison tout en connaissant ses limites. En l’occurrence, ne pas croire à la possibilité d’un « savoir absolu », dans la mesure où l’on entendrait par ces mots ce qu’ils nous demandent d’entendre d’eux-mêmes, n’est pas accuser la raison d’insuffisance, car c’est croire à ce que disent ces mots qui est la marque d’un profond manque de discernement.

D’aucuns prétendent sauver l’expression hégélienne de « savoir absolu » en indiquant sa limite selon Hegel lui-même, mais alors que Kant dit clairement que la métaphysique peut être close, « absolue », au contraire de l’empirie, il est beaucoup moins certain que (1) Hegel ait écarté toute prétention à une clôture possible du savoir empirique à l’intérieur de son système et (2) que son idée du savoir absolu ait un sens en dehors d’une clôture complète de tout le savoir, car comment penser une fin de l’histoire si la connaissance empirique nous réserve peut-être encore et toujours des surprises ?

On ne le peut que si l’on décide a priori que les résultats empiriques n’ont aucune importance pour nos conceptions historico-politiques, c’est-à-dire n’ont aucune influence sur la pensée pratique, donc que la pensée dans sa dimension pratique est a priori. Le scientisme des élites politiques contemporaines, la légitimation censément scientifique de leur discours, est dépourvu de fondement et vise à déterminer a priori les résultats scientifiques admissibles, c’est-à-dire à lier la science empirique à des considérations exogènes à la praxis scientifique autonome. Les masses prennent la science pour la légitimation d’un discours technocratique qui décide en réalité de ce qu’est la science à partir d’une métaphysique occulte.

*

Les « Idées de la raison » sont au nombre de trois. Trois idées dont le matérialisme ne peut comprendre qu’elles figurent dans une même catégorie, à savoir le monde avec l’âme et Dieu. – Qui ose parler de kantisme français, de kantisme dans le pays de l’athéisme (Schelling : « der französische Atheismus ») ?

(L’expression de Schelling, tirée de son essai de 1809 Über das Wesen der menschlichen Freiheit, ne vise pas à distinguer l’athéisme français d’autres athéismes : il s’agit pour Schelling, dans le passage où il emploie cette expression, de dénoncer l’athéisme en rappelant d’où vient cette immondice, à qui nous la devons.)

*

Le corps du moi :
Étude transcendantale

(i)

C’est moi qui me donne un corps. Ce corps que « je suis » avant d’avoir une conscience n’est pas mon corps car avant d’avoir une conscience je n’ai pas de moi. L’animalité me précède. Est-ce un corps ? Avant d’être un corps que je me donne, je suis un corps manipulé par d’autres et l’animalité qui possède ce corps ; donc ce n’est pas moi qui me donne un corps. Mais la conscience précède le langage et dès que j’ouvre les yeux au monde je suis en fait conscient et me donne un corps. C’est donc après avoir ouvert les yeux que je me suis donné un corps ? Je nais corps parce que représentation – plutôt que représentation parce que corps, bien que la représentation suppose des sens, donc un corps ? Je crie et pleure et lève mes petits poings serrés vers le ciel au contact de l’air et de la lumière qui me particularisent parce que je leur donne par mon corps –que je me donne– le pouvoir de m’affecter. La conscience me vient dès que je sors du ventre. L’animalité me précède dans le ventre : c’est elle qui donne des coups de pied. Mais hors du ventre c’est moi. Mais c’est bien un corps qui sort du ventre, donc le corps précède la conscience ; pourtant, dis-tu, la géométrie ne le permet pas –la géométrie !– car elle montre que nous ne savons rien des choses et que les corps dans la nature, la nature elle-même n’existent que pour la forme de notre intuition. Or il m’est démontré que mon corps précède cette forme. Il existe des photos de ce corps peu après qu’il fut sorti du ventre, on sait que c’est ce même corps qui s’est mis à babiller, à marcher, puis à parler un jour. Tout est dans la nature.

