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Philo 25 : La raison nomothétique

La raison nomothétique

Religiously regarded, the species is a lower category than the individual, and to thrust oneself under the category of the species is evasion. (Kierkegaard)

(i)

Si la finalité sans fin de l’animalité de l’homme ne satisfait pas la raison, une fin absolue dans la résurrection en ce qui concerne le monde ici-bas, après le Dernier Jour, jour de la résurrection, ne peut non plus, semble-t-il, la satisfaire entièrement. Il y a certainement quelque chose de choquant pour la raison, d’absurde, dans cet arrêt intentionnel, cette fin du monde matériel et de la création pour ne laisser subsister que l’immuable état d’une myriade d’âmes ressuscitées, c’est-à-dire dans le fait que le monde aurait été créé avec la moralité en vue d’une cessation prédéterminée. C’est absurde en raison pure, qui n’appréhende les questions dernières, dans l’entendement, que sous forme antinomique, c’est-à-dire non satisfaisante selon les critères de l’entendement car non soluble, et, pour cause, ces questions sont en dehors des problèmes et des solutions empiriques. Mais comme il ne s’agit que d’une dérivation des postulats de la raison pratique, un corollaire théorique de la loi morale inconditionnelle, cet absurde est ontologiquement de second ordre par rapport à l’absurde de l’animalité de l’homme raisonnable. C’est moins absurde. Or l’animalité de l’homme est un fait : si le plus absurde peut être un fait, le moins absurde ne peut-il être un fait ? On dira : c’est parce que c’est un fait que nous l’admettons, et c’est aussi justement parce que l’autre absurde ne nous est pas connu, étant absurde, comme un fait que nous ne l’admettons pas. Or, dis-je, si vous acceptez l’absurde parce que c’est un fait, ce n’est pas l’absurde qui peut vous servir de critère pour accepter ou rejeter quoi que ce soit, puisqu’un fait vous prouve que l’absurde peut être. On ne peut nier un fait mais on peut croire qu’est un fait le tempérament qui se présente à la raison pour l’absurde animalité de l’homme, car l’homme dans cet absurde ne sait, autrement, que faire de sa raison et c’est ainsi qu’il devient une machine. La pente de l’esprit étant de corriger l’absurde, il accepte l’hypothèse d’un moindre absurde possible tempérant un absurde plus grand qui se présente à lui de manière irrécusable.

(ii)

L’animalité de l’homme est absurde à la raison qui se voit imposer une législation par la nature alors que c’est la raison qui donne ses lois à la nature : la raison pure crée par application de sa législativité à la chose en soi l’animalité de l’homme et ne saurait donc admettre que cette animalité contraignante soit sa législation pratique la plus haute. La raison pratique a sa législation propre, première à l’animalité phénoménale, et c’est ce que nous appelons la loi morale, laquelle ne se conçoit que dans une liberté de l’homme à l’encontre de la législation de sa naturalité. L’animalité de l’homme est un fait de la nature, un phénomène, mais l’homme en soi est liberté, c’est-à-dire qu’il peut et doit obéir à la loi morale, première par rapport à la législation de la naturalité, y compris jusqu’au sacrifice de sa propre vie (naturelle).

La finalité sans fin de l’animalité phénoménale est l’absurde de la phénoménalité, contre laquelle la raison s’élève par la loi morale : l’inconditionnalité de la loi morale donne à cette finalité sans fin son caractère d’absurde ultime. L’entendement appelé à donner l’exposé des lois de l’animalité ne voit qu’un processus sans fin, comme tout dans la synthèse empirique ; mais que l’homme soit un pur déterminé « pathologique », empirique, un nexus d’impulsions naturelles dans un processus de génération continue heurte l’autocompréhension de la raison comme législatrice. Dans ce cadre, la raison pure est conduite à postuler, pour donner un support spéculatif à la loi morale de la raison pratique, un ensemble d’idées régulatrices, qui constituent une religion. Une législation morale sans lien au phénomène de la nature ne peut être pratique que si elle s’insère dans une extranaturalité de laquelle l’homme participe. Cette extranaturalité est la chose en soi, le substrat de la nature, de laquelle la raison pure ne peut rien savoir par entendement puisqu’elle ne peut connaître par l’entendement que la nature (elle peut connaître la nature parce qu’elle la produit en tant que nature en lui donnant ses lois) et ses propres catégories (dans la métaphysique au sens restreint, c’est-à-dire la logique) où s’enracine un monde naturel des phénomènes. Par définition, l’homme participe à l’extranature en tant qu’âme, c’est-à-dire que l’âme est l’idée régulatrice qui se présente comme postulat dans ce cadre. Nous n’avons pas une connaissance de l’âme, par l’entendement, nous la postulons comme étant l’homme en soi dans l’extranature. Dès lors qu’il admet par la raison pratique une extranature, le sujet pense l’âme.

La métaphysique est, dans sa partie logique, la connaissance des lois de notre esprit qui rend possibles les lois de la nature. Leur connaissance est dite vraie sans que la nature puisse servir de pierre de touche puisque c’est au contraire la logique qui sert de pierre de touche à toute connaissance. Nous pouvons de la même manière dire vraie quelque chose hors des catégories logiques et de la nature dès lors que l’idée s’en présente comme un postulat. Les postulats de la raison pratique sont vrais. Ces idées que nous appelons avec Kant régulatrices, le monde, l’âme, Dieu, sont vraies sans démonstration ni preuve. Elles sont inconditionnellement vraies. – C’est une erreur de trouver dans la critique kantienne de la métaphysique traditionnelle démonstrative une critique de la métaphysique en tant qu’accès aux vérités dernières, et en particulier de considérer qu’une idée « régulatrice » (regulative Idee) n’est pas, dans la philosophie kantienne, absolument contraignante.

(iii)

La position de Schopenhauer par rapport au kantisme est que la raison est une pure représentation, une Vorstellung, dont le substrat est la volonté aveugle, la Wille. La volonté se nie dans sa représentation en devenant lucide sur elle-même : en se voyant aveugle, en quelque sorte, puisque le vouloir préexiste à son objet et à tout objet, elle prend conscience du paradoxe de son existence en tant que vouloir sans objet. La seule liberté concevable dans ce cadre se présente à ce moment existentiel, dans la négation du vouloir-vivre. Il existe là aussi une loi morale, qui découle de la réalité unique de la volonté, dont les manifestations objectales se livrent dans l’individuation de leur être particularisé une lutte sans merci : puisque chaque manifestation de la volonté veut, elle veut contre ses autres manifestations, mais ce faisant la volonté veut contre elle-même et c’est ainsi qu’elle en vient à se nier. C’est cette négation du vouloir qui est la loi morale. Autrement dit, l’individu agit plus ou moins moralement en fonction des contraintes que sa représentation lui permet d’apporter à son vouloir naturel, et le plus haut degré de la moralité est le renoncement ascétique au monde.

La représentation n’est pas une législation, il n’est donc pas besoin d’invoquer le principe d’une rétribution extranaturelle de la conformité à la loi. Il ne peut y avoir d’autre « rétribution » que l’extinction d’un absurde vouloir sans objet. Celui qui se soumet à ce vouloir le perpétue et se perpétue dans le vouloir, tandis que celui qui dévoile le vouloir sans objet à sa faculté de représentation se confronte à l’absurde et en vient à se nier en tant que vouloir pour échapper à l’absurde et en particulier se soustraire à la faute morale de le perpétuer. La finalité sans fin de l’animalité de l’homme ne satisfait pas la raison et la fin absolue de la création se laisse penser autrement que sous la forme d’une fin du monde créé pour un état immuable des âmes ayant vécu dans le monde puis ressuscitées selon leur rétribution respective, félicité pour les unes, damnation pour les autres, car elle se laisse penser comme résultat possible d’une négation généralisée du vouloir, c’est-à-dire non comme le décret selon toutes les apparences arbitraire d’une volonté supérieure mais comme un but de la raison ayant délibéré que le néant est préférable à l’absurde d’une volonté aveugle, d’un vouloir sans objet, que le néant est seul légitime.