Si ce corps m’a précédé, ce n’était le corps de personne ; d’où lui suis-je venu ? Ou bien encore, je n’étais personne, donc je n’étais rien, que j’avais déjà un corps. Ce corps a développé un moi. Un moi dont il n’avait pas besoin car les fougères, ces corps végétaux, n’ont pas de moi (que nous sachions) et remplissent les mêmes fonctions naturelles que ce corps mien, en envoyant des graines dans l’atmosphère pour donner naissance à de nouvelles fougères, avant de flétrir et de se décomposer. Ce corps-ci qui n’avait pas besoin de moi se serait donné un moi. Avais-je, moi, besoin de ce corps ? Si la réponse est oui, n’est-il pas plus probable que je me sois donné un corps, ayant besoin d’un corps, que le corps se soit donné un moi, n’en ayant pas besoin ? Et si les fins naturelles du corps ont leur propre dynamique, les fins propres que je me connais n’ont rien à voir avec celles-ci tout en ne se laissant pas concevoir autrement que dans un corps (car même quand je veux me voir en pur esprit je me vois seulement comme un corps invisible et flottant quelque part dans l’air, c’est-à-dire en fait comme un corps dans une nature disposée un peu différemment). Il semblerait donc que je sois bien plutôt le parasite de mon corps. Dès lors, les corps existeraient avant la représentation, mais afin que des « moi » se les approprient à leurs propres fins, même au point de ne plus leur laisser poursuivre librement ces fins qui sont celles des corps, comme la reproduction. Car que fait à ce moi la reproduction des corps ? Elle ne lui sert de rien puisque le moi disparaît, sort du monde avec le corps qu’il occupe. Pour la philosophie de la transmigration, il en sort et se réapproprie un nouveau corps mais, malheureusement pour lui, dans ce nouveau corps c’est comme un nouveau moi qui ne se connaît plus comme le moi qu’il était ; cela revient donc au même que s’il avait disparu.

Alors que ce corps ne veut au fond qu’une chose, se reproduire, je ne me reproduis pas. Ce corps est alors un rebut de la nature. Car ce corps a besoin d’un autre corps pour se reproduire, et cela demande des efforts, cela suppose de surmonter certains obstacles, une intelligence qu’on ne trouve pas ici. Que faut-il penser de cette intelligence ? Elle est la chose la mieux partagée au monde, la qualité la moins rare qui soit. Et ces trésors d’intelligence que recèle l’animal qu’on appelle, pour le distinguer des autres, raisonnable, lui servent à faire ce que font les fougères et les champignons, l’intelligence sert à se reproduire avant de se décomposer.

(Le malentendu possible, en parlant de reproduction, c’est que l’on peut reprocher à celui qui ne se reproduit pas de manière connue –et nous ne parlons plus ici que des individus mâles– de réaliser les finalités de son corps aux meilleures conditions en faisant subir les conséquences de ses actes de reproduction à d’autres en termes d’investissement parental, de se reproduire en faisant payer le prix de cet investissement à d’autres. C’est le fameux coucou, cette fascinante invention de la nature. Si l’on veut éclairer ce domaine des conduites par la notion d’intelligence, c’est bien à la pensée du coucou que l’on est conduit, et il peut arriver en cette matière qu’on prenne l’échec pour un succès et le succès pour un échec.)

C’est moi qui me donne un corps parce que la conscience indivisible en soi se donne un corps dans la représentation. C’est « moi, conscience indivisible », qui me donne un corps individuel, une vie individuelle. La vie se perpétue dans la nature par des germes et des embryons pour l’autoreprésentation de la conscience indivisible en soi, qui dans l’existence particularisée, dans la nature, est encore indivisible mais plus en soi car dans la représentation. En tant qu’indivisible elle se trouve en chaque individu à l’identique, d’où une forme universelle de la subjectivité, mais en tant que phénomène elle s’est individualisée dans des formes particulières. C’est pourquoi je dis « moi » du point de vue de l’universalité et comme phénomène je dis « elle », aussi bien que je dis « moi » comme phénomène et « elle » du point de vue de l’universalité.