Le renoncement implique le détachement du monde car le renoncement sans détachement impliquerait quant à lui d’accepter d’être une pure instrumentalité pour des fins exogènes et conditionnées par la volonté, c’est-à-dire que la personne accepterait de renoncer à ses propres fins tout en acceptant d’être l’instrument des fins d’autres manifestations de la volonté aveugle. Un état d’obéissance parfaite se trouve prescrit dans le perinde ac cadaver, le « comme un cadavre » des ordres monastiques et du jésuitisme, et son objet est ad majorem Dei gloriam. Le renoncement devient ici soumission totale à l’autorité d’une organisation via une règle de vie. Une telle conception n’est évidemment possible que si l’autorité en question n’est pas conçue comme volonté aveugle. Or, dans la philosophie du renoncement au vouloir-vivre, toute volonté est volonté aveugle et vouloir sans objet : une organisation religieuse est donc, en tant que non détachée du monde, au service de ce vouloir que renie le renoncement. Le vouloir est transposé au plan collectif mais, comme le collectif n’a pas de volonté propre et le principe volontaire est dans chacun de ses membres, il ne peut y avoir de renoncement au profit du collectif, ce n’est qu’au profit de tels de ses membres, par exemple les supérieurs de l’ordre, qui satisfont ainsi une volonté de puissance, ou même – cela n’infirme nullement le point de vue – au profit de chacun de ses membres, s’ils satisfont ainsi tous une volonté de puissance par l’appartenance à une organisation puissante dans le monde ou cherchant à le devenir. Il est cependant certain que le renonçant nécessite la protection du « glaive » pour ne pas être réduit en servitude en cas de rencontre avec une manifestation de la volonté. Cette dépendance à la volonté active conduit à parler de parasitisme pour ces phénomènes, notamment dans la pensée protestante, retour au « juste milieu » aristotélicien.

(iv)

Pour bien faire comprendre ce que nous entendons par raison législatrice, il convient de parler plutôt de raison nomothétique : la raison ne délibère pas sur une législation, elle est législation, c’est ce que nous entendons en disant qu’elle est nomothétique. La raison pure est la législation de l’extériorité, la raison pratique la législation de l’intériorité. La raison pure donne ses lois à la nature, la raison pratique à la moralité. Le propre moi de l’homme est externe à lui-même en tant qu’objectification corporelle : le corps est sujet à la législation de la nature. Cette législation est le produit d’une forme universelle de la subjectivité humaine, la raison pure. On parle de subjectivité parce que c’est le sujet pensant, le cogito qui est le plus petit dénominateur commun des phénomènes, mais cette subjectivité n’est pas ma ni ta ni leur subjectivité, c’est le sujet pensant en tant que nomothétique. Outre cette législation de la nature, des phénomènes, il existe une législation morale qui est la raison nomothétique pratique de l’essence en soi du sujet. Le phénomène du sujet est le corps naturel. L’essence en soi, et non dans le phénomène, du sujet pensant est la liberté. En tant qu’être pensant, j’ai une législation morale distincte de la législation naturelle.

La législation de l’extériorité n’est pas connue dans sa totalité métaphysiquement mais seulement dans une synthèse empirique. Ainsi, la raison pure ne connaît pas son propre être nomothétique de manière apodictique inconditionnelle autrement que via le canon logique qui sert de fondement à l’exposé synthétique des lois de la nature et via un certain nombre de fondements métaphysiques tirés des catégories de l’entendement (les « premiers principes métaphysiques de la science de la nature »). Ce qu’est la nature, c’est-à-dire la législation de la raison pure, cette dernière ne le connaît pas en totalité dans son en-soi, c’est-à-dire en son propre fond, mais dans une synthèse empirique continue sans fin.

La législation de l’intériorité, en revanche, est connue métaphysiquement, apodictiquement, en dehors de toute synthèse inductive, dans la conscience. La raison pratique n’a de connaissance que métaphysique. Le domaine empirique dans son ensemble est l’extériorité absolue de la chose en soi, la loi morale l’intériorité absolue de la chose en soi. La chose en soi dont la subjectivité tire la loi morale depuis l’intériorité est pensante, un esprit. Le sujet qui n’a aucun objet physique est pure législation de soi.

Ce qui se connaît apodictiquement est le vrai, ce qui se recherche éternellement dans une synthèse infinie est le faux par rapport au vrai, comme on dit d’une substance artificielle que c’est, par exemple, de l’or faux. La nature est le faux dont la chose en soi est le vrai. La nature est le faux car c’est un Sollen extériorisé : les lois de la nature sont la législation de l’en-soi dans une extériorité d’objet qui n’existe que vis-à-vis de l’esprit (sujet) pure législation de soi.

L’irréductibilité de l’extériorité est consubstantielle à l’essence nomothétique du Dasein. (Nous reprenons le terme heideggérien sans nous départir de la position cartésienne-kantienne critiquée par ce dernier concernant le « sujet » [pour des éclaircissements sur ce point, voyez Philo. 20 : Avec Descartes], car le terme est une alternative commode alors que la « subjectivité » donne lieu, parfois même dans les discussions philosophiques, à confusion, étant dépréciée par rapport à l’objectivité comme critère du vrai, alors que nous parlons d’une subjectivité universelle, c’est-à-dire de la forme de la subjectivité, condition de toute objectivité ; il s’agit, bien sûr, de « l’homme », mais pas non plus de l’homme au sens anthropologique, bien plutôt au sens anthroponomique.) La législation est un acte créateur, c’est la législation qui se crée une extériorité par son acte. Cet acte législateur-fondateur, en se donnant une extériorité, se donne une nature régie par des lois. L’extériorité est légiférée depuis l’intériorité nomothétique, cependant elle n’est plus qu’une fausse loi, la loi de ce qui est faux par rapport au vrai. C’est pourquoi la raison pratique se connaît comme législation dans l’absolu de l’expérience immédiate (qui n’est pas l’empirisme) tandis que la raison pure ne se connaît comme législation qu’en principe : elle doit déchiffrer cette législation qu’elle est en soi à partir de l’empirisme et ceci n’a point de fin.

Régi par des lois dans la nature, le corps du Dasein est l’extériorité immédiate vis-à-vis de l’extériorité médiate dont le corps est médiateur. Les lois de l’extériorité sont fondées sur des forces car l’extériorité est la dynamique d’une relation, la relation primaire sujet-objet, de laquelle découlent toutes les relations. Qui dit relation dit force (dans l’extériorité mais aussi dans l’abstraction pure : une relation logique est une attraction abstraite, le tiers exclu une répulsion abstraite). Qui dit force dit action et transformation. L’extériorité de la nature est la transformation des corps. L’extériorité immédiate est un corps soumis à des forces de transformation parce que la chose en soi est pur esprit dans l’intériorité. La nature créée nomothétiquement est hétéronome par rapport à sa loi dont le sujet pensant est le législateur autonome. L’hétéronomie comprise dans la loi de nature s’exprime par la dynamique des transformations naturelles. Cette législation n’a pas en soi le concept de finalité mais seulement celui de nécessité.

L’acte nomothétique comporte une finalité, en d’autres termes une cause finale. En créant la nature, il crée la dynamique causale propre à la cause finale première, sous forme de la chaîne mécanique des causes à effets, la « fausse » causalité. Le monde de la nécessité repose sur une finalité. L’hétéronomie est une autonomie dégradée dans l’extériorité.

La causalité mécanique est créée comme moyen, la chaîne des causes à effets comme dynamique de l’extériorité. La chaîne est un « mouvement vers » qui trahit la finalité au principe de la chaîne, « vers » car le mouvement est de la cause à l’effet, cette dyade est orientée, mais la chaîne étant le milieu d’une hétéronomie elle est en réalité infinie et ne « va vers » nulle part. Le progrès que suppose cette chaîne est un mythe. La finalité reste hors de la chaîne : de cause à effet rien ne se réalise qui ne soit compris dans la législation de la nature, l’hétéronomie n’a aucun au-delà de cette législation, l’orientation de la dyade se diffuse le long d’un milieu en perpétuelle transformation et la cyclicité périodique est le seul véritable objet de la quête du progrès : un milieu stabilisé sous forme de périodicité régulière. Tous les sous-milieux tendent à la périodicité, à la « stabilité », jusqu’à ce que le choc avec un autre sous-milieu, externe ou concentrique, la désorbite complètement et ces chocs sont inévitables. Le progrès interprété comme périodicité stable est la finalité sans fin de la naturalité et le paradoxe désespéré du Dasein hétéronome. Plus même qu’un paradoxe, c’est une autonégation : il faut un progrès pour « aller vers » autre chose que le progrès. La « fin de l’histoire » n’a d’ailleurs même plus le moindre caractère de périodicité, qui est bien plutôt le concept prémoderne de l’histoire comme éternel retour ; c’est la fin de toute activité dans la nature et contre la nature, ce qui suppose, puisqu’on n’y voit pas la fin de l’homme, une fin, une cessation de la nature. Le Dasein hétéronome réalise ainsi sa fin extranaturelle en visant la fin de la nature dans l’extériorité. C’est ce qui s’appelle avoir surmonté la superstition. Il est exact que la superstition recherche les mêmes fins hétéronomes que la technique, milieu du progrès, sans disposer de ses moyens : dès lors que ces moyens se sont présentés à l’entendement, la superstition devait être abandonnée comme inefficace. Cependant, la cessation de la nature envisagée dans la superstition, la magie, s’interprétait encore comme un pouvoir de l’intériorité et donc légitimement comme une domination de la nature par l’extranature. La cessation de la nature sous l’effet de l’extériorité représente quant à elle une supposée domination de la nature sur la nature mais il y aurait alors une bonne et une mauvaise natures, alors que la nature n’est qu’elle-même, indivisiblement, à savoir la législation de l’extériorité. De sorte que la superstition est cohérente, bien qu’inefficace, tandis que la technique est « efficace » mais incohérente : elle doit voir ses acquis balayés les uns après les autres, perpétuellement. La technique n’est ni efficace, car elle n’est qu’« efficace », ni cohérente, elle est donc inférieure à la superstition.

(v)

L’humanité n’a jamais quitté la pensée mythique, elle a seulement remplacé les anciens mythes par le mythe du progrès. Le progrès est la mythologisation d’un Schicksal collectif, appelé vocation de l’humanité. C’est l’humanité qui devient supposément le sujet d’une tension morale car elle pourrait hypothétiquement échouer à réaliser sa vocation, tandis que les individus, pour ce qui les concerne, servent le progrès en alimentant l’avenir par la génération, c’est-à-dire la reproduction sexuelle, et, pour ce qui concerne l’humanité, servent le progrès en votant bien, mais les actes d’un individu donné n’ont aucune importance car il y a toujours des individus qui ne se reproduisent pas et toujours des individus qui votent mal, cela n’empêche pas que l’humanité se reproduit et vote bien. L’individu, dans ce mythe, n’a aucune vocation propre : il est dans la dictature du « on » indépassable.

Prenons la reproduction sexuelle. Si le progrès n’était pas seulement un mythe, c’est-à-dire si l’humanité réalisait effectivement une vocation dans l’histoire, la reproduction sexuelle serait un devoir moral pour l’individu et non une passion de son animalité. La vieille idée que Hegel a reprise sous le nom de List der Vernunft (ruse de la raison) [on la trouve déjà chez Kant, qui renvoie à la pensée antique : fata volentem ducunt, nolentem tracunt. Voyez ici] consiste à dire, dans les termes de Hegel, que la raison dans l’histoire se sert des passions (déraisonnables) des individus pour parvenir à ses fins (dans l’histoire). La raison dans l’histoire atteint donc son objectif en utilisant les passions dans l’homme plutôt que la raison dans l’homme, dont elle ne peut, semble-t-il, rien faire, et cet objectif serait raisonnable ou rationnel ? C’est clairement absurde. Si la fin est raisonnable, l’instrument en est la seule raison. Donc, pour en revenir à la reproduction, elle ne peut avoir une fin qui soit hétérogène à sa nature de passion animale : où voit-on que les animaux soient soumis à une vocation de leur animalité en dehors de chacun d’eux pris individuellement, et qui prétend une telle chose chez les animaux parmi ceux qui croient à la vocation de l’humanité ? Personne, que je sache. Par conséquent, puisque même si quelqu’un le prétendait cela n’aurait aucun sens, pour que l’humanité ait la moindre vocation dans l’histoire, il faut que celle-ci concerne des qualités morales et qu’elle soit un accomplissement moral. Si, à présent, l’individu est appelé à se reproduire non comme un impératif moral mais comme un instinct naturel, ceci ne peut servir à la moindre vocation de l’humanité. Au moins depuis les Pères de l’Église on n’interprète plus le « croissez et multipliez » comme concernant la reproduction sexuelle (voyez l’interprétation ésotérique qu’en donne S. Augustin dans les Confessions, au livre XIII, chapitre 24). Il est inimaginable qu’un commandement divin adressé à la raison de l’homme fasse doublon avec une loi naturelle. C’est comme si Dieu enjoignait à l’homme de manger. Il y a peut-être des passages dans les Écritures où il est écrit que les fruits de la terre sont faits pour être consommés, pourtant il ne vient à personne l’idée d’y voir un commandement moral de manger, plutôt que, éventuellement, un moyen d’appeler l’attention de celui qui doit manger. Même pour la condamnation morale du suicide par inanition, ce n’est pas le fait de manger qui est moral mais le fait de se donner la mort qui ne l’est pas. En d’autres termes, l’humanité qui subsiste, comme toute autre espèce animale, dans le temps par la reproduction sexuelle n’a aucune vocation dans l’histoire. Ce n’est pas l’humanité qui a une vocation, qui peut réussir ou échouer : c’est l’homme, c’est l’âme d’un être humain singulier, et son échec ou sa réussite ne se connaît ni dans le temps ni dans l’histoire mais dans l’au-delà, c’est-à-dire que sa reproduction, sa postérité génétique dans le temps lui est entièrement indifférente. (Il existe un souci légitime de la postérité, qui est la mémoire qu’on laisse mort aux vivants, mais répondre à ce souci légitime en se servant de la reproduction sexuelle, c’est-à-dire se servir de la postérité génétique à cette fin, est illégitime ; or c’est ce qu’on trouve élevé au statut de religion dans le culte des morts et des ancêtres.) L’histoire de l’humanité ne concerne que son animalité ; plus précisément, c’est son animalité qui empêche l’humanité d’avoir une histoire au sens de vocation. L’humanité est toute animalité car elle n’a pas d’âme, il n’existe pas quelque chose qui soit une âme de l’humanité. (Dans le milieu technique, le Gestell, cette animalité devient machinalité.) Si l’humanité disparaît, ce qui est dans l’idée de la négation du vouloir-vivre (et Schopenhauer cite à ce sujet S. Augustin pour qui cette disparition est une idée raisonnable), aucune âme ne périt avec elle autre que celles des individus qui meurent et doivent mourir. C’est pourquoi la cessation du monde (avant la résurrection) n’est pas aussi absurde que la finalité sans fin, car l’humanité est une coquille vide, aucune âme ne lui appartient. Les âmes s’appartiennent à elles-mêmes, comme législation de soi.