(ii)
„Die Dinge an sich al affizierende Ursachen“
(Erich Adickes, Kant und das Ding an sich: Dritter Abschnitt)

La chose en soi agit sur nos sens, notre sensibilité. Or la sensibilité est le corps, présuppose le corps, donc l’espace et le temps…

Les phénomènes sont les objets des sens. Ce que je connais par les sens est inconnaissable en soi. Mon corps est inconnaissable en soi. Quand je parle des sens, d’où je conclus à l’inconnaissable des choses en soi, de quoi parlé-je donc ? Dire que les phénomènes sont les objets des sens, c’est dire qu’ils sont des objets pour le corps, lui-même phénomène. « La chose en soi agit sur ma sensibilité » : la chose en soi présuppose le corps plutôt que le corps la chose en soi.

Ce qui naît est chose en soi : un corps pour les intellects qui le voient naître, un corps pour ma propre conscience dès qu’elle est suffisamment développée. Il faut un corps pour avoir des sens. Il faut ce phénomène pour percevoir des phénomènes. Je ne nais pas dans l’espace et le temps, je ne nais pas dans la nature, autrement que comme phénomène pour la sensibilité de ceux qui me voient naître et pour ma propre sensibilité. La nature complète, fermée sur elle-même comme totalité –le monde–, tout peut s’expliquer par ses lois, hormis les jugements synthétiques a priori : la géométrie ! Il n’y a pas de nature sans la géométrie, et où la géométrie se trouve-t-elle sinon dans l’entendement pur ? C’est l’entendement qui donne ses lois à la nature. La géométrie est l’intuition pure, reine Anschauung, ce qui se ramène à la sensibilité pure, reine Sinnlichkeit, aux sens avant tout objet des sens. Tu dis : « La géométrie est une simple réflexion de la faculté naturelle de l’intuition conditionnée par la sensibilité, ce travail ne suppose aucun pouvoir législateur de l’entendement. » Donc, la causalité n’est que la généralisation empirique de l’habitude et n’existe pas de manière inconditionnelle : la science ne repose sur rien. Kant avait le plus grand besoin de la prémisse de la scientificité empirique car seule cette prémisse, en tant qu’inconditionnalité des catégories, pouvait emporter la conviction d’une aufgeklärte Menschheit, d’une humanité éclairée, quant au fait que la nature n’est pas le tout de l’homme. Il faut que la science repose sur quelque chose, et cela ne peut être que sur des catégories inconditionnelles qui ne se tirent pas de la nature par induction dans l’expérience mais fondent la nature en fondant l’expérience possible. La possibilité de la science est la preuve du surnaturel. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. »

(iii)
„Der Sinnlichkeit gemäß“

Le problème de la sensibilité reste entier, car autant les catégories sont des entités intellectuelles, « esprit », autant les sens sont la même chose que le corps. Dire que la chose en soi est pour nous un objet phénoménal « der Sinnlichkeit gemäß » (conformément à notre sensibilité), c’est dire qu’elle est un objet parce qu’il y a notre corps, que l’on veut voir lui-même comme un objet phénoménal alors que ce corps est ce qui conditionne la possibilité de la corporéité phénoménale des choses, « der Sinnlichkeit gemäß ».  Le fondement de la géométrie est le corps dont la géométrie est censée réfuter, via les jugements synthétiques a priori, l’existence en soi en tant que corps, avec ses propriétés de corps. Par conséquent, pas de géométrie sans ce corps dans la nature avec sa sensibilité, plutôt que pas de nature sans géométrie. La géométrie repose sur la nature et non la nature sur la géométrie. – Donc la science ne repose sur rien !

(Nous avons en partie répondu, ou essayé de répondre, à ces raisonnements dans notre Apologie de l’épistémologie kantienne. La sensibilité est certes à distinguer de l’entendement et de ses catégories, mais la localisation cérébrale de la pensée permettrait de dire que la pensée, les catégories sont le corps, de même que nous disons ici que les sens sont le corps. Certaines expressions de Kant, comme ce « conformément à notre sensibilité » cité par Adickes, et d’autres du même acabit dans Schopenhauer, ne sont guère heureuses du point de vue de la philosophie transcendantale et prêtent facilement le flanc à la critique matérialiste.)