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La technique est née comme l’ersatz de l’organique manquant du Mängelwesen, l’homme, et sa tendance est donc de remplacer tout l’organique disponible de l’homme.

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« Le progrès des lettres est toujours en proportion avec la grandeur des Empires. Soit. Je vois qu’on me parle toujours de fortune et de grandeur. Je parlais moi de mœurs et de vertu. » (Rousseau, Discours sur les sciences et les arts : Dernière réponse) Oui, des « vertus militaires » qui font qu’un État conquiert et n’est pas conquis, c’est-à-dire devient un grand empire : « les vertus militaires s’évanouissent » (Discours : deuxième partie) ; « le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d’y faire régner la vertu » (prosopopée du vertueux Fabricius, dans le même Discours). Il faut bien voir que Rousseau voit dans la vertu la seule garantie militaire possible de l’État ; et si, en plusieurs autres endroits de son œuvre, il dit que la guerre offensive est injuste, sa prosopopée de Fabricius ne s’explique aucunement de ce point de vue à moins que la guerre offensive en vue de faire régner la vertu ne soit juste quant à elle, ne serait-ce que parce qu’autrement l’État vertueux serait voué à perpétuellement avoir à se défendre des États injustes. Quand les peuples sont vertueux ils conquièrent, quand ils sont vicieux ils sont conquis. C’est ce qui ressort de l’histoire de l’antiquité vue par Rousseau, dans ce Discours du moins.

Cet autre témoignage de Rousseau sur l’histoire des sciences et des arts en Europe, n’est pas non plus exempt de contradictions : « Je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable que l’ignorance avait usurpé le nom de savoir, et opposait à son retour un obstacle presque invincible. Il fallait une révolution pour ramener les hommes au sens commun ; elle vint enfin du côté d’où on l’aurait le moins attendu. Ce fut le stupide Musulman, ce fut l’éternel fléau des Lettres qui les fit renaître parmi nous. La chute du trône de Constantin porta dans l’Italie les débris de l’ancienne Grèce. » (Discours sur les sciences et les arts : première partie)

Le « jargon » méprisable désigne évidemment la philosophie scolastique, appuyée sur la pensée d’Aristote. La chute du trône de Constantin n’apporta donc pas en Italie, précisément, les « débris de l’ancienne Grèce » mais seulement ceux que l’Italie et le reste de l’Occident ne connaissaient pas déjà, et ils connaissaient Aristote via les Arabes musulmans, « éternel fléau des Lettres ». Alors que le « fléau des Lettres » nous fit connaître, par emprunt direct, la partie aristotélicienne de la culture de l’ancienne Grèce, cet apport est jugé méprisable par Rousseau, et tandis que ce fléau est seulement indirectement responsable de la révolution en Occident, puisque la véritable cause en est, toujours selon Rousseau, l’émigration de Grecs byzantins en Italie après la chute de Constantinople, il veut en faire la cause véritable car on ne voit pas autrement que l’on pût dire que cette révolution fût survenue « du côté d’où on l’aurait le moins attendu », à savoir du côté de l’islam ; mais l’islam n’a fait que conquérir Constantinople, et ce n’est pas l’islam qui apporta le platonisme en Italie mais les Byzantins fuyant le nouveau régime islamique en Orient. Cependant, la confusion est plus grande encore, car pour Rousseau ce qui disparaît avec le vice qui s’inocule par les sciences et les arts, ce sont les « vertus militaires », si bien que, de son point propre point de vue, puisque l’islam est l’ennemi des sciences et des arts, on aurait au contraire dû s’attendre à la révolution qu’il décrit, car il fallait s’attendre à la victoire de l’islam sur Byzance.

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Buste d’Athéna, Altes Museum Berlin

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Ayant publié dernièrement un pdf de l’anthologie de mes tweets en français, L’homme-bureau qui tweetait (2017-2020), disponible en table des matières de ce blog, je dois revenir ici sur un point que j’ai laissé non analysé dans ce cadre. Il s’agit d’une discussion qui a eu lieu ici et au cours de laquelle je répondis cela : « ‘Sale sioniste comme sale belge c’est condamnable.’ En réalité, ce n’est qu’à moitié vrai. Sale Belge est une injure aggravée, sale sioniste une simple injure. »

Je tiens à compléter et même corriger ce point. L’affirmation que j’ai rapportée n’est pas à moitié vraie, elle est totalement fausse. Car je n’ai répondu qu’à la moitié du problème, mais il y a deux moitiés du problème et l’affirmation est fausse pour les deux, et encore plus fausse pour celle que j’ai oubliée.

« Sale Belge » est une injure aggravée, « sale sioniste » une simple injure, quand ces paroles sont adressées à une personne en particulier. Car la nationalité (ici la nationalité belge) est une catégorie spécialement « protégée » par la loi, tandis que le sionisme n’appartient pas à une telle catégorie. C’est la première différence, relevée dans ma réponse. Quand on dit, en outre, « sales Belges » à deux ou trois Belges en notre présence, c’est la même chose : une injure aggravée envers ces personnes-là, qui sont les victimes identifiées de l’injure.

Mais si je dis ou écris « Sales Belges » dans l’abstrait, en pensant aux Belges en général, cela ne s’adresse à personne en particulier et c’est alors une injure « à raison de l’appartenance à un groupe », en l’occurrence « à raison de la nationalité ». Cette injure, sans victime particulière et seulement une « victime » abstraite, « les Belges », est un délit pouvant être actionné par le procureur de la République ou l’une de ces associations-vautours agréées vivant de procès au pénal (en plus des subventions publiques). Mais le sionisme n’est pas une catégorie de groupe reconnue par la loi. Ce n’est donc pas du tout une insulte illicite de parler, dans les mêmes conditions, de « sales sionistes », pas plus que ce n’en serait une de parler de « sales capitalistes » ou de « sales communistes ». C’est la seconde différence, encore plus importante puisqu’il y a ici délit dans un cas et seulement dans ce cas.

C’est bien pourquoi les parlementaires pro-sionistes français veulent changer la loi. Que peuvent-ils demander ? Ils pourraient demander que l’on crée une catégorie à côté de la nationalité (belge etc.), de la race (blanche etc.), du handicap (handicapé) etc. (j’arrête l’énumération car ce serait un peu long), que l’on crée, donc, une nouvelle catégorie spécialement protégée dans laquelle entrerait naturellement le sionisme. Que pourrait bien être cette catégorie ? La catégorie des idées politiques ? On voit immédiatement l’absurdité d’une telle proposition ; enfin, je dis que c’est absurde mais pour ceux dont le but serait de museler complètement les opinions, cela n’aurait rien d’absurde, au contraire. Mais quand même. Leur idée, si je comprends bien, est donc plutôt de faire dire à la loi française que l’antisionisme est de l’antisémitisme, et que « sale sioniste » serait donc la même chose que « sale juif », c’est-à-dire, soit une injure aggravée envers un ou quelques individus particuliers, soit une injure envers un groupe défini par la race, la religion ou les autres catégories existantes (sans que, à ma connaissance, le juge n’éclaircisse, en particulier dans le cas des juifs, de quelle catégorie il s’agit, religion, peuple ou autre – alors que la défense n’est pas la même selon la catégorie, par exemple s’il s’agit de religion puisqu’il paraît, même si la religion fait partie de ces catégories, qu’on a le droit dans ce pays de ne pas aimer les religions ou telle ou telle religion – car le délit est toujours libellé par le parquet ou le tribunal en citant l’ensemble des catégories reconnues par la loi). Ce serait, une telle loi, une loi de vérité historique : le législateur imposerait ses propres vues dans un conflit historique d’idées, d’idéologies et d’intérêts concrets. Il existe déjà de telles lois de vérité en droit français, certes, mais par une incohérence d’ailleurs fâcheuse (car toute incohérence est fâcheuse en matière de législation) le Conseil constitutionnel semble opposé à l’extension du domaine de ces lois immondes. Je ne vois donc guère non plus de possibilité de prospérer pour cette idée originale des parlementaires pro-sionistes et de leurs inspirateurs.

Poésie palestinienne : Asmaa Azaizeh

Vi kan inte längre örfila de människor som vi måste vända andra kinden till.

Asmaa Azaizeh (traduction suédoise par Jasim Mohamed) : « Nous ne pouvons plus gifler ceux à qui il nous faut tendre l’autre joue. »

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Asmaa Azaizeh est une poétesse palestinienne, qui fut aussi la première directrice du Musée Mahmoud Darwich à Ramallah lors de sa création en 2012.

Les poèmes suivants sont traduits de son recueil de 2019 Ne croyez pas ce que je dis quand je parle de la guerre à partir de la traduction suédoise de Jasim Mohamed parue aux éditions Rámus la même année : Tro inte på mig när jag talar om kriget. Je n’ai pas une connaissance suffisante de l’arabe pour pouvoir traduire depuis l’original.

Le recueil a été traduit en suédois mais aussi en néerlandais. J’ai en outre trouvé sur internet des traductions anglaises éparses de cinq de ces poèmes (sur les onze ici présents) ; les traductions anglaise et suédoise diffèrent plus ou moins dans le détail et j’ai suivi la version anglaise dans un nombre limité de passages quand je trouvais cette version plus claire.

Ce travail s’inscrit dans le prolongement de mon recueil poétique Je baise les pieds de la Palestine (x).

Couverture de l’édition originale du recueil d’Asmaa Azaizeh, 2019

*

Psycho

N’allez pas croire que c’est mon moi que j’exprime ici,
cette idée qui vaut à peine une pelure d’oignon
Mon moi est une cave loin sous la terre
mais l’escalier de paroles qui y mène
a été rongé par d’énormes souris
et il n’en reste que des miettes

La fois où je suis tombée, j’entendis un rire tonitruant dans mon ventre plein de tout ce que j’aimerais vous dire, de toutes les métaphores insignifiantes et de tous les mots dont je voudrais à toute heure du jour emplir vos oreilles quand je travaille à mon bureau, par les néons éclairé : la nuit, le jour, l’arbre, l’oiseau, le nuage, l’herbe, le soleil, etc.

Cette fois-là ma tête était pleine d’un sifflement ininterrompu. Je me bouchai les oreilles et me dépêchai de monter écrire un poème sur
l’humanité, les horreurs de la guerre,
les dimensions existentielles de la solitude
et l’amour que des corbillards transportent de-ci de-là

En bas cette poésie riait sardoniquement
les yeux exorbités dans un crâne peint
comme une offrande dans une épopée d’où sort ma voix tuée :
Au nom de Dieu le clément le miséricordieux
La nuit, le jour, l’arbre, l’oiseau, le nuage, l’herbe, le soleil, etc.
Mis à nu les cous des mots sont prêts pour l’immolation

*

The Dance of the Soma

Note de l’éditeur : Texte pour une musique composée par Rasha Hilwi.

Mon amie, au réveil
je ne me sentais pas très gaie

Je voulais louer la chanson que tu m’as envoyée, mais la seule chose digne de louange en était le rythme pareil aux bombardements. L’introduction sifflante à la flûte double ressemblait à ma chute dans le sommeil profond où les événements sont plus cruels que dans la vie. La vérité, c’est que notre moi est plus mauvais que la guerre. N’est-il pas certain que le langage est plus infirme que nos pensées et que les larmes ne peuvent jamais être aussi profondes que la tristesse ?

Comment puis-je être gaie alors que mon oreiller est une porte vers un royaume de terreur ?

Mon village est aussi paisible qu’une colombe dormante
et désorienté comme l’agneau à l’abattoir
Mais vois comme chez moi il s’est changé
en répétition générale
de ce qui allait arriver à un village syrien
Vois comme c’est devenu un trait de feu
Aussi n’est-ce point Freud qui pèse sur mon sommeil
La conscience use dans mon antre ses crocs et ses griffes
Alors laisse tomber les théories sur l’inconscient

Le bruit des explosions remplit les poumons. Je vois des gens anesthésiés à leurs fenêtres, comme un motif dans des tableaux encadrés, ou bien qui se jettent dans le vide. Mais je préfère détourner le regard quand ils s’écrasent comme des pierres sur le sol de ma poitrine

C’est le cas de Farid le professeur d’arabe
Quel idiot ! me dis-je. S’il avait attendu un moment pour se réveiller, il aurait peut-être entendu la chanson, aurait été plus joyeux et de cette façon aurait pu continuer à nous raconter comment les langues sont aussi belles que les peuples qui les parlent, comment elles sont faites d’exceptions plutôt que de règles, à nous enseigner que le but des études est de parvenir à comprendre la grande signification de la guerre comme norme.

Tandis que je me promenais entre les ruines on me dit
que la guerre n’avait jamais tué personne
que ceux qui meurent ont simplement renoncé à la vie de leur plein gré
en offrande à la peur

Mon amie de toujours, je me suis réveillée dans des circonstances favorables
La musique que tu as composée a un bon rythme
La chambre était aussi grande qu’un champ labouré
La guerre n’avait pas encore pris ma vie
Mais je ne pouvais danser de joie

*

Asmaa

Ton amour aveugle ne lâche point ma chair
Il creuse jusqu’à la moelle

des os… des os

Ce linceul
vide comme la chambre que nos bien-aimés ferment derrière eux
mais aussi plein de silence comme quand ta main
peint des portraits déformés d’eux
et module la serrure avec des clés brisées

Alors on voit
mes bras et ceux de tous les autres, que Rabin
a brisés à flanc de colline
On les voit
se transformer en monticules de farine

Ce linceul
un fœtus
Des lettres me frappent d’une encre aiguisée comme un adieu
C, H, A, G, R, I et N se révoltent contre l’alphabet
et me chassent comme une sorcière
Quand je me recroqueville pour me protéger tu viens
avec tes pelleteuses et déclares
que mes blessures sont
des sites d’excavation archéologique

Alors ne ferme pas la porte
avant que j’aie chanté cette chanson
qui me soulève du sol

Ne ferme pas la porte
Mon nom est suspendu à la poignée

Les chants ont perdu leur musique
Bientôt les hommes perdront aussi leur nom
Alors garde le mien en mémoire : Asmaa

En moi se trouve le nom de ma grand-mère maternelle, Tamam, morte avant ma naissance. Tamam. Je le prononce pour moi-même depuis que la vie m’apprit à ne point accabler mon cœur même d’un seul mot. Tamam veut dire tout va bien… mais ne ferme pas la porte. Le nom de mon grand-père paternel, Abbas, tombera dans l’oubli et avec lui son fusil ottoman qui me brutalisait chaque fois que j’apprenais un peu d’histoire. Mais mon nom me fait rire. Mon rire aussi tombera dans l’oubli. Tamam… tamam. Le nom de ma mère, Ilham – inspiration –, tombera dans l’oubli comme ce qui inspire nos bourreaux quand ils cherchent de nouvelles manières de nous tuer

Mon nom si lourd se traîne derrière moi quand je vais de-ci de-là
comme un vieux marchand de pain fatigué
Mais ce n’est pas pour avoir un peu de votre nourriture
ni pour rabaisser votre nom
que je vous confie les noms que je porte
Voici mon bras à casser si vous le souhaitez
quand vous verrez aussi le nom de Rabin
englouti par l’oubli des collines
et quand Tamam à la vie reviendra
Tout est tamam à présent
Laissez-moi seulement chanter cette chanson

*

Moi et Houlagou (Jag och Hülegü)

NdT : Houlagou Khan, petit-fils de Gengis Khan, détruisit le califat abbasside de Bagdad au XIIIe siècle.