*

Le portrait de Duchmol Gray 2

« Le portrait de Duchmol Gray (Tw19) : Accusés de vol en réunion pour avoir décroché le portrait de Macron : « On risque quand même cinq ans de prison. » (France 3 Alsace) Il n’y a pas de vol quand on ne convoite pas l’objet pris et qu’on le tient à la disposition de la justice pour lui faire prendre la poussière à la Caisse des dépôts. »

C’est le principe général du droit connu sous le nom d’animus furandi. « The offense of theft consists of the dishonest taking of any moveable property out of the possession of another without his consent. Dishonest intention exists when the person so taking the property intends to cause wrongful gain to himself or wrongful loss to the other. This intention is known as animus furandi. » (bnblegal)

Comme il n’y a clairement pas de « gain pour soi » dans le décrochage du portrait présidentiel, l’accusation voudrait sans doute affirmer qu’il y a une « perte pour l’autre », à savoir la mairie d’où le portrait a été décroché. L’appréciation de cette perte ne peut dépendre, en l’occurrence, du point de vue des personnes privées en charge du fonctionnement de la mairie, elle dépend de celle des administrés, qui sont dans cette affaire « l’autre » qui subit la « perte ». Or, puisque le portrait n’est là que par la volonté de l’exécutif communal (« une coutume mais pas une obligation »), on ne peut présumer que les administrés soient plus heureux de voir ce portrait sur les murs de la mairie que de le voir décroché.

*

Child Tax System
(Continuation)

Continued from A Discussion of Dr Robin Baker’s Child Tax System (Nov 2015, here) which starts with the words: “In his book Sex in the Future (1999), evolutionary biologist Dr Robin Baker (University of Manchester, UK) advocates a ‘child tax system’ in which each male genitor, as determined by now available and satisfactorily reliable paternity tests, would be required on a systematic basis to provide financial support for each of his genetic children.”

(i)

My own view on the issue is resting on an old legal notion expressed in the Latin phrase “exceptio plurium (concubentium).” The exceptio plurium, namely the objection that the mother had several lovers at the time of child conception, is a legal impediment to paternity claims. Dr Robin Baker’s proposal amounts to dismissing this notion with the advent of genetic testing.

In a 1972 French law creating the possibility for a fatherless child to sue a man for maintenance if the child could convince a court of law that that man was his mother’s lover at the time of his (the child’s) conception, the possibility was still made void by the defendant (the lover) invoking the exceptio plurium. A child could even sue and get maintenance money from several men in cases like gang rape, in which case the exceptio plurium is no defense. Even allowing for such exceptions, a paternity claim could always be rebuked through invoking the woman’s debauchery.

Dr Baker says each genetic father should be made to pay. To rephrase it along the line of legal studies, the exceptio plurium would be a case of “old law is cheap law” (G. De Geest): Back then we could not ascertain genetic paternity but now we can, so what the legislation and courts of law have to do is integrate genetic testing as proof in judicial proceedings and draw the consequences, rather than rely on intricate constructions based on ballpark estimates. I believe this is not so simple.

First, there is abortion. A woman who does not want a child can terminate her pregnancy, that’s her right, but in Dr Baker’s system a man who does not want a child would, if known as the genetic father, still have to pay for the child. Men have less room than women in his system. How is this fair?

Dr Baker’s system pampers women’s feelings and hurts men’s in yet another way. According to evolutionary psychology, men cheat on their legitimate spouses in order to replicate their genes without incurring the expenses of raising the offspring, whereas women cheat in order to carry babies with better genes than their legitimate men’s. Therefore, irrespective of their sexual activity being legitimate or not, women’s psyche is geared toward raising babies, whereas that of men is so geared only with their legitimate partners (in fact, with anyone the man himself finds legitimate, as he may legitimize natural children, which by the way is disguised legal polygyny as the man can thus have legitimate children from several simultaneous women). Dr Baker’s system is vexatious to men’s psyche. Again, how is this fair if each gender’s psyche being the result of natural evolution is per se neither fair nor unfair?

If we examine the rationale behind the legislator’s making an exception to the exception (to the exceptio plurium), we will reach the conclusion that it is not a case of “because genetic paternity could not be ascertained.” It is the exceptio plurium itself that is a result of this lack of certainty in the past and not the exception to it, which derives from an altogether different reason. The reason is that, in the case of gang rapes for instance, it doesn’t matter who the genetic father is, all men involved owe maintenance money to the child. This is because one may argue they had to form a gang to reach their end, the gang was the means to the end. In such cases it is Dr Baker’s proposal that would be “cheap law,” because it would subsume the exception under the same head again from which the legislator had wanted to distinguish it in order to take specific circumstances into account.