Je suis résolue à effacer de vos visages
l’effrayant sourire que j’y ai mis
Mais ne croyez pas à cette bonté dont j’ai malgré moi hérité de paysans
Je n’en veux pas aux parents qui jettent leurs enfants dans des fours
Pour moi c’est seulement la petite correction d’une erreur
Je n’en veux pas à Houlagou
car je crois qu’il était juste un peu trop curieux
Je n’en veux pas aux tyrannies car elles ressemblent aux robes
des gitanes qui mendient dans les pays scandinaves

Je ne t’en veux pas. C’est sans le vouloir que tu as vidé la salière sur mes plaies en passant comme un aigle au-dessus de ma poitrine. Je ne t’en veux pas d’avoir dilacéré mes agneaux avec tes serres, que tu prétends laisser pousser pour mieux jouer de ton instrument, et de les avoir dévorés. Tu as seulement faim
Et pas plus que toi je ne suis tendre avec eux

Ma colère est oubliée comme un quartier de la vieille ville de Jérusalem,
comme nos photos qui ne sont d’aucune utilité pour le passé ou pour l’avenir
et que j’ai le droit de détruire comme un lent moustique qui n’est d’aucune utilité pour le passé ou pour l’avenir

Parfois je pense à la mort, qui n’est d’aucune utilité
pour le passé ou pour l’avenir,
la mort que Houlagou dessinait à l’âge de cinq ans
À cet âge je dessinais des cordes de potence
et des missiles volants, comme des oiseaux mythologiques

J’ai grandi
Et quand je regardais les missiles
tomber doucement à la manière d’oiseaux parmi mes amis
ma cruelle imagination
me causait une angoisse toujours plus grande et qui n’était d’aucune utilité
pour le passé ou pour l’avenir

*

Invitation à une farce au cirque (Inbjudan till ett skämt på cirkus)

Dans ce cirque magnifique il est interdit d’écouter la bouche ouverte, de se souvenir et de caresser des bêtes à fourrure, interdit aux gens de pisser debout, interdit de tomber amoureux au premier regard, de pleurer sur le passé, de rire de manière contagieuse, de faire des acrobaties causant l’hilarité des singes, interdit de nourrir le moindre espoir, comme celui qui coule de votre cœur ainsi que du lait périmé

Dans ce cirque plus abandonné qu’un corps de nonne il se forme des événements qui pour une raison obscure n’ont jamais eu lieu, un développement que les pieds endurcis de la réalité ont écrasé dans ses langes. Ici les semences faibles de cœur et sans volonté se lèvent. Ici vient se produire ce que notre avènement stoppa net

SCÈNE 1
Cirque / Intérieur / une longue nuit qui cherche à imiter l’éternité

Tu marches sur une corde distendue
et t’écroules comme un château de sable
au moment de te retourner espérant
que je t’appelle

Le clown regarde de derrière le rideau

Cut

SCÈNE 1, encore une fois

Tu crois être le clown et que tu fus créé
par manque de massacres
Je te flagelle et te sermonne. Tu es toi-même un massacre,
une bête sauvage qui marche en costume pailleté sur une corde
et puis t’efface comme les yeux d’Œdipe

Des léopards affamés sortent de leurs cages

Cut

Ah, Seigneur ! Même la faim est interdite dans ce cirque
Ici la faim signifie la nostalgie du temps pour le cours des choses qui a pris fin comme nos souvenirs, la nostalgie de l’herbe dans notre jardin dévasté, rempli de larmes,
la nostalgie de mon rire sonore à tes plaisanteries sur la vie,
la nostalgie du rire qui ouvrit grand pour moi la porte et puis s’enfuit
enfin la nostalgie de notre espoir auquel nous avons tant grimpé
qu’il a pourri comme du cuir

Cut

La poésie est interdite dans ce cirque magnifique

SCÈNE 1, encore une fois

Tu t’en vas chaque fois que t’appelle une femme
Tu es affamé comme les léopards,
Tu oublies ce que tu as appris et cherches du lait maternel
Tu n’entends plus ma voix
La nuit s’étend sur mon bain sanglant
comme un lézard insignifiant
Les clowns me regardent et se clignent de l’œil les uns les autres
Je vois ton visage parmi eux, toi aussi tu clignes de l’œil
Alors entendons-nous
Comprenons que nous n’existons pas, n’avons jamais existé
Continuons comme lors d’une répétition sans fin
de la première scène
tandis que la vie passe hors de ce cirque où nous sommes enfermés
Regardons le singe qui saute en nous
et rions jusqu’à ce qu’une voix crie :
Il est interdit de rire !

*

Ne croyez pas ce que je dis quand je parle de la guerre (Tro inte på mig när jag talar om kriget)

Je pense à la guerre. Mais j’ai honte d’écrire là-dessus. Je fouette mes métaphores pour avoir pitié d’elles. Le chagrin m’incite à décrire une balle de fusil mais je préfère parler des sentiments qui nous giflent. J’ouvre le ventre des mots et réveille toutes les victimes d’harakiri qui me fendent alors le ventre

Ne croyez pas ce que je dis quand je parle de la guerre

Je parle de sang en buvant du café, de tombeaux en cueillant des oranges à Marj Ben Amer, de crimes en pensant aux fous rires de mes amis, d’un théâtre réduit en cendres dans Alep tandis que je suis devant vous sur cette scène climatisée

Ne croyez pas ce que je dis quand je parle de la guerre

Chaque fois que je bombarde les rues de la ville avec un poème, le goudron dort, les lampadaires brillent et les prophètes se promènent tranquillement
Chaque fois que j’imagine mon père écorché vif je le retrouve tout entier dans un embrassement
Chaque fois que je pense aux larmes de ma mère j’entends la façon dont elle me calmait avec une vieille berceuse jusqu’à ce que je dorme comme un ange

Mais les rêves sont des chèques en blanc
signés par une femme du Hauran dont je ne reconnais plus les traits du visage, mais je reconnais le couteau qui manqua la feuille de salade et l’odeur du groupe sanguin que mon grand-père paternel transmit à nos corps

Les rêves sont des chèques en blanc
signés par les habitants du mont Qasioun, cette montagne dont j’ai oublié pourquoi elle porte ce nom et qui murmure à mon oreille quand je dors

CHÈQUE 1 :
Au milieu d’une foule confuse je suis saisie par une clairvoyance diabolique
Au milieu d’une construction parfaite de vacarme géographique
une balle entre silencieusement dans mon dos
La foule devient floue, mes oreilles se bouchent de l’intérieur
Le trou me fait l’effet d’une source d’eau fraîche. Le sang est chaud
comme la voix de ma mère quand elle chante et doux comme la peau de mon père

CHÈQUE 2 :
J’étais assiégée dans le lieu le plus saint du monde. Les balles pleuvaient sur moi comme les paroles de Dieu sur les prophètes
Je ramassai une pierre mais elle me tomba de la main. Je m’échappai hors de la portée des soldats mais le temps s’échappa hors de ma portée
Là où Jésus dormait enfant avant qu’il ne grandît et nous portât sur son dos, je me pelotonnai comme un chat effrayé

CHÈQUE 3 :
Un brin de peur à Damas

Ne croyez pas ce que je dis quand je parle de la guerre
Je n’ai jamais entendu le moindre coup de feu à part ceux que mon père tire contre les pigeons à Marj Ben Amer
Je n’ai jamais senti l’odeur du sang à part celle que ma mère et moi connaissons depuis que j’ai eu mes premières règles

Je n’ai pas de compte à la banque de la guerre
Mais une femme du Hauran m’a rassurée en confirmant que mes chèques étaient valides

*

U-bahn

Je porte une veste d’homme avec une poche intérieure
où je garde la cigarette qui doit être ma dernière à Berlin
J’aime les vestes d’homme avec des poches intérieures
plus que les gens qui rapiècent les trous dans leurs vêtements
pour cacher leur honteux manque d’amour

Un jour je me noyai dans tes poches intérieures
et fus engloutie dans leur trou noir
jusqu’à ce que la vie me prît en pitié
Je fus soulevée de la même manière que je vais lever la cigarette qui me donnera un moment de repos pour penser une dernière fois au tragique d’être née dans le sud
et de marcher à reculons sans le savoir
le cordon ombilical autour du cou
comme une guirlande de fleurs

Je marche à reculons et souffle sur la lumière de Cavafy
pour former comme lui l’horizon noir du passé
Il ne dit rien
Il ne dit rien de la fumée par exemple
de sa couleur grise
de ce qui s’y trouve
de la couleur sur ton visage qui se transforma d’abord en moment présent puis en moment passé
et puis en un temps plus lointain avant de redevenir un présent à l’apparence de peau de lézard
Il ne dit rien de la fumée de ma cigarette
qui dans un moment, quand à la dernière station le métro s’arrêtera, sera ma dernière cigarette

Mais je me trouve encore sous terre
Non, nous sommes tous sous terre

Sous
terre
on trouve aussi le vendeur de journaux monologuant,
le musicien endurci qui se répète comme un disque rayé et s’introduit harmonieusement dans mon oreille et dans celle de tous ces étrangers
Sur
terre
sa voix se fondra dans la foule
et deviendra peut-être dans deux cents ans une ballade populaire

Sous
terre
se trouvaient des femmes esclaves de la soie qui ne voyaient jamais le soleil
et de qui maintenant deux cents ans plus tard
je lis l’histoire également sous terre

Sur
terre
la soie est un tissu ridicule
Sur terre nous ne sommes rien d’autre que des êtres humains
sans conflits ni peines
Notre immense abondance nous rend l’idée de suicide moins étrange

Sous
terre
il y a cette voix allemande anonyme qui répète
à chaque arrêt du métro :
Merci de veiller à
Veuillez attendre que

Imagine comme cette voix paraît familière
après l’avoir entendue tant de fois
Imagine comme elle semble proche

Sur
terre
ma voix va disparaître, la voix qui t’a dit Je t’aime autant de fois que les gens appuient sur les boutons verts de leurs téléphones portables

L’amour se perdra dans les ténèbres de la nuit sans
laisser la moindre trace sauf dans les plumes des corbeaux

Nous les habitants de l’inframonde
jetons du sel sur nos voix pour les protéger de la chaleur
préserver nos chansons et les corps de nos bien-aimés

Nous autres corbeaux qui éternellement croassons dans cette vie

Nous entendez-vous ?

*

Je croyais que j’étais seule dans la forêt (Jag trodde att jag var ensam i skogen)

Je croyais que j’étais seule dans la forêt, comme le mal dans l’amour
guérie de l’humain en moi et changée en animal
Devant un miroir j’effile mes crocs de bête sauvage sans penser à la moindre proie
et garde les yeux mi-clos pour retenir mes larmes
Je dresse mon odorat à ne plus sentir la mort de façon à pouvoir m’attrister comme un humain au sujet des victimes dont on parle aux informations

Ma famille m’a rejetée quand mon sourire s’est transformé en cri étouffé, quand je vis une proie dans le cœur de l’homme et dévorai mes enfants avant qu’ils naissent

L’enfant des cartes modernes m’a rejetée quand je cherchai à le convaincre que notre mort était nécessaire à l’existence de la terre, que l’occupation n’était rien d’autre qu’une chasse heureuse. Tu m’as percée à jour, introduite dans mes rêves, quand tu me vis indifférente pendant qu’un lion te déchirait

Les vieux philosophes m’ont rejetée quand j’ai dit que la morale était une invention, que je refusai de béer aux fusils israéliens et déclarai que je ferais la même chose à leur place

Quand nous nous rencontrâmes pour la première fois, je fus étonnée que les villes civilisées t’eussent dépouillé de ta nature de bête, que les commis de banque eussent retiré tes crocs et l’exil redressé ton dos. Mais je t’ai percé à jour à l’aéroport. Quand tu m’as dit au revoir, j’ai vu la meute en toi ainsi que tes crocs

Je croyais que j’étais seule dans la forêt lorsque je te vis en train de tailler une corne d’antilope au ciseau de l’exil et de nourrir des louveteaux avec le lait de la solitude

Toi et moi nous avons fièrement gravi ensemble la montagne de la peur
et sommes redescendus en catimini comme deux soldats kamikazes

Les gens mettent fin à leur vie
quand l’incertitude se serre autour de leur cou
et qu’ils ne savent pas s’ils doivent hisser ou baisser le drapeau de la victoire

Moi je me tiens à distance de toute victoire
en particulier sur le mal
La seule chose que je ne veux pas c’est mourir
Depuis que les langues sémitiques ont traîné leurs conjonctions dans ma langue arabe et les leçons d’histoire traîné ma pitié en même temps que les victimes de l’anéantissement je suis à nouveau une bête
n’ayant peur de rien si ce n’est de mon propre cuir

L’amour déchire ma peau en lambeaux
et la guerre la tienne
Les organisations humanitaires, les amis des animaux et de l’environnement nous rejettent
Nous allons dans la forêt pour ne pas mourir parmi eux, pour ne pas nous laisser embobeliner par leur philanthropie de dictionnaire qui serait la bonté tandis que la guerre serait un crime plutôt qu’un combat pour la survie

Ô humains !
Je vous suivrai comme un loup sincèrement repentant
comme un serpent qui mue sans douleur
comme une terre qui garde sa plainte pour soi

L’amour a labouré mon visage
et la guerre le tien
Je croyais que j’étais seule dans la forêt mais je te rencontrai lorsque ton sang se desséchait dans le nord, quand le Tigre s’évaporait et le mont Sinaï s’égalisait avec la surface de ton visage, quand le ciel de ton exil se posa sur mon visage, quand Marj Ben Amer se contracta sur ton visage, quand les charrues firent bouillir l’asphalte pour au lieu d’eau le verser en goudron sur les fleurs de notre jardin

Le beau jardin devient une jungle
et la jungle un ventre de mère

J’évitai de retomber amoureuse mais suis pourtant retournée dans un ventre de louve où je te trouvai criant longuement au fond d’un puits dans le nord, trahi par tes frères

Ma corde était distendue
mon seau avait des trous

Ô humains !
Nous vous suivons les yeux fermés et muets comme des fœtus
Nous sommes nés hurlant de vos ventres

J’entends ton cri semblable aux chansons d’amour et me souviens comment tes hordes claquaient dans mon ciel. Quand je pense aux louveteaux que tu nourrissais, mon désir d’enfanter meurt et j’éprouve de la haine pour toutes les banques. Je ferme mes comptes et me sépare de ma voix en toi, cette voix dont certains disent que c’est une voix d’homme. Je la laisse couler au fond du trou que des bombes barils ont creusé dans ton journal intime et piétine les souvenirs de soi qui s’aplanissent comme des sépultures sous mes pieds

L’amour a supprimé ma voix
et la guerre la tienne
Mais nous n’avons pas triomphé

Tu me tends un piège à ta table et attends des heures le moment fatidique. Tu m’emprisonnes quand je te regarde avec un regard humain, alors que la tension se relâche et que je deviens lourde

C’est seulement une chasse heureuse

L’amour a séquestré ma vie
et la guerre la tienne

Les jours se multiplient comme des lapins dans les almanachs des hommes. Dans le calendrier de la forêt ils deviennent des arbres. J’espère que tes jours s’entremêleront, que l’avenir et le passé se confondront si bien en un même tronc que ne te séduira ni le passé par la paresse du souvenir ni le présent par sa présence excessive

Ta mémoire est paresseuse. Mes rêves une tante timide
Ton exil est un réveil par seau d’eau froide sur le visage
J’espère que tes cisailles se transformeront en pâte dans mes mains, que ton lait acide deviendra sucré dans mes seaux percés dont j’ai comblé de ma considération pour toi les trous

L’amour a engourdi mes mains
la guerre les tiennes

Nous ne pouvons plus gifler ceux à qui il nous faut tendre l’autre joue
Nous faisons tourner la terre mais elle veut plus de sang
Nous retournons les miroirs et nous voyons plus humains dans leur envers
Nous ouvrons des puits mais ils prétendent à ton corps
Nous retournons les conjonctions mais elles se changent en points d’exclamation
Nous appelons la forêt et la forêt rampe vers nous
Nous entrons en elle
silencieux comme des matrices, beaux comme l’amour, patients comme la parole, courageux comme la forêt
mais

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*

Libellules (Trollsländor)

Il y des millions d’années il n’existait aucune créature ailée
Nous rampions sur nos ventres et n’arrivions jamais nulle part

La peau de nos ventres était calleuse en raison de la friction avec le sol rugueux.
Des bras et des jambes nous poussèrent, grands comme des montagnes. Chaque fois que nous voyions un arbre, quelqu’un disait : Nous sommes arrivés. Mais c’était une illusion plus grande qu’une montagne.

Il y a des millions d’années quelques libellules rampèrent hors de petits ruisseaux. L’eau était aussi lourde sur leur dos qu’une douleur dans le cœur. Elles voulurent des ailes pour contempler la peine aussi facilement que l’on contemple des pierres au sol.

Depuis lors nous volons tous
des millions d’ailes et d’avions obscurcissent le ciel
et bourdonnent comme des sauterelles affamées
Mais à personne n’est encore donné de vouloir
se déprendre de l’illusion que nous sommes arrivés
Nos cœurs restent serrés

*

Une piqûre d’abeille pour l’anniversaire de la chute du mur de Berlin (Bistick på årsdagen av Berlinmurens fall)

« Les feuilles tombent » ?
Vois comme la nature a de part dans les mauvais poèmes !

C’est seulement dans l’imagination des chercheurs en sciences naturelles que les feuilles tombent à l’automne
Je ne crois pas que les feuilles qui tombent de l’autre côté de la fenêtre du café dans cette folle ville européenne tombent pour de vrai

Je ne sais pas pourquoi les gens en Allemagne allument des lumières en plein jour et décorent leurs tables avec du muguet comme si c’étaient des cercueils à réserver
Ta voix calme qui me parvient à travers la technologie
dans ce temps d’automne semble triste comme un requiem
ou comme un chapitre dans une étude sur l’Orient

C’est aujourd’hui l’anniversaire de la chute du mur de Berlin
Comme les Allemands je me souviendrai
que je me suis cognée au mur de l’amour sans jurer : Diable !
que ma collision avec le mur de la solitude ressemblait à l’amour non partagé
qu’en me heurtant contre le mur de la douleur j’aurais voulu que ce fût mon père
et que j’ai glorifié le mur des vieilles histoires quand je me suis heurtée contre lui
Glorifier quelque chose signifie dans certains folklores savoir quels chemins on a pris dans sa vie antérieure

C’est la route maritime
dans le sac d’un archéologue allemand depuis Babylone
jusqu’au musée de Pergame
dont la façade tremble comme les poils d’un chameau dans une tempête de neige

Alors pourquoi supposer que la chute des feuilles et des murs
la mort que ta voix a conjurée
et l’abeille vidant sous ma peau sa haine immémoriale
sont abstraites

Les ancêtres de la grande porte que l’archéologue a mis dans son sac ne haïssaient personne
Ishtar non plus, à qui la porte appartenait

Je me rends à son enterrement en chameau
et me plains du froid en silence
Froide aussi est la poésie
comme nos rêves quand s’y montrent des amours passées

Les feuilles qui tombent des arbres
ne sont rien d’autre que le souvenir qui s’immole en protestation
contre notre tentative incessante d’insuffler la vie en lui
Je ne crois pas qu’elles soient réelles
et l’abstraction ne prévaut pas non plus sur elles
Aussi n’ai-je même pas cherché à ranimer
le sourire que tu m’adressas quand tu fermas la porte
Je l’ai laissé mourir sur un banc
Je n’ai même pas cherché à ranimer
l’expression féroce de ton visage quand tu réduisis la porte en morceaux
La honte dans mon cœur est nue depuis que je suis une pierre

Je suis une pierre
L’amour a jeté de la boue sur moi et m’a aveuglée

J’étais un chameau
La paille dans la moisson que fut mon attente de toi m’a brisé le dos

J’étais un champ
Sous ma peau l’abeille a trouvé une tente de réfugiés

Un jour
je me changerai en arbre
pour que ce poète d’Orient
n’ait plus besoin de se consacrer à de grandes questions comme
être piqué par une guerre
ni de me jeter des regards suspicieux

*

La guerre soulève les robes jusqu’aux genoux (Kriget lyfter upp klänningarna till knäna)

À Bassel al-Araj, [Note de l’éditeur : écrivain et chercheur palestinien tué par les forces d’occupation en 2017]

Voilà, j’ai vaincu la guerre et gonflé mes plumes

Dehors les gens juraient avec des mots plus durs que des combats
tandis que je regardais la route et ses clous
Je me demandais s’il existe des similitudes biologiques entre nous
Or la paupière de ma fenêtre est coulée dans le béton
et ressemble à une femme pieuse
vêtue d’une longue robe de soirée la couvrant
tout entière jusqu’au sol

La guerre m’abrite et fait de moi son propre sol
J’ai abaissé le sol de la guerre mais le soleil m’abandonne
J’ai protégé le visage de la guerre mais il est devenu plafond

Le jour où une balle traversa la tête de Bassel al-Araj j’étais occupée à discuter la question brûlante : quel public pour la poésie

mon plafond
les clous sur la route
le matériel génétique
le visage de la guerre
les robes de soirée
et l’orgie de meurtre dehors

Des corps calcinés comme du papier
De mon corps s’élevait une vapeur gelée
Quand mon cœur pompait des glaçons
je le jetai aux cochons gémissant de faim
à la clôture entourant mon jardin et me protégeant de la guerre,
cette guerre qui soulève les robes jusqu’aux genoux
et pulvérise mes fenêtres

À présent je sens un goût acide
sur ma langue qui jusqu’alors
pouvait dissoudre toute amertume en inoffensives ténèbres
Je m’habille comme une comtesse avant le bal
observant le plafond que l’humidité vorace érode en marmonnant
De mon visage se détachent des bêtes froides sans esprit

Je danse pour affiner mon pas
La tristesse frappe à ma porte
J’ai le vertige
Mes bras et mes jambes sont froids et lourds
Je n’arrive pas jusqu’à la poignée de la porte
cherchant en vain dans ma mémoire le chemin jusque-là
Je n’arrive même pas à vos sentiments
quand la guerre vous dévore comme si vous étiez des cochons sauvages
ni à la peur que je suis censée éprouver
quand son matériel génétique se fait sentir dans mon corps