(ii)

I took the man and woman who cheat as example but Dr Baker has single mothers in mind. The successfully cheating wife keeps pouring her man’s wealth on her children anyway, so she doesn’t even need a child tax. But I took this example to show that when both parties do what they shouldn’t, the law should do nothing. In the West criminal penalties for adultery have been canceled but adverse legal consequences remain in civil, namely divorce procedures, so we may keep saying that people shouldn’t cheat their spouses legally speaking. (Consideration of the civil negative effects of adultery –namely, that the adulterous spouse may be the loser in a divorce– should have precluded legalizing the legitimization of natural children, because this is legal polygamy by means of adultery, which is absurd.)

This leads to the conclusion that intercourse shouldn’t be had by unmarried people either, if the woman wants the man to invest in the child, that is, because outside a binding contract the law is not bound to see her as committed to one man, only marriage can have the law presume her bound to one man and clear her presumptively from exceptio plurium concubentium.

(iii)

In a recent exchange Robin Baker has reiterated that his proposal is simple, that it could be passed, if not for the floating notion of fairness, in any case for the sake of simplicity. I confess I had the faint notion that he was moved by a will of more fairness for single mothers, but all right let’s examine the argument of simplicity.

To be sure, filiation law is a mess. As I said, it’s all “intricate constructions based on ballpark estimates.” This describes among other things the guesses judges and legislators must make about the “moment of conception.” They have had to refine presumptions about said moment in line with developments of biology, but refining here has actually meant to make their guesses more ballpark because they would take into account more and more exceptions to a basic 9-month computation! A serious taking of science into account seems to make things more intricate and this is consistent with the phrase I used, “old law is cheap law” – cheap because old law used to make gross assumptions about biological phenomena, rigidly excluding possible deviations which we know can occur and therefore must make room for. Will genetic testing make things easier rather than the contrary?

Exceptio plurium is an impediment to paternity claims, that is, it will prevent the court from looking further into the merits of the claim; it stops there. This is convenient and simple for courts.

Then there is the U.S. Supreme Court’s decision Michael H. v. Gerald D. (1989). “Primary Holding: A state can create an irrebuttable presumption that a husband is the father of a child born into his family.” (supreme.justia) The California law that prevailed against a DNA test is one of the oldest and simplest systems, encapsulated in the Latin phrase Pater is est quem nuptiae demonstrant (He is the father whom marriage indicates). Dr Baker’s system wouldn’t be as simple as this rule.

1/ Gerald and Carole do not want Michael’s money (child tax) if that means paternity rights for Michael. Therefore, in Baker’s system, the law would have to dissociate paternity rights and paternity duties, which entails a host of legal intricacies.

2/ Otherwise the right to child tax money would be actionable by single mothers only. The mother would name a man, whom the court and police would then compel to take a DNA test and if the test found a 98 per cent likelihood of paternity the man would be liable to pay the tax. Beside the fact that a 98% figure is not satisfactory because it means that 2% of such decisions will be miscarriages of justice (however, the figure has probably improved since 1989), the law would likely have to set limits on such name-dropping because it would find out a few of these single mothers have no clue who the father is and they name the man with the deepest pockets, hoping he’s the father, then the second best, and so on.

3/ If, then, Big Brother has the DNA signature of everybody and allocate individuals’ resources according to a grand child tax scheme whether common-law parents agree or not, then this is likely to impact family concepts, entailing there again a host of new legal questions, all fascinating but not simple. What if the single mother names a foreigner, upon whom Big Brother has no jurisdiction? Even in the grand scheme there would be fatherless children unless the grand-scheme country cuts itself from the world. Besides, children born of incest will remain out of the program unless incest laws are abolished, because to date an incestuous father cannot claim paternity. There are also various issues with surrogacy, adding to the complexities that the child tax will not fail to raise from the lawyer’s point of view